dimanche 25 mars 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'État (2)

Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992
de Pierre Bourdieu


DEUXIÈME NOTE

La deuxième chose qui ressort du cours publié, c’est l’importance de l’histoire et du rapport qu’il convient d’entretenir avec elle dans le cadre d’une recherche sociologique. En fait, on pourrait presque dire que l’État n’est pris ici que comme l’objet exemplaire d’une recherche illustrant le structuralisme génétique de Bourdieu.

Alors qu’il en est encore à préciser son projet, il dit ceci :
« J’essaierai de montrer comment une véritable histoire génétique, une sociologie historique, cherche à saisir ces processus de création permanente qui visent à transformer les structures à partir de contraintes objectivement inscrites dans la structure et dans l’esprit des gens, processus qui changent la structure et qui sont façonnés en partie par l’état antérieur de la structure. La philosophie de l’histoire que j’engagerai dans mon analyse à venir est qu’à chaque instant, toute l’histoire est présente dans l’objectivité du monde social et dans la subjectivité des agents sociaux qui vont faire l’histoire. Ce qui ne veut pas dire qu’on soit dans un système fatal tel qu’à partir de l’instant initial on puisse déduire les instants suivants, mais que, à chaque moment, l’espace des possibles n’est pas infini. On peut même se demander si l’espace des possibles ne va pas en se resserrant... » (p. 135)
Et, peu après, il précise :
« [...] l’essentiel de mon propos est de justifier cette entreprise d’analyse historique s’agissant de la sociologie. On peut répéter cette opposition classique selon laquelle le sociologue étudie des lois générales invariantes alors que l’historien étudie des cas situés et datés. Cette opposition Durkheim/Seignobos, au départ historique, est devenue une opposition structurant les inconscients cultivés. Or elle me semble absurde : on ne peut pas faire la sociologie d’un phénomène contemporain sans faire une histoire génétique et une sociologie génétique de ce phénomène. La sociologie telle que je la conçois est un structuralisme génétique ou une génétique structurale. Le sociologue est quelqu’un qui fait de l’histoire comparée sur le cas particulier du présent ; le sociologue est un historien qui prend pour objet le présent, avec l’arrière-pensée de constituer le présent comme cas particulier et de le resituer dans l’univers des cas possibles. » (pp. 144-145)

Ce serait évidemment se tromper lourdement que de croire que Bourdieu ajoute simplement aux outils habituels de la recherche sociologique un volet historique que le structuralisme de Lévi-Strauss se refusait de prendre en compte. En fait, il ne se fait nullement historien, au sens habituel du terme. Il adopte même une démarche qui, à bien des égards, est inverse à celle de la plupart des historiens. Là où ceux-ci lisent le passé avec le présent en tête (1), Bourdieu cherche à lire le présent en en recherchant la genèse dans le passé.

Pour caractériser cet usage de l’histoire, il est peut-être utile de repartir de la rupture avec le structuralisme lévi-straussien. Si Bourdieu s’en était déjà expliqué dans Le sens pratique (2), il en situe l’origine à ses premiers travaux dans le Béarn (3) :
« Pour construire le modèle de l’État dynastique, je vais m’appuyer sur le travail que j’ai réalisé, il y a très longtemps, sur les paysans béarnais. Si je m’autorise à le faire, c’est que, depuis, ce travail a servi de base à des études historiques, et je pense qu’un certain nombre d’historiens, en particulier Andrew Lewis auquel je vais me référer, s’appuient sur les travaux anthropologiques du type de ceux que j’avais menés pour penser la logique du fonctionnement de la famille royale. Et - comment le dire sans arrogance ? - mes travaux sur la parenté en Béarn marquaient une certaine rupture avec la tradition dominante au moment où je travaillais, qui était la tradition structuraliste : ces travaux visaient à montrer que les échanges matrimoniaux, loin d’être, comme on le pensait, le produit de règles conscientes ou de modèles inconscients, étaient le produit de stratégies orientées par les “intérêts” de la maison. » (p. 372)
Il faut alors bien comprendre ce que Bourdieu entend par des “stratégies”. Il lie ce concept à celui de modèle (reliquat du structuralisme lévi-straussien) et à celui de système :
« En fait, l’exercice qu’il s’agit de pratiquer consiste simplement à voir qu’un modèle très général peut rendre compte de phénomènes en apparence très différents, selon la logique [qui veut] que la même cause produise les mêmes effets.
[...]
À partir de ce modèle, j’ai construit l’idée de système de stratégies de reproduction sur lequel je voudrais m’expliquer un petit peu, parce qu’il est indispensable pour comprendre l’usage que je vais faire ensuite du modèle. J’ai essayé d’en donner une formulation méthodique dans La noblesse d’État (p. 387-388), où je commente très rapidement ce que j’entends par système de stratégies de reproduction, en insistant d’une part sur l’idée de “système” et, d’autre part, sur ce qu’il faut entendre précisément par “stratégies”. “Système”, d’abord : je pense que pour comprendre les conduites des maisons royales ou non royales, mais plus généralement pour l’ensemble des agents sociaux, il faut constituer comme faisant un tout des pratiques que les sciences sociales étudient en ordre dispersé, des pratiques qui sont, à un moment donné, souvent [assignées] à des sciences sociales différentes : la démographie pour les stratégies de fécondité, le droit pour les stratégies successorales, les sciences de l’éducation pour les stratégies éducatives, l’économie pour les stratégies économiques, etc. Avec la notion d’habitus, qui est un principe générateur de conduites systématiques, et la notion de stratégies de reproduction, j’essaie de rendre compte du fait que, pour comprendre un certain nombre de conduites humaines fondamentales qui sont orientées vers la conservation ou l’augmentation de la position occupée par une famille ou un individu dans l’espace social, il faut prendre en compte un certain nombre de stratégies apparemment sans rapport, des stratégies sans lien phénoménal [entre elles]. » (pp. 373-374)
Évidemment, il faut se garder de mal comprendre ce concept de stratégie :
« Le mot de stratégie donne souvent lieu à des malentendus, parce qu’il est très fortement associé à une philosophie finaliste de l’action, à l’idée que poser une stratégie reviendrait à poser des fins explicites par rapport auxquelles l’action présente s’organiserait. En fait, je ne donne pas du tout ce sens à ce mot : je pense que les stratégies renvoient à des séquences d’action ordonnées par rapport à une fin, sans qu’elles aient pour principe la fin objectivement atteinte, sans que la fin objectivement atteinte soit explicitement posée comme fin de l’action.
[...]
Le sujet des stratégies n’est pas une conscience posant explicitement ses fins ni un mécanisme inconscient, mais un sens du jeu - c’est la métaphore que j’emploie toujours : un sens du jeu, un sens pratique, [guidé par] un habitus, par des dispositions à jouer non pas selon les règles, mais selon les régularités implicites d’un jeu dans lequel on est immergé depuis la plus petite enfance. » (pp. 381-382)

Il en est appelé à l’histoire pour que les effets du jeu soient identifiés. Car un modèle qui serait construit sur la base de l’appréhension de la structure dans son instantanéité (comme c’est le cas dans le structuralisme lévi-straussien) pourrait manquer ce que la dynamique des stratégies est susceptible de révéler.

On se souvient que l’objection faite par Lévi-Strauss à l’histoire portait sur la sélection des phénomènes, celle-ci reflétant toujours une logique rétrospective propre à illusionner sur les véritables causes des changements. Bourdieu en est évidemment conscient. Il y ajoute « l’effet d’auto-renforcement » :
« Les historiens comme tous les savants, ne perçoivent comme importants certains objets ou thèmes que dans la mesure où ils ont été constitués comme importants par un historien qui leur paraît important. Dans l’entre-deux-guerres, Schramm a constitué le thème de la symbolique du pouvoir royal. Depuis, il y a eu des travaux sans fin sur les entrées royales, le sacre, le couronnement, c’est-à-dire sur toute la symbolique centrale : c’est l’effet d’auto-renforcement de l’importance des sujets du fait de la routine bureaucratique qui est un grand facteur d’inertie scientifique. Du coup, on oublie d’autres phénomènes tout aussi importants. » (pp. 322-323)
Et il cible ceux qui maintiennent l’histoire dans ce charriot des idées, même lorsqu’il s’agit de pratiquer le contre-pied. Ainsi :
« Quand les historiens se mettent à faire de la philosophie, c’est vraiment la fin de tout. Je pense au Dictionnaire de la Révolution française : François Furet et quelques autres sont en train d’inventer une histoire sans histoire, où l’histoire des stratégies politiques se réduit à l’histoire des idées. » (pp. 490-491)

Généralement, on sous-estime, je crois, ce qu’il y a de leibnizien dans la pensée de Bourdieu. Le déterminisme de Bourdieu, toujours présent dans ses propos, mais rarement évoqué comme tel, est proche de celui de Leibniz : à la fois nécessaire et, en même temps, inscrit sans cesse dans des possibles non advenus. Alors qu’il évoque différentes catégories de stratégies (4), Bourdieu termine par celle-ci (qui est peut-être à la fois la plus leibnizienne et la moins déterministe) :
« Ensuite, j’ai une dernière catégorie, que j’appelle les stratégies de sociodicée - je m’en explique très rapidement : c’est un mot que j’ai forgé sur le modèle du mot de Leibniz, la théodicée, qui est la justification de Dieu ; la sociodicée est la justification de la société. Cette notion désigne des stratégies qui ont pour fonction de justifier les choses d’être ce qu’elles sont. Ce qu’on met vaguement sous la notion d’idéologie, qui est tellement vague et vaseuse que je préfère la supprimer et la remplacer par sociodicée - c’est plus barbare, mais c’est plus précis. » (p. 379)

On se rend ainsi compte que Bourdieu veut investir l’histoire, mais d’une façon qui est à ce point éloignée de la façon dont le font la plupart des historiens, et d’une façon aussi qui écarte toutes les causalités événementielles, idéelles, personnelles, politiciennes, etc., de telle sorte que l’on y reconnaît encore une certaine exploitation du passé, mais non plus une histoire au sens d’un déroulement des choses. Gagne-t-il ainsi en découverte par rapport au modèle structuraliste ? Ce n’est pas impossible. Mais il faut se souvenir que le modèle structuraliste a été conçu pour des sociétés exotiques qui, pour la plupart, niaient avoir connu une histoire, alors que l’anthropologie de Bourdieu s’applique à sa propre société, très changeante.

Je voudrais terminer cette évocation de l’importance de l’histoire dans les cours 1989 -1992 par une mise en garde. En rassemblant quelques extraits que je juge significatifs, je peux donner l’impression que la sociologie de Bourdieu est essentiellement systématique, ce qu’elle n’est pas du tout. Chacun des concepts qu’il a forgés - depuis les plus connus, comme habitus et champ, jusqu’au plus historiques, comme modèle, système ou stratégie - sont toujours utilisés pour rencontrer des faits, des résultats, des découvertes, sans que jamais le concept n’en détermine l’émergence. Au contraire, les faits priment et les concepts n’ont d’autre fonction que de permettre des hypothèses relatives à leur articulation. Évidemment, cette articulation pousse à porter la recherche vers de nouveaux faits qui ne sont pas choisis au hasard. C’est que le concept suggère des types de causes qui ne sont pas toujours les plus apparentes, ni surtout les plus recherchées. Quand Proust critique Sainte-Beuve (5), il masque quelque chose que Bourdieu juge utile de dévoiler :
« [...] je pense que pour comprendre quelque texte que ce soit, il faut toujours savoir qu’on a, d’une part, un espace de textes et [, de l’autre,] un espace des producteurs de textes, et qu’on est obligé de rapporter la structure de l’espace des textes à la structure de l’espace des producteurs de textes pour comprendre pourquoi les textes sont ce qu’ils sont. Pour comprendre pourquoi tel juriste de province développe des thèses rousseauistes dans un pamphlet contre la monarchie, il est important de savoir que c’est un petit avocat d’une grande famille, que son cousin occupe une position très importante dans la ville de Bordeaux, alors que lui appartient plutôt à la branche ratée de la famille, etc. Il est important de savoir tout ça, la position qu’il occupe dans le champ juridique, l’autorité qu’il détient, s’il est parisien ou provincial, chancelier du Parlement de Paris ou petit avocat sans cause dans le Sud-Ouest, etc. : donc il faut mettre en relation l’espace des textes avec l’espace des producteurs de textes. » (pp. 422-423)

(1) Si, depuis Fustel de Coulanges, les efforts visant à arracher la recherche historique à son exploitation politique ont été constants, il n’en demeure pas moins que les révisions auxquelles ce louable travail a abouti restent assez étroitement liées aux époques successives qui les ont vus les formuler. L’histoire de l’histoire continue jusqu’aujourd’hui de témoigner de l’influence que l’évolution des valeurs morales imprime sur l’évolution des visions de l’histoire, même lorsque celle-ci se fait critique, doublement critique, triplement critique.
(2) Cf. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1980, pp. 68-70.
(3) Pierre Bourdieu, Le bal des célibataires, Seuil, Points Essais, 2002. Ce livre rassemble trois articles, à savoir : « Célibat et condition paysanne » écrit en 1962, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction » écrit en 1972 et « Reproduction interdite . La dimension symbolique de la domination économique » écrit en 1989.
(4) Les autres stratégies sont celles de fécondité, les successorales, les éducatives, les prophylactiques, les économiques, celles d’investissement social et les matrimoniales.
(5) Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Folio Essais, 1954.

Autres notes sur Bourdieu :
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Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

dimanche 18 mars 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'État (1)

Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992
de Pierre Bourdieu


PREMIÈRE NOTE *

Voilà un livre qui vient à point !

En préparant l’édition des cours professés par Bourdieu au Collège de France durant les années 89-90, 90-91 et 91-92, Patrick Champagne, Remi Lenoir, Frank Poupeau et Marie-Christine Rivière ont permis au débat relatif à la sociologie pragmatique de rebondir. Car tous ceux qui liront Sur l’État (1) - personnellement, j’en recommande très vivement la lecture - ne manqueront pas d’y trouver tout ce qui justifie que la sociologie se construise en rupture avec le discours commun. On a dit que cette sociologie-là pratiquait le surplomb (2). En lisant Sur l’État, il m’a semblé que plutôt que de surplomb - expression qui implique une position de hauteur, au sens aussi où la hauteur peut péjorativement désigner quelque chose comme de l’arrogance -, il conviendrait de parler de niveau causal. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Lorsque ce qui est recherché, ce sont les causes de l’état dans lequel se trouve le monde social et de ce qui l’amène à évoluer, il importe en effet de faire porter son effort d’élucidation à un niveau où l’on peut espérer entr’apercevoir la genèse des comportements, des opinions et des discours (3).

Deux questions restent ouvertes, c’est évident. La première porte sur l’inconscience des déterminations : est-il certain que ce qui influe le plus sur le comportement de l’homme échappe à sa conscience immédiate ? La deuxième a trait à l’utilité d’un savoir qui découlerait de la prise en considération du principe de non-conscience et de son corollaire, celui de l’illusion de la transparence : quel usage peut-on faire d’un savoir qui dénie les raisons que l’homme se donne d’agir ?

À la première, il peut être répondu que, si l’on veut s’adonner à la sociologie, il n’est pas possible de se passer d’y répondre, ne serait-ce que provisoirement. D’autant que les résultats en apprennent plus sur la validité de la démarche que toute justification a priori. L’hypothèse de la non-conscience réclame une approche comportant d’importantes précautions qui lui sont spécifiques, c’est certain. Le risque d’infalsifiabilité est important. Mais qui peut pour autant nier que celui qui parle est en mesure de respecter des règles de grammaire qu’il ignore ? Et n’est-il pas dès lors déraisonnable de renoncer à explorer cette voie, serait-ce même au motif de « son caractère surplombant et [de] la distance dans laquelle elle se tient par rapport aux capacités critiques développées par les acteurs dans les situations de la vie quotidienne » (4) ?

À la deuxième, il est autrement plus malaisé de répondre. Car le savoir n’échappe pas à ce qui détermine sa poursuite, son accumulation et sa diffusion. De la même façon qu’il existe une forme d’intérêt qui encourage au désintéressement (5), il existe des raisons - certainement peu conscientes - qui excite la curiosité, parmi lesquelles peu nombreuses sont sans doute celles qui ne sont pas d’une manière ou d’une autre liées au retentissement possible des recherches. Les cours auxquels Sur l’État nous donne accès comporte quelques indications sur ce que Bourdieu en pensait. J’y reviendrai.

* * *


La première chose qu’il me paraît important de relever au sujet de Sur l’État, c’est la différence considérable existant entre les écrits de Bourdieu et ses cours oraux. Autant les premiers usent d’une langue à laquelle il faut s’habituer et qui, par conséquent, peut en rebuter beaucoup, autant sa manière de s’exprimer au Collège de France manifeste un constant souci didactique et la transcription qui nous en est livrée se lit très aisément et très agréablement.

Certains pourraient regretter de n’y pas trouver un plan impeccablement structuré. Le propos suit un fil assez précis, mais le lecteur - après l’auditeur - doit se le remémorer continûment par un effort personnel. C’est que ce que Bourdieu veut expliquer est incompatible avec une présentation qui, aussi peu que ce soit, laisserait penser que les modèles explicatifs sont impeccables, définitifs et pérennes. À cela, s’ajoute le fait que l’exposé d’une recherche scientifique affronte toujours « une dispersion » qui multiplie les risques d’incompréhension. Le cours a été écrit, mais Bourdieu choisit une certaine forme d’improvisation. Et il s’en explique :
« [...] en présence d’un discours spécialisé, on est obligé de prendre acte d’une dispersion du point de vue de la compétence spécifique susceptible d’être mise en œuvre dans la réception d’un discours à prétention scientifique.
Je ressens très fortement cette dispersion et une part du travail d’élocution que j’essaie de faire - c’est la raison pour laquelle je ne lis pas le cours que je pourrais lire puisqu’il est écrit - tient au fait que je crois percevoir des signes dans l’assistance... Le discours oral à cette particularité par rapport au discours écrit, c’est qu’on est en présence d’un public. Je me réfère à un modèle important qui a introduit une révolution dans la compréhension des poèmes homériques : c’est l’idée que les poètes oraux parlaient en présence d’un public ; ils se servaient de schèmes d’improvisation - on n’improvise jamais avec rien - et ils improvisaient aussi en présence de cette censure particulière que représente la présence d’un public que l’on a sous les yeux.
» (p. 281)

En l’occurrence, les cours montrent que Bourdieu est sans cesse attentif à éviter les interprétations simplistes de ce qu’il dit. Sa hantise, c’est que les exemples qu’il donne, les modèles qu’il esquisse, les genèses auxquelles il se risque soient pris au mot, donc vus davantage pour ce qui en est dit plutôt pour ce qu’ils sont censés suggérer.
« Il y a toujours quelqu’un dans la salle, pour qui les choses obscures sont claires et qui, brusquement, se dit : “Voilà ce qu’il voulait dire !” C’est pourquoi j’emploie délibérément plusieurs langages. Je dis souvent, pour expliciter ma manière de penser et de parler, que c’est en changeant la manière de dire les choses qu’on se libère de la manière ordinaire dans laquelle on est enfermé ; c’est une manière de trouver des pistes, des voies. Des choses qui m’ont servi à trouver des voies peuvent servir à d’autres. C’est pourquoi je vous en fais part, alors que dans un livre, il n’en reste plus qu’une. Du point de vue de la communication, le livre est plus rigoureux qu’un discours oral, mais il est aussi beaucoup plus pauvre, moins efficace... Beaucoup de gens me disent : “Quand on vous entend, on comprend tout ; quand on vous lit, on ne comprend rien”, alors que pour moi, c’est la même chose. La différence, c’est précisément cette ouverture sémantique qu’on peut conserver à l’oral et que je me sens obligé de faire disparaître à l’écrit. » (pp. 197-198)

Je n’ai pas eu la chance de pouvoir assister à un seul des cours donnés par Bourdieu au Collège de France. Mais j’ai eu l’occasion de l’entendre dans la première moitié des années 80, une première fois lors d’une conférence, une deuxième fois au cours d’un séminaire qu’il a tenu à l’Université de Liège à l’invitation du professeur Jacques Dubois. La première fois, il avait parlé environ une heure et j’avais clairement ressenti que le public ne comprenait pas ce qu’il cherchait à dire, principalement en raison des multiples précautions qu’il prenait pour s’expliquer. La deuxième fois, disposant de bien davantage de temps et s’adressant à un public prévenu, il m’avait semblé bien mieux compris. Tout cela pour dire que Bourdieu a toujours eu besoin d’énormément de temps pour exposer ses idées. Celles-ci sont à l’opposé des slogans et des formules et ne se prêtent ni au résumé, ni à la synthèse.

Ce que Bourdieu est continûment soucieux d’esquiver, ce sont les interprétations de ses propos qui les tirent vers le schématique et qui aboutissent alors le plus souvent à lui faire dire le contraire de ce qu’il veut dire. Un seul exemple : les jugements de valeur. Voici un extrait de son cours où il s’en explique :
« Je vais encore évoquer l’essayisme qui tombe à bras raccourcis sur mes analyses de l’école sans rien comprendre. Il existe des hiérarchies des légitimités culturelles, [...] un ordre social objectif qui fait que celui qui cite Dalida à l’examen a 0 et celui qui cite Bach a 18 : c’est un fait sur lequel je n’ai pas à prendre parti. Les gens confondent cette proposition que Weber appelait “proposition inspirée par la référence aux valeurs” avec un “jugement de valeur”. Il y a, dans la réalité, des valeurs auxquelles le sociologue se réfère et qu’il enregistre : ne pas connaître et reconnaître cette hiérarchie des valeurs rendrait la réalité absurde. Confondant la référence aux valeurs avec les jugements de valeur, on attribue au sociologue des jugements de valeur, alors qu’il n’opère que par référence aux valeurs [qui existent dans la réalité]. [...]
Le processus de construction de l’universel s’accompagne d’un processus de monopolisation de l’universel et, du même coup, d’un processus de dépossession de l’universel, qu’on est en droit de décrire comme une sorte de mutilation. Si la sociologie de la culture a une dimension critique, si elle peut sembler très violente, c’est parce qu’elle fait apparaître, à des gens qui se veulent humanistes, qu’une partie des humains sont dépossédés de leur humanité au nom de la culture. S’il est vrai que la culture est universelle, il n’est pas normal que tout le monde n’ait pas accès à l’universel, qu’on n’universalise pas les conditions d’accès à l’universel. Au lieu de dire : “Bourdieu dit que Aznavour c’est aussi bien que Bartók”, il faut dire : “Bourdieu dit que la culture à prétention universelle, universellement reconnue comme universelle dans les limites d’un univers déterminé, est distribuée de telle façon que seule une partie des destinataires légitimes en termes de norme éthique (égalitarisme) a réellement accès à cet universel ; une partie très importante de l’humanité est dépossédée des conquêtes les plus universelles de l’humanité.” C’est un constat et c’est normal de le faire. Si je prenais une position normative, je dirais : “Soyez conséquent et ne dites pas que Bourdieu veut tout relativiser, que le calcul intégral, ce n’est pas mieux que la table de multiplication ; dites que Bourdieu affirme que si l’on veut prendre au sérieux les analyses qui constatent ces distributions, il faut travailler politiquement à universaliser les conditions d’accès à l’universel.” Même les problèmes reconnus comme politiques peuvent être posés de manière rationnelle, même si ça ne contribue en rien à faire avancer la solution...
» (pp. 364-365)

Cet extrait est tout particulièrement intéressant. Car on y voit Bourdieu insister sur la distinction entre proférer un jugement de valeur et le soumettre à l’analyse, distinction qui est volontiers escamotée par ses plus virulents contradicteurs. Il convient néanmoins de noter que la position qu’il définit ne l’immunise pas complètement de tout reproche sur ce point. En effet, son refus de s’abstraire du politique - refus qui prendra au milieu des années 90 une vigueur nouvelle - l’oblige à quitter par moment la posture d’objectivation qu’il exige à l’égard des jugements de valeur auxquels le sociologue fait référence. Reste à tenter de comprendre la dernière phrase de l’extrait : « Même les problèmes reconnus comme politiques peuvent être posés de manière rationnelle, même si ça ne contribue en rien à faire avancer la solution... » Faut-il y voir l’aveu que la posture objective appliquée à ce qui peut avoir un aspect politique condamne à renoncer à toute action, toute influence politique (ce que je suis prêt à croire) ou plutôt que le travail politique peut et doit se fonder sur des analyses sérieuses, lesquelles sont donc indispensables à toute politique qui se veut efficace (comme lorsqu’il s’agit d’« universaliser les conditions d’accès à l’universel ») ? Avec cette question, je quitte celle relative aux spécificités de l’expression orale de Bourdieu. J’y reviendrai donc ultérieurement.

* * *


* La longueur exceptionnelle de mes commentaires sur ce livre me conduit à les scinder en plusieurs notes.
(1) Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992, édition établie par Patrick Champagne, Remi Lenoir, Frank Poupeau et Marie-Christine Rivière, Raisons d’agir/Seuil, 2012.
(2) Cf. notamment Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, nrf essais, 2009. J’ai précisé ce qu’il entend par surplomb dans une note du 31 octobre 2010.
(3) Voir, sur cette question, ce qu’en dit Geoffroy de La Gasnerie lors d’une interview accordée en janvier 2012 à Médiapart.fr (à voir ici). Contre la sociologie pragmatique, il défend le niveau non doxique de la connaissance, tout en conférant à celle-ci un destin politique.
(4) Luc Boltanski, Op. cit., p. 74.
(5) Ce dont Bourdieu a traité dans son cours au Collège de France de l’année 1988-1989.

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lundi 5 mars 2012

Note d’opinion : l’élection présidentielle française

À propos de l’élection présidentielle française

Spécialiste en droit constitutionnel à l’Université de Cergy-Pontoise et mis à la disposition du Collège de France auprès de Jon Elster, Arnaud Le Pillouer vient d’accorder un entretien, ce 2 mars dernier, à Ivan Jablonka. Un extrait de cet entretien figure sur le site Internet La vie des idées sous la forme d’une vidéo (1). Le sujet : la suppression de l’élection présidentielle. Le même Arnaud Le Pillouer avait déjà signé avec Pierre Brunet un article intitulé « Pour en finir avec l’élection présidentielle », article confié au même site en septembre 2011 (2).

Je partage amplement l’idée que l’élection du président de la République au suffrage universel est une aberration. Et je ne m’étendrai pas sur les divers arguments qu’avancent Pierre Brunet et Arnaud Le Pillouer sur la question, arguments que, dans l’ensemble, j’approuve. Je voudrais plutôt m’attacher à la mise en doute du caractère démocratique de cette élection à partir de ce qu’ils en disent eux-mêmes.

Retournons à l’article :
« [...] le caractère démocratique de ce mode de désignation nous paraît constituer un lieu commun éminemment contestable. Il participe de l’idée, certes répandue mais parfaitement contestable, que non seulement la démocratie se réduirait au fait d’élire ses dirigeants, mais encore que toute élection (au suffrage universel, bien sûr) serait par nature « démocratique ». Le caractère démocratique d’un État se mesurerait donc au nombre de ses organes élus directement par le peuple. Or, rien n’est plus faux : ainsi, un système dans lequel chaque ministre serait élu au suffrage universel ne serait nullement démocratique mais seulement cacophonique. Selon nous, du fait de l’élection de son président, le système de la Ve République souffre d’un vice exactement inverse (la concentration, plutôt que la dilution du pouvoir – nous y reviendrons). Mais l’exemple délibérément outrancier des ministres permet de comprendre que le fait de considérer toute élection au suffrage universel comme nécessairement démocratique revient en réalité à prendre le moyen pour la fin. Si l’on accepte de définir la démocratie (modestement, mais avec quelques égards pour l’étymologie du terme) comme le système dans lequel les décisions politiques les plus importantes (les lois, notamment) résultent autant que possible de la volonté de la majorité des citoyens, alors les élections apparaissent pour ce qu’elles sont : un moyen d’établir la démocratie, non la démocratie elle-même. En d’autres termes, la question du caractère démocratique ne saurait se poser qu’à propos du système pris dans sa globalité et il importe de déterminer les moyens adéquats pour le lui conférer. » (3)

Il me semble que cette argumentation pèche de vouloir établir le caractère aberrant de l’élection en cause au départ de principes qui ne le sont guère moins. Si le mot démocratie désigne bien un régime politique dans lequel les décisions les plus importantes résulteraient autant que possible de la volonté de l’ensemble des citoyens, il convient de s’interroger sur l’écart que représente, par rapport à cet idéal, le pouvoir reconnu à la majorité d’entre eux. Dès lors que le procédé qui est discuté - en l’occurrence l’élection au suffrage universel du président de la République - aboutit à négliger, sinon à contredire, une minorité que la pratique révèle être le plus souvent à quelques points sous la majorité et qui, complétée du nombre de ceux qui s’abstiennent, la dépasse quasi toujours, il s’impose, me semble-t-il, de se demander si l’on peut encore raisonnablement prétendre que cette majorité-là exprime bien la volonté de l’ensemble des citoyens.

Brunet et Le Pillouer n’en disent mot, puisqu’il situe d’emblée la gageure à réussir au niveau de la volonté de la majorité des citoyens. Mais la démocratie de la majorité est bel et bien une contradiction dans les termes (4). L’illusion que le pouvoir est démocratique par le seul fait du respect de la volonté de la majorité est à ce point incorporé dans l’habitus contemporain que, non seulement elle n’est plus jamais contestée, mais encore n’est-il même quasi jamais envisagé qu’elle le soit.

Cela ne signifie nullement qu’un procédé différent, qui serait parfaitement démocratique, soit possible. Gouverner un collectif d’hommes réclame assurément des règles, traditionnelles ou écrites, rituelles ou juridiques, conventionnelles ou légales, qui autorisent l’effectivité des décisions. L’unanimité est quasi impraticable. On sait les débats qu’a suscité le mode d’organisation des Indiens Zuñi, chez qui on a voulu voir un mode de décision unanime, alors même que la persuasion par les chamanes favorisaient considérablement les accords (5). On sait tout autant ce qu’avaient de chimérique les projets anarchistes lorsqu’ils revendiquaient l’unanimité, fût-elle informelle (6). Il n’est pas aberrant en soi d’adopter un système de prise de décision qui accorde le dernier mot à la majorité. Encore faut-il alors que chacun soit conscient que ce système n’ambitionne nullement de prendre en compte tous les avis, mais bien de débloquer une situation que des désaccords persistants caractérisent. On ne peut mieux prendre conscience de ce qu’a d’illusoire le caractère démocratique d’une élection à la majorité qu’en examinant les violentes contestations auxquelles donnent lieu la pratique de la décision majoritaire au sein des organes des sociétés anonymes, là où l’illusion démocratique n’existe guère (7).

Ai-je besoin de dire que les réflexions qui précèdent valent pour toutes les élections, et pas seulement pour celle du président de la République ? Autre chose est de se demander, comme le font Brunet et Le Pillouer, si la démocratie se réduit au fait d’élire les dirigeants et si plusieurs élections n’aboutissent pas quelquefois à s’invalider l’une l’autre.

On peut longuement disserter sur la question de savoir si l’élection départage - pourrait ou devrait départager - des programmes ou des personnalités. Brunet et Le Pillouer ne manquent pas d’en parler. Et derrière cette question se cache cette autre qui est de savoir jusqu’où s’est engagé l’élu par ses promesses. Si l’idée que recouvre l’idéal démocratique est que la volonté du peuple doit être respectée, il est alors assez logique d’exiger que les élus rendent des comptes (même si, juridiquement, rien ne les y contraint aujourd’hui). Par contre, si ce que visent les procédures démocratiques, c’est avant tout d’assurer un renouvellement périodique des dirigeants en vue de diminuer le risque d’abus de pouvoir - ce qui correspond davantage à ma préférence personnelle -, alors le choix porte surtout sur le candidat, fût-ce en raison de ce que son programme révèle de lui. Je suis incapable d’admettre l’idée que le peuple, le grand nombre ou même la majorité puissent avoir raison en raison même de leur effectif. Que les pauvres soient beaucoup plus nombreux que les riches et qu’il participe d’une élémentaire précaution de permettre à ceux-là de peser davantage qu’à ceux-ci sur les décisions politiques n’est certes pas un élément négligeable (8). Mais les tyrans séduisent plus facilement les dominés que les autres dominants, et cela au gré d’une mystérieuse prédétermination sur laquelle se penchait déjà La Boétie (9) et qui retint souvent l’attention de Bourdieu.

Ce qui est désolant dans l’élection présidentielle, c’est moins qu’elle désigne une personne au suffrage universel dans des conditions qui favorisent les riches, les ambitieux et les intéressés - quel que soit l’indigence de leurs projets et de leur moralité - (10) que d’entretenir le sentiment général qu’elle coïncide avec une démarche démocratique. L’indifférence, sinon l’approbation, que suscite certains suffrages portant au pouvoir telle arsouille, tel imbécile ou tel forcené traduit une confiance déraisonnable dans cette procédure, laquelle pourrait sans doute être remplacée par un tirage au sort sans que le risque encouru soit plus grand.

On pensera sans doute que je suis excessif. Pourtant, je n’ai plus, depuis bien longtemps, aucun goût pour la radicalité et je n’apprécie rien tant que la nuance. Le fait est que, pour comprendre, il s’impose souvent de ne pas être trop compris, de ne pas être trop inclus dans ce que l’on cherche à élucider. Se mettre hors jeu est une condition indispensable pour espérer apercevoir le sens du jeu. Qui s’intéresserait au football - je parle ici du football-spectacle - devrait s’abstraire des matchs et des résultats pour étudier ce qui motive les dirigeants, les joueurs et les spectateurs, les enjeux économiques que tout cela cache, les effets indirects dans d’autres champs, tel le champ politique, etc. Pareille interrogation placerait celui qui s’y attaque hors jeu, dans tous les sens du mot ; au point qu’il y perdrait toute curiosité pour les matchs. Au point aussi qu’il n’accéderait à une certaine lucidité que dans la mesure où il perdrait toute capacité à influer sur cette réalité qu’est le football-spectacle. Vis-à-vis de l’élection présidentielle, comme vis-à-vis de la politique en général, je suis hors jeu.

(1) Accessible à l’adresse suivante : http://www.laviedesidees.fr/Supprimer-l-election.html.
(2) Accessible à l’adresse suivante : http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20111004_presidentielle.pdf.
(3) Pierre Brunet et Arnaud Le Pillouer, « Pour en finir avec l’élection présidentielle », 12e paragraphe, sur le site Internet La vie des idées, adresse citée.
(4) Il va de soi que la majorité représente une assise assurément plus collective que ne peut l’être le tyran.
(5) Cf. notamment Ruth Benedict, Patterns of culture, Mariner Books, Boston, 2006.
(6) Cf. par exemple Bertrand Russel, Le monde qui pourrait être, écrit début 1918, trad. de l’anglais par Maurice de Cheveigné, Denoël/Gonthier, 1973, plus particulièrement le chapitre V (pp. 117-139). On y trouve explicitées - avec une naïveté propre aux logiciens - les difficultés qu’engendreraient le gouvernement consensuel suggéré par Kropotkine.
(7) À propos des assemblées générales d’actionnaires, on a entendu un célèbre homme d’affaires belge se plaire à ironiser : « petits minoritaires, petits cons ; grands minoritaires, grands cons ! ».
(8) Les monstrueuses inégalités qui caractérisent la plupart des sociétés contemporaines expliquent et justifient un profond ressentiment. Mais celui-ci, il faut s’en rendre compte, inspire souvent des solutions qui n’en sont pas et qui, bien au contraire, contrarient peu les profiteurs et les scélérats, quand elles ne font pas leur jeu. Et si je me permets de parler de profiteurs et de scélérats, c’est pour laisser mon propre ressentiment s’exprimer, alors même que je suis intellectuellement convaincu que les comportements les plus révoltants restent la résultante des conditions qui les engendrent, le plus souvent à l’insu même de leurs auteurs.
(9) Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, écrit au milieu du XVIe siècle, texte établi par Pierre Léonard, Éd. Payot, 1993.
(10) Il n’est nul besoin de citer des noms, tant pour la France que pour d’autres pays pratiquant ce même genre d’élection, pour se convaincre de cette réalité. Il est révélateur de constater que la plupart des dictatures acceptent - quitte à tricher de mille et une manières - d’user des élections pour conforter le régime.

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