samedi 29 janvier 2011

Note de lecture : Montaigne et la maladie

Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
de Montaigne


Je viens d’écouter en différé le numéro de l’émission « Répliques » (1) – celui du 15 janvier 2011 – consacré à Balthasar Gracián. Alain Finkielkraut avait invité Marc Fumaroli et Stéphan Vaquero à l’occasion de la nouvelle édition de L’homme de cour (2). Et l’écoute de cette émission m’a fait penser au chapitre XXV du Livre II des Essais de Montaigne. J’explique pourquoi.

La lecture de L’homme de cour de Gracián me plonge dans une très grande perplexité. Non qu’il ne soit possible de comprendre chacune des trois cents maximes qui y sont commentées, mais parce qu’il est malaisé de cerner l’intention générale qui a présidé à la rédaction de l’ouvrage. S’agit-il de préconiser les bonnes manières, celles dont Rousseau dénoncera l’hypocrisie un siècle plus tard (comme cela fut avancé lors de l’émission du 15 janvier) ? S’agit-il plutôt de défendre une forme de sagesse qui sache faire sa part à la nécessité ? Ou encore de manifester une conception du monde, voire de la politique, fondée sur le cynisme le plus machiavélien qui soit ? À moins que ce ne soit la manifestation d’une prise de conscience de la nouvelle complexité du monde, telle que la première maxime (3) semble le suggérer ? J’avoue ne pas pouvoir trancher. Et ce n’est pas ce que je sais de la vie de Balthasar Gracián qui m’aidera, tant il semble avoir souvent vécu au mépris des maximes qu’il expose.

Des spécialistes de Gracián – dont je ne suis évidemment pas – peuvent certainement se révéler moins hésitants, en avançant mille arguments en faveur de telle ou telle lecture de L’homme de cour. Mais cela pourrait n’être que l’illustration de cette inclination si répandue à vouloir que les auteurs de qualité tranchent les questions que nous n’aimons pas laisser en suspens.

On aime volontiers dire que les grands textes doivent leur pérennité à leur polysémie. Mais cela n’explique rien. La question dissimulée derrière ce poncif, c’est celle de la validité d’une pensée qui doit sa force à une certaine incohérence, à tout le moins à son refus du système. Que ce soit sciemment ou non, Gracián offre un ensemble de maximes dont chacune, sans se préoccuper des autres, vise à exprimer sur chaque question ce qu’il y a de mieux à dire. Ce qui donne l’impression que l’éclairage vient tantôt de droite, tantôt de gauche, tantôt du dessus, tantôt du dessous. Qui peut prétendre que cette façon de faire n’est pas quelquefois le meilleur parti à prendre face aux infirmités structurelles de la pensée humaine ?

Dans « De ne contrefaire le malade » (4), Montaigne offre un bel exemple d’une pensée qui refuse d’enfermer ses conquêtes dans les limites de la question.

Faut-il ou non contrefaire le malade ? Est-ce opportun ?

Non, commence-t-il par nous dire, à partir de l’exemple de Cœlius, lequel simulait souffrir de la goutte pour échapper à la servilité envers les grands et qui finit, selon Martial, par la contracter. Et aussi, autre exemple, d’un homme qui, pour fuir la proscription, feignit d’être borgne, jusqu’à ce que, selon Appien, il le devint vraiment. Et deux raisons sont avancées, sans que l’on puisse trancher la question de savoir en laquelle des deux Montaigne voit la cause la plus déterminante : le « mauvais ply », d’abord, qu’un « corps ainsi tendre en peut recevoir » ; « la fortune », ensuite, qui « se joue à nous prendre au mot ». (p. 726)

Il y aurait bien là un peu de superstition, apte à exagérer le danger dans le premier cas (on s’abîme irrémédiablement en se rendant laid, si fugacement que ce soit), suggérant de ne pas braver la chance dans le deuxième cas. J’ai le souvenir de m’être entendu dire, étant enfant, que si les cloches sonnaient alors que je faisais une grimace, je ne pourrais jamais plus m’en déprendre.

Mais… « De tout temps j’ay apprins de charger ma main et à cheval et à pied, d’une baguette ou d’un baston : jusques à y chercher de l’elegance, et m’en sejourner [m’y appuyer], d’une contenance affettée. Plusieurs m’ont menacé, que fortune tourneroit un jour ceste mignardise en necessité. Je me fonde sur ce que je seroy le premier goutteux de ma race. » (p. 726) Montaigne brave donc la menace – ici c’est la chance qui est brandie – et, alors qu’il vient d’affirmer que les « mères ont raison de tancer leurs enfans, quand ils contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres defauts de la personne » (p. 726), il estime qu’il peut persévérer dans ce qui n’est pourtant guère vertueux – une mignardise –, au motif que l’hérédité lui épargnerait que sa coquetterie se transforme en nécessité.

Et puis, voilà qu’il se laisse emporter « hors de son propos (p. 727) : « alongeons ce chapitre et le bigarrons d’une autre piece » (p. 726) (5) écrit-il. Et il en vient à citer Sénèque, plus précisément une des Lettres à Lucilius, la cinquantième. Le plus simple est de la reproduire ici (6) :
« Que peu d’hommes connaissent leurs défauts.
J’ai reçu ta lettre plusieurs mois après son envoi. J’ai donc cru superflu de demander au porteur ce que tu faisais. Il a certes bonne mémoire s’il s’en souvient ; toutefois j’espère que ta façon de vivre est telle que, n’importe où tu sois, je sais ce que tu fais. Car que ferais-tu, sinon te rendre meilleur chaque jour, te dépouiller de quelque erreur, reconnaître tes fautes à toi dans ce que tu crois celles des choses ? Quelquefois on impute aux lieux ou aux temps tel inconvénient qui partout où nous irons doit nous suivre. Harpaste, la folle de ma femme est restée chez moi, tu le sais, comme charge de succession ; car pour mon compte j’ai en grande aversion ces sortes de phénomènes : si parfois je veux m’amuser d’un fou, je n’ai pas loin à chercher, c’est de moi que je ris. Cette folle a subitement perdu la vue, et, chose incroyable mais vraie, elle ne sait pas qu’elle est aveugle : à tout instant elle prie son guide de déménager, disant que la maison est sombre et qu’on n’y voit goutte. Ce qui en elle nous fait rire nous arrive à tous, n’est-il pas vrai ? Personne ne se reconnaît pour avare, personne pour cupide. L’aveugle du moins cherche un conducteur ; nous, nous errons sans en prendre et disons : « Je ne suis pas ambitieux ; mais peut-on vivre autrement à Rome ? Je n’ai point le goût des dépenses : mais la ville en exige de grandes ; ce n’est point ma faute si je m’emporte, si je n’ai pas encore arrêté un plan de vie fixe ; c’est l’effet de la jeunesse. »
Pourquoi nous faire illusion ? Notre mal ne vient pas du dehors ; il est en nous ; il a nos entrailles mêmes pour siège. Et si nous revenons difficilement à la santé, c’est que nous ne nous savons pas malades. Même à commencer d’aujourd’hui la cure, quand chasserons-nous tant de maladies toutes invétérées ? Mais nous ne cherchons même pas le médecin, qui aurait moins à faire si on l’appelait au début du mal : des âmes novices et tendres suivraient ses salutaires indications. Nul n’est ramené difficilement à la nature, s’il n’a divorcé avec elle. Nous rougissons d’apprendre la sagesse ; mais assurément s’il est honteux de chercher qui nous l’enseigne, on ne doit pas compter qu’un si grand bien nous tombe des mains du hasard. Il y faut du travail. Et à vrai dire, ce travail même n’est pas grand, si du moins, je le répète, nous nous sommes mis à pétrir notre âme et à la corriger avant qu’elle ne soit endurcie dans ses mauvais penchants. Fût-elle endurcie, je n’en désespérerais pas encore ; il n’est rien dont ne vienne à bout une ardeur opiniâtre, un zèle actif et soutenu. Le bois le plus dur, même tordu, peut être rappelé à la ligne droite ; les courbures d’une poutre se rectifient sous l’action du feu : née tout autre, notre besoin la façonne à ses exigences. Combien plus aisément l’âme reçoit-elle toutes les formes, cette âme flexible et qui cède mieux que tous les fluides ! Qu’est-elle autre chose en effet qu’un air combiné de certaine façon ? Or tu vois que l’air l’emporte en fluidité sur toute autre matière, parce qu’il l’emporte en ténuité ? Crois-moi, Lucilius, ne renonce pas à bien espérer de nous par le motif que la contagion nous a déjà saisis et nous tient dès longtemps sous son empire. Chez personne la sagesse n’a précédé l’erreur : chez tous la place est occupée d’avance. Apprendre les vertus n’est que désapprendre les vices. Mais il faut aborder cette réforme avec d’autant plus de courage qu’un pareil bien une fois acquis se conserve toujours. On ne désapprend pas la vertu. Le vice rongeur est en nous une plante étrangère ; aussi peut-on l’extirper, le rejeter au loin : il n’est de fixe et d’inaltérable que ce qui vient sur un sol ami. La vertu est conforme à la nature ; les vices lui sont contraires et hostiles. Mais si les vertus une fois admises dans l’âme n’en sortent plus et sont aisées à entretenir, pour les aller quérir les abords sont rudes, le premier mouvement d’une âme débile et malade étant de redouter l’inconnu. Forons donc la nôtre à se mettre en marche. D’ailleurs le remède n’est pas amer : l’effet en est aussi délicieux qu’il est prompt. La médecine du corps ne procure le plaisir qu’après la guérison : la philosophie est tout ensemble salutaire et agréable.
»

Qu’est-ce que Montaigne en déduit ?
« Ne cherchons pas hors de nous nostre mal, il est chez nous : il est planté en nos entrailles. Et cela mesme, que nous ne sentons pas estre malades, nous rend la guerison plus malaisée. Si nous ne commençons de bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourveu à tant de playes et à tant de maux ? Si avons nous une très-douce medecine, que la philosophie : car des autres, on n’en sent le plaisir, qu’après la guerison, ceste cy plaist et guerit ensemble. » (p. 727)

Voilà qui confirme que la seule maladie qui vaut notre attention constante, c’est celle de l’esprit (comme le répète Bernard Sève), qu’on est malade alors même qu’on se croit en bonne santé, et que le chemin à prendre est celui d’un travail sur soi, à la fois agréable et nécessaire. À ce travail-là, on peut donner le nom de philosophie.

Est-on autant hors de propos que Montaigne le dit, par rapport aux questions que posent ceux qui contrefont les malades ? Peut-être pas, car il est en définitive plus important de se préoccuper des maux dont on ignore souffrir que de ceux dont on mime d’être accablé. Et même si la question est d’une autre nature, « il y a du profit au change. » (p. 727)

(1) France Culture, le samedi de 9 h 10 à 10 h. Je recommande la lecture de la présentation générale de l’émission, telle qu’elle figure sur son site Internet, à l’adresse suivante : http://www.franceculture.com/emission-repliques.html-0 ; je partage complètement le constat sur lequel elle est basée.
(2) Balthasar Gracián, L’homme de cour (1ère éd. en 1647) trad. de Nicolas Amelot de la Houssaie en 1684, éd. préparée par Sylvia Roubaud, préc. d’un essai de Marc Fumaroli, Gallimard, Folio, 2010. La traduction de Nicolas Amelot de la Houssaie est disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/L%27Homme_de_cour.
(3) « Tout est maintenant au point de sa perfection, et l’habile homme au plus haut. Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage, qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept ; et il faut en ce temps-ci plus d’habileté pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple. »
(4) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 725-727.
(5) Au chapitre II, XX, « Nous ne goustons rien de pur », il est dit que l’homme « en tout et par tout, n’est que rappiessement et bigarrure » (Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 712).
(6) C’est simple, car dans la traduction qu’en a faite Joseph Baillard au XIXe siècle, elle est libre de tout droit. On la trouve sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_%C3%A0_Lucilius/Lettre_50.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

mercredi 12 janvier 2011

Note de lecture : Judith Revel

Foucault, une pensée du discontinu
de Judith Revel


J’ai hésité à commenter de quelque façon que ce soit le livre de Judith Revel, Foucault, une pensée du discontinu (1). Pourquoi ? D’abord parce que je connais assez mal l’œuvre de Foucault, trop peu en tout cas pour me permettre de juger de tout ce qu’elle en dit. Ensuite parce que je suis facilement agacé par les foucaldiens – davantage que par Foucault lui-même, d’ailleurs – et que je me méfie fort de mes agacements. Et puis, malgré tout, surmontant cette hésitation, il m’a paru possible de relever une petite chose que la lecture de ce livre m’a inspirée.

Ce que Judith Revel tente dans son livre, c’est de démontrer que, si l’œuvre de Foucault est continûment préoccupée par le discontinu, cette œuvre elle-même – toute sinueuse qu’elle soit – se développe de façon cohérente et continue à partir d’un seul et même questionnement. Ainsi, lorsque Judith Revel évoque la dernière partie de l’œuvre de Foucault, elle s’exprime comme ceci :
« Ce que nous aimerions à présent montrer, c’est que ce "retour" au sujet n’est en rien une invalidation des analyses précédentes. Bien au contraire, on ne peut en saisir le poids qu’en l’ancrant dans ce qui le précède. Une fois encore, l’extrême cohérence du parcours foucaldien impose qu’on abandonne un modèle de lisibilité fondé sur une continuité simpliste et qu’on tente, à l’inverse d’une approche linéaire et presque "mécanique" de la progression de Foucault, de retrouver le mouvement d’un questionnement complexe : un dynamisme lié tout autant aux difficultés rencontrées qu’aux acquis, et dont le moteur paraît être la volonté sans cesse relancée de dépasser en les reformulant les points de blocage rencontrés. On en revient donc une fois de plus à cette étrange "discontinuité" qui est réellement au centre du travail de Foucault, et dont on voit toujours davantage comment elle semble jouer simultanément à deux niveaux : à la fois comme objet d’analyse à travers l’étude de la manière dont se sont historiquement reformulés un certain nombre de discours de savoir et de pratiques de pouvoir, de stratégies de résistance et de modification des dispositifs normatifs, et comme processus interne à la problématisation critique de ces objets eux-mêmes. En somme : à la fois comme caractéristique de l’histoire des systèmes de pensée et comme marque de l’analyse produite à partir de cette histoire. » (p. 222)
Ce qui amène Judith Revel à écrire :
« Si l’on voit clairement que, pour Foucault, l’enjeu est ici de réaffirmer l’idée d’un isomorphisme du savoir qui obéisse à des lois d’évolution historique spécifiques et qui, loin de démentir ses formes précédentes, procède par reformulations successives de sa propre cohérence d’ensemble (c’est-à-dire tout à la fois par extension et par réajustements), il est non moins frappant de constater que ce que dit Foucault pourrait tout aussi bien être appliqué à Foucault lui-même. » (p. 223)

Personnellement, cette argumentation me plonge dans des abîmes de perplexité. Car se saisir du fait que Foucault s’est intéressé à la discontinuité (peut-être devrait-on plutôt dire aux transitions) pour faire de celle-ci l’élément de cohérence dont ses changements de problématique semblent le priver est certes assez astucieux, mais peut-être trop. S’il est souvent utile, lorsqu’on se penche sur une œuvre, de sortir d’hésitation en inclinant davantage vers la qualité que vers le défaut, vers le discernement que vers l’aveuglement, vers le sens que vers l’absurdité, vers la cohérence que vers la confusion, il est un moment où la complaisance trahit l’œuvre à son bénéfice. Et je crains qu’ici, on ait franchi ce point. L’œuvre de Foucault souffre, je crois, d’incohérences et de confusions ; les noter pour en faire le signe d’une cohérence et d’une clarté paradoxale témoigne probablement davantage d’un attachement à l’auteur que d’une véritable lucidité sur son œuvre.

Arrêtons-nous un instant sur ce à quoi cette façon d’envisager la pensée foucaldienne aboutit lorsqu’il est question de l’évolution de la science :
« […] la manière dont procède la pensée de Foucault est, elle aussi, une dynamique de l’extension et du réajustement dont la linéarité fait problème, mais dont la cohérence radicale ne peut en aucun cas être réduite à une logique de la correction ou du démenti. Pour utiliser une métaphore spatiale simple, la pensée foucaldienne, à l’image du système des savoirs/pouvoirs qu’il s’attache à décrire dans son évolution, n’avance pas par vérifications d’erreurs successives – comme nous l’a longtemps fait croire l’histoire des sciences –, mais par élargissements : non pas une marche de crabe – une avancée dans le présent par exclusion/correction des formes passées –, mais une spirale s’enroulant sur elle-même et dont la boucle n’a de cesse d’élargir son mouvement d’inclusion. » (p. 224)
Soyons de bon compte, cette idée de spirale – qui fait penser à Vico (2) – offre une image métaphorique de la science qu’il est bien malaisé d’admettre. Et si même elle correspondait à quelque chose dans l’histoire des savoirs, elle n’en représenterait sûrement pas le moteur, mais plutôt l’effet. Car ce qui a poussé les scientifiques à inventer, c’est assurément le souci de corriger des erreurs, avec ce que permet une méthode propre à les débusquer.

Et c’est ici que je voudrais hasarder moi-même une idée qui m’était déjà venue à la lecture de Foucault et que certains passages du livre de Judith Revel me semblent conforter un peu. Si, entre les années 70 et aujourd’hui, le rapport à la science a changé, si une nouvelle épistémè – pour user d’un mot foucaldien – a vu le jour, Foucault y est peut-être un tant soit peu pour quelque chose. Dans le chapitre V de son livre – intitulé "Penser, agir" –, Judith Revel cite Foucault alors que celui-ci s’exprime en 1971 (3) à propos du Groupe d’information des prisons :
« Le Groupe d’information sur les prisons vient de lancer sa première enquête. Ce n’est pas une enquête de sociologues. Il s’agit de laisser la parole à ceux qui ont une expérience de la prison. Non pas qu’ils aient besoin qu’on les aide à "prendre conscience" : la conscience de l’oppression est là, parfaitement claire, sachant bien qui est l’ennemi. Mais le système actuel lui refuse les moyens de se formuler, de s’organiser […]. Notre enquête n’est pas faite pour accumuler des connaissances, mais pour accroître notre intolérance et en faire une intolérance active […]. Comme premier acte de cette "enquête-intolérance", un questionnaire est distribué régulièrement aux portes de certaines prisons et à tous ceux qui peuvent savoir ou qui veulent agir. » (pp. 173-174)
On remarquera qu’ici Foucault précise qu’il ne s’agit pas d’une enquête sociologique, qu’il ne s’agit pas d’accumuler des connaissances. Judith Revel présente ces propos comme suit :
« […] la position de Foucault est éloignée d’une conception qui voudrait faire des avant-gardes l’instrument d’une prise de conscience des masses exploitées, ou bien encore – mais est-ce bien différent ? – qui chercherait à considérer l’intellectuel organique comme le porteur d’une bonne parole révolutionnaire. On a déjà vu à quel point la position philosophique de Foucault était différente de celle de Sartre ; ici, le différend est redoublé par une profonde divergence quant à la fonction politique de l’intellectuel ; et, bien que l’un comme l’autre aient travaillé de concert (et parfois ensemble) au GIP, il est impossible de ne pas voir à quel point Foucault se refuse à assumer une quelconque position de "surplomb". » (pp. 174-175)
Et ce mot surplomb (4), Judith Revel le commente dans une note en bas de page ainsi rédigée :
« Ce thème est au centre de nombreuses interventions de Foucault à partir du début des années 1970. Voir le texte de l’entretien entre Foucault et Deleuze, "Les intellectuels et le pouvoir", […] Foucault y affirme par exemple : "[…] ce que les intellectuels ont découvert depuis la poussée récente, c’est que les masses n’ont pas besoin d’eux pour savoir ; elles savent parfaitement, clairement, beaucoup mieux qu’eux ; et elles le disent fort et bien. Mais il existe un système de pouvoir qui barre, interdit, invalide ce discours et ce savoir. […] Eux-mêmes, intellectuels, font partie de ce système. Le rôle de l’intellectuel n’est plus de se placer 'un peu en avant ou un peu à côté' pour dire la vérité muette de tous ; c’est plutôt de lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l’objet et l’instrument : dans l’ordre du 'savoir', de la 'vérité', de la 'conscience', du 'discours'" […] » (p. 175)
Un peu plus loin, Foucault est à nouveau cité :
« Ces enquêtes ne sont pas destinées à améliorer, à adoucir, à rendre plus supportable un pouvoir oppressif. Elles sont destinées à l’attaquer là où il s’exerce sous un autre nom – celui de la justice, de la technique, du savoir, de l’objectivité. Chacune doit donc être un acte politique. » (5)
Et, dans une nouvelle note en bas de page, Judith Revel précise :
« Il est frappant de voir la proximité de ce type d’analyse avec ce qu’en Italie on appelle au même moment les "auto-enquêtes" (autoinchieste). Depuis le début des années 1960, le groupe de la revue Quaderni dirigé par R. Panzieri, R. Alquati, M. Tronti et A. Negri a en effet théorisé la pratique de l’enquête comme geste politique de réappropriation subjective des savoirs. Comme le montre bien la récente publication des archives du GIP […], il est probable que Foucault a eu accès à ces textes : le GIP est dès sa naissance directement lié au groupe italien Soccorso Rosso, lui-même fondé par des militants du groupe d’extrême gauche italien Lotta Continua […]. La pratique politique de l’enquête deviendra dans les années 1970 l’un des fondements les plus importants de la contestation sociale et politique transalpine, en particulier au sein du courant operaista (ouvriériste) lié au groupe Potere Operaio (Pouvoir ouvrier). » (p. 177)

L’idée que tout cela conforte, c’est celle qu’il n’est pas impossible que Foucault ait joué un rôle non négligeable dans la manière dont bien des praticiens des sciences sociales ont abandonné le projet d’élucider les déterminations cachées des comportements pour rendre une nouvelle fois (comme l’avait fait le marxisme en magnifiant la conscience de classe (6) des ouvriers) une valeur heuristique à la doxa et, par la même occasion, pour éviter de désespérer ceux qui imaginent que renverser les pouvoirs suffit à faire éclore quelque chose qui mérite le nom de vérité. Bien sûr, c’est là une idée qui mériterait d’être soigneusement vérifiée en étant notamment soumise à des spécialistes de Foucault plus qualifiés que moi. D’autant que les précisions apportées par Judith Revel sur les liens avec les groupes d’extrême gauche italiens doivent se lire en gardant à l’esprit qu’elle est la compagne d’Antonio Negri.

La sociologie pragmatique – j’ai déjà eu l’occasion de le dire – m’apparaît comme une négation des ambitions de rigueur scientifique que l’école française de sociologie avait nourries. Évidemment, l’éclosion de cette épistémè nouvelle ne concerne pas que les sciences de l’homme. Car la rigueur scientifique dans le domaine des sciences dures a également laissé apparaître bien des relâchements. Reste que la question du rôle que Foucault a joué dans cette évolution – fût-ce contre son gré et fût-ce même contre ses convictions – me paraît mériter l’attention.

J’aimerais que l’on m’apporte des éléments me permettant de mesurer combien je me trompe peut-être à propos de Foucault. Mais ce que je découvre assez fortuitement, sans chercher, me conforte plutôt dans ma perplexité. Ainsi, était-il naïf de ma part de croire que lorsque Michel Foucault parlait de la vie autre, lorsqu’il suggérait de faire de sa vie une œuvre d’art, il exprimait une ambition d’une hauteur morale peu compatible avec les paradis artificiels ? C’est tout récemment que j’ai découvert que, très probablement, je me trompais. (7) Ce n’est pas – je crois – faire preuve d’un excès de pruderie que d’estimer que, parmi les choses qu’il faut bannir du comportement si l’on veut accéder à une vie autre – entendez une vie autant maîtresse que possible d’elle-même, aussi proche que possible de la vérité, pour ne pas dire de la vérédiction –, il y a l’usage des drogues. Cela n’enlève rien à ce que Foucault a écrit, ni même publiquement dit. Mais cela ne m’incite guère à déployer un maximum d’effort pour donner du sens – et le meilleur possible – à ce que je perçois a priori comme en manquant singulièrement.

(1) Judith Revel, Foucault, une pensée du discontinu, Mille et une nuits (Fayard), 2010.
(2) Selon Vico, l’âge des dieux, l’âge des héros et l’âge des hommes se succèdent en une spirale (récurrence des choses humaines ; résurgence des nations) parce qu’ils font revenir le même modifié (cf. Giambattista Vico, La science nouvelle, [1ère éd. en italien : 1725] trad. par Alain Pons, Fayard, 2001, pp. 507-530).
(3) Michel Foucault, « Sur les prisons », J’accuse, n° 3, 15 mars 1971.
(4) Le mot m’a évidemment fait penser à Luc Boltanski (dont j’ai récemment lu le dernier livre) et à la manière dont il récuse cette posture pour le sociologue.
(5) Michel Foucault, « Préface » à Enquête dans vingt prisons, Paris, Champ libre, coll. "Intolérable", n° 1, 28 mai 1971.
(6) Évidemment, le marxisme offrait une place importante à l’avant-garde du prolétariat, fût-elle intellectuelle, ce que Foucault récuse.
(7) C’est la lecture d’un article que Jean Birnbaum a consacré au dernier livre de Mathieu Lindon, Ce qu’aimer veut dire (POL, 2011) et qui est paru dans Le Monde du 7 janvier 2011 (p. 3 du "Monde des livres") qui m’a ouvert les yeux. Une phrase du livre y est citée, une phrase que je trouve personnellement affligeante quant aux vertus que l’on pouvait prêter au LSD dans l’entourage de Foucault, même s’il n’est pas question d’affirmer qu’elle correspond à ce que Foucault lui-même en pensait : « Parfois, pendant le trip, écrit Lindon, j’ai une compassion extraordinaire pour mon père que j’aime, dont je pense que l’acide multiplierait l’intelligence et le bonheur, et dont je sais que, de sa propre volonté, au grand jamais même il n’imaginera en avaler un. »

Autres notes sur Foucault :
Le courage de la vérité - Première note
Le courage de la vérité - Deuxième note
Le courage de la vérité - Troisième note
Le courage de la vérité - Quatrième note
Le courage de la vérité - Cinquième note
L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
À propos de la misère en milieu étudiant
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse

mercredi 5 janvier 2011

Note de lecture : Michel Foucault et Pierre Bourdieu

L’ordre du discours
de Michel Foucault
et La leçon sur la leçon
de Pierre Bourdieu


Pourquoi cette envie de risquer une comparaison entre Foucault et Bourdieu ? (1) C’est en lisant le livre de Judith Revel, Foucault, une pensée du discontinu (2) que j’ai éprouvé le besoin de me replonger dans L’ordre du discours de Foucault (3), ce qui m’a très vite conduit à l’idée d’un parallèle avec la Leçon sur la leçon de Bourdieu (4). Je ne peux mieux illustrer cette idée d’une comparaison possible qu’en donnant à lire les premières minutes de ces deux leçons inaugurales au Collège de France.

L’ordre du discours d’abord, prononcé le 2 décembre 1970 :
« Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, et dans ceux qu’il me faudra tenir ici, pendant des années peut-être, j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens. De commencement, il n’y en aurait donc pas ; et au lieu d’être celui dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible.
J’aurais aimé qu’il y ait derrière moi (ayant pris depuis bien longtemps la parole, doublant à l’avance tout ce que je vais dire) une voix qui parlerait ainsi : "Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent – étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait si elle s’ouvre."
Il y a chez beaucoup, je pense, un pareil désir de n’avoir pas à commencer, un pareil désir de se retrouver, d’entrée de jeu, de l’autre côté du discours, sans avoir eu à considérer de l’extérieur ce qu’il pouvait avoir de singulier, de redoutable, de maléfique peut-être. À ce vœu si commun, l’institution répond sur le mode ironique, puisqu’elle rend les commencements solennels, puisqu’elle les entoure d’un cercle d’attention et de silence, et qu’elle leur impose, comme pour les signaler de plus loin, des formes ritualisées.
Le désir dit : "Je ne voudrais pas avoir à entrer moi-même dans cet ordre hasardeux du discours ; je ne voudrais pas avoir affaire à lui dans ce qu’il a de tranchant et de décisif ; je voudrais qu’il soit tout autour de moi comme une transparence calme, profonde, indéfiniment ouverte, où les autres répondraient à mon attente, et d’où les vérités, une à une, se lèveraient ; je n’aurais qu’à me laisser porter, en lui et par lui, comme une épave heureuse." Et l’institution répond : "Tu n’as pas à craindre de commencer ; nous sommes tous là pour te montrer que le discours est dans l’ordre des lois ; qu’on veille depuis longtemps sur son apparition ; qu’une place lui a été faite, qui l’honore mais le désarme ; et que, s’il lui arrive d’avoir quelque pouvoir, c’est bien de nous, et de nous seulement, qu’il le tient."
Mais peut-être cette institution et ce désir ne sont-ils pas autre chose que deux répliques opposées à une même inquiétude : inquiétude à l’égard de ce qu’est le discours dans sa réalité matérielle de chose prononcée ou écrite ; inquiétude à l’égard de cette existence transitoire vouée à s’effacer sans doute, mais selon une durée qui ne nous appartient pas ; inquiétude à sentir sous cette activité, pourtant quotidienne et grise, des pouvoirs et des dangers qu’on imagine mal ; inquiétude à soupçonner des luttes, des victoires, des blessures, des dominations, des servitudes, à travers tant de mots dont l’usage depuis si longtemps a réduit les aspérités.
» (MF, pp. 7-10)

La Leçon sur la leçon ensuite, prononcée le 23 avril 1982 :
« On devrait pouvoir prononcer une leçon, même inaugurale, sans se demander de quel droit : l’institution est là pour écarter cette interrogation, et l’angoisse liée à l’arbitraire qui se rappelle dans les commencements. Rite d’agrégation et d’investiture, la leçon inaugurale, inceptio, réalise symboliquement l’acte de délégation au terme duquel le nouveau maître est autorisé à parler avec autorité et qui institue sa parole en discours légitime, prononcé par qui de droit. L’efficacité proprement magique du rituel repose sur l’échange silencieux et invisible entre le nouvel entrant, qui offre publiquement sa parole, et les savants réunis qui attestent par leur présence en corps que cette parole, d’être ainsi reçue par les maîtres les plus éminents, devient universellement recevable, c’est-à-dire, au sens fort, magistrale. Mais mieux vaut éviter de pousser trop loin le jeu de la leçon inaugurale sur la leçon inaugurale : la sociologie, science de l’institution et du rapport, heureux ou malheureux à l’institution, suppose et produit une distance insurmontable, et parfois insupportable, et pas seulement pour l’institution ; elle arrache à l’état d’innocence qui permet de remplir avec bonheur les attentes de l’institution.
Parabole ou paradigme, la leçon sur la leçon, discours qui se réfléchit lui-même dans l’acte du discours, aurait au moins pour vertu de rappeler une des propriétés les plus fondamentales de la sociologie telle que je la conçois : toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la science. C’est lorsqu’il ne sait pas introduire cette distance objectivante, donc critique, que le sociologue donne raison à ceux qui voient en lui une sorte d’inquisiteur terroriste, disponible pour toutes les actions de police symbolique. On n’entre pas en sociologie sans déchirer les adhérences et les adhésions par lesquelles on tient d’ordinaire à des groupes, sans abjurer les croyances qui sont constitutives de l’appartenance et renier tout lien d’affiliation ou de filiation. Ainsi, le sociologue issu de ce qu’on appelle le peuple et parvenu à ce que l’on appelle l’élite ne peut accéder à la lucidité spéciale qui est associée à toute espèce de dépaysement social qu’à condition de dénoncer et la représentation populiste du peuple, qui ne trompe que ses auteurs, et la représentation élitiste des élites, bien faite pour tromper à la fois ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas.
Tenir l’insertion sociale du savant pour un obstacle insurmontable à la construction d’une sociologie scientifique, c’est oublier que le sociologue trouve des armes contre les déterminismes sociaux dans la science même qui les porte au jour, donc à sa conscience. La sociologie de la sociologie, qui permet de mobiliser contre la science se faisant les acquis de la science déjà faite, est un instrument indispensable de la méthode sociologique : on fait de la science – et surtout de la sociologie – contre sa formation autant qu’avec sa formation. Et seule l’histoire peut nous débarrasser de l’histoire. C’est ainsi que l’histoire sociale de la science sociale, à condition qu’elle se conçoive aussi comme une science de l’inconscient, dans la grande tradition d’épistémologie historique illustrée par Georges Canguilhem et Michel Foucault, est un des moyens les plus puissants pour s’arracher à l’histoire, c’est-à-dire à l’emprise d’un passé incorporé qui se survit dans le présent ou d’un présent qui, comme celui des modes intellectuelles, est déjà passé au moment de son apparition. Si la sociologie du système d’enseignement et du monde intellectuel me paraît primordiale, c’est qu’elle contribue aussi à la connaissance du sujet de connaissance en introduisant, plus directement que toutes les analyses réflexives, aux catégories de pensée impensées qui délimitent le pensable et prédéterminent le pensé : qu’il suffise d’évoquer l’univers de présupposés, de censures et de lacunes que toute éducation réussie fait accepter et ignorer, traçant le cercle magique de la suffisance démunie où les écoles d’élite enferment leurs élus.
» (PB, pp. 7-10)

En lisant d’une seule traite ces deux commencements de leçon, deux choses frappent de prime abord, me semble-t-il. En premier lieu, Foucault et Bourdieu mettent également en cause le contexte dans lequel ils sont amenés à parler, le premier en prêtant à l’assemblée de ses nouveaux pairs une forme de mise en demeure de commencer ce qu’il voudrait n’avoir pas à commencer, le second en les désignant comme les premiers complices d’une légitimation de l’arbitraire. Ainsi, pour l’un comme pour l’autre, la parole du récipiendaire est canalisée et il ne trouve leur liberté que dans la dénonciation de cette canalisation. Ce qui pourrait témoigner de ce que Foucault appellerait une même épistémè et Bourdieu une même idéologie. En second lieu, le style, le ton et même l’esprit qui les animent l’un et l’autre sont bien différents. Foucault soigne la forme pour exprimer quelque chose qui est fort proche de l’indicible, là où Bourdieu insiste d’emblée sur les vertus heuristiques d’une certaine forme de sociologie.

À partir de ce constat, sans prendre la peine d’une analyse en profondeur des deux œuvres – ce qui serait sans nul doute opportun –, je voudrais me risquer à indiquer très brièvement une voie sur laquelle pareille analyse pourrait peut-être s’engager.

Une des plus importantes choses qui sépare Foucault et Bourdieu, c’est leur rapport respectif à la science. Pour le premier, il y a quelque chose de désespéré dans la quête de la vérité ; pour le second, celle-ci réclame une méthode et un combat.

Repartons d’un passage de L’ordre du discours. Foucault y passe en revue tout ce qui selon lui contraint le discours, le limite. Et il évoque les disciplines, autrement dit les domaines entre lesquelles les sciences et les savoirs se répartissent. Et il dit :
« Il faudrait aussi reconnaître dans ce qu’on appelle non pas les sciences, mais les "disciplines", un autre principe de limitation. Principe lui aussi relatif et mobile. Principe qui permet de construire, mais selon un jeu étroit.
L’organisation des disciplines s’oppose aussi bien au principe du commentaire qu’à celui de l’auteur. À celui de l’auteur, puisqu’une discipline se définit par un domaine d’objets, un ensemble de méthodes, un corpus de propositions considérées comme vraies, un jeu de règles et de définitions, de techniques et d’instruments : tout ceci constitue une sorte de système anonyme à la disposition de qui veut ou qui peut s’en servir, sans que son sens ou sa validité soient lié à celui qui s’est trouvé en être l’inventeur. Mais le principe de la discipline s’oppose aussi à celui du commentaire : dans une discipline, à la différence du commentaire, ce qui est supposé au départ, ce n’est pas un sens qui doit être redécouvert, ni une identité qui doit être répétée ; c’est ce qui est requis pour la construction de nouveaux énoncés. Pour qu’il y ait discipline, il faut donc qu’il y ait possibilité de formuler, et de formuler indéfiniment, des propositions nouvelles.
Mais il y a plus ; et il y a plus, sans doute, pour qu’il y ait moins : une discipline, ce n’est pas la somme de tout ce qui peut être dit de vrai à propos de quelque chose ; ce n’est même pas l’ensemble de tout ce qui peut être, à propos d’une même donnée, accepté en vertu d’un principe de cohérence ou de systématicité. La médecine n’est pas constituée du total de ce qu’on peut dire de vrai sur la maladie ; la botanique ne peut être définie par la somme de toutes les vérités qui concernent les plantes. Il y a à cela deux raisons : d’abord la botanique ou la médecine, comme toute autre discipline, sont faites d’erreurs comme de vérités, erreurs qui ne sont pas des résidus ou des corps étrangers, mais qui ont des fonctions positives, une efficace historique, un rôle souvent indissociable de celui des vérités. Mais en outre pour qu’une proposition appartienne à la botanique ou à la pathologie, il faut qu’elle réponde à des conditions, en un sens plus strictes et plus complexes que la pure et simple vérité : en tout cas, à des conditions autres.
» (MF, pp. 31-33)

Comprenons bien ce que Foucault énonce : le principe du commentaire et le principe de l’auteur limitent déjà le discours ; le principe des disciplines, tout en s’opposant à ceux-ci, accroît néanmoins la limitation. Oserais-je dire que cela me paraît à la fois intelligent et naïf ? Intelligent, parce que de nature à désigner certaines des déterminations méconnues qui forgent le discours à l’insu du locuteur ; naïf, parce que cela est avancé à travers un discours qui est lui-même passible de ce qu’il énonce et qui, transgressant les barrières disciplinaires, oscille entre la philosophie, la sociologie et l’histoire.

En quoi est naïve cette indécision disciplinaire ? « À l’intérieur de ses limites, chaque discipline reconnaît des propositions vraies et fausses ; mais elle repousse, de l’autre côté de ses marges, toute une tératologie du savoir » (MF, p. 35), nous dit Foucault. C’est là, dans cette évocation d’une tératologie du savoir – dont on doit bien constater qu’il déplore son rejet – que transparaît cette naïveté. J’incline à croire que la façon dont Foucault succombe si volontiers à la tentation d’un radicalisme hyperbolique – pour reprendre une expression de Bourdieu (5) – doit quelque chose à son refus de rester dans les limites d’une discipline.

On pourrait faire un constat du même genre à propos de la façon dont il parle, dans cette même leçon, de l’éducation: « Tout système d’éducation est une manière politique de maintenir ou de modifier l’appropriation des discours, avec les savoirs et les pouvoirs qu’ils emportent avec eux. » (MF, p. 46) N’y a-t-il pas dans la forme dont il use ici une concession à cette rhétorique du complot qui est l’apanage du discours commun ? Et le cadre disciplinaire – celui de la sociologie en l’occurrence – n’est-il pas aussi, tout chargé qu’il soit de propositions vraies et fausses, le lieu d’une vigilance spécifique qui peut contribuer à mieux distinguer le vrai du faux ? Bourdieu et Passeron avaient analysé, six ans plus tôt (6), les fonctions clandestines de l’école et je suis porté à penser que la qualité de leur analyse devait beaucoup à la rigueur disciplinaire à laquelle ils s’étaient pliés (7). Si l’enjeu est de clarifier les choses, alors la méthode importe beaucoup. Et si elle doit évidemment faire l’objet d’un réexamen permanent en vue d’en déceler tous les biais – et ils sont nombreux –, c’est pourtant dans l’antre de la discipline (avec ce qu’elle peut soulever de biais spécifiques à l’égard desquels une vigilance spécifique doit s’exercer) qu’elle rencontre ses plus grandes chances d’être adaptées à l’objet étudié. En fait de méthode, Foucault nous propose des principes (discontinuité, spécificité, extériorité,… (cf. MF, pp. 54-56)) qui sont certes utiles à la réflexion philosophique, mais probablement insuffisants, sinon contre-productifs, pour la recherche sociologique ou historique.

Tournons-nous un instant vers Bourdieu :
« Bien qu’elle doive refuser, pour se constituer, toutes les formes du biologisme qui tend toujours à naturaliser les différences sociales en les réduisant à des invariants anthropologiques, la sociologie ne peut comprendre le jeu social dans ce qu’il a de plus essentiel qu’à la condition de prendre en compte certaines des caractéristiques universelles de l’existence corporelle, comme le fait d’exister à l’état d’individu biologique séparé, où d’être cantonné dans un lieu et un moment, ou encore le fait d’être et de se savoir destiné à la mort, autant de propriétés plus que scientifiquement attestées qui n’entrent jamais dans l’axiomatique de l’anthropologie positiviste. Voué à la mort, cette fin qui ne peut être prise pour fin, l’homme est un être sans raison d’être. C’est la société, et elle seule, qui dispense, à des degrés différents, les justifications et les raisons d’exister ; c’est elle qui, en produisant les affaires ou les positions que l’on dit "importantes", produit les actes et les agents que l’on juge "importants", pour eux-mêmes et pour les autres, personnages objectivement et subjectivement assurés de leur valeur et ainsi arrachés à l’indifférence et à l’insignifiance. Il y a, quoi qu’en dise Marx, une philosophie de la misère qui est plus proche de la désolation des vieillards clochardisés et dérisoires de Beckett que de l’optimisme volontariste traditionnellement associé à la pensée progressiste. Misère de l’homme sans Dieu, disait Pascal. Misère de l’homme sans mission ni consécration sociale. En effet, sans aller jusqu’à dire, avec Durkheim, "la société, c’est Dieu", je dirais : Dieu, ce n’est jamais que la société. Ce que l’on attend de Dieu, on ne l’obtient jamais que de la société qui seule a le pouvoir de consacrer, d’arracher à la facticité, à la contingence, à l’absurdité ; mais – et c’est là sans doute l’antinomie fondamentale – seulement de manière différentielle, distinctive : tout sacré a son complémentaire profane, toute distinction produit sa vulgarité et la concurrence pour l’existence sociale connue et reconnue, qui arrache à l’insignifiance, est une lutte à mort pour la vie et la mort symbolique. "Citer, disent les Kabyles, c’est ressusciter." Le jugement des autres est le jugement dernier ; et l’exclusion sociale la forme concrète de l’enfer et de la damnation. C’est aussi parce que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme est un loup pour l’homme. » (PB, pp. 50-52)
Il n’est pas aberrant de considérer que Bourdieu a souffert d’un regard exagérément sociologique. Et l’envolée de nature presque philosophique qui précède – concession probable à ce genre particulier qu’est la leçon inaugurale (8) – peut apparaître comme une obstination à justifier la discipline sociologique. Reste pourtant qu’elle fonde une méthode qui, ajustée à son dessein (9), offre des chances de nous en apprendre sur le fonctionnement du monde social. Quitte à ce qu’il soit admis que la rigueur de la démarche doive quelque chose à ce qu’on pourrait appeler une illusion heuristique !
Et quand Foucault, évoquant l’histoire de la quête de la vérité et y repérant trois césures, affirme : « Trois coupes dans la morphologie de notre volonté de savoir ; trois étapes de notre philistinisme » (MF, p. 65), il ferme par ce mot philistinisme tout espoir de voir un peu plus clair, fût-ce dans son projet de cerner ce qui nous en empêche.

Plus de onze ans se sont passés entre les deux leçons inaugurales. Et il faut bien sûr en tenir compte. D’autant que ce furent onze années de grandes modifications. Mais aujourd’hui, près de trente ans après la dernière, la question se pose de savoir ce qui a poussé les sciences molles vers l’opinion commune et vers la dérive des méthodes. Si dans les causes possibles de ce marasme des sciences sociales il fallait inscrire Foucault et Bourdieu, je penche très fortement pour une responsabilité principalement foucaldienne. Ce qui peut aussi s’interpréter comme sa victoire, mais une victoire que je ne fêterai pas.

(1) Je n’innove en rien, bien sûr. Ainsi par exemple, en 2002, Francisco Vásquez Garcia a publié dans la Revue internationale de philosophie (n° 2), un article intitulé « La tension infinie entre l'histoire et la raison : Foucault et Bourdieu » (article que je n’ai pas lu).
(2) Judith Revel, Foucault, une pensée du discontinu, Mille et une nuits (Arthème Fayard), 2010.
(3) Michel Foucault, L’ordre du discours, Gallimard, 1971.
(4) Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Éd. de Minuit, 1982.
(5) Il en usa notamment sur la quatrième de couverture de La distinction (Éd. de Minuit, 1979).
(6) Voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Éd. de Minuit, 1964.
(7) Je me demande parfois si les reproches qu’Alain Finkielkraut adresse si volontiers à Bourdieu, regardé comme le responsable de la déliquescence de l’enseignement, ne seraient pas moins injustes s’ils étaient décochés à Foucault (lequel, il est vrai, ne l’a pas mis personnellement en cause).
(8) Foucault concède aussi au genre en terminant sa leçon par l’aveu de sa dette à l’égard de Dumézil, de Canguilhem et d’Hyppolite, aveu qui – surtout en raison des acrobaties qu’il lui impose – ressemble à un démenti de ce que la leçon pouvait avoir de révolutionnaire.
(9) Foucault parlerait là de dessin !

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

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Le courage de la vérité - Deuxième note
Le courage de la vérité - Troisième note
Le courage de la vérité - Quatrième note
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Foucault, une pensée du discontinu de Revel
À propos de la misère en milieu étudiant
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse