mercredi 28 avril 2010

Note spéciale : Pierre Hadot

Pierre Hadot est mort

Pierre Hadot est mort le 24 avril dernier.

Je souhaite lui rendre hommage, car il fait partie de ces auteurs qui ont su aborder les choses sans idées préconçues, sans savoir convenu, et qui apportent ainsi à leurs lecteurs le témoignage prodigieux de la puissance de la pensée humaine.

Bien des choses me tenaient éloigné de Pierre Hadot : son mysticisme, ses intérêts premiers (tel Plotin), et surtout son insistance à prôner les « exercices spirituels », le mot spirituel étant pour moi un mot souvent plus irritant que compréhensible. Et puis sa lecture m’a fait entrevoir ce que j’aurais perdu à ne pas le suivre dans sa redécouverte des penseurs antiques.

Comment puis-je personnellement mieux lui rendre hommage qu’en rappelant le finale de sa leçon inaugurale au Collège de France, un finale non dénué d’humour, un finale où il a aussi l’humilité de citer Friedmann pour appuyer son exhortation à l’effort spirituel ?

« J’achève de prononcer devant vous cette leçon inaugurale, ce qui veut dire que je viens de faire ce que l’on appelait dans l’Antiquité une epideixis, un discours d’apparat, dans la droite ligne de ceux qu’au temps de Libanius par exemple, les professeurs devaient déclamer pour recruter des auditeurs en essayant à la fois de démontrer la valeur incomparable de leur spécialité et de faire étalage de leur éloquence. Il serait intéressant de rechercher les chemins historiques par lesquels cet usage antique s’est transmis aux premiers professeurs du Collège de France. Nous sommes en tout cas, en ce moment même, en train de vivre en pleine tradition gréco-romaine. Philon d’Alexandrie disait de ces discours d’apparat que le conférencier "y produisait au grand jour le fruit des longs efforts poursuivis en privé, comme les peintres et les sculpteurs recherchent, en réalisant leurs œuvres, les applaudissements du public" (*). Et il opposait cette conduite à la véritable instruction philosophique, dans laquelle le maître adapte sa parole à l’état de ses auditeurs et leur apporte les remèdes dont ils ont besoin pour être guéris.
Le souci du destin individuel et du progrès spirituel, l’affirmation intransigeante de l’exigence morale, l’appel à la méditation, l’invitation à la recherche de cette paix intérieure que toutes les écoles, même celle des sceptiques, proposent comme fin à la philosophie, le sentiment du sérieux et de la grandeur de l’existence, voilà, me semble-t-il, ce qui dans la philosophie antique n’a jamais été dépassé et reste toujours vivant. Certains verront peut-être dans ces attitudes une conduite de fuite, une évasion, incompatible avec la conscience que nous devons avoir de la souffrance et de la misère humaines, et ils penseront que le philosophe se révèle ainsi comme irrémédiablement étranger au monde. Je répondrai simplement en citant ce beau texte de Georges Friedmann daté de 1942, qui laisse entrevoir la possibilité de concilier le souci de la justice et l’effort spirituel, et qu’un stoïcien de l’Antiquité aurait pu écrire : "
Prendre son vol chaque jour ! Au moins un moment qui peut être bref, pourvu qu’il soit intense. Chaque jour un ‘exercice spirituel’ seul ou en compagnie d’un homme qui lui aussi veut s’améliorer… Sortir de la durée. S’efforcer de dépouiller tes propres passions… S’éterniser en se dépassant. Cet effort sur soi est nécessaire, cette ambition, juste. Nombreux sont ceux qui s’absorbent entièrement dans la politique militante, la préparation de la révolution sociale. Rares, très rares, ceux qui, pour préparer la révolution, veulent s’en rendre dignes." (**) » (1)

(*) Philon d’Alexandrie, De posteritate Caini, Paris, Cerf, 1972, p. 129.
(**) G. Friedmann, La Puissance et la sagesse, Paris, Gallimard, 1970, p. 359.
(1) Pierre Hadot, Éloge de la philosophie antique. Leçon inaugurale de la Chaire d’histoire de la pensée hellénistique et romaine faite au Collège de France, le vendredi 18 février 1983, Ed. Allia, 1998, pp. 62-64.

Autres notes sur Hadot :
N’oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels
Plotin ou la simplicité du regard

lundi 26 avril 2010

Note d’opinion : Sigmund Freud

À propos de la vanité

Il ne sied pas de parler d’un livre qu’on n’a pas lu, a fortiori d’un livre qu’on n’a pas l’intention de lire. C’est le bruit médiatique auquel il donne lieu que je voudrais évoquer, plus important en définitive que son contenu.

Freud était-il un salaud ? Voilà la question qu’un livre vient de jeter en pâture aux médias et dont l’ambition philosophique proclamée ne peut dissimuler les profits matériels et symboliques que son auteur recherche. On peut s’interroger : qui en cette affaire (comme en bien d’autres, il est vrai) se sert de l’autre ? L’auteur utilise-t-il le goût des médias pour les scandales afin de vendre un produit dont la réussite commerciale dépend de l’importance de sa promotion ? Ou les médias utilisent-ils l’auteur pour organiser ces débats scandaleux auxquels ils attribuent la hauteur de leur audience ? À moins que – au-delà de ces divers motifs – la cause première de tout ce tintamarre ne soit l’indécrottable vanité, celle que l’auteur dénonce chez Freud, celle de l’auteur lui-même dénonçant Freud, celle de ces critiques si peu critiques et tellement jubilants.

Une première interrogation s’impose : que vaut le jugement moral que l’on peut porter sur la moralité d’un auteur au regard de son œuvre ? Je suis personnellement enclin à répondre à cette question en trois temps. D’abord, il importe de remarquer que le jugement moral sur autrui – quel qu’il soit – n’a en aucune façon la même importance que le jugement moral qu’on peut porter sur soi-même. La logique de la paille et la poutre étant inévitable, il convient d’être très circonspect sur les "fautes" d’autrui, ce qui devrait d’autant se justifier qu’on n’est pas investi d’une fonction juridictionnelle. Deuxièmement, s’il existe toujours un certain intérêt à corréler autant que faire se peut une œuvre et son auteur, y compris dans ses aspects moraux, les turpitudes de l’un n’invalide pas nécessairement l’autre ; il y a, à cet égard, une grande différence entre les œuvres morales, les œuvres scientifiques et les œuvres artistiques, par exemple. Enfin, troisièmement, l’immoralité est affaire de contexte et il est assez sot d’exiger a posteriori de certains auteurs anciens le respect de valeurs qui n’occupaient pas en leurs lieu et temps la place qu’elles se voient reconnaître aujourd’hui.

Dans le cas de Freud, il est peut-être nécessaire de faire une claire distinction – plus claire que lui-même ne la faisait – entre ses théories anthropologiques et ses théories thérapeutiques. Qu’il ait participé à ce mouvement d’idées qui mit en lumière le caractère non conscient des déterminations du comportement humain, cela ne me semble faire aucun doute. Et sur ce point, on voudrait que bien des auteurs – y compris celui du livre qui aujourd’hui le crucifie – manifestent autant d’intelligence que lui dans l’approche éthologique de l’homme. Les travers moraux de Freud n’y changent presque rien. Quant à la psychanalyse, c’est une autre affaire. N’ayant jamais pu lui accorder beaucoup de crédit, je serais bien en mal d’en défendre le sérieux et l’efficacité. C’est là pourtant qu’on eût été en droit d’exiger une méthode et une pratique exemptes de toute compromission morale. Quoi qu’il en soit, la force des idées de Freud comme les faiblesses de son action thérapeutique doivent beaucoup, les unes comme les autres, à cette vanité qui lui faisait rechercher la célébrité.

Il y a quelque chose de naïf à croire que ce que l’on appelle si volontiers les grands hommes aient pu produire leur œuvre en l’absence de toute vanité. Tout comme il y a également quelque chose de naïf à se croire soi-même exempt de vanité. Ce qui sépare les hommes, ce n’est pas que les uns soient vaniteux et les autres pas, mais bien plutôt que les uns aient conscience de la nécessité de maîtriser leur vanité, et les autres pas. Combien est intéressante l’approche des œuvres sous cet angle. Par exemple, Montaigne et Rousseau se montrent soucieux de combattre leur propre vanité. Ils y emploient des moyens très différents. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, je suis prêt à expliquer ce qui m’incline à croire que, d’une certaine manière, Rousseau y est mieux arrivé, là où pourtant Montaigne avait moins de raisons d’en en ressentir. Pourquoi moins de raisons ? Mais parce qu’il était plus proche de cette lucidité sur la mort, sinon sur l’inanité de tout sens, qui sont les meilleurs antidotes à la vanité. Après tout, qui peut croire que le temps n’effacera pas rapidement les traces les plus tangibles auquel l’homme consacre souvent tant d’efforts pour se faire un nom, comme on aime à dire ?

S’emparer de l’œuvre d’un penseur renommé pour en dénoncer l’imposture, c’est évidemment tenter de se hausser au-dessus de l’œuvre en question. Le projet est ambitieux. Quand il s’agit de l’œuvre de Freud, il est téméraire. Non qu’il ne se justifie pas d’en faire une critique sans merci (1). Mais entre une critique – fût-elle la plus sévère qui soit – et la proclamation d’une imposture (proclamation annonçant le crépuscule de celui qu’on pourfend), il y a une marge en laquelle j’entrevois beaucoup de vanité.

Freud vaniteux ? Sûrement. Et Nietzsche, qu’en est-il de Nietzsche ?

(1) C’est ce qu’avait déjà fait, par exemple, le livre publié sous la direction de Catherine Meyer et intitulé Le livre noir de la psychanalyse : vivre, penser et aller mieux sans Freud (Ed. Les arènes, coll. Documents, 2005).

Autres notes sur l’auteur du livre évoqué :
Traité d’athéologie
L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus

samedi 10 avril 2010

Note de lecture : Pierre Bourdieu et la raison

Le chapitre « Les fondements historiques de la raison » des Méditations pascaliennes
de Pierre Bourdieu


Je viens de relire le chapitre 3 des Méditations pascaliennes (1). Un commentaire anonyme placé sous ma note de lecture du 4 avril 2010 m’y a conduit. Je souhaitais en effet y répondre de façon circonstanciée, plus longuement aussi que ne le permet un commentaire du commentaire.

La question soulevée par l’auteur du commentaire est d’importance : les anthropologues – du moins ceux qui s’inscrivent dans les démarches rationnelles issues de la culture occidentale – détiennent-ils une quelconque légitimité à dire la vérité de cultures différentes de la leur ? Plus précisément, le rationalisme occidental et l’esprit scientifique qui l’accompagne représentent-ils un trait culturel original et exceptionnellement fiable pour tout qui cherche à démêler le vrai du faux ?

Que certains affirment qu’il en est ainsi, afin d’y voir le signe d’une supériorité culturelle, est assurément regrettable, car ceux-là sont aveugles à la question – ô combien complexe – des critères de réussite d’une culture. Que d’autres prétendent qu’il ne peut en être ainsi, faute de quoi serait rompue l’égalité entre les peuples et plus spécialement le droit qu’aurait chacun d’eux de posséder sa vérité et son destin, est tout aussi regrettable, car c’est là confondre naïvement l’égal et l’identique. En fait, la question réclame une réponse nuancée.

La science, un outil performant ?

Si l’on invente un outil qui permet de mieux comprendre le réel – comme par exemple la lunette avec laquelle, en janvier 1610, Galilée aperçut les satellites de Jupiter –, on dispose d’un avantage heuristique – circonscrit au domaine de recherche auquel il s’applique – que nul ne peut nier. Des modes de pensée peuvent – même s’ils ne sont pas nés de la volonté de savoir, ni voués au savoir – constituer des atouts de la recherche, voire des outils de recherche. En est-il ainsi du rationalisme quantitatif né en Europe au début du XVIIe siècle et de la démarche scientifique à laquelle il est associé ? Si l’on en accepte l’hypothèse, il faut alors s’intéresser aux défauts de l’outil. Car de même que Galilée vérifia la précision des soixante lunettes qu’il construisit (et admit que quelques-unes seulement permettaient de voir ou de mieux voir les objets lointains), de même la fiabilité et la fécondité du mode de pensée scientifique doit-elle être continûment vérifiée. D’autant que ce mode de pensée n’a jamais cessé d’évoluer et que les résultats auxquels il a abouti varient très fort selon l’objet auquel on l’applique.

L’hypothèse selon laquelle la démarche scientifique permet de révéler des aspects cachés du réel suppose, dans le domaine précis des connaissances qui en bénéficient, une supériorité de ceux qui adoptent cette démarche par rapport à ceux qui l’ignorent. Ce n’est pas pécher par ethnocentrisme que d’user d’outils propres au chercheur et à sa culture pour étudier une société qui en est privée. Ce le serait bien sûr de laisser l’outil influer sur le choix de l’objet de recherche.

Les sciences sociales participent-elles de la démarche scientifique ? Le comportement humain ne se laisse pas étudier facilement. Les difficultés d’approche, les résultats acquis, la résistance du sens commun, tout concourt à fortement différencier les sciences de la nature des sciences de l’homme, au point que nombreux sont ceux qui doutent de la scientificité de ces dernières. Mais s’il est prudent de ne pas se reconnaître hâtivement des qualités qu’on n’a pas, il est désastreux d’assumer sa subjectivité sous le fallacieux prétexte que l’objectivité est inaccessible. Ce qui importe, c’est sans doute de ne jamais renoncer à placer sa subjectivité sous vigilance et à tendre vers cette impossible objectivité, bref à chercher avec rigueur.

Pierre Bourdieu a beaucoup réfléchi à ces questions. Et il en a dit bien des choses intéressantes tout au long de son œuvre. Il m’a semblé utile de privilégier dans tout ça le chapitre 3 des Méditations pascaliennes, parce que, en revenant aux origines de la science moderne (Descartes et Pascal), il s’y donne l’occasion de montrer combien la pensée à toujours dû se battre avec elle-même et combien ce qu’elle gagne sur un terrain, elle le perd sur un autre (ce qui est le vrai visage de l’égalité relative des cultures).

Le premier paragraphe du chapitre situe bien la difficulté :
« Le sociologue n’est-il pas menacé d’une sorte de schizophrénie, dans la mesure où il est condamné à dire l’historicité et la relativité dans un discours prétendant à l’universalité et à l’objectivité, à caractériser la croyance dans une analyse impliquant la mise en suspens de toute adhésion naïve, à soumettre la raison scolastique à une critique inévitablement scolastique, dans ses conditions de possibilité et dans ses formes d’expression, bref, à ruiner en apparence la raison dans une argumentation rationnelle, à la façon de ces patients qui commentent ce qu’ils disent ou ce qu’ils font par un métadiscours qui le contredit ? Ou bien n’est-ce là qu’une illusion, née de la répugnance à accepter l’historicité de la raison, scientifique ou juridique ? » (p. 113)
Le sociologue dont Bourdieu parle ainsi est bien sûr celui qui s’impose de réfléchir aux bases épistémologiques de sa recherche, ce qui est moins courant qu’on ne pourrait le croire.

L’origine !

D’emblée, Bourdieu fait place à deux des plus importants protagonistes de la science naissante : Descartes et Pascal. Et c’est au second qu’il accorde la parole, en vue de dénier au premier la légitimité de sa démarche. Descartes fait – comme on le sait – table rase et s’emploie à reconstruire le savoir maillon par maillon au départ d’une évidence première. Mais l’intérêt des propos de Pascal ne tient pas à ce qu’il raille la naïve ambition de Descartes, mais plutôt qu’il démonte le mécanisme par lequel nous croyons savoir ce que nous sommes accoutumés à croire. « "Qu’est ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? […]" » cite Bourdieu (p. 114).

C’est que toute la difficulté réside dans l’origine ! Le savoir en vient, le mythe l’expose. L’histoire est le principe, avant même qu’aucun principe ne puisse être évoqué. Évidemment, l’histoire a aussi facilement bon dos. Et rien n’est sans doute plus périlleux que de se risquer à en décrire la marche. Oser ou non s’y référer, c’est l’élément principal de ce qui sépare Bourdieu de Lévi-Strauss. (2) Mais c’est ce même péril qui conduit Bourdieu à préférer analyser comment l’histoire contient et cache l’arbitraire de ce que nous prenons pour des choix justifiés, plutôt que de se risquer à interpréter tel ou tel continuum. Dans le chapitre 3 des « Méditations pascaliennes », on trouve un exemple de ce genre d’analyse qui a le grand mérite d’éclairer la logique de l’arbitraire, telle qu’elle peut être également à l’œuvre dans les mondes scientifique, juridique ou artistique. Cet exemple, c’est celui de la force, que le sens commun semble souvent ignorer et que les demi-habiles prétendent omniprésente. Que l’histoire s’en mêle et ces points de vue opposés s’effacent devant un troisième qui les explique.
« À l’origine, il n’y a que la coutume, c’est-à-dire l’arbitraire historique de l’institution historique qui se fait oublier comme telle […].
[…]
Mais la force de la coutume n’annule jamais complètement l’arbitraire de la force, soutien de tout le système, qui menace toujours de se dévoiler au grand jour. Ainsi, la police rappelle par sa seule existence la violence extra-légale sur laquelle repose l’ordre légal (et que la philosophie du droit, Kelsen notamment, avec sa théorie de la "loi fondamentale", vise à occulter). Il en va de même, quoi que de manière plus insidieuse, des ruptures critiques dans le cours de l’histoire de "l’ordre des successions" qu’introduisent les coups d’État, actions extrêmes de violence extra-ordinaire qui viennent rompre le cycle de la reproduction du pouvoir, ou, plus banalement, les moments inauguraux où un agent socialement destiné à l’exercice légitime de la violence physique ou symbolique (roi, ministre, magistrat, professeur, etc.) est investi (d’un nouveau mandat). Avec le coup d’État, qu’on l’entende au sens classique (rappelé par Louis Marin commentant Naudé) d’action exceptionnelle à laquelle un gouvernement a recours pour assurer ce qu’il conçoit comme le salut de l’État, ou au sens moderne, plus restreint, d’entreprise violente par laquelle un individu ou un groupe s’empare du pouvoir ou change la Constitution, ce sont la violence et l’arbitraire de l’origine et, du même coup, la question de la justification du pouvoir qui ressurgissent, dans "l’éclat, la violence, le choc de l’absolu de la force", comme dit encore Louis Marin ; c’est la rupture avec l’exercice "légitime" du pouvoir comme représentation de la force capable de se faire reconnaître par le seul fait de se faire connaître, de se montrer sans s’exercer. L’exhibition de la force, dans la parade militaire, mais aussi dans le cérémonial judiciaire – tel que l’analyse E. P. Thompson –, implique en effet une exhibition de la maîtrise de la force, ainsi maintenue dans le statut de force en puissance, qui pourrait servir mais dont on ne se sert pas : la montrer, c’est montrer qu’elle est assez forte, et assez sûre de ses effets pour faire l’économie du passage à l’acte. Elle est une dénégation (au sens vrai de Verneinung) de la force, une affirmation de la force qui est inséparablement une négation de la force, cela même qui définit une force de police policée, capable de s’oublier et de se faire oublier en tant que force et ainsi convertie en force légitime, méconnue et reconnue, en violence symbolique. (Si, à la façon du coup d’État, les "violences policières" suscitent le scandale, c’est peut-être parce qu’elles menacent la croyance pratique qui fait la "force publique", force reconnue comme légitime parce que capable de s’exercer – notamment en ne s’exerçant pas réellement – en faveur de ceux-là mêmes qui la subissent.) » (p. 114-116)
« Les ambitions tyranniques, qui visent à absolutiser un des principes de vision et de division et à le constituer ainsi en fondement ultime et indépassable de tous les autres, sont, paradoxalement, des revendications de légitimité, parfois inconséquentes. Ainsi, la force ne peut s’affirmer comme telle, comme violence sans phrases, arbitraire qui est ce qu’il est, sans justification ; et c’est un fait d’expérience qu’elle ne peut se perpétuer que sous les dehors du droit, la domination ne parvenant à s’imposer durablement que dans la mesure où elle parvient à obtenir la reconnaissance, qui n’est que la méconnaissance de l’arbitraire de son principe. Autrement dit, elle veut être justifiée (donc reconnue, respectée, honorée, considérée), mais elle n’a quelque chance de l’être qu’à condition de renoncer à s’exercer (tout usage de la force en vue d’obtenir sa reconnaissance ne pouvant qu’apporter un redoublement, symboliquement autodestructif, de l’arbitraire). Il s’ensuit que des pouvoirs fondés sur la force (physique ou économique) ne peuvent attendre leur légitimation que de pouvoirs qu’on ne peut suspecter d’obéir à la force ; et que l’efficacité légitimatrice d’un acte de reconnaissance (hommage, signe de déférence, manifestation de respect) varie en fonction de l’indépendance, plus ou moins grande, de celui qui l’accorde, agent ou institution, à l’égard de celui qui la reçoit (et aussi de la reconnaissance dont il est lui-même crédité). Elle est presque nulle dans le cas de l’autoconsécration (Napoléon prenant la couronne des mains du pape pour se couronner lui-même) ou de l’autocélébration (un écrivain faisant son propre panégyrique) ; elle est faible lorsque les actes de reconnaissance sont accomplis par des mercenaires (une claque de théâtre, des publicitaires, des propagandistes), des complices ou même des proches ou des familiers, dont les jugements sont suspects d’être imposés par une forme de complaisance égoïste ou d’aveuglement affectif, et lorsque ces actes entrent dans des circuits d’échanges voués à être d’autant plus transparents qu’ils sont plus directs et plus courts, comme l’intervalle temporel qui les sépare (les "renvois d’ascenseur" entre auteurs de comptes rendus, par exemple). À l’opposé, l’effet de légitimation atteint son maximum quand toute relation réelle ou visible d’intérêt matériel ou symbolique entre les institutions ou les agents concernés disparaît et que l’auteur de l’acte de reconnaissance est lui-même plus reconnu.
Ainsi, il faut dépenser de la force pour faire méconnaître et reconnaître la force et produire cette force justifiée qu’est le droit.
» (pp. 125-126 ; c’est moi qui souligne).

La vigilance…

Voilà ainsi révélé comment les rapports sociaux et les comportements doivent tant à des déterminations bien peu conscientes. Et la tâche du sociologue – du moins est-ce le point de vue de Bourdieu – est bien de tenter de cerner ces déterminations-là, c’est-à-dire celles que le sens commun ignore. On peut bien sûr douter : douter qu’il se trouve des déterminations non conscientes (il existe – au moins implicitement – une sociologie fondée sur l’idée que les comportements sont transparents) ; ou encore douter qu’il soit possible d’appréhender le non conscient (c’est en quelque sorte la position d’une sociologie comme celle de Raymond Boudon). C’est alors que, effectivement, le discours sociologique et le discours de sens commun deviennent compatibles (ce qui ne signifie pas qu’ils soient identiques). Sinon, il faut bien admettre qu’existent – au moins potentiellement – des savants qui accèdent à un savoir ignoré des non savants. Bien sûr, ceux-ci peuvent se tromper, tout comme ils peuvent abuser de leur savoir. Mais la rupture avec le sens commun est nécessaire, inévitable. On apprend autre chose et sans doute davantage lorsqu’on est méthodique que lorsqu’on ne l’est pas ; Descartes avait au moins raison sur ce point.

De là à affirmer que la raison a raison, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir. Car la raison manque de ce premier socle, cette première évidence, que Descartes a cru trouver. Elle a donc elle aussi une origine arbitraire. On est tenté de la croire souveraine (3), tout comme seraient souveraines ces analyses des origines propres à démasquer l’arbitraire…
« Mais les sciences historiques ne sont pas condamnées au pur constat (pascalien), par soi salutaire et libérateur, de l’arbitraire originel. Elles peuvent aussi se donner pour tâche de comprendre et d’expliquer leur propre genèse et, plus généralement, la genèse des champs scolastiques, c’est-à-dire les processus d’émergence (ou d’autonomisation) dont ils sont issus, ainsi que la genèse des dispositions qui se sont inventées à mesure que les champs se constituaient, et qui s’inscrivent peu à peu dans les corps au cours du processus d’apprentissage. C’est à ces sciences qu’il appartient en propre de fonder non en raison, mais, si l’on peut dire, en histoire, en raison historique, la nécessité ou la raison d’être proprement historique des microcosmes séparés (et privilégiés) où s’élaborent des énoncés à prétention universelle. » (p. 128)
Autrement dit, la raison doit surveiller la raison et le sociologue doit exercer, à l’égard de sa propre démarche, une vigilance de tous les instants.

C’est cette vigilance, et l’incessante affirmation de sa nécessité, qui confère à l’œuvre de Bourdieu à la fois sa force et sa faiblesse : force d’une pensée qui se met sans cesse sous surveillance et évite ainsi de se laisser embarquer par le sens commun ; faiblesse d’un discours qui ressasse une exigence poussant à dénoncer ceux qui la transgressent. S’il en est qui ont ri en lisant la première page de l’avant-propos des Règles de l’art (4) (5), c’est qu’ils ont pris pour un cinglant dénigrement ce qui n’est que la mise à distance que réclame une analyse bien décidée à rompre avec le sens commun. Ceux-là n’ont pu rire que d’un rire commun, le rire de ceux qui croient que seuls les autres s’illusionnent. Mais tous les sociologues, même les plus vigilants, participent aussi du sens commun, car ils ne vivent pas que de leur métier, que dans leur métier. Et les naïvetés du quotidien – telles qu’on peut sociologiquement les dévoiler – ne les épargnent aucunement. À voir de la méchanceté là où il y a détachement, on commence peut-être par rire (du rire malsain que suscitent les faux délices de la méchanceté), mais on finit effectivement par pleurer.

Bourdieu ambigu

Même si elle a un caractère à ce point théorique qu’elle en devient illusoire, une question se pose : les résultats de l’étude rigoureuse du monde social sont-ils susceptibles d’être diffusé dans ledit monde social ? Y sont-ils acceptables ? Y sont-ils utiles ? Bourdieu pensait que oui. Et il y voyait même l’occasion de mettre à la disposition des dominés des moyens (certes très limités) de se déprendre de ce qui, en eux-mêmes, participe de la domination. Cette attitude, qu’il avait timidement adoptée dans Questions de sociologie par exemple (6), il va la radicaliser dès lors qu’il affirmera sa militance dans les dernières pages des Règles de l’art (7). Il y a là une des manifestations de l’ambiguïté de Bourdieu, adepte proclamé d’une neutralité axiologique wébérienne à laquelle il contreviendra sans cesse davantage. On retrouve dans son œuvre une ambiguïté du même type au sujet du déterminisme. Tout ce que Bourdieu a écrit tend inexorablement à conforter l’idée que l’homme est – quoi qu’il en pense – privé de libre-arbitre, déterminé. Et pourtant, au-delà de la seule prudence qui incline à éviter les principes absolus ou radicaux, Bourdieu se révèle séduit par l’idée que l’on puisse – sans doute de façon très partielle – s’arracher aux déterminations, ne serait-ce que par la connaissance de celles-ci.

Je voudrais me risquer ici à formuler une hypothèse. C’est celle d’un parallèle possible entre Pascal et Bourdieu, un parallèle qui dépasse le simple attrait vis-à-vis du premier que le second confesse. Un des principaux tourments de Pascal – sinon le principal – fut sans conteste l’antinomie dont l’homme est frappé, écartelé entre sa misère et sa grandeur (8). C’est sans doute ce qui le conduisit à Jésus, à la fois homme et Dieu, à la fois misérable et grand. D’une certaine façon, il me semble que Bourdieu a été en proie au même tourment. La misère humaine lui est apparue très tôt comme une évidence, une évidence enrageante, obsédante, une évidence qu’il s’acharna à dépasser. Et son Jésus à lui, ce fut la sociologie. Miraculeusement (9), cette discipline – dotée des vertus heuristiques que lui garantit la démarche scientifique – n’est plus seulement un outil de connaissance du monde social ; elle devient une voie d’émancipation, un moyen de relever l’homme de sa chute originelle… (10)
Pierre Bourdieu fut un homme déchiré, mais aussi un homme de génie. Rien ne justifie qu’il soit traité aussi partialement que le font ses thuriféraires, que leurs motivations soient affectives ou politiques (11) ; rien ne justifie davantage qu’il soit traité aussi partialement que le font ses négateurs. L’œuvre – l’œuvre entière – mérite d’être lue sans a priori ; elle bouleverse comme bouleverse l’œuvre de Pascal, notamment parce qu’elle révèle un homme littéralement malade de la condition de l’homme.

On lui objecte sa langue. Elle fait pourtant partie de ce qu’on découvre. Si sa phrase est curieusement prédicative (12), longue, subtilement articulée, elle témoigne ainsi d’un constant souci de dire tout en disant la manière de dire, d’exhiber concomitamment le propos, son origine, ses errements évités, ses interprétations récusées, etc. Son tourment est dans sa langue. Et si Bourdieu est répétitif, c’est à la manière des leitmotivs chez Wagner : toujours revenant, jamais identiques, complétant le discours par leur répétition.

La science encore

Revenons une dernière fois à la science.

Incertaine sur le plan épistémologique, elle l’est tout autant sur le plan social. Qui mieux que Bourdieu a su montrer à la fois ce qui dément la vision idéalisée d’une activité scientifique entièrement vouée à la recherche du vrai et ce qui explique sa supériorité relative dans cette même recherche ?
« Les champs scientifiques, ces microcosmes qui, sous un certain rapport, sont des mondes sociaux comme les autres, avec des concentrations de pouvoir et de capital, des monopoles, des rapports de force, des intérêts égoïstes, des conflits, etc., sont aussi, sous un autre rapport, des univers d’exception, un peu miraculeux, où la nécessité de la raison se trouve instituée à des degrés divers dans la réalité des structures et des dispositions. Il n’existe pas d’universaux transhistoriques de la communication, comme le veulent Apel ou Habermas ; mais il existe des formes socialement instituées et garanties de communication qui, comme celles qui s’imposent en fait dans le champ scientifique, confèrent leur pleine efficacité à des mécanismes d’universalisation comme les contrôles mutuels que la logique de la concurrence impose plus efficacement que toutes les exhortations à l’"impartialité" ou à la "neutralité éthique".
Ainsi, le champ scientifique dans sa dimension générique contredit la vision hagiographique qui célèbre la science comme une exception aux lois communes d’une théorie générale des champs ou de l’économie des pratiques. La compétition scientifique présuppose et produit une forme spécifique d’intérêt, qui ne paraît désintéressée que par comparaison avec les intérêts ordinaires, pour le pouvoir et l’argent notamment, et qui est orientée vers la conquête du monopole de l’autorité scientifique, dans laquelle compétence technique et pouvoir symbolique sont inextricablement confondus. Mais, dans sa dimension spécifique, il se distingue de tous les autres champs (à des degrés différents selon son degré d’autonomie – qui varie selon les spécialités, les sociétés et les époques) par la forme organisée et réglée qu’y revêt la compétition, par les contraintes logiques et expérimentales auxquelles elle est soumise et par les fins de connaissance qu’elle poursuit.
» (pp. 131-132)

Théorisée par certains philosophes (13), l’idée que la démarche scientifique ne vaut pas mieux que toute autre entreprise d’affirmation de la vérité a envahi la doxa. Une forme débridée de scepticisme et de relativisme, abreuvée par les stéréotypes d’ouverture, de tolérance et d’égalité fonctionnant sur le mode simpliste du « tout se vaut car tous se valent » a pénétré la grande majorité des discours dominants (14). Aujourd’hui, il est de bon ton d’assumer sa subjectivité sans prétendre être en quoi que ce soit préoccupé de vérité, sinon de la sienne, une parmi bien d’autres, ni meilleure, ni plus légitime que les autres. Qu’on est loin de Descartes qui jugea bon d’établir des Règles pour la direction de l’esprit, la quatrième – faut-il le rappeler – affirmant avec insistance : « La méthode est nécessaire pour la recherche de la vérité » (15).

Non, la recherche scientifique, dès lors qu’elle prend pour objet des sociétés qui l’ignorent, n’est pas condamnée à l’ethnocentrisme. Elle ne pourrait commettre pareil péché que si elle contrevenait à ses propres exigences. Et dans les rapports que des sociétés occidentales entretiennent avec des sociétés différentes, elle reste la seule voie d’une certaine lucidité sur la subjectivité occidentale. Bien sûr, sur ce point, la meilleure garantie serait que les sociétés s’ignorent totalement. Mais pour d’autres raisons, elles n’en prennent vraiment pas le chemin. Ainsi, le rationalisme quantitatif et l’esprit scientifique – sous des formes quelquefois très altérées – se répandent de plus en plus sur la planète, ce qui fait surgir des questions d’une nature toute différente de celle de la question qui me fut posée et que j’ai répétée au début de la présente note.

Quel est l’avenir de la science ? Bien malin qui pourrait le dire. Je caresse l’espoir – même si je suis enclin à croire que l’on ignore tout, ou presque – que le souci du vrai restera une des principales spécificités de l’esprit humain et que les moyens choisis pour s’y astreindre laisseront une place prépondérante à la raison. Mais il est difficile d’exclure que cela passera par des formes nouvelles qui, par rapport à mes préférences, connaîtront des hauts et des bas. Que Bourdieu n’est-il encore là pour étudier, par exemple, ce que révèle sur l’évolution des champs scientifiques les âpres débats qui opposent ceux qu’on appelle les climato-sceptiques à leurs adversaires ! Nul doute que l’image que la pensée commune se forge de la science en est modifiée et que, par contrecoup, la compétition au sein des champs scientifiques prenne également une tournure nouvelle.

(1) Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Liber, 1997.
(2) Cf. notamment Pierre Bourdieu, Le sens pratique Ed. de Minuit, Le sens commun, 1980, pp. 68-70 et Claude Lévi-Strauss La pensée sauvage, Plon, 1962, pp. 340-341. Il ne faut jamais perdre de vue que, alors que Bourdieu se focalise sur le fonctionnement de la société, c’est le fonctionnement de l’esprit humain qui a toujours – en fin de compte – retenu l’attention de Lévi-Strauss.
(3) Le primat absolu de la raison fut contesté plus d’une fois au cours de l’histoire de la philosophie. Cf. par exemple – et sur la base de considérations bien différentes : Montaigne in II, 12 ("Apologie de Raymond de Sebonde") ou Rousseau in l’Émile ("La profession de foi du vicaire savoyard").
(4) Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992, p. 9.
(5) L’auteur du livre auquel je consacre ma note de lecture du 4 avril 2010 affirme être de ceux-là.
(6) Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Ed. de Minuit, 1984, p. 70.
(7) Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire Seuil, 1992, pp. 459-472.
(8) Cf. les fragments 105 à 118 in Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, Seuil, 1962, pp. 64-68.
(9) Le miracle, chez Pascal, c’est ce qui aide à croire. Le miracle, chez Bourdieu, c’est l’espérance qu’il entretient que le dévoilement des déterminations puisse arracher l’homme à sa misère.
(10) De la même façon que Pascal trouve insupportable le calme et la sérénité avec lesquels Montaigne dit si justement les paradoxes et les impossibilités de la vie et du monde, Bourdieu ne peut comprendre le sang-froid et la placidité que Lévi-Strauss manifeste tout en décrivant une vie et un monde privés de sens.
(11) Qu’il soit clair qu’on peut aimer Bourdieu, le défendre, l’approuver, sans être abusivement partial ; Jacques Bouveresse, je crois, en donne l’exemple.
(12) Champion du relatif, Bourdieu s’exprime cependant par écrit sur un ton apodictique, ce qui peut sembler également ambigu. Mais c’est que, à l’écrit, il suppléait au caractère totalement hésitant, autocorrectif même, de sa pensée, telle qu’elle se révélait lorsqu’il s’exprimait oralement.
(13) Cf. par exemple Richard Rorty.
(14) Y compris un certain discours catholique antipapiste qui regarde volontiers les dogmes chrétiens comme des hypothèses.
(15) René Descartes, Œuvres et Lettres, textes présentés par André Bridoux, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, p. 46. On est tout aussi loin de bien des anti-cartésiens ; je pense par exemple à la manière d'étudier, telle que l'évoque Buffon dans son Premier discours.

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

dimanche 4 avril 2010

Note de lecture : Pierre Verdrager

Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre Bourdieu
de Pierre Verdrager


Je répugne à parler d’un livre que je n’ai pas aimé. Ne serait-ce que parce que la notoriété suffit à bon nombre d’auteurs qui préfèrent ainsi être blâmés plutôt qu’ignorés. Mais il arrive qu’un mauvais livre soit à ce point exemplaire d’une tendance générale qui le dépasse, qu’il offre l’occasion d’éclaircir autre chose que le strict point de vue qu’il défend.

Pierre Verdrager se présente comme un sociologue (1), mais n’allez pas le croire savant pour autant. Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort (2) est un titre qui, à lui seul, situe le propos : nous, c’est aussi Verdrager, et lui comme nous tous subirions donc ces savants qui ont tort ! En l’occurrence, même si son argumentation n’est pas spécifiquement adaptée à sa cible, celle-ci est bien unique : Pierre Bourdieu.

Les ouvrages qui prétendent démasquer Bourdieu sont légion. Ils ne sont pas tous sans intérêt, même si le genre conduit souvent les esprits les plus lucides à préférer pour l’occasion l’humeur à la rigueur (3). Bien sûr, il ne faut pas écarter l’hypothèse que ce soient certains des traits particuliers propres à l’œuvre de Bourdieu qui expliquent ce que l’on pourrait prendre pour une fatalité. Mais mon malaise provient du fait que les critiques en cause se révèlent la plupart du temps incapables de cerner ces traits-là. Comme si contester Bourdieu réclamait de ne rien lui laisser, pas même le bénéfice de la bonne foi. À cet égard, comme sur d’autres choses, le livre de Verdrager est exemplaire.

Je ferai très bref procès des mauvais procédés dont use Verdrager pour estoquer sa victime. Le moindre n’est pas de retourner contre Bourdieu les efforts que celui-ci a consenti pour tenter de mieux comprendre ce qui explique son propre positionnement. Ainsi, au début de sa conclusion, Verdrager reproche à Bourdieu d’être le produit de l’École normale de la rue d’Ulm en des termes qu’il emprunte notamment à l’Esquisse pour une auto-analyse (4), transformant assez déloyalement en aveu un essai d’objectivation d’une subjectivité personnelle. Et je ne perdrai pas mon temps à livrer la véritable signification des phrases vers lesquelles les notes en bas de page renvoient comme des preuves d’une culpabilité audacieusement proclamée ; l’exercice est à la portée de tout qui en jugerait l’enjeu suffisant.

Venons-en à l’essentiel !

Verdrager ouvre une série de fronts sur différentes thématiques (les femmes, les classes populaires, les sciences, l’Algérie, l’épistémologie, la psychanalyse), mais il ne mène qu’une seule guerre et ne brandit qu’un seul étendard : tout le monde se vaut, quel que soit le peuple ou la classe à laquelle on appartienne, et rien ne peut être dit qui ne postule ou ne conforte l’égalité entre les humains. Cette rage égalitariste aboutit sans cesse à balayer d’un revers de main tout jugement de fait qui nuirait à la cause, au profit de jugements de valeur dont la pertinence n’a comme juge que la qualité des intentions.

Au sujet des femmes, La domination masculine (5) serait une injure que Bourdieu leur aurait faite, en ce qu’il prétend qu’elles ont intériorisé leur propre domination. Il aurait méprisé ce que les femmes avaient elles-mêmes à dire sur la question, à savoir qu’elles valent et ont toujours et partout valu les hommes. La Malibran, Callas ou Bartoli ne sont-elles pas là pour montrer que la domination masculine est loin d’être universelle ? (p. 50)

Au sujet des classes populaires, La distinction (6) serait un livre qui révèle le mépris de Bourdieu pour les « gens du commun » (p. 69). Vedrager traite des classes comme si ce que certains appellent des sous-cultures valaient, dans leurs rapports, ce que valent les rapports entre des sociétés distinctes. Opérant un audacieux rapprochement entre les idées de Bourdieu et celles de Lévy-Bruhl, il conclut : « Sous couvert de schématisme pratique, Bourdieu défend une conception misérabiliste et primitivante qui contribue à alimenter les préjugés culturels qui pèsent déjà si lourdement sur les classes populaires. » (p. 61) En fait, on en vient à se demander pourquoi Verdrager prend la peine d’évoquer les classes populaires, tant on ressent sans cesse, à le lire, son souhait de ne plus distinguer aucune classe : « On peut quand même regretter que la théorie de l’habitus, qui a nécessité tant de conjectures théoriques, tant d’efforts déployés, tant de pages noircies, se ramène, lorsqu’elle est appliquée, à une sorte de bulle-bulle à homologies – le fameux "démon de l’analogie" – dont le réalisme et la complexité ont beaucoup de peine à rivaliser avec des images d’Épinal. Aucun être au monde ne dispose d’une telle cohérence : on peut aimer Dusapin et s’habiller vieux jeu, avoir un intérieur baroque et manger des sushis, être "traditionaliste" en musique et "moderniste" en architecture, être très "cercle de Vienne" et aimer les romans policiers. » (p. 67) On peut même être sociologue et s’appeler Verdrager ! En l’occurrence, un sociologue qui, plutôt que d’étudier le monde social, le rêve à l’aune de ses préférences : « Il va de soi que toute politique éducative devrait militer pour que Harvard soit accessible à tous. » (p. 59)

Au sujet de l’Algérie, l’accusation a une portée méthodologique beaucoup plus intéressante. On est là dans le domaine de l’anthropologie et Verdrager pose la délicate question de savoir sur quoi repose la légitimité de l’ethnologue quant à dire ce qu’il en est d’une société qui ne pratique pas elle-même cette discipline. User d’une démarche scientifique à propos de la société kabyle, ce serait pécher par ethnocentrisme, un ethnocentrisme d’autant plus pervers et « paradoxal qu’il s’effectue au nom du rejet de l’ethnocentrisme. » (p. 101) Le reproche équivaut une nouvelle fois à assimiler la rigueur de la démarche au signe d’un sentiment de supériorité que l’égalité foncière des humains et des peuples condamne. Je ne résiste pas ici à l’envie de donner un exemple – un seul parmi une multitude d’autres – de la façon dont Verdrager blâme Bourdieu. Il écrit : « Aussi les Kabyles ne "pensent"-ils pas : ce sont les "schèmes pratiques" dont ils sont dotés qui "traitent" les objets auxquels ceux-ci sont confrontés. » (p. 28) Et il renvoie, pour les mots mis entre guillemets, au Sens pratique (7), page 403. Le mot "pensent" ne figure pas à la page 403 citée et, de toute façon, le procédé qui consiste à mettre entre guillemets le verbe d’une phrase dont on est l’auteur du reste, et donc de l’idée que la phrase exprime, mérite peu de respect. Quant aux autres mots mis entre guillemets, on les retrouve bien page 403, quelque peu adaptés ; voici dans quel contexte : « Actes de procréation, c’est-à-dire de re-création, le mariage et le labour sont pratiquement traités comme46 actes masculins d’ouverture et d’ensemencement […] ». Et la note de bas de page 46 est ainsi libellée : « Je dis "pratiquement traités comme" pour éviter de mettre dans la conscience des agents (en disant par exemple "vécus comme" ou "conçus comme") la représentation que l’on doit construire pour comprendre les pratiques objectivement orientées par le schème pratique et pour communiquer cette compréhension. » Il est clair que, averti de la difficulté – et de l’audace, même – qu’il y a à tenter de donner le sens de pratiques qu’induisent au moins pour partie des déterminations peu conscientes, Bourdieu choisit la formule « traités comme » qui rejoint ce choix méthodologique lévi-straussien de considérer la structure comme un modèle dont la validité ne tient qu’au "comme si" ; les choses se passent comme si elles obéissaient au modèle, mais seulement comme si. Et la démarche vaut pour toutes les sociétés, y compris la nôtre, y compris donc celle à laquelle la sociologie voue ses efforts. Y voir un ethnocentrisme du second degré trahit l’aveuglement de quelqu’un qui réfute toute valeur à la rigueur scientifique.

Au sujet de la psychanalyse, Verdrager s’emploie à prouver une collusion entre les psychanalystes et Bourdieu, ce qui lui permet d’accuser ce dernier d’user de cette théorie freudienne de la résistance si justement critiquée. Pour établir cette accusation, il se contente de prétendre que Bourdieu dit « des choses strictement contradictoires » (p. 158) et d’évoquer des concepts ici déniés et là revendiqués, sans mesurer que le champ sémantique des mots induit et autorise continûment ce genre de paradoxe apparent. Mais le point capital de la charge de Verdrager, c’est évidemment l’inconscient. Sa répugnance à l’égard de l’idée d’un déterminisme des actes humains est à ce point grande, qu’il veut à tout prix prendre en défaut de contradiction tout qui l’accepte un tant soit peu. Ainsi, il affirme que « Bourdieu, dans ses pages les plus dures contre Lévi-Strauss, reprochait à ce dernier la place qu’il accordait à l’inconscient. » (p. 165) Et il renvoie pour justifier cette affirmation à la page 69 du Sens pratique, page qu’il n’a donc manifestement pas comprise (8). Car Bourdieu n’y conteste pas du tout la place que Lévi-Strauss accorde au non-conscient, mais bien plutôt – pour le dire de façon très simplifiée – la manière dont ce dernier évacue l’histoire pour lui préférer le fonctionnement naturel de l’esprit. (9)

Tout cela – les femmes, les classes populaires, l’Algérie, la psychanalyse – n’est pas encore vraiment l’essentiel. Le point fondamental de la critique, c’est la nature scientifique des travaux de Pierre Bourdieu. On sait combien ce dernier a beaucoup réfléchi à la scientificité, à commencer par la sienne propre. Mais ce ne sont pas ces interrogations que Verdrager conteste. Plus généralement, c’est la science qui le dérange. Elle le dérange en ce qu’elle pousse à établir une séparation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Ce qui rompt l’égalité des humains. Et pour qu’aucune ambiguïté ne subsiste, c’est aux sciences de la nature que Verdrager s’en prend. Ainsi, à propos du sida, il défend l’idée que les militants d’Act Up ont participé de manière décisive aux progrès de la lutte contre la maladie, ce que Bourdieu, trop attaché à l’autonomie de la science, n’aurait pas compris. Citant l’association et Didier Lestrade, il n’hésite pas à écrire : « Bourdieu, tout affairé à théoriser et à valoriser la "barrière à l’entrée" des champs, non seulement ne facilita pas la tâche des activistes, mais contribua, sur le plan théorique, à empêcher les actupiens de "forcer la porte des institutions scientifiques" (10) et d’opérer la "destruction progressive des frontières entre science et société, entre médecins et patients" (11). Bourdieu ne cessait de répéter qu’on ne jugeait pas de la validité d’un théorème au suffrage universel. » (p. 88-89) Dans ce contexte, Bachelard n’est évidemment pas épargné, lui qui a eu le culot de prétendre que la science se construisait contre le sens commun (12).

Je vois dans le livre de Pierre Verdrager un constant souci de dénoncer la science, en ce qu’elle dénierait au peuple toute lucidité, et de célébrer la liberté, en tant qu’elle prouverait l’inanité de tout déterminisme. Il rejoint en cela ce que l’air du temps doit au retour du sujet et à ce relativisme de mauvais aloi qui place toutes les croyances sur le même pied, au rang desquelles la démarche scientifique est ramenée. Assurément, l’argumentation est souvent faible, quelquefois sotte (13). Mais c’est précisément la convergence du propos avec la doxa d’aujourd’hui – contre laquelle il n’est pas vain de répéter qu’il faut lutter – qui en fait le succès (14).

En définitive, Bourdieu est pour peu dans cette charge contre la science au nom de la démocratie. Et l’on sent bien que les reproches qui lui sont adressés visent d’autres, encore vivants : « […] il n’est pas certain qu’on doive considérer comme un bon guide quelqu’un qui n’avait pas de vrai respect pour ses objets, qui disait pis que pendre des associations, quelqu’un qui ne croyait pas en l’intelligence des gens, qui faisait dépendre le changement social de la survenue de miracles, qui considérait toute prise de conscience comme une impossibilité et qui avait une si haute idée de la sociologie qu’il voyait le reste du monde en tout petit. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les militants n’ont pas besoin de guide ni d’homme providentiel capables d’indiquer ce qui est à faire : la science peut peut-être informer modestement l’action, certainement pas s’y substituer. » (p. 221) En lisant cela, on en vient à se demander ce qui pousse l’auteur à poursuivre une carrière de chercheur en sociologie, plutôt que s’enquérir de la cause dont il pourrait devenir le parfait militant.

Quant à Bourdieu, il est certain que son œuvre n’est pas sans poser de multiples problèmes. Et, au passage, il arrive que Verdrager en effleure l’un ou l’autre. Mais ceux-ci, face à la consistance, à l’épaisseur, au poids de cette œuvre, méritent autre chose qu’une polémique superficielle qui en réduit les enjeux à des vices du caractère.

(1) Cf. son autobiographie à l’adresse Internet suivante : http://verdrager.free.fr/BIO/Biographie_de_Pierre_Verdrager.htm.
(2) Pierre Verdrager, Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre Bourdieu, Éd. La découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2010.
(3) Deux exemples, un ancien et un récent : Le savant et la politique : essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu (Grasset, 1998) de Jeannine Verdès-Leroux et Pourquoi Bourdieu de Nathalie Heinich (Gallimard, 2007).
(4) Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004.
(5) Seuil, 1998.
(6) Ed. de Minuit, 1979.
(7) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Ed. de Minuit, Le sens commun, 1980.
(8) S’il fallait une preuve supplémentaire de cette incompréhension, il suffirait de se reporter à ce que Bourdieu écrivait page 13 du même Sens pratique : « C’est un autre mérite de Claude Lévi-Strauss que d’avoir donné les moyens d’accomplir jusqu’au bout la rupture, instaurée par Durkheim et Mauss, avec l’usage du mode de pensée mythologique dans la science des mythologies, en prenant résolument pour objet ce mode de pensée au lieu de le faire fonctionner, comme l’ont toujours fait les mythologues indigènes, pour résoudre mythologiquement des problèmes mythologiques. ». Il s’agit bien là de prendre en compte la part non consciente du mythe.
(9) C’est que Bourdieu s’attache au caractère auto-alimentant des déterminations, qui constituera un point essentiel de sa théorie de l’habitus.
(10) ACT UP Paris, Le sida. Combien de divisions ? Dagorno, 1994, p. 60.
(11) Didier Lestrade, Act up. Une histoire, Denoël, p. 163.
(12) Cf. pp. 137-144.
(13) On ne peut que rire en découvrant que Verdrager trouve insultantes les considérations émises par Bourdieu (in Méditations pascaliennes, pp. 182-183), dans le prolongement de celles de Sartre, à propos du garçon de café. (p. 203)
(14) J’ignore jusqu’où ira ce succès. Je me contente de prendre acte du fait que certains critiques, par exemple Gilles Bastin dans Le Monde du 12 mars 2010, font l’éloge du livre.

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut