jeudi 25 septembre 2008

Note de lecture : Charles Darwin

L’autobiographie
de Charles Darwin


Vient de paraître en français l’intégralité des textes autobiographiques de Darwin (1). Jusqu’à présent, certaines parties de ces écrits n’avaient pas été traduites et un certain nombre d’autres avaient été censurées par la famille de l’auteur. C’est dire l’importance de la présente publication.

Charles Darwin est une sorte de monument de l’histoire intellectuelle. Selon Freud, le développement des sciences a infligé trois blessures narcissiques successives aux hommes, celle due à Copernic montrant que la Terre n’est pas au centre de l’univers, celle due à Darwin révélant la banale animalité de l’homme et celle due à Freud lui-même faisant de l’homme le jouet de ses pulsions (2). Et des trois, ce sont les découvertes de Darwin qui restent encore aujourd’hui les plus âprement discutées. Un ami me racontait récemment que, importuné par des témoins de Jéhovah qui faisaient mine de s’intéresser à son chien et en demandaient le nom, il avait répondu : Darwin !

Dans L’autobiographie, on retrouve un trait que Darwin laissait déjà involontairement paraître dans L’origine des espèces (3) : l’humilité. Pas cette humilité méthodique – sinon feinte – qui est la marque des grands orgueilleux, mais bien ce mélange de douceur, de simplicité et de circonspection qui trahit un homme attentif à ses limites et préoccupé de son insignifiance comme de ses possibilités. Commençant par quelques mots sur ce qui l’avait poussé à rédiger un texte autobiographique, Darwin précise : « j’ai pensé que cela pourrait m’amuser et peut-être intéresser mes enfants, ou leurs enfants. J’aurais beaucoup aimé avoir une esquisse, même courte et factuelle, des idées de mon grand-père, écrite par lui-même, sur ce qu’il pensait, faisait, et sur sa façon de travailler. J’ai essayé de me raconter dans ce récit comme si j’étais mort et, depuis un autre monde, jetais un regard rétrospectif sur ma vie. Je n’ai pas trouvé cela très difficile : ma vie est sur le point de s’achever. Par ailleurs, je n’ai fait aucun effort de style » (p. 23). Et dans le dernier chapitre de L'autobiographie, étrangement intitulé "Une évaluation de mes capacités intellectuelles", Darwin avoue : « Ma capacité à suivre un long raisonnement purement abstrait est très limitée ; je n'aurais jamais pu briller en métaphysique, ni en mathématiques » (p. 131). Et de conclure : « Avec des capacités aussi moyennes que les miennes, il est vraiment surprenant que j'en sois venu à influencer considérablement l'opinion des hommes de science sur quelques points importants » (p. 135). Il est caractéristique des hommes de valeur de pouvoir ainsi conserver envers eux-mêmes un juste sens de la mesure.

Parmi tout ce qui fait l'intérêt des textes autobiographiques de Darwin, il y a bien sûr ce qu'il dit de sa manière de travailler et, par voie de conséquence, en quoi consiste de son point de vue un travail scientifique. Il déclare travailler « strictement selon les principes baconiens » (p. 112). Ce qui signifie principalement pour lui recueillir des faits – en ce compris ce qui fut déjà écrit sur la question – avant de se risquer à formuler une théorie. Ce qui, bien évidemment, explique et légitime le fait que ce qu'on appela ultérieurement le darwinisme est essentiellement composé d'une synthèse d'un groupe d'idées déjà avancées par d'autres avant de l'être par Darwin lui-même. D'ailleurs, ce dernier n'hésite jamais à déclarer sa dette, que ce soit à l'égard de Lamarck, de Malthus, de Wallace et de bien d'autres encore. À quoi il ajoute en outre : « Dans l'ensemble, j'estime que mes œuvres ont été surestimées » (p. 118). On aurait tort de croire que Darwin n'en démordait pas ; ainsi, il écrit : « Toute personne qui pense, comme moi, que les organes physiques et mentaux (en dehors de ceux qui ne sont ni avantageux ni désavantageux pour leur possesseur) de tout être vivant ont été développés par la sélection naturelle, ou survie du plus apte, en même temps que par l'usage ou l'habitude, admettra que ces organes ont été formés de façon que ceux qui les possèdent puissent entrer avec succès en compétition avec d'autres, et accroître de la sorte leur nombre » (pp. 84-85). Les mots « en même temps que par l'usage ou l'habitude » ont été ajoutés lors d'une relecture, ce qui traduit « sa préoccupation croissante à l'égard de la possibilité d'autres forces agissant à côté de la sélection naturelle » explique sa petite-fille Nora Barlow (note p. 85).

Les propos de Darwin sont empreints d'une très grande gentillesse. Cela ne l'empêche cependant pas de sacrifier à l'occasion à l'humour anglais. Évoquant l'historien écossais Thomas Carlyle, réputé grand bavard, Darwin raconte : « Je me souviens d'un drôle de dîner chez mon frère, où se trouvaient notamment Babbage et Lyell, deux personnes avec qui j'adorais converser. Mais Carlyle fit taire tout le monde pendant tout le dîner, par une véritable harangue sur les avantages du silence » (p. 106).

Et puis L’autobiographie fournit quelques précisions utiles sur l'évolution des convictions religieuses de Darwin. Bien loin de perdre soudainement la foi à l'adolescence, comme cela arriva à tant d'autres après lui, il insiste au contraire sur la lenteur de l'évolution de ses croyances. Et lorsqu'il évoque l'époque où il fut envisagé qu'il devint pasteur, il précise : « Je ne fus pas du tout frappé par l'illogisme qu'il y a à dire que je croyais en ce que je ne pouvais comprendre, et qui est en fait inintelligible » (p. 55). Ses doutes concernèrent les miracles d'abord, puis au fil du temps, la plupart des soi-disant révélations de la Bible. Mais il conserva longtemps une conviction déiste. « Je n'étais [...] pas disposé à abandonner la foi, écrit-il. J'en suis certain, car je me rappelle avoir souvent fait des rêves éveillés dans lesquels de vieilles lettres, échangées entre des Romains distingués, ou des manuscrits découverts à Pompéi ou ailleurs, venaient confirmer de la manière la plus frappante tout ce qui était écrit dans les Évangiles » (p. 82).

Mais le plus étonnant pour nous, en ce début du XXIe siècle, c'est sans doute ceci : « En ce qui concerne l'immortalité, rien ne me montre davantage le caractère puissant et presque instructif d'une croyance que de considérer le point de vue de la plupart des physiciens, selon lequel le Soleil et ses planètes deviendront un jour trop froids pour que se maintienne la vie, à moins évidemment qu'un corps d'une masse énorme ne heurte le Soleil, lui donnant une vie nouvelle. Pour qui croit comme moi que l'homme, dans un avenir lointain, sera une créature bien plus parfaite que ce qu'il est actuellement, il est intolérable de le penser condamné, comme tous les êtres sensibles, à l'annihilation complète après une aussi lente et immémoriale marche vers le progrès. À ceux qui croient à l'immortalité de l'âme, la destruction de notre monde n'apparaît pas si terrible » (p. 88). L'extraordinaire ferveur dont la science fut quelquefois l'objet au XIXe siècle résultait probablement de la conjonction de convictions méthodologiques rigoureuses et d'une grande foi dans le progrès, progrès de la connaissance comme progrès de l'homme lui-même. Les antinomies - celles par exemple dont Kant parla dès 1781 dans sa théorie transcendantale des éléments (deuxième division, livre II, chapitre II) (4) - restèrent généralement ignorées par ces hommes de science, ce qui constitua peut-être une de leur force et une explication parmi d'autres de leur fécondité. La science du XXe siècle perdra cette candeur, ce qui n'est peut-être pas étranger à cette sorte de dissolution de la connaissance à laquelle nous assistons aujourd'hui.

L’autobiographie offre à mieux connaître un personnage attachant. Celui que certains continuent de présenter comme un monstre était manifestement un homme plein de sensibilité. « J'allai [...], en deux occasions, à l'hôpital d'Édimbourg, où j'assistai à deux opérations très graves, dont l'une sur un enfant, mais je m'enfuis avant la fin. Rien n'aurait pu me faire revenir : cela se passait avant l'époque bénie du chloroforme. Ces deux opérations m'ont hanté pendant bien des années » (p. 47).

(1) Charles Darwin, L’autobiographie, trad. par Jean-Michel Goux, Seuil, 2008.
(2) Sigmund Freud Introduction à la psychanalyse, trad. par Samuel Jankélévitch, Payot, pbp, 1982, p. 206.
(3) Charles Darwin, L’origine des espèces, trad. par Edmond Barbier, Alfred Coste, 1921 (disponible sur le site Internet http://classiques.uqac.ca/classiques/darwin_charles_robert/darwin.html).
(4) Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, PUF, 1984, pp. 327-411.

jeudi 18 septembre 2008

Note de lecture : Antonio Lobo Antunes

Le cul de Judas
d’Antonio Lobo Antunes


Le livre n’est pas neuf. Il a été publié en 1979, en portugais, et traduit en français en 1983. Je viens d’en lire l’édition traduite par Pierre Léglise-Costa (1).

Craignant fort les louanges intéressées et davantage encore ce goût immodéré pour les nouveautés dont notre époque ne guérit décidément pas, je ne lis guère les dernières parutions. Ce qui me condamne à regretter d’avoir ignoré Antonio Lobo Antunes durant près de trente ans. Mais le moment de la découverte n’est jamais tout à fait banal : je rentre d’un voyage au Portugal où j’ai parcouru des lieux qu’un ami me recommanda, lequel ami, attaché à ce pays par le biais d’un séjour en Angola au début des années 70, me parla du Cul de Judas alors même que le livre, que ma femme s’était procuré, se trouvait devant moi.

Neuf pages lues, j’étais agacé par les comparaisons et les métaphores filées ; dès la dixième, j’avais oublié mon grief, tant l’œuvre m’avait empoigné l’âme.

Il y a d’abord cette femme à laquelle il raconte. Je dis d’abord, mais elle apparaît en fait on ne sait trop ni où ni quand. Et elle n’est qu’une oreille, une oreille qui doit subir ceci, par exemple : « Êtes-vous capable d’aimer ? [...] Ne faites pas attention, le vin suit son cours et d’ici peu je vous demanderai en mariage : c’est l’habitude. Quand je suis très seul ou que j’ai trop bu, un bouquet de fleurs en cire de projets conjugaux se met à pousser en moi, à la façon d’une moisissure dans les armoires fermées et je deviens gluant, vulnérable, pleurnichard et totalement débile ; je vous avertis : c’est le moment pour vous de filer à l’anglaise, avec une excuse quelconque, de vous enfourner dans votre voiture avec un soupir de soulagement, de téléphoner ensuite, de chez le coiffeur, à vos amies pour leur raconter, entre deux rires, mes propositions sans imagination. Cependant, et jusque-là, si vous n’y voyez aucun inconvénient, je rapproche un peu plus ma chaise de la vôtre et je vous accompagne encore pour un verre ou deux » (p. 31).

Il est vrai que son rapport aux femmes est le produit de son enfance et de sa guerre : « Il m’arrive parfois de me réveiller, vous savez, à côté d’une femme que j’ai connue quelques heures auparavant près de la lampe propice d’un bar dont le cône opalin donne aux rides et aux pattes d’oie le charme insidieux d’une maturité savante, et voilà que le lever du store me montre, brutalement, une créature vieillie et vulnérable, naufragée dans mes draps, dans un abandon dont la fragilité me rend furieux » (pp. 140-141) (2). Un abandon dont la fragilité le rend furieux : c’est comme dire que ce qui est estimable engendre la colère, parce que l’estime serait un sentiment adventice, fabriqué.

Il est vrai aussi que ce qu’il propose d’abord aux femmes, c’est de l’accompagner dans son éthylisme : « Voulez-vous un whisky ? Ce liquide jaune banal constitue, de nos jours, après le voyage autour de la terre et l’arrivée du premier scaphandrier sur la lune, notre unique chance d’aventure : au cinquième verre le plancher acquiert, insensiblement, l’agréable inclinaison d’un pont de navire, au huitième le futur gagne l’amplitude victorieuse d’Austerlitz, au dixième nous glissons lentement dans un coma pâteux, bégayant les difficiles syllabes de la joie ; de sorte que, si vous le permettez, je m’installe sur le canapé, à côté de vous pour mieux voir le fleuve et je porte un toast au futur et au coma » (pp. 135-136). Les difficiles syllabes de la joie : de quelle émotion s’agit-il, qui serait dans ce qu’on articule, et si malaisément ? C’est que la joie a subi le sort de l’estime : ruinées par l’enfance et la guerre.

Une enfance brimée par l’argent, par la classe, par la bêtise, voilà ce qui le laisse sans ressource lorsqu’il doit affronter l’intolérable : la guerre. Il nous en dit peu à ce sujet, mais cela me semble pourtant omniprésent. Est-ce à dire que la guerre – celle qui embrasa l’Angola – était supportable pour d’autres ? Assurément pas. Car ce que l’évocation de cette enfance traduit, c’est l’inexorable continuité entre une société salazariste et cléricalisée d’une part, et le conflit absurde et cruel auquel Antonio Lobo Antunes fut mêlé d’autre part. « Là, pendant un an, nous sommes morts, non pas de la mort de la guerre qui nous dépeuple soudain le crâne dans un fracas fulminant et laisse autour de soi un désert désarticulé de gémissements et une confusion de panique et de coups de feu, mais de la lente, angoissante, torturante agonie de l’attente, l’attente des mois, l’attente des mines sur la piste, l’attente du paludisme, l’attente du chaque-fois-plus-improbable retour avec famille et amis à l’aéroport ou sur le quai, l’attente du courrier, l’attente de la jeep de la P.I.D.E. [(3)] qui passait hebdomadairement en allant vers les informateurs de la frontière, et qui transportait trois ou quatre prisonniers qui creusaient leur propre fosse, s’y tassaient, fermaient les yeux avec force, et s’écroulaient après la balle comme un soufflé qui s’affaisse, une fleur rouge de sang ouvrant ses pétales sur leur front : "C’est le billet pour Luanda – expliquait tranquillement l’agent en rangeant son pistolet sous l’aisselle – on ne peut pas se fier à ces salauds."
De telle sorte qu’une nuit quand le type s’est fendu une fesse sur la cuvette brisée des wc, comprenez-vous, je lui ai cousu le cul sans anesthésie
[(4)], dans le cagibi de poste de secours, sous le regard content de l’infirmier, vengeant ainsi, un peu, à chacun de ses hurlements, les hommes silencieux qui creusaient la terre, la panique fondant en énormes plaques de sueur sur leurs maigres dos et qui nous fixaient de leurs orbites dures et neutres comme des galets, vidées de lumière comme celles des morts sans vêtements couchés dans les réfrigérateurs des hôpitaux » (pp. 142-143).

La continuité entre la répugnance de l’enfance et l’horreur de la guerre n’a d’égale que celle entre l’épouvante de la guerre et l’effroi des femmes. « Allongé à côté de vous et de votre profil nu et immobile, comme celui d’une défunte, de vos cuisses répandues sur les draps, du petit bosquet touchant, géométrique et fragile du pubis, des poils roux du pubis que la lumière rend nets et précis comme les branches des peupliers au crépuscule, il me vient à l’esprit l’image du soldat de Mangando qui s’est installé sur le dos dans son lit, a appuyé son arme à son cou, a dit Bonne Nuit, et la moitié inférieure de son visage a disparu dans un fracas horrible, le menton, la bouche, le nez, l’oreille gauche, des morceaux de cartilage et d’os et de sang se sont enfoncés dans le zinc du plafond comme des pierres s’incrustent dans des bagues, et il a agonisé pendant quatre heures dans le poste de secours, se débattant, malgré les piqûres successives de morphine, rejetant un liquide pâteux par le trou sans lèvres de sa gorge » (p. 173).

Je me suis demandé, une fois ce livre refermé, ce que pouvait valoir une échelle des atrocités. Ce qui fait la spécificité d’Auschwitz n’est pas dans les actes ou les méthodes ; elle n’est que dans le nombre. Que signifie une volonté de recommencer, de continuer, d’ajouter au crime, devant un seul d’entre eux dont les conditions de sa perpétration englobent déjà un summum de cruauté ? Coudre le cul d’un tortionnaire sans anesthésie, c’est à la fois s’en faire l’égal et en être une victime de plus. Et allez discerner quoi que ce soit dans tout ça !

On a reproché son style à Antonio Lobo Antunes. Il n’est pourtant rien d’autre que ce à travers quoi pouvait passer le témoignage de quelque chose d’indicible.

(1) Antonio Lobo Antunes, Le cul de Judas, (1ère éd. 1979) Éditions Métailié, 1997.
(2) Je n’ai pas voulu extraire quoi que ce soit des pages 149 à 152 qui donnent pourtant la pleine mesure de ses difficultés avec les femmes ; seule l’intégralité peut permettre de découvrir que ce qui pourrait semblé excessif ne l’est pas.
(3) La P.I.D.E. était la police politique du régime Salazar.
(4) L’auteur est médecin.

jeudi 11 septembre 2008

Note de lecture : Pierre Hadot

N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels
de Pierre Hadot


Pierre Hadot : voilà un philosophe et historien qui mérite qu’on s’y attarde ! Non seulement en raison de sa grande érudition et de la rigueur avec laquelle il aborde les problèmes, mais également pour la clarté, la précision et la beauté de son style. Et n’allez pas croire qu’il philosophe par métier ou pour se divertir ; non ! il philosophe pour vivre, pour bien vivre.

Je viens d’achever son nouveau livre : N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels (Albin Michel, Bibliothèque Idées, 2008). J’avais été intrigué, je l’avoue, par l’intérêt pour Goethe dont le titre de l’ouvrage témoigne. Les exercices spirituels dont Pierre Hadot s’est fait depuis longtemps le défenseur m’étaient bien connus, notamment grâce à son livre Exercices spirituels et philosophie antique (Albin Michel, 2002) (1). Ils visaient une manière d’exercer son esprit à prendre continûment conscience de choses propres à indiquer la voie du bien vivre et puisaient leur inspiration chez les auteurs antiques, chez Plotin, mais surtout chez Épictète (2) et Marc Aurèle (3). Même si l’intérêt de Pierre Hadot pour certains philosophes plus proches de nous – tels Nietzsche ou Wittgenstein – est connu, l’irruption de Goethe dans ce contexte antique m’a donc surpris.

L’ouvrage, qui est construit à partir de quelques articles retravaillés, se subdivise en quatre parties. La première est consacrée à l’exercice de la concentration sur l’instant présent, la deuxième sur le regard d’en haut, la troisième sur la destinée humaine et l’espérance et la quatrième sur le oui à la vie. Le tout en liaison étroite bien sûr avec la façon dont les écrits de Goethe illustrent ces thèmes.

La concentration sur l’instant présent est une vieille consigne philosophique, immortalisée notamment par le carpe diem d’Horace (4). L’objection, Pierre Hadot la puise chez Rousseau et sa « Cinquième promenade » (5) dans laquelle ce dernier constate que, quoi qu’ils fassent pour jouir du plaisir du moment, les hommes restent toujours « déchirés par le poids du passé et la crainte ou l’espérance de l’avenir » (p. 61). Et d’isoler alors certains passages des œuvres de Goethe qui illustrent la compréhension que celui-ci avait de la question. Ce qui permettrait d’oublier passé et avenir, ce serait l’amour : « la joie que l’on éprouve dans la conscience de l’existence, en présence de ce qui est, c’est-à-dire […] de l’être-là dans le monde qui, grâce à l’amour, s’ouvre à l’homme et qui est perçu par lui de manière nouvelle » (p. 67). Voilà qui relance la réflexion, d’autant que Goethe semble souvent énigmatique. Pourquoi Méphistophélès « qui possède un pacte, signé du sang de Faust, stipulant que Faust lui appartiendra s’il dit à l’instant : "Demeure, tu es si beau !", ne déclare pas qu’il a gagné son pari et ne se saisit pas de l’âme de Faust, lorsque celui-ci dit : "Le présent seul est notre bonheur" » (pp. 68-69) ?

Le regard d’en haut, c’est une question beaucoup moins banale. Citant un très beau texte de Goethe figurant dans un essai intitulé Le Granit et que celui-ci a publié en 1784, Pierre Hadot relève que dans « l’instant où Goethe voit les formations rocheuses, il voit en même temps le long processus qui les a engendrées » (p. 88). Et ainsi, « le rocher de granit est présenté comme un autel sur lequel Goethe offre un sacrifice qui n’est autre que le regard d’en haut porté à la fois sur le monde visible et sa beauté, et, en imagination, sur sa genèse » (p. 89). Comment ne pas penser ici à Lévi-Strauss et à ses extraordinaires considérations géologiques (6), regard d’en haut s’il en est ? Un ami me faisait récemment remarquer la parenté existant entre le pessimisme de Lévi-Strauss et les affres dans lesquelles la grandeur et la misère de l’homme jettent Pascal. Comme pour lui donner raison, Pierre Hadot évoque assez longuement ce dernier et le « contraste entre l’immensité du cosmos et la petitesse de la terre » (p. 113) que le regard d’en haut rend manifeste. Mais il ne faut point voir de trop haut, cependant. Hadot interprète l’évocation du mythe dans Les années de voyage comme un avertissement : il faut planer « en restant à sa juste place, sans s’élever dangereusement comme Icare dont les ailes fondirent, parce que, dans son ardeur juvénile, il s’était trop approché du soleil » (p. 144).

J’avoue avoir été quelque étonné par la façon dont Hadot semble accepter sans la moindre perplexité la rencontre chez Goethe de la concentration sur l’instant et de l’espérance. À première vue, il semblerait légitime de s’interroger sur ce que cette conjonction peut avoir de contradictoire. Elle fut dénoncée de manière très convaincante par André Comte-Sponville dans son Traité du désespoir et de la béatitude (7), à une époque où celui-ci n’avait pas encore dévoyé son intelligence au profit de la vente effrénée de livres et de conférences. Mais il est vrai que la question est complexe et que Goethe, par sa façon de poétiser sans cesse les questions les plus abstraites, ouvre des voies de réflexion que Pierre Hadot ne se fait pas faute d’explorer. Ainsi, l’espérance, étroitement liée à la destinée, force à s’interroger sur les rapports entre le Daimôn (la force du vivant) et la Tyché (la Fortune, au sens antique du mot). Et ce ne sont pas moins de trente-trois pages (pp. 181-214) que Pierre Hadot consacre à cette épineuse question. Car qu’a donc en tête Goethe lorsque, par exemple, il écrit : « Espérance et toi Fortune, adieu pour jamais. J’ai trouvé le port. Rien de commun entre vous et moi : jouez-vous de ceux qui viennent après moi. » (8) (p. 225) ? Est-ce bien lui qui inspira Freud affirmant : « Daimôn et Tyché déterminent le destin d’un être humain » (9), comme le suggère Pierre Hadot ? Avec le Daimôn, Freud ne vise-t-il pas plutôt les déterminations intérieures, par opposition aux déterminations extérieures symbolisées par la Tyché ? Je me pose la question.

Quant au oui à la vie, il donne notamment l’occasion à Pierre Hadot d’étudier les convergences entre Goethe et Nietzsche. Et – quoi d’étonnant à cela ? – il en conclut notamment : « Cet amour de la vie, de l’existence, y compris dans ce qu’elle peut avoir de pénible, même d’atroce, est, aussi bien chez Nietzsche que chez Goethe, fortement inspiré par la philosophie stoïcienne » (p. 261). C’est pourtant à Montaigne qu’il laisse le dernier mot : « Je n’ai rien fait d’aujourd’hui. – Quoy ? Avez-vous pas vescu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations […] Nostre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos. C’est une absolue perfection et comme divine, de sçavoyr jouyr loiallement de son estre » (10) (p. 272).

(1) Une première édition de cet ouvrage, moins complète, est parue en 1993 à l’Institut d’études augustiniennes.
(2) Cf. Pierre Hadot, Apprendre à philosopher dans l’Antiquité. L’enseignement du ‘Manuel d’Épictète’ et son commentaire néoplatonicien, Librairie générale française, Le livre de poche, 2004.
(3) Cf. Pierre Hadot, Introduction aux ‘Pensées’ de Marc Aurèle, Fayard, Le livre de poche, 1992 et 1997.
(4) Ode, I, 11, 8 « À Leuconoé » : Carpe diem quam minimum credula postero (Cueille le jour présent, en te fiant le moins possible au lendemain).
(5) Jean-Jacques Rousseau, Oeuvres complètes, I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1959, p. 1046.
(6) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, pp. 60-61.
(7) André Comte-Sponville, Le mythe d’Icare. Traité du désespoir et de la béatitude, 1, PUF, Perspectives critiques, 1984 et Vivre. Traité du désespoir et de la béatitude, 2, PUF, Perspectives critiques, 1988.
(8) Goethe, Anthologie palatine, IX, 49.
(9) Sigmund Freud, Œuvres complètes. Psychanalyse, t. XI, PUF, 1998, p. 364.
(10) Montaigne, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, p. 1088.

Autres notes sur Hadot :
Pierre Hadot est mort
Plotin ou la simplicité du regard

lundi 8 septembre 2008

Note de lecture : Élisabeth de Fontenay

Diderot ou le matérialisme enchanté
d'Élisabeth de Fontenay


Il y a cinq ou six ans d’ici, ayant eu le grand plaisir de lire les Lettres à Sophie Volland (1) alors qu’elles venaient d’être republiées, j’avais dans la foulée dévoré le beau livre d’Élisabeth de Fontenay, Diderot et le matérialisme enchanté (2). Un ami m’ayant appris son projet de le lire, je viens moi-même de le relire. J’avais en effet le souvenir d’un ouvrage enthousiasmant, mais aussi de l’un ou l’autre petits bémols dont j’aurais voulu raviver le souvenir.

Les Lettres à Sophie Volland, ce « monument d’écriture » (p. 150) comme l’appelle Élisabeth de Fontenay, dispose trop bien à l’égard de son auteur pour ne pas inciter à la mansuétude envers la faiblesse de certains arguments dont use cette dernière lorsqu’elle défend « son » Diderot (3).

Selon Élisabeth de Fontenay, ce qui fait du matérialisme de Diderot un matérialisme enchanté, c’est essentiellement qu’il n’est en rien dogmatique et qu’il est encore à l’abri des matérialismes réducteurs et sentencieux des Marx, Engels et autre Lénine (cf. pp. 122-129). Son matérialisme « n’est pas encore mauvais coucheur » (p. 269), comme elle l’écrit très joliment. Mais cela n’explique pas à soi seul l’admiration, l’adoration, la ferveur qu’Élisabeth de Fontenay affiche envers Diderot. Peut-être s’en est-elle éprise, au moins en partie, en raison des occasions qu’il offre de se lancer dans des analyses postmodernes. N’oublions pas qu’elle éprouve un intérêt certain pour les tenants du postmodernisme (4). Et ses livres en portent la trace. Ainsi, cette phrase qui clôt le premier chapitre : « Si Diderot a préservé une sorte de cohérence, tout en refusant de se donner de grands airs logiques, c’est qu’il a bien entendu l’homonymie de "raisonner" et "résonner" et qu’il lui a accordé ses chances » (p. 22). Rastrins ! (5) comme diraient les Liégeois.

En fait, Élisabeth de Fontenay ne craint pas à l’occasion d’être obscure. Parlant de la féminité et évoquant Les bijoux indiscrets (6), elle ose écrire : « La matrice constitue donc une refente et son abyssale supplémentarité confère au corps féminin, dans l’ordre de la vie, la plus éminente dignité tératologique » (p. 190). N’eût-il pas été possible de dire cela plus simplement ? Mais voilà, même chez Diderot, Élisabeth de Fontenay justifie l’obscurité ; et de façon bien élégante, je l’admets : « Diderot peut paraître obscur, et surtout à ceux qui continuent de révérer les mathématiques et de croire qu’il suffit que les idées soient claires et distinctes pour qu’elles saisissent la réalité. Or les aperçus de la philosophie naturelle brillent le plus souvent d’une obscure clarté et d’une confusion féconde, qui ne sont pas manquement aux Lumières : "Voici venir le temps des brouillards, et vous savez que les métaphysiciens ressemblent aux bécasses." Et encore : "Pour moi, qui m’occupe plutôt à former des nuages qu’à les dissiper…" Ces propos ne doivent pas étonner. Encore une fois, le décousu et l’obscur signalent une pensée dont la naissance et la destination rompent avec l’histoire de la philosophie. "Le philosophe doit se montrer avec le mauvais temps, c’est sa saison." » (p. 258) Diderot, pourtant, est toujours clair, même lorsqu’il précise que ce qu’il a à dire ou à évoquer est nébuleux ; c’est cette distinction qu’Élisabeth de Fontenay ne semble pas voir.

Sensible à la querelle qui opposa Diderot à Rousseau, Élisabeth de Fontenay se sent obligée de prendre parti – on se demande bien pourquoi – et adresse à ce dernier des reproches exagérés. Le comble de cette exagération concerne le point de vue sur la féminité. Elle y accable Rousseau, parfois non sans raison (même si son propre jugement moral sur la question doit bien davantage à notre époque qu’à celle des auteurs qu’elle lit), et parle sans hésiter « de ce qu’il faut bien appeler l’ "anti-humanisme" de Rousseau, ou son "racisme" » (p. 130) et d’« attentat contre la moitié de l’humanité » (p. 138). Elle ne craint pas d’assimiler le livre V de l’Émile à un « génocide » (p. 143), d’affirmer que « le Contrat social ne se construit que de les [les femmes] expulser » (p. 143) et de conclure que « la liberté rousseauiste détruit les femmes bien plus sûrement encore que l’ascèse chrétienne ou la courtoisie mondaine, contre lesquelles elle s’instituait » (p. 143). On pourrait comprendre la colère d’une femme consciente de la domination masculine si elle ne faisait preuve au même moment d’une étrange complaisance à l’égard de Diderot. Car pour pouvoir exonérer celui-ci de tout phallocratisme, elle doit davantage miser sur ses silences que sur ses dires. En ce qui concerne la « théorie de la féminité […], c’est justement l’absence de construction systématique et d’esprit réformateur qui fait le prix des analyses et descriptions diderotiennes » (p. 124) ! Et d’avouer, dans une formule qui laisse perplexe, que : « c’est que ce thème de la féminité, s’enlaçant toujours à d’autres thèmes, a dû constituer le fil extrêmement retors (sic) le long duquel j’ai cheminé dans une œuvre disparate [celle de Diderot] » (p. 124). Je serais curieux de savoir si Élisabeth de Fontenay est prête aujourd’hui encore à assumer ces outrances.

Mais je m’en voudrais d’attribuer trop d’importance à ce que j’ai appelé quelques bémols. Diderot et le matérialisme enchanté est un très beau livre et la verve d’Élisabeth de Fontenay y fait merveille. Ainsi ne peut-on que frémir de satisfaction devant sa façon de juger Le neveu de Rameau (7) : « […] c’est en réalité au beau milieu de la philosophie qu’éclate cette bombe dont on sait, aujourd’hui seulement, évaluer les dégâts. Par cette opération, Diderot ne se contente pas de rompre avec la métaphysique de l’âge classique, il rend son œuvre impropre à toute utilisation positiviste et, même, il détonne dans son siècle. Rongeant l’idée de progrès au moment où elle s’expose dans la gloire de son commencement, il n’est pas plus le collègue de Condorcet que le fourrier de la dialectique, car, à travers le Neveu, il démoralise la croyance à la perfectibilité, à l’accumulation des connaissances et des inventions, à la marche vers l’égalité, à l’avènement du bonheur des peuples » (p. 211). Et reconnaissons-le : Élisabeth de Fontenay parle admirablement de l’écriture de Diderot : « C’est le long de ce fil constamment rompu qu’on a une chance de toucher les points vitaux d’une écriture qui est un stratagème et qui, ne pouvant ni faire école, ni s’effectuer dans des pratiques collectives, garde, intacte de toute révolution vouée à l’institution, le pouvoir de dissidence qu’elle tient de sa technique de l’éparpillement » (p. 245).

Voilà qui devrait surtout nous inciter à retourner vers Diderot lui-même.

(1) Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland, choix et préface de Jean Varloot, Gallimard, Folio classique, 1984.
(2) Élisabeth de Fontenay, Diderot et le matérialisme enchanté, Grasset, 1981.
(3) Encore ne suis-je pas certain qu’il faille aujourd’hui persister à dire « son » Diderot, car elle a pu évoluer sur ce point, n’ayant – je crois – plus rien écrit sur lui depuis 1984. Cf. Élisabeth de Fontenay, Jacques Proust, Interpréter Diderot aujourd’hui, Colloque Centre Culturel International, 1984.
(4) Cf. Élisabeth de Fontenay, Une tout autre histoire : questions à Jean-François Lyotard, Fayard, Collection Histoire de la pensée, 2006.
(5) "Là je t’arrête", pourrait-on traduire.
(6) Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Gallimard, Folio, 1982.
(7) Denis Diderot, Le neveu de Rameau, Hatier, 1972.

Autre note sur de Fontenay :
Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou


Autres notes sur Diderot :
Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient
Le neveu de Rameau
Jacques le fataliste et son maître

mardi 2 septembre 2008

Note de lecture : Joseph Conrad

Nostromo
de Joseph Conrad


Je n’avais encore jamais lu Nostromo (1). C’est un chef-d’œuvre à ajouter à la longue liste des chefs-d’œuvre que l’on doit à Conrad.

En quoi Conrad excelle-t-il : la stature des personnages, la description des lieux, le récit proprement dit ? Je ne sais pas trop. Il a une façon de fondre tout qui confère à son écriture une force qui bouscule les classifications. Nostromo n’est pas un roman d’aventure, ni un conte philosophique ; pas davantage une fable politique ; encore moins une étude psychologique : il est tout cela à la fois (2).

On a souvent dit que Conrad était quelque peu obsédé par le thème de la culpabilité. Et Nostromo n’échappe évidemment pas à cette lecture, puisque son héros rompt avec le chemin de vertu qu’il s’était choisi et voit alors le destin le conduire à expier sa faute. Une sorte de Lord Jim (3) à rebours, en quelque sorte. Mais il me semble que la culpabilité, chez Conrad, est une sorte de dernière échappatoire à l’absurdité, comme s’il n’était possible de rendre un sens à un monde qui en est privé qu’en s’enjoignant à ne pas commettre de faute et, bien entendu, en en commettant néanmoins. C’est sans doute en partie pour cela que lorsque Don José, une victime du pire des tyrans, en retrace l’histoire, il en vient à écrire : « Cependant ce monstre, baignant dans le sang de ses concitoyens, ne doit pas être condamné sans réserve à l’exécration des âges futurs. Il semble vrai qu’il ait, lui aussi, aimé son pays. Il lui avait donné douze années de paix et, maître absolu des vies et des fortunes, il n’en mourut pas moins pauvre. Son pire défaut ne fut peut-être pas sa férocité, mais son ignorance. » (p. 164) Les déterminations expliquant l’entrée dans la culpabilité sont d’ailleurs parfois très évidentes. Ainsi du bandit Hernandez qui fut « arraché à son foyer pendant une des guerres civiles avec des raffinements d’atrocité, et forcé de servir dans l’armée. Sa conduite de soldat y avait été exemplaire jusqu’au jour où, saisissant l’occasion, il tua son colonel et parvint à s’enfuir. » (p. 136)

Le personnage de Charles Gould est évidemment primordial. Il incarne ce capitalisme haïssable qui pervertit tout. Et il l’incarne dans la forme la plus inconsciente qui soit, même si sa réserve et son mutisme, prêtés à ses origines anglaises, traduisent peut-être un refus de débattre sur un terrain où la perversité de l’idéal éclaterait au grand jour. Quand il consent à parler, c’est pour dire : « je mets mon espoir dans les intérêts matériels. Que les intérêts matériels s’installent une bonne fois, et ils imposeront finalement les seules conditions dans lesquelles ils peuvent continuer à exister. Voilà pourquoi gagner de l’argent ici se justifie en face de l’illégalité et du désordre. » (p. 116) On comprend mieux alors pourquoi, lorsqu’il séduisit sa femme, il « ne lui ouvrit pas son cœur en lui faisant des discours apprêtés. Il se contenta de continuer d’agir et de penser sous ses yeux. C’est là la vraie manière d’être sincère. » (p. 96) Car l’« action console. Elle est l’ennemie de la pensée et l’amie des illusions flatteuses. Ce n’est que dans l’action que nous pouvons avoir le sentiment d’être maître de notre destin. » (pp. 100-101)

À l’opposé de Charles Gould, il y a le docteur Monygham. Non qu’il appelle de ses vœux ces révolutions qui prétendent abattre le capitalisme. Il lui est opposé en ce qu’il règle tout par la parole, une parole qu’aucune bienséance ne musèle. « Ce qui lui manquait, c’était l’indifférence polie des hommes du monde, cette indifférence qui engendre une indulgence désinvolte vis-à-vis de soi et des autres ; une indulgence qui se trouve aux antipodes de la vraie sympathie et de la compassion humaine. » (p. 487). Et ce docteur Monygham n’a d’yeux que pour Mme Gould, laquelle incarne l’innocence de son mari : « Elle était magnifiquement douée pour l’art des rapports humains qui consiste à mêler des touches délicates d’oubli de soi à des marques de compréhension universelle. » (p. 83)

Et puis il y a Decoud, le complice involontaire de Nostromo qui expie autre chose que le vol de l’argent. Car à force d’être trop lucide… « Imaginez une atmosphère d’opéra bouffe dans laquelle tous les gestes comiques des hommes d’État de théâtre, des brigands de théâtre, etc., etc., tous ces vols, ces complots et meurtres cocasses, se jouent avec le plus grand sérieux. C’est à se tordre de rire, le sang coule tout le temps et les acteurs se figurent qu’ils ont de l’influence sur la destinée de l’univers. Bien sûr le gouvernement en général, et quelque gouvernement que ce soit et où qu’il soit, est une chose du plus haut comique pour un esprit éclairé ; mais réellement, nous, Hispano-Américains, nous dépassons les bornes. » (p. 173) Lui séduit Antonia par ses discours, parce qu’il ose ainsi lui dire : « Je parle de cette vérité tangible, qui n’a de place ni dans la politique, ni dans le journalisme. » (p. 194) Car il le sait : « La valeur d’une phrase tient à la personnalité de qui la prononce, car ni homme ni femme ne peuvent rien dire de neuf » (p. 198). La lucidité de Decoud, c’est en quelque sorte celle d’Homère : « Il lui semblait que toutes les convictions, dès qu’elles passaient aux actes, se transformaient en cette sorte de démence que les dieux font descendre sur ceux qu’ils veulent perdre. » (p. 214)

Aussi nombreux soient les personnages de Conrad, chacun est à lui seul un univers. Et un univers auquel l’accès est aussi varié que possible. Don José, malgré sa profonde aversion pour le thé, ne manquait jamais le five o’clock de Mme Gould pour pouvoir y discourir comme il aime. Et quand il était au bout de son monologue : « Il buvait son thé d’un trait. Cet exploit était invariablement suivi d’un petit frisson et d’un léger "b-r-r" involontaire qu’il ne réussissait pas à masquer en se hâtant de s’exclamer : "Excellent !" » (p. 88)

Conrad a aussi le mérite d’accorder une grande importance aux atmosphères, et tout particulièrement au silence d’une nature quelque peu mystérieuse et inquiétante. Il y a dans Nostromo une scène (pp. 267-268) de navigation silencieuse, ouatée, qui rappelle étrangement la célèbre scène de l’approche du repaire de Kurtz dans Au cœur des ténèbres (4).

La lecture de Nostromo réclame, davantage encore sans doute que ce n’est le cas très généralement, que l’époque de sa rédaction soit prise en compte. En 1904, rien ne laissait prévoir le succès – fût-ce provisoire – de l’utopie communiste. Ce n’est sans doute pas étranger à l’extrême liberté avec laquelle Conrad traite de la question politique, le scepticisme n’épargnant aucun camp, aucune classe sociale. Évoquant l’ascension rapide d’un révolutionnaire, il précise : « Cela apparaîtra moins incroyable si l’on réfléchit que les causes fondamentales étaient toujours les mêmes, c’est-à-dire qu’elles étaient enracinées dans l’immaturité politique du peuple, l’indolence des classes supérieures et l’obscurantisme intellectuel des basses classes. » (p. 373) (5) Après 1917 – et même déjà après 1905 –, le propos politique s’inscrira inévitablement dans le manichéisme bien connu. Voilà une raison de plus pour obtenir de Conrad qu’il nous aide à nous déprendre de ce que notre temps a fait de nous.

Bref, Nostromo est un très grand livre.

(1) Joseph Conrad, Nostromo, (1ère éd. 1904) trad. par Paul Le Moal, Gallimard, Collection Folio, 1992.
(2) Comme le signale très justement la quatrième de couverture.
(3) Joseph Conrad, Lord Jim, Gallimard, Collection Folio, 1982.
(4) Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, Garnier-Flammarion, Littérature étrangère, 1993.
(5) Par « basses classes », il faut entendre la petite bourgeoisie.


Autres notes sur Conrad :
La folie Almayer
Un paria des îles
Amy Foster
L’agent secret
Le duel
Le retour