jeudi 16 février 2012

Note de lecture : Géralde Nakam

D’un bout à l’autre
de Géralde Nakam


Interrogée un jour sur sa foi par Victor Malka (1), Géralde Nakam a fait cette exquise réponse : « Point d’interrogation ! J’ignore ; un jour oui, un jour non. » C’est d’ailleurs de l’avoir entendue ce jour-là que l’envie m’a pris de lire son roman, D’un bout à l’autre (2).

Quelle sagesse d’avoir appelé roman cette réflexion autobiographique, je devrais plutôt dire cette auto-analyse ! Parler de soi est si périlleux, si vain aussi, dès lors que l’on prétend donner du sens et de l’épaisseur à ce qui ne peut guère en avoir. Par contre, donner à réfléchir des itinéraires, des influences, des sentiments esthétiques, des émotions, voilà qui offre à tout un chacun la possibilité de mieux comprendre l’altérité, l’autre, les autres. Et l’abandon fait de tout souci de chronologie, d’exactitude, de structure, permet à la sincérité d’occuper des terrains plus profonds, plus diffus mais plus vrais, plus partagés mais en même temps plus universels. Il en découle une œuvre tissée de paradoxes, ce qui vaut bien de la qualifier de roman, dès lors qu’elle avoisine l’ineffable.

Sans la connaître autrement que par quelques-uns de ses livres et par l’émission radiophonique évoquée, j’aime Géralde Nakam. Elle manifeste en permanence une sorte d’assurance dans l’indécision qui me ravit. Elle est une voix et une plume fermes, sans flottement, sans atermoiement, qui soulignent les paradoxes de la vie et la nécessité d’accepter que les contraires cohabitent et que les ignorances s’assument. Cette disposition, si propice à l’entendement, est-elle particulièrement aiguisée chez les femmes ? Je pense à Élisabeth de Fontenay et à Mona Ozouf, qui en disposent sans conteste. Est-elle particulièrement répandue chez les juifs ? Ce n’est pas impossible, D’un bout à l’autre le donnant à croire.

Dans D’un bout à l’autre, il y a bien des choses qui s’entremêlent. Deux particulièrement. D’un côté, la beauté, la saveur, la bonté des rituels juifs ; de l’autre, la sauvagerie des sévices endurés par une mère et son enfant. Que ces sévices puissent venir d’un homme immergé dans ces rituels, voilà qui donne la mesure de la démesure de la vie... Pour faire toucher du doigt cet entrelacs, je voudrais citer un paragraphe où l’auteure évoque le narrateur. Qui est ce narrateur ? Je n’en sais trop rien, si ce n’est elle lorsque le temps a fait d’elle une autre que la grande enfant évoquée. C’est que l’écriture émane de je, d’elle, de lui, sans que l’on sache très bien démêler cet autre entrelacement. Géralde Nakam narre des choses perçues par plusieurs regards, plusieurs plaisirs, plusieurs souffrances, dont certains sont devinés, devinés et compris. L’enfant vient de dire le mal que lui fit celui qui brisa le disque de Jean-Sébastien Bach qu’elle goûtait tant :
« Le narrateur se tut un moment, il avait depuis longtemps cessé de fumer. Sa cigarette se consumait seule dans une soucoupe, mais sa braise rougeoyait et brûlait comme la souffrance qu’il venait de recréer. Lui aussi, une musique de Bach, de Mozart, de Couperin, apaisait son angoisse, ressoudait, ré-harmonisait les morceaux brisés de son être. Il comprenait d’autant mieux, précisément, comment ce disque brisé avait mis en pièces l’adolescente. Il avait rapporté les épisodes d’une seule traite, tout au long de la soirée. Mais c’était par bribes qu’il les avait appris, parmi tant d’autres. » (p. 59)
Oui, des bribes. Y a-t-il jamais autre chose que des bribes ?

On sait combien Géralde Nakam peut être méthodique, cohérente, rationnelle, logique, lorsqu’elle se consacre à l’histoire. Ici, elle n’est qu’émotion, délectation, dégoût, colère, générosité, magnanimité. C’est qu’elle se laisse convaincre par les choses, par les saveurs, par la lumière, par les objets, par les gens aussi, mais davantage en ce qu’ils sont qu’en ce qu’ils disent. Au point que l’on finit par douter de ce que peut valoir une construction intellectuelle par rapport à quelque chose d’éprouvé, de touché, de goûté, d’aimé. Lorsqu’elle rend compte d’un plat apprécié, la frita par exemple, c’est bien d’autre chose que d’une recette qu’il est question :
« Prenez d’abord un canoun. C’est indispensable. Remplissez-le de charbon de bois. Les braises rougeoient. Ranimez le feu en éventant avec une feuille de carton. Tout cela est évidemment essentiel. Patience, surtout ! Les poivrons verts posés sur un gril au-dessus des braises juste à point commencent à grésiller ? Retirez-les au premier éclatement de leur peau. Mettez à refroidir dans un plat avant de les peler, de sorte que leur chair soit mise à nu sans blessure. Les tomates, à présent. Les griller de même, sans les brûler, puis les peler soigneusement. Que la chair reste intacte. Et qu’il n’aille pas rester non plus la moindre parcelle de pelure noircie !
Maintenant, une grande poêle d’huile d’arachide. Le canoun est en train de s’éteindre doucement. Mais c’est sur la plaque de cuisinière qu’on fait frire, d’abord, très rapidement, quelques quartiers d’ail épluchés - deux ou trois suffisent. On les retire ensuite. Plonger dans cette huile délicatement aillée, D’ABORD les tomates découpées en quatre. Saler. Cuire à feux doux. Dans la purée de tomate obtenue, juste épaissie, encore un peu liquide, verser les poivrons découpés en longues lamelles. Déjà attendris d’avoir été grillés, ils finiront de cuire dans les tomates.
Ah ! les couleurs chantantes et complémentaires de la frita rouge et verte ! Ses saveurs simples et son moelleux font d’elle la plus sublime des entrées. Servez-la seule, ou avec des œufs durs, ou, pour la fête, avec la
méguéna. Mais si vous la prenez pour le goûter dans un sandwich, dont la mie s’imprégnera de son jus tandis que la croûte restera craquante, alors vous serez au paradis des saveurs... À la fois espagnole et juive, la frita est le vrai plat de l’Oranie. » (pp. 67-68)
Dire son souvenir sous cette forme, c’est rendre son importance au geste. Et c’est aussi inscrire la signification dans ce qui la crée. Il ne faudrait pas essayer de faire une frita par le procédé décrit, mais plutôt de reproduire des gestes similaires pour celui des frichtis dont le souvenir nous a poursuivi. Et le vivre davantage alors qu’il est en train d’être préparé plutôt que lorsqu’il est mangé.

On me dira que c’est là une approche très juive des choses. Oui, assurément. Mais pas seulement des choses juives. Ainsi, le ramadan :
« Les travailleurs et les femmes de ménage des Européens (qu’ils appellent “les Mauresques”), les employés des magasins, les ouvriers du bâtiment et du service de nettoiement, les manutentionnaires, les balayeurs, les jardiniers, et aussi les commerçants, et les instituteurs, quelques rares professeurs des lycées, des médecins, des avocats, les muezzins et les imams, tout le personnel des mosquées et des médersas : tous, ils traverseront la journée interminablement, les yeux un peu hagards de leur nuit insomniaque, et les traits de plus en plus tirés par la soif. Mais ce soir et demain soir et tous les soirs du mois de Ramadan, le faubourg de Bab-Ali allume toutes ses lumières : ampoules et girandoles des cafés, lampes électriques des maisons cossues, lampes à pétrole dans la cour et la pièce unique des demeures des pauvres (mais chaque famille sortira de sa pièce unique et la cour commune sera un lieu de fête bruyant et odorant pour tous), bougies des boutiques modestes, loupiotes de caoutchouc puant des étals en plein air et des carrioles de légumes, de fruits secs, de jujubes, de tramoussos (lupins), de calentita fraîche dont les odeurs merveilleuses luttent victorieusement contre la puanteur du caoutchouc brûlé. Le commerce marche. La vie s’est ranimée. Oui, ça sent le pneu brûlé, l’huile chauffée, le melon pourrissant, les pêches trop mûres, la pastèque éventrée. Ça sent aussi la brochette et la menthe, et la figue fraîche, et le raisin. Les narines, offusquées ici, caressées là, vont d’une odeur à l’autre, comme affolées. Les clients aussi vont d’un étal à l’autre. On achète. On se salue. On s’embrasse, poitrine contre poitrine. On se frappe dans la paume, puis on baise rapidement son index. Signes d’amitié, de fraternité. Tous les hommes sont dehors. Quelques femmes passent dans la foule, entièrement enveloppées de leur drap blanc frais repassé, qui retombe jusqu’aux pieds, dont on ne voit que les babouches de fête brodées, et qui enserre la tête et le visage dont on n’aperçoit, dans un triangle, qu’un regard furtif, maquillé de khôl. Aux Arabes se mêlent quelques Européens. On s’assied à la terrasse d’un café aux murs carrelés de blanc et de bleu, comme des azulejos. On apporte des brochettes de foie et d’agneau encore grésillantes. On boit de la limonade, du thé à la menthe, ou, plus rares encore et plus exquis, le créponné mousseux qui embaume le citron vert, et l’agua limon glacée, avec, dedans, luxe suprême, une boule de vanille... La nuit s’écoule. Puis la fête s’endort. » (pp. 65-66)
Il n’y a pas là la manifestation d’un humanisme transcendant les appartenances, pas seulement en tout cas. Il y a aussi et surtout une attention aux pratiques humaines, particulièrement lorsque les coutumes et les rites accompagnent la joie partagée. Ce qui n’est pas toujours perceptible, pas toujours perçu non plus.

Parmi bien d’autres choses, je voudrais encore attirer l’attention sur Yom Kippour, sur la manière dont Géralde Nakam évoque cette fête du Jour du Grand Pardon, alors qu’elle la vit à Jérusalem.
« Ce jour-là, à Jérusalem, dans l’air rafraîchi d’un tout début d’automne, dans le silence et le jeûne observés, l’atmosphère est d’une telle pureté, que tout prend force. Chaque détail trouve une densité, une acuité bouleversantes : un éclat de lumière, une ligne, un regard deviennent autant de signes d’une présence autre, autant de preuves d’entente et d’amitié entre tous les éléments de ce monde, entre eux et l’univers. En même temps, tout semble léger, immatériel, libre. Chacun vit à la fois sur deux plans, non dissociés mais réunis : une extériorité attentive et une intériorité recueillie ; une vie sociale et une vie morale épurées de toute comédie, réfléchies et éprouvées dans leur nudité. Chacun se sent réunifié, vivifié, renforcé, solidaire. “Ce jour-là, explique Pierre, j’ai trouvé mes meilleures idées. J’ai pris mes meilleures décisions. Ce jour-là tous les Juifs s’unissent dans leur jeûne.” Un agnostique et un athée observent, comme les plus fervents croyants et les plus orthodoxes, une totale abstinence de vingt-quatre heures, sans nourriture ni boisson, d’un coucher de soleil au suivant, jusqu’à l’apparition des premières étoiles, et se recueillent dans la méditation et la prière, en soi-même, “avec tous les Juifs”, comme le disait Shoshana à sa fille, qui s’étonnait de cette abstinence, elle qui n’était pas croyante. » (p. 108)
Mais il y a aussi toutes les humiliations, tous les pogroms, tous les massacres, l’extermination. Et citant l’Ecclésiaste (3), Géralde Nakam n’hésite pas à écrire :
« Quelle offense est faite aux vivants ! La douleur, la mort, la persécution. Chaque souffrance est un crime de Dieu. Chaque pleur d’enfant est un reproche à Dieu.
Et nous de l’adorer fidèlement et de subir en son nom les plus cruelles, les plus tenaces oppressions, les tortures les plus inouïes, jusqu’à notre anéantissement !

[...]
Quel Dieu ? Ce sont des figures du désespoir. Il n’y a d’autre Dieu que celui qu’on porte en soi : la vie, l’espérance, le bien, la justice, divinisés en chacun, par chacun. La première de ces figures, c’est le désespoir de la mort : car comment comprendre cette béance à chaque pas ? La seconde, c’est la cruauté et l’envie des méchants : car comment comprendre et accepter ces abîmes ? À Dieu, nous avons joint le Messie. L’espoir, la plus forte de nos figures, projeté toujours plus loin, au-delà du temps humain, nous l’avons appelé Messie. Quel subterfuge pour s’interdire de désespérer ! Des absences masquées, voilà ce que les Juifs ont appelé Dieu et Messie.
[...]
Mais quoi, myopes, la loi qui règle la nature ouvrage du Créateur, n’est-elle pas d’abord la lutte implacable pour la survie et, plus cruelle, encore plus féroce, la volonté de pouvoir, de domination et d’exclusion ?
Que voulons-nous de Dieu ?
Qu’attendons-nous des hommes ?

Au cours du jeûne de Kippour, on lit le livre de Jonas. Dieu a exigé de Jonas d’obtenir le pardon de Ninive, pour ses crimes. Vous, pleurez sur Dieu, au jour de Pardon. Faites le Kippour de Dieu.

* * *

Musiciens de Terezin, petit tailleur d’Auschwitz, rabbin Kofman : faites le Kippour de Dieu.

Juifs expulsés d’Espagne, sans argent, sans honneur et sans nom : faites le Kippour de Dieu.

Dans le temple intérieur de votre amour pour lui, jeûnez, priez pour Dieu, faites son Kippour, son Grand Pardon.
» (pp. 108, 117 et 119-120)

Même si je suis porté à croire qu’il n’y a qu’une figure du désespoir, la seconde (4), je me sens très proche de cette fureur envers Dieu. Et admiratif aussi de cet espoir (que je n’ai pas) dans le Messie, espoir que les Chrétiens ont transformé en une foi d’une autre nature, celle en Jésus, celle de Pascal...

(1) France Culture, Maison d’étude, émission réalisée par Bruno Sourcis et présentée par Victor Malka, diffusée le dimanche 18 septembre 1911 à 9 h. 10.
(2) Géralde Nakam, D’un bout à l’autre, Atantica Séguier, 2011.
(3) « Je vois toutes les oppressions qui se pratiquent sous le soleil.
Regardez les pleurs des opprimés : ils n’ont pas de consolateur ;
la force est du côté des oppresseurs. Ils n’ont pas de consolateur.
» (IV, 1)
(4) Je ne vois pas la mort comme une béance, car elle ne m’affecte que par la perte des autres. Ne serait pas supportable, sans doute, une vie sue éternelle. Cette première figure se confond donc avec la seconde, même lorsque la perte ne pourrait être imputable qu’à Dieu.

Autre note sur Géralde Nakam :
Montaigne et son temps

samedi 11 février 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'art

« Avant-Propos » in Les règles de l’art
de Pierre Bourdieu


Je viens de relire l’avant-propos des Règles de l’art (1) de Bourdieu, parce qu’un ami m’avait interrogé sur ce qu’il jugeait comme une dénonciation un peu obsessionnelle des ennemis de la sociologie qu’il y voyait (2).

La relecture est un exercice à la fois bien utile et bien agréable. D’abord parce que l’on a déjà une idée de ce que le livre contient, mais aussi et surtout parce que le temps passé a ouvert l’esprit à des choses à côté desquelles une première lecture avait pu passer sans y prêter attention. Et puis, l’œuvre s’est poursuivie, achevée en l’espèce, et des traits qui s’y sont postérieurement affirmés, comme d’autres qui s’y sont atténués, confèrent un sens nouveau, modifié, à ce qui est relu.

Il est vrai que, dans cet avant-propos, Bourdieu prévient les attaques d’une façon à ce point acerbe que l’on peut y voir la manifestation d’une inclination un peu paranoïde qui a nourri - davantage qu’elle ne l’en a préservé - les réelles persécutions dont il a été victime. Lors d’un entretien radiophonique (3), Roger Chartier a récemment fait un parallèle entre Rousseau et Bourdieu, expliquant combien l’approche rationnelle du monde les a l’un et l’autre conduits à le voir comme courant à sa perte et combien cette lucidité les a affectivement atteint, accablé même. Je trouve ce parallèle tout à fait pertinent.

Mais la relecture de cet avant-propos m’a aussi suggéré tout autre chose. Ce texte se prête en effet assez bien à une analyse portant sur la question suivante : les mécanismes de domination que Bourdieu a mis en évidence et qui illustrent sa théorie de la domination symbolique ne sont-ils pas le reflet d’un état du monde social aujourd’hui dépassé ? On trouve en effet dans l’avant-propos une réflexion relative au rapport à la lecture, mais aussi à l’art en général, qui témoigne d’une domination subie dans le passé, mais peut-être déjà altérée en 1992. Je m’explique.

L’avant-propos s’articule en trois temps.

Dans un premier temps, Bourdieu s’en prend à tous ceux - et il les voit très nombreux - qui défendent le caractère ineffable de l’art. Ceux-là luttent pour l’autonomie de la littérature et de l’art depuis très longtemps (« ces innombrables plaidoyers sans âge et sans auteur » p. 9 ; « indéfiniment reproduits » p. 10). Ils sont surtout animés d’une intention explicite : « frapper d’un discrédit préjudiciel les tentatives (nécessairement laborieuses et imparfaites) de ceux qui entendent soumettre ces produits de l’action humaine au traitement ordinaire de la science ordinaire » (p. 11). Le propos est assurément excessif, en ce qu’il généralise et éternise une attitude qui dépasse le simple fait de ne pas admettre l’existence de déterminations inconscientes.

Dans un deuxième temps, Bourdieu évoque la crainte, « plus légitime », que « la science, en mettant l’amour de l’art sous le scalpel, ne vienne à tuer le plaisir » (p. 12). Et d’évoquer Michel Chaillou, lequel, en « s’ingéniant à réintroduire dans un espace littéraire singulièrement confiné [...] ce qui fit et fut la vie des auteurs, les détails familiers, domestiques, pittoresques, voire grotesques ou “crotesques” de leur existence et de son décor le plus quotidien », « opère un renversement de la hiérarchie ordinaire des intérêts littéraires [;] il arrache au sanctuaire de l’Histoire et de l’académisme des textes et des auteurs fétichisés pour les remettre en liberté. » (pp. 12-13) C’est ici que l’on peut se poser la question : ce rapport à la culture, cette hiérarchie littéraire, cet académisme que Bourdieu évoque, n’étaient-ils pas déjà quelque peu révolus ? N’a-t-il pas gardé en tête une situation qu’il avait caractérisée dans La distinction (4) après de longues années de recherche et qui, en 1992, n’était pas restée inchangée par rapport aux années 60 et 70 ? Ce respect des canons du goût, qui fut despotique, commençait déjà d’une certaine manière à manquer, tant la culture cultivée avait perdu du terrain, particulièrement dans le champ scolaire. L’inquiétude majeure n’aurait-elle pas déjà dû porter sur la perte des références historiques, ou en tout cas sur leur estompement, plutôt que sur les processus de domination qu’elles permettaient.

Dans un troisième temps, repartant de la nécessité qu’il y aurait à « répudier la pompe prophétique de la grande critique d’auteur et le ronron sacerdotal de la tradition scolaire » (p. 13) (tout autant bousculés par l’évolution culturelle), Bourdieu plaide en faveur de l’approche sociologique, scientifique, de l’art et de la littérature. Il réaffirme le rôle des déterminations infra-conscientes (5)la “réalité” que [le sociologue] poursuit ne se laisse pas réduire aux données immédiates de l’expérience sensible dans lesquelles elle se livre » p. 13) en opposant aux pourfendeurs d’une discipline qui rabattrait la transcendance « l’intensification de l’expérience » sur laquelle ouvre l’analyse scientifique. Je ne résiste pas ici à l’envie de citer un paragraphe particulièrement intéressant :
« L’amour de l’art, comme l’amour, même et surtout le plus fou, se sent fondé dans son objet. C’est pour se convaincre d’avoir raison (ou des raisons) d’aimer qu’il a si souvent recours au commentaire, cette sorte de discours apologétique que le croyant s’adresse à lui-même et qui, s’il a au moins pour effet de redoubler sa croyance, peut aussi éveiller et appeler les autres à la croyance. C’est pourquoi l’analyse scientifique, lorsqu’elle est capable de porter au jour ce qui rend l’œuvre d’art nécessaire, c’est-à-dire la formule informatrice, le principe générateur, la raison d’être, fournit à l’expérience artistique, et au plaisir qui l’accompagne, sa meilleure justification, son plus riche aliment. À travers elle, l’amour sensible de l’œuvre peut s’accomplir dans une sorte d’amor intellectualis rei, assimilation de l’objet au sujet et immersion du sujet dans l’objet, soumission active à la nécessité singulière de l’objet littéraire (qui, en plus d’un cas, est lui-même le produit d’une semblable soumission). » (p. 14)
Je suis tout disposé à croire que pareille approche de l’art amplifie l’émotion qu’il me procure ; je ne suis pas certain pour autant que cela soit accessible ou indispensable à beaucoup. Mais, à coup sûr, il reste sans doute vrai qu’analyser sociologiquement, scientifiquement, une œuvre d’art, « c’est traiter cette œuvre comme un signe intentionnel hanté et réglé par quelque chose d’autre, dont elle est aussi symptôme. C’est supposer qu’il s’y énonce une pulsion expressive que la mise en forme imposée par la nécessité sociale du champ tend à rendre méconnaissable. Le renoncement à l’angélisme de l’intérêt pur pour la forme pure est le prix qu’il faut payer pour comprendre la logique de ces univers sociaux qui, à travers l’alchimie sociale de leurs lois historiques de fonctionnement, parviennent à extraire de l’affrontement souvent impitoyable des passions et des intérêts particuliers l’essence sublimée de l’universel ; et offrir une vision plus vraie et, en définitive, plus rassurante, parce que moins surhumaine, des conquêtes les plus hautes de l’entreprise humaine. » (p. 15)

Au-delà de l’acerbité de Bourdieu (6), au-delà aussi de la question de l’évolution qui fut celle, au cours des dernières décennies, de la place occupée par la culture cultivée, au-delà surtout du gigantesque problème que pose la non-conscience des déterminations sociales, tout cela débouche sur la question plus fondamentale encore de l’impossibilité de diffuser le savoir sociologique ou d’en user aux fins de remédier à quoi que ce soit. Quel que soit le volontarisme un peu désespéré qui poussait Bourdieu à affirmer que la connaissance des déterminations emportait une certaine capacité à s’en libérer, volontarisme qui l’a d’ailleurs conduit d’une manière aussi aveugle que désespérée (contrairement à ce qu’en disait Roger Chartier) à s’engager sur le terrain politique, son œuvre tout entière établit l’existence de ces déterminations et leur force, d’une façon qui, paradoxalement, ne laisse pratiquement aucune place à quoi que ce soit d’autre. En disant cela, je suis bien conscient que je ne fais que déplacer le paradoxe. Car si les sciences sociales, dès lors qu’elles s’appliquent à la plus grande rigueur, débouchent sur des résultats qu’il n’est pas possible de diffuser au sein du corps social, qui ne peuvent inspirer des politiques et qui ne sont aucunement crédibles par les agents qui en restent prisonniers, force est alors de se demander comment ces sciences peuvent exister, qui peut les financer, qui peut même aspirer à en faire.

L’homme habile se tait, suggérait Pascal ; seul, le demi-habile pérore. Et livrant mes réflexions dans la présente note, que fais-je d’autre ?

(1) Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Coll. « Libre Examen », 1992, pp. 9-15.
(2) L’ami a notamment été frappé par la mise en cause, d’entrée de jeu, de Danielle Sallenave, qui n’était pas partie au débat, et qui n’avait assurément jamais manifesté l’intention d’étudier la littérature avec le regard du sociologue. Le parti pris de quereller ceux-là qui ne vous ont pas encore attaqué sur ce que vous n’avez pas encore exposé, en supposant qu’ils vont le faire, est révélateur d’une posture hors champ (l’expression s’impose) dont Bourdieu a compris et éprouvé toutes les difficultés.
(3) France Culture, Hors-champs, émission produite par Laure Adler et réalisée par Brigitte Bouvier et Didier Lagarde, première d’une série de cinq numéros intitulée « Bourdieu, décrypteur du réel », diffusée le lundi 16 janvier 2012 à 22 h. 15.
(4) Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Éd. de Minuit, 1979.
(5) En s’autorisant curieusement de Platon. Curieusement, parce que l’intelligible de Platon n’est pas le produit de la science, mais bien un donné idéel pour lequel Bourdieu a toujours manifesté la plus grande méfiance.
(6) Ce que je vise là, c’est cette habitude qu’il avait contractée d’épingler avec acrimonie certains auteurs, le plus souvent en passant (souvent dans une note en bas de page), d’une façon qui avait depuis très longtemps cessé de me réjouir. On en trouve un exemple dès la première page du prologue des Règles de l’art, lorsqu’il écrit dans la note 2 : « ce n’est pas sans quelque délectation maligne que l’on apprend par Lucien Goldmann que Luckács voyait dans L’Éducation un roman psychologique (plus que sociologique) tourné vers l’analyse de la vie intérieure » (p. 19) Que gagne-t-on - et que gagnait-il - à l’aveu qu’il se délectait malignement de l’erreur d’approche qu’il avait détectée ?

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut