jeudi 31 juillet 2008

Note de lecture : Montaigne et les jugements erronés

Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
de Montaigne


Les Essais de Montaigne, ce n’est pas un livre que l’on range. Il doit traîner à portée de main, car il n’est nul besoin d’avoir d’autre raison pour s’y plonger que de donner un aliment à son envie de penser. Je viens de relire « Des Boyteux », le chapitre XI du Livre III, dans la nouvelle version qu’en donne la récente édition de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin (1).

C’est un chapitre dont les différentes parties ont en commun d’évoquer la circonspection qui s’impose dans nos jugements et opinions, thème que l’on ne peut mieux illustrer que par cette phrase : « Après tout c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’en faire cuire un homme tout vif » (p. 1079). Il y est question de la réforme du calendrier (2), de la formation et la propagation des rumeurs, des sentences litigieuses, des guérisseurs, des sorcières, et aussi de la réputation des boiteux et boiteuses. Que voilà un inventaire hétéroclite ! C’est que les préjugés et les stéréotypes sont quasi toujours préférés à la réalité, à l’examen, au doute.

« Je resvassois presentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l'humaine raison est un instrument libre et vague » (p. 1072) nous dit Montaigne. C’est que la pensée peut se contraindre occasionnellement à la rationalité, mais qu’elle ne peut se guider sur une voie uniquement rationnelle. Elle va là où elle va et ce qui la meut nous échappe. Et le mot libre veut dire ici apte à errer hors la maîtrise de celui qui en use, c’est-à-dire pour celui-là contraignante.

Nous seulement nous ne connaissons quasi rien, mais le monde social lui-même nous porte à taire nos pulsions vers le vrai : « Je trouve quasi par tout, qu'il faudroit dire : Il n'en est rien. Et employerois souvent ceste responce : mais je n'ose : car ils crient, que c'est une deffaicte produicte de foiblesse d'esprit et d'ignorance. Et me faut ordinairement basteler par compaignie, à traicter des subjects, et contes frivoles, que je mescrois entierement. Joinct qu'à la verité, il est un peu rude et quereleux, de nier tout sec, une proposition de faict : Et peu de gens faillent : notamment aux choses malaysées à persuader, d'affermer qu'ils l'ont veu : ou d'alleguer des tesmoins, desquels l'authorité arreste nostre contradiction. Suyvant cet usage, nous sçavons les fondemens, et les moyens, de mille choses qui ne furent onques. Et s'escarmouche le monde, en mille questions, desquelles, et le pour et le contre, est faux. Ita finitima sunt falsa veris, ut in præcipitem locum non debeat se sapiens committere.
La verité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme oeil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lasches à nous defendre de la piperie : mais que nous cherchons, et convions à nous y enferrer : Nous aymons à nous embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre.
» (pp. 1072-1073)

Montaigne est-il un adversaire de la science ? « La cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte des choses : non à nous, qui n'en avons que la souffrance. Et qui en avons l'usage parfaictement plein et accompli, selon nostre besoing, sans en penetrer l'origine et l'essence. Ny le vin n'en est plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire : et le corps et l'ame, interrompent et alterent le droit qu'ils ont de l'usage du monde, et de soy-mesmes, y meslant l'opinion de science. » (p. 1072) Rappelons-nous que ce que Montaigne appelle science, c’est avant tout le savoir. Et évitons de penser à ce savoir cumulatif qu’on appelle de nos jours science et qui est, pour l’essentiel, le produit d’une démarche initiée plus tard par Bacon, Galilée et Descartes. Mais soyons plus précis encore, si possible : le savoir est à voir sous deux angles, celui qui nous aide à communier avec notre propre nature d’une part et celui qui nous sert à discourir d’autre part. Et c’est bien sûr le premier que Montaigne respecte, comme il le dira d’ailleurs si bien deux chapitres plus loin, dans ‘De l’expérience’. « Quand je dance, je dance : quand je dors, je dors. Voire, et quand je me promeine solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences estrangères quelque partie du temps : quelque autre partie, je les rameine à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moy. » (pp. 1157-1158)

L’émission ‘Les vendredis de la philosophie’ diffusée sur France-Culture le 16 mai 2008 était consacrée à ‘L’esprit de Montaigne’. Parmi les invités de François Noudelmann se trouvait Lawrence D. Kritzman, professeur à l’Université de Dartmouth (Massachusetts), qui annonça la publication en février 2009 d’un ouvrage intitulé The Fabulous Imagination : The Mind’s Eye in Montaigne’s Essays (Columbia University Press). S’expliquant sur la place que l’imagination occupe dans l’œuvre de Montaigne, Kritzman s’exprima comme si, selon lui, Montaigne faisait en quelque sorte l’éloge de cette faculté. Et de citer à l’appui de ses dires ce passage du chapitre XI du Livre III (3) : « Car par la seule authorité de l'usage ancien, et publique de ce mot : je me suis autresfois faict accroire, avoir receu plus de plaisir d'une femme, de ce qu'elle n'estoit pas droicte, et mis cela au compte de ses graces. » (p. 1081) Le mot ancien, c’est celui qui prétend « que celuy-là ne cognoist pas Venus en sa parfaicte douceur, qui n'a couché avec la boiteuse » (p. 1080).

Personnellement, je ne suis guère convaincu que le propos de Montaigne est de magnifier l’imagination. Bien sûr, le sens des considérations émises par Montaigne n’appartient à personne ; lui-même pensait que, pour une grande part, il lui échappait. Mais je suis néanmoins porté à comprendre le chapitre XI du Livre III comme une réflexion sur l’universalité de ce qui nous induit en erreur. C’est à la doxa que Montaigne s’en prend principalement. Et il la dénonce autant en lui-même que chez les autres. Quant aux boiteux et boiteuses, admettons que nous sommes à ce point dominé par l’erreur, par le faux, qu’il nous arrive d’en bénéficier lorsque l’illusion participe à l’échauffement de nos sens.

Il y a, je crois, une erreur qu’il ne faut pas commettre lorsqu’on lit Montaigne, c’est de croire y découvrir une thèse, une pensée synthétique construisant une cohérence, un système. Montaigne est tout le contraire de cela et c’est bien ce qui nous le fait aimer. Chaque propos, chaque phrase, chaque idée, chaque citation, chaque exemple vaut pour ce qu’il vaut ; ni plus, ni moins. Le monde entier s’y trouve. C’est pourquoi, malgré tout ce que ses réflexions doivent au contexte historique très particulier dans lequel il a vécu – les questions très contingentes auxquelles il s’attaque –, nous ressentons si facilement la force et la justesse de sa parole. Ce qui nous est dit dans les Essais – et tout spécialement dans les Boyteux – tient en un mot : conscience et langage nous égarent autant qu’ils nous aident et bien vivre consiste à nous accommoder de cette faiblesse. Et pour en être persuadé continûment, malgré l’incessant retour de la prétention, les Essais n’ont pas assez de pages.

Il y a aussi chez Montaigne un charme qu’il serait vain de nier : c’est l’archaïsme de la langue. Une fois qu’on s’y est suffisamment habitué pour lire sans heurts les mots et les tournures, l’orthographe et la syntaxe, tout confère à sa langue une saveur délicieuse, celle que mima si opportunément Charles De Coster pour remporter avec La légende d’Ulenspiegel le succès que l’on sait.

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007.
(2) En 1582, le pape Grégoire XIII décréta que le lendemain du 4 octobre serait le 15 octobre. En France, la réforme fut appliquée en décembre : le lendemain du 9 décembre fut le 20 décembre. Montaigne, qui craignait un bouleversement énorme, s’étonne du peu de cas qu’il en fut fait : « Ny l'erreur ne se sentoit en nostre usage, ny l'amendement ne s'y sent. Tant il y a d'incertitude par tout : tant nostre appercevance est grossiere, obscure et obtuse.» (p. 1071)
(3) Il n’est pas impossible que ce soit le souvenir de ce propos de Kritzman qui m’ait inspiré, un peu à mon insu, la relecture des Boyteux.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
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Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
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« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
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« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
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dimanche 27 juillet 2008

Note de lecture : Daniel C. Dennett

De beaux rêves. Obstacles philosophiques à une science de la conscience
de Daniel C. Dennett


Encore un livre américain ! Pourtant je quitte rarement le champ des auteurs francophones. Sans doute, d’une manière générale, parce que j’ai facilement l’impression qu’une traduction oblitère l’œuvre originale ; en ce qui concerne les Américains, parce que je les comprends difficilement et partage encore plus difficilement leurs manières de penser.

Daniel Clement Dennett est un philosophe américain (Université de Tufts dans le Massachusetts) qui fait partie d’un petit groupe d’auteurs marginaux, marginaux en ce qu’ils professent au sein du monde anglo-saxon des convictions athées ou agnostiques et qu’ils concentrent leurs intérêts sur la science et plus particulièrement sur l’impact des découvertes scientifiques sur la pensée philosophique. On y compte notamment les paléontologues Stephen Jay Gould et Niles Eldredge ou encore l’éthologiste Richard Dawkins. Ce groupe ne s’épargne d’ailleurs pas les polémiques internes, Gould et Dawkins divergeant sur bien des points.

On vient donc de publier la traduction française (1) d’un ouvrage que Daniel Dennett a fait paraître en 2005 au Massachussetts Institute of Technology sous le titre Sweet Dreams. A Philosophy of Mindfulness and Somaesthetics (2).

De quoi s’agit-il ?

La question en cause, c’est celle de la conscience, entendue comme le lieu de la connaissance. À partir des dernières découvertes scientifiques de la neurologie, et plus particulièrement de la mesure des activités cérébrales, tant par le biais chimique que par le biais électrique (imagerie cérébrale), Dennett s’interroge sur la nature de la conscience, sur le lieu de la connaissance et sur la genèse de celle-ci. Y a-t-il quelque chose qui mérite de s’appeler le « moi » ? Telle est la question centrale envisagée.

Et Dennet de répondre qu’il n’y a pas de « moi », au sens d’une entité autonome et distincte – siège de la volonté –, à l’instar de la glande pinéale chère à Descartes (3). « Le problème posé par une explication de la conscience tient en partie au fait qu’il y a des forces qui concourent à nous faire penser qu’elle est un bien plus grand prodige qu’elle n’est en réalité. […] la conscience ressemble […] à un spectacle de magie, à un ensemble de phénomènes qui exploitent notre crédulité, et même notre désir d’être bernés, déboussolés, frappés de stupeur » (4), écrit-il.

Soit ! Je suis très réceptif à cette idée que la conscience n’est pas le lieu de rassemblement d’informations à partir desquelles notre vouloir propre – générateur extracorporel apte à nous créer tels qu’en nous-mêmes ex nihilo – exprime un « moi » ineffable, mais au contraire qu’elle résulte d’interactions multiples qui forgent une illusion d’unité et de liberté. J’y suis d’autant plus réceptif que je suis très sensible à l’idée que « le moi est haïssable » (5). Mais si l’idée me plaît, elle n’en est pas prouvée pour autant. Et lorsque, dans l’extrait cité ci-dessus, Dennet parle de notre crédulité et notre désir, ces possessifs manifestent un possesseur qui n’est autre encore que le « moi » récusé.

Les avancées de la science peuvent certes montrer combien nombreux sont les phénomènes cérébraux qui reposent sur une dispersion des activités chimiques et électriques dans l’ensemble du système nerveux. Et l’observation du comportement humain peut aisément – de son côté – mettre en évidence l’empire des illusions. Reste que la jonction sans interstice de ces deux points de vue reste elle-même illusoire. Il y aura toujours entre les deux un espace disponible dans lequel s’engouffreront ceux qui affirment le sujet et défendent la réalité de ce qu’ils appellent les qualia (6), ceux pour qui l’âme humaine participe d’une transcendance. Je voudrais donner raison à Dennett, mais – sans donner aucunement raison à ses contradicteurs – je ne puis affirmer qu’il parvient à prouver l’opinion, très sympathique à mes yeux, qu’il défend.

Et c’est ici que je dois revenir à ce qu’il y a d’américain dans son plaidoyer.

L’essentiel du livre de Dennett est fait d’argumentations polémiques relatives à des robinsonnades et à des paraboles, toutes passablement saugrenues : l’hypothèse du zombie, organisme physique humain intact et fonctionnant normalement sans conscience ; l’hypothèse des Martiens dotés d’organes sensoriels entièrement différents de ceux des humains ; le « coup » de la corde indienne, tour de magie prêtant à digressions philosophiques ; le jeu des cartes musicales, autre tour de magie sensé présenter les mêmes propriétés ; le cauchemar de M. Clapgras, fable sur la vision des couleurs ; l’hypothèse de Marie Robot, autre fable sur la vision des couleurs ; et j’en passe… Je dois avouer que j’éprouve énormément de difficultés à prendre au sérieux l’enjeu de ces polémiques, tant les arguments échangés me semblent peu décisifs.

Dennett ignore quasi totalement l’histoire de la philosophie, laquelle ne manque pourtant pas de considérations en rapport avec le sujet traité. Locke et Leibniz sont cités très occasionnellement et Descartes, bien sûr, est évoqué régulièrement comme l’inspirateur de ce que Dennett appelle le théâtre cartésien, « lequel suppose qu’existe dans le cerveau une instance vers laquelle tous les modules inconscients adressent leurs résultats dans l’attente de l’ultime arbitrage conscient […] » (7) Un Européen (8) traitant du même sujet aurait sans doute commencé par refaire l’histoire de la question en cause et des différentes manières dont elle fut abordée au fil des siècles. Ce qui aurait probablement abouti à une longue dissertation faite d’exégèses et de commentaires ouvrant la question à hauteur de l’oméga, en lieu et place d’un recueil de trucs et astuces s’attaquant chacun au problème par l’alpha.

Je suis européen et, par conséquent, plus réceptif, plus convaincu, par la démarche que j’appellerai « longue ». Mais je m’empresse de dire que j’ignore si elle est préférable d’un point de vue heuristique. Dennett explique que « certains de ceux qui participent à des débats sur la conscience exigent tout simplement, de façon impérative, que leurs intuitions concernant les propriétés phénoménales soient tenues comme des points de départ non négociables pour toute science de la conscience. Cette conviction doit être prise en considération, au titre de symptôme méritant diagnostic, au titre de donnée dont une science de la conscience se doit de rendre compte […] » Il a là, en toutes hypothèses, parfaitement raison. De la même manière, au-delà de la question de savoir ce qu’est la conscience, les façons respectives dont Américains et Européens en parlent trahissent l’existence, de chaque côté de l’Atlantique, de soubassements inconscients de la pensée spécifiques à chaque culture et propres à générer des incompréhensions et de l’imperméabilité. Il n’y a rien là qui vaille d’être déploré : les différences et divergences culturelles sont très certainement profitables à tous.

(1) Daniel C. Dennett, De beaux rêves. Obstacles philosophiques à une science de la conscience, trad. de l’anglais (USA) par Claude Pichevin, Editions de l’éclat, Paris-Tel Aviv, 2008.
(2) Cambridge, Mass.-London, England, MIT Press, 2005.
(3) René Descartes, “ Traité de l’homme”, in Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, pp. 851-852.
(4) P. 73.
(5) Blaise Pascal, Fragment 509 in Pensées, éd. de Michel Le Guern, Gallimard, Folio Classique, 1977, p. 351. Ce que dit là Pascal du moi n’est pas incompatible avec l’estime de soi ; sur cette notion d’estime de soi, cf. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, notamment I, 1959, pp. 805-806 et p. 1056, et IV, 1969, p. 491.
(6) On doit l’exposé le plus célèbre sur les qualia à Thomas Nagel, professeur de philosophie et de droit à l’Université de New York et auteur rendu célèbre par un article (que je n’ai pas lu) intitulé « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » (« What is it like to be a bat ? ») publié le 4 octobre 1974 dans ‘The Philosophical Revue’ (LXXXIII). La version en anglais de cet article est disponible à l’adresse Internet suivante : http://members.aol.com/NeoNoetics/Nagel_Bat.html Les qualia seraient ce qui est tenu « pour une marque distinctive de conscience réelle » (Dennett, p. 41), entendez ce que l’on pourrait appréhender par l’introspection et qui serait de nature à nier que la pensée humaine ne relève que des propriétés de la matière organisée.
(7) P. 156.
(8) Là où je dis Européen les anglo-saxons diraient continental.

mercredi 23 juillet 2008

Note de lecture : Charles Patterson

Un éternel Treblinka
de Charles Patterson


En 2002, Charles Patterson, professeur d’histoire à l’Université Columbia de New York, a publié un livre intitulé de façon provocatrice Eternal Treblinka (Lantern Books, New York). Ce livre vient d’être traduit en français par Dominique Letellier et publié sous le titre Un éternel Treblinka (1).

Le sujet du livre, ce sont les rapports de domination que les humains entretiennent avec les animaux. La question n’est pas neuve. Comme Patterson le rappelle d’entrée de jeu, Montaigne déjà dénonçait l’orgueil qui incline les hommes à regarder les autres créatures avec un sentiment d’inaltérable supériorité (2). Il est d’ailleurs extrêmement instructif d’analyser la manière dont les penseurs qui marquèrent l’histoire de l’humanité jugèrent, chacun à leur manière, les différences entre les espèces et les sentiments que ces jugements firent naître à l’égard des bêtes.
En 1998, Élisabeth de Fontenay a publié la meilleure des études sur le sujet sous le titre Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (3). Ce livre était à la fois éclairant et émouvant. Qu’il me fut par exemple malaisé de conserver toute mon admiration – critique bien sûr – à l’égard de Descartes, dès lors que sa vison de l’animal, telle que Élisabeth de Fontenay la cerne en rassemblant ce qu’il en dit à diverses occasions, me fut connue ! C’est depuis lors que je ne puis plus écraser une araignée.

Le livre de Charles Patterson ne m’a pas touché de pareille façon. Et je cherche pourquoi.

La principale raison tient peut-être au caractère américain du livre. Il y a longtemps que je me suis persuadé que l’expression culture occidentale dont on use volontiers pour désigner les traits sociologiques que partagent l’Europe et l’Amérique des colons masque une différence culturelle assez importante entre les deux continents. C’est au point qu’il me semble qu’il existe une manière de raisonner américaine à laquelle les Européens sont peu sensibles, et réciproquement. Ainsi, pour prendre un exemple entre mille, je n’aime ni Alain Badiou, ni John Rawls. Mais je comprends beaucoup mieux les raisons qui m’amènent à ne pas aimer Badiou que celles qui me conduisent à ne pas aimer Rawls. En un mot, Badiou se fait obscur pour être sûr qu’on lui prête de la profondeur, alors que Rawls se fait candide pour avoir l’air de rendre simple ce qui est complexe. Et s’il me serait aisé, pour peu qu’on m’en donne le temps, d’expliquer la première de ces démarches, je reste très embarrassé à l’idée de devoir expliquer la deuxième, tant le caractère inapproprié des arguments – dont je suis pourtant convaincu – me semble étranger aux offenses habituelles à la logique.

Patterson a divisé son livre en trois parties.

Dans la première, il consacre beaucoup de pages à décrire dans le détail les sévices que les différentes cultures ont infligés ou infligent encore aux animaux. On en sort frissonnant d’horreur. Pourtant, pareil constat incline davantage à voir dans ces traitements une sorte de fatalité universelle plutôt qu’un comportement abject dont les occurrences traduiraient une déviance. Un inventaire n’est pas un argument !

Dans la deuxième partie de son livre, Patterson rappelle longuement l’illégitimité du sentiment de supériorité que les hommes éprouvent à l’égard des animaux et le parallèle qui mérite d’être fait entre la logique des abattoirs et celle de la Shoah. Cela fourmille de renseignements instructifs, sans conteste, même si la faiblesse des sources suscite quelquefois des doutes sur les faits rapportés. Et puis, le catalogue des auteurs ayant plaidé pour la bonne cause est trop long pour être exemplatif ; trop court – et surtout trop léger et trop étroitement américain – pour être déterminant. Ainsi, pas un mot sur Claude Lévi-Strauss qui a pourtant si bien montré que « l’homme occidental ne put [...] comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion » (4).

Dans la troisième partie du livre, Patterson dresse le recueil d’un nombre considérable d’anecdotes visant à montrer combien nombreux furent les rescapés de la Shoah qui devinrent défenseurs des animaux, végétariens ou végétaliens. Bien des récits sont poignants et il n’est guère malaisé de comprendre que l’épreuve incline à la compassion. Mais il y a là un procédé qui doit beaucoup à cette rhétorique des évangélistes américains qui en appellent aux expériences de vie pour faire naître l’émotion, puis convaincre. Ainsi, Charles Patterson relate rapidement la vie d’Isaac Bashevis Singer et raconte notamment que celui-ci décida de devenir végétarien sur le bateau qui l’emmenait en Amérique. Il se justifia alors auprès de son entourage en déclarant qu’il n’était pas « végétarien pour des motifs religieux, mais simplement parce qu’il [lui] semblait qu’une créature n’avait pas le droit de prendre la vie d’une autre créature afin de la manger » (5). Soyons de bon compte : l’argument témoigne simplement d’une conviction – assurément respectable –, mais manque évidemment de rationalité, puisqu’il énonce un principe dont le respect entraînerait la disparition immédiate d’un grand nombre d’espèces.
Charles Patterson en appelle aux sentiments : ayons pitié des bêtes comme d’autrui. Et il se proclame l’allié de toutes ces associations américaines de défense des animaux, parmi lesquelles certaines n’hésitent pas à organiser des raids punitifs à l’encontre des laboratoires expérimentaux qui disposent d’animaux. Un peu comme ce que fait GAIA (Groupe d’action dans l’intérêt des animaux) dans mon pays.

Tout cela me rend un peu circonspect. D’abord parce que je cherche davantage une ligne de conduite rationnelle qui parvienne à concilier le respect de la nature et les nécessités de la survie, un peu sur le mode de ces prélèvements parcimonieux auxquels certaines tribus sauvages conditionnaient la chasse. Ensuite parce que je suis quelquefois effrayé par la violence de certains défenseurs des animaux : ne se feraient-ils pas une haute idée des espèces animales pour mieux mépriser l’espèce humaine ?

(1) Calmann-Lévy, 2008.
(2) Page 19, Patterson renvoie à Montaigne, lequel n’hésite notamment pas à affirmer que « ce n’est pas vray discours, mais par une fierté folle et opiniastreté, que nous nous préférons aux autres animaux, et nous sequestrons de leur condition et société » (Les Essais, éd. établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 511).
(3) Fayard, 1998.
(4) Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 53 (extrait du discours prononcé à Genève le 28 juin 1962 lors des cérémonies pour le 250e anniversaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.
(5) P.245.