mercredi 20 juin 2012

Note de lecture : Marcel Conche

Héraclite. Fragments
de Marcel Conche


Philosopher

Bien des gens s’imaginent que philosopher n’est qu’affaire de bon sens et qu’il est inutile ou prétentieux de ne philosopher qu’au départ de questions puisées dans l’histoire de la philosophie. Et si l’on compare aujourd’hui ce que sont la science et la philosophie, le constat que la première est faite de savoirs cumulés, alors que la seconde n’a que peu engrangé au fil de son histoire, semble conforter cette idée. Pourquoi s’encombrer de toute cette érudition en rapport avec l’histoire de la philosophie ? Cette érudition ne barre-t-elle pas l’accès aux idées à tout un chacun ? Cette érudition ne fait-elle pas le jeu de ceux qui y puisent de quoi alimenter leur cuistrerie, sinon leur terrorisme ?

Il est un conseil - qui a pris l’allure d’une consigne, voire d’un slogan - et que l’on entend bien souvent : « ne nous prenons pas la tête ! » Et bien, si : prenons-nous la tête, au moins un moment. Acceptons de réfléchir à des questions complexes dont notre sommeil, notre pitance et nos voluptés prochaines ne dépendent pas directement. Acceptons donc de nous pencher un instant sur l’histoire de la philosophie, ne serait-ce que pour tenter de savoir ce que nos prédécesseurs pensaient de ces questions-là.

On a dit et redit depuis bien longtemps que la Grèce antique fut le berceau de la philosophie. Allons-y voir. Peut-être y trouvera-t-on ces fameuses questions complexes, telles qu’elles furent formulées pour la première fois, ce qui est loin d’être sans intérêt. Tentons de voir ce que veut dire philosopher, lorsqu’on emprunte cette voie.

Héraclite

À peine ce projet est-il arrêté que les difficultés surgissent. Et d’abord, qui consulter, qui lire ? Quel nom a ce premier philosophe qui déclencha les réflexions complexes dont nous parlons ? D’autant que nous n’avons rien dit jusqu’à présent de la nature de ces questions. Or, durant cette période qui va grosso modo du VIIe au IIIe siècle avant Jésus-Christ, plus d’un Grec a entamé des réflexions plus ou moins originales. Ainsi, qui de Thalès ou de Socrate a commencé à philosopher, si ce n’est pas un troisième ? Assurément, la démarche ne peut réussir du premier coup et il est indispensable de multiplier les tentatives en vue d’éclaircir l’objectif.

La tentative que je propose ici concerne Héraclite. Tentons de voir ce qu’a dit Héraclite, quelles questions il a agité, et pourquoi. Et considérons ce choix comme initialement arbitraire. La tentative permettra au moins de cerner quelques-unes des difficultés que cette recherche d’une pensée très ancienne pose et créera aussi l’occasion - du moins peut-on l’espérer - de mieux cerner ce que nous cherchons.

Ce choix fait, un nouvelle difficulté surgit : comment connaître la pensée d’Héraclite ? La question impose de rechercher quels sont les textes de lui dont on dispose. Or, nul ne l’ignore, il ne reste que des fragments, généralement très courts (un mot, parfois). Et ces fragments sont éparpillés dans les œuvres de ceux qui les ont cités, souvent de nombreux siècles après qu’ils aient été écrits. À quoi s’ajoute le fait que ceux-là qui le citèrent ne sont pas toujours disposés à l’approuver ou, s’ils le citent pour s’en prévaloir, ce peut être au mépris de ce qu’il voulait dire. Sur les 138 fragments identifiés par le Diels-Kranz (1), plus de vingt sortent des écrits de Clément d’Alexandrie, un peu moins de vingt de ceux d’Hippolyte et le même nombre de ceux de Plutarque, un peu plus de dix de ceux de Diogène Laërce et de ceux de Stobée, sept des œuvres d’Aristote et six de celles de Marc-Aurèle, pour ne citer que les sources les plus importantes. Voilà deux Pères de l’Église du début du IIIe siècle, Clément et Hippolyte, deux doxographes, un du début du IIIe siècle, Diogène Laërce, et un du Ve siècle, Stobée, deux philosophes, un Grec du IVe siècle avant Jésus-Christ, Aristote, et un Romain du IIe siècle, Marc-Aurèle, et enfin un penseur et historien du tournant des Ier et IIe siècles, Plutarque, de quoi mélanger les lectures et les interprétations d’une façon inextricable.

Conche

Marcel Conche a publié en 1986 une nouvelle traduction commentée des fragments d’Héraclite (2). Le travail qu’il a réalisé là est en tout point remarquable et je voudrais par conséquent en suivre les suggestions pour tenter d’approcher la pensée d’Héraclite. Mais un mot d’abord à propos de Conche lui-même.

Deux remarques me viennent à l’esprit à son sujet.

La première concerne la partition en deux de son œuvre. Il y a d’un côté ce qu’il a publié comme le fruit de son enseignement, notamment sur Montaigne, sur Héraclite, sur Anaximandre, sur Pyrrhon, sur Lucrèce, sur Parménide, etc. Et puis il y a ce qu’il a publié comme la conséquence de sa tardive notoriété, notamment ses Journaux étranges. Or, je pense que la deuxième partie de cette œuvre est aussi malaisée à replier sur la première que ne l’est le Nouveau Testament sur l’Ancien. Je n’ai guère envie de m’étendre sur cette partition qui doit probablement beaucoup à la célébrité et peut-être aussi à l’âge (3). Et je ne nie d’ailleurs pas l’intérêt que peuvent présenter ses derniers écrits ; simplement, je les comprends comme une rupture.

La deuxième remarque porte sur les nouvelles traductions d’œuvres grecques antiques qu’on lui doit et qui lui ont permis d’en proposer de nouvelles interprétations. On sait combien ces œuvres restent très indéchiffrables, notamment en raison de sources incertaines et d’irréductibles difficultés de traduction. Le mérite de Conche, c’est de nous en avoir offert une lecture cohérente, centrée notamment sur l’importance qu’a pu avoir pour les présocratiques l’idée du Tout, une lecture qui nous livre une pensée lointaine, étrange pour nous, donc apte à nous contraindre à réfléchir à nos propres limites. Mais en même temps, cette lecture s’appuie sur des constantes dont la pérennité tient à la pérennité des choses qu’elle évoque. L’homme est l’homme, toujours homme, et ce que les commencements nous apprennent n’est peut-être rien d’autre que cela. (4)

Le refus des comparaisons rapides

Il est fondamental, lorsqu’on aborde des textes anciens, de se garder des comparaisons hâtives. En quelque domaine que ce soit. Et la prudence recommande même de supposer que tout ce qui ressemble d’une manière ou d’une autre à une démarche familière soit regardé d’abord comme autre, différent, éloigné.

En ce qui concerne les présocratiques, un exemple de ce qu’il ne faut pas faire me vient à l’esprit, à savoir l’avant-propos du livre de Roland Omnès, Philosophie de la science contemporaine (5). Dans une sorte de parabole audacieuse, il y traite d’Héraclite, de Parménide, de Démocrite, et d’autres encore, comme si ce qui les avait préoccupés correspondait à ses propres questionnements sur le savoir, à la seule différence qu’il a l’avantage insigne d’en savoir beaucoup plus qu’eux. La dimension métaphysique des textes antiques est totalement ignorée et, en conséquence, leur interprétation donne lieu à d’énormes contresens. Juste un extrait de ces énormités qu’Omnès profère à propos de sa rencontre chez Hadès avec les âmes des philosophes antiques :
« Quelle assemblée !… rien que des philosophes, tous présocratiques, les plus avides de savoir qu’il y eut jamais…
“Sait-on la forme de la Terre ?”, demanda l’un. Je répondis que c’est une sphère, et Parménide se réjouit, tandis qu’Héraclite se renfrognait davantage. Il y eut alors tant de questions, pressantes, vives, que je ne puis me les rappeler toutes. Je répondis à Héraclite que le cosmos change sans cesse, mais qu’il eut une naissance, à Anaximandre que ce monde est infini, que l’homme est bien né d’autres créatures et qu’il n’y a qu’une seule vie en perpétuelle évolution, je décrivis à Leucippe les atomes et leurs emboîtements de particules. Pythagore s’entendit confirmer que tout est régi par le nombre et que les lois de la physis sont mathématiques.
» (6)
Objecter à Héraclite que le cosmos eut une naissance, voilà qui est pour le moins risible ! Voilà surtout, très précisément, le genre de comparaison des savoirs qu’il faut impérativement s’interdire.

La loi des contraires

Je ne suis pas très convaincu par les explications que Conche fournit dans l’“Introduction” quant à l’ordre dans lequel il présente les fragments. Voici ce qu’il dit :
« Nous avons laissé complètement de côté l’idée de reproduire plus ou moins exactement la disposition originelle des fragments. L’ordre suivi n’est pas non plus celui dans lequel nous exposerions le système. Il s’agit de l’ordre même de notre recherche et de notre analyse, celui qui nous permettait d’avancer de la manière la plus méthodique dans l’intelligence des fragments. Les notions et les textes les plus aisés à entendre viennent d’abord, les notions difficiles n’apparaissent que plus tard : la notion de “feu” avec le fragment 80 (B 30), la notion d’“âme” avec le fragment 75 (B 107), puis le fragment 94 (B 36) et les suivants. L’ordre adopté peut être dit “phénoménologique” : l’entendement suit le chemin par lequel entrer le plus sûrement, prudemment, et progressivement, dans les profondeurs du système ; il s’agit d’une sorte de phénoménologie de l’intelligence du texte. » (p. 13)
Entre l’ordre de la recherche et ce qu’il appelle un ordre “phénoménologique”, j’incline à croire qu’il ne peut y avoir coïncidence. Lecture faite de son livre, il me semble que Conche a tout simplement choisi de présenter les fragments dans un ordre qui va des notions qui lui semblent les plus importantes vers celles qui n’en seraient que les conséquences. L’important se trouve donc dans les premiers fragments analysés.

Le point central, me semble-t-il, de la pensée d’Héraclite, telle que Marcel Conche la comprend, c’est la loi des contraires.
« Héraclite, considérant chaque chose, ἒϰαστον, scinde le tout qu’elle est, la décompose en ses aspects contraires. En donnant aux hommes la connaissance de la nature de toutes choses, du jour et de la nuit, de l’hiver et de l’été, comme de la paix et de la guerre, du juste et de l’injuste, du bien et du mal, il fonde pour eux une nouvelle maîtrise sur les choses et sur eux-mêmes, une nouvelle stratégie de la vie sensée, maîtrise fondée sur la connaissance des choses telles qu’elles ont été, sont et seront toujours (toujours semblables quoique toujours autres), nullement comme celle issue de l’art de la divination ou de la prévision scientifique moderne, sur la connaissance de l’avenir. Pour Héraclite, toutes les données du problème de l’existence sont déjà là, et il ne s’agit pas de connaître ce qui arrivera - tel ou tel événement -, mais bien plutôt d’être celui pour qui rien d’important ne peut arriver. La loi de l’unité des contraires, selon laquelle arrive tout ce qui arrive, est là toujours, et avec elle le négatif ne peut manquer de revenir, de se reproduire toujours. Devant la loi éternelle de la nature, et le temps qui dissocie les contraires (d’abord la nuit, puis le jour), mais pour, indéfiniment, les associer, puisqu’ils sont indissociables, l’impuissance de l’homme est absolue. De cette loi, pourtant, il faut prendre conscience, sous peine de passer sa vie dans l’illusion - l’illusion qu’un autre monde serait possible, dans un avenir ou un ailleurs -, illusion résultant elle-même de ce que l’on ne vit que dans son monde, sans voir le monde. Or, si les hommes ne prennent pas conscience de cette loi, il reste qu’ils la mettent toujours déjà en application dans leurs actions, du moins dans leurs actions efficaces, car si tel n’était pas le cas, leurs actions ne produirait rien, puisque rien ne peut arriver que selon cette loi. » (pp. 39-40)

Il importe de mesurer ce que cette conception des choses peut avoir d’étrange pour nous qui vivons dans un monde social totalement forgé sur l’idée d’un lendemain meilleur. Et c’est précisément là le type d’étrange qui peut nous aider à réfléchir au sens, à commencer par celui qui nous semble évident et dont il est intellectuellement utile de nous déprendre. Bien sûr, de nombreuses objections peuvent nous venir en tête. Mais nombreuses sont celles auxquelles la lecture du livre de Marcel Conche apporte des réponses.

Il importe également de mesurer ici combien l’introduction à des idées philosophiques anciennes, très anciennes, confère à notre exercice de la pensée philosophique une dimension que la meilleure des réflexions spontanées ne peut aucunement atteindre.

La vérité

Prolongeons un peu l’exploration de l’analyse que Marcel Conche fait des fragments. Et prolongeons-la du côté de ce concept effrayant de vérité.
« Des actes, revenons maintenant à la parole et aux paroles, ἒπος, ἒπεα. Les hommes appliquent la loi des contraires dans leurs actions (actions quotidiennes, pratique des métiers, arts, politique...), pour autant du moins qu’elles ont de l’efficacité et de la réussite, mais ils l’appliquent dans l’inconscience : ils ne savent pas ce qu’ils font. Or une telle conscience de l’action ne peut se développer qu’au niveau du langage : le rôle de la parole est précisément d’apporter à l’homme la conscience, l’intelligence de ce qu’il fait. Mais ce n’est pas là ce que fait la parole humaine commune : elle ignore la loi des contraires, les tient séparés l’un de l’autre. Elle manque donc essentiellement sa fin. Car, alors que l’action peut atteindre sa fin dans l’inconscience de ses lois et l’atteint souvent (Héraclite ne prétend nullement, en effet, que les hommes, parce qu’ils vivent dans l’ignorance du logos, échouent dans toutes leurs entreprises, comme de cuisiner, de bâtir, etc. ; il ne prétend pas que les femmes d’Ephèse se maquillent mal !), la parole ne peut atteindre sa fin, qui est de ne pas égarer les hommes, de faire venir à la lumière, de délivrer la vérité, qu’en explicitant celle-ci, non en la tenant cachée. Il tient à la nature même de la parole de ne pouvoir accomplir son œuvre propre dans l’inconscience. Elle ne peut respecter la vérité à moins de rendre la vérité consciente, d’être parole de vérité, de dire la vérité. Or la parole humaine commune s’établit sur le fond de la non-vérité, c’est-à-dire de la non-reconnaissance de la loi fondamentale de l’unité des contraires, non que cette loi soit niée explicitement, car, pour être niée, il faudrait qu’elle soit connue, mais elle l’est implicitement par le fait de tenir toujours, dans tous les discours qui participent de l’ignorance commune, les contraires séparés l’un de l’autre. De même que les arts et les métiers viennent dans le prolongement des occupations quotidiennes, de même c’est sur le fond de la parole humaine commune que s’établissent les discours unilatéraux qui voudraient, dans l’opposition réelle, exclure l’un des pôles, affirmant que l’on peut avoir l’un des deux sans l’autre : le beau sans le laid, le juste sans l’injuste, l’égalité sans l’inégalité, la paix sans la guerre, la vie sans la mort, le bonheur sans le malheur, le bien sans le mal. Les hommes voudraient supprimer le mal, ne plus laisser que le bien, ne voyant pas que “le bien et le mal sont un”, selon le mot héraclitéen d’Hippolyte (IX, 10). Ils ne voient pas l’indissociabilité du juste et de l’injuste, alors que, sans les choses injustes, on ne connaîtrait de la justice pas même le nom [...]. Ou encore, ils voudraient, selon le souhait du Poète (Il., XVIII, 107), supprimer l’ἒρις, la rivalité entre les hommes comme entre les dieux [...], réaliser l’universelle non-rivalité, ne voyant pas que dans la paix universelle s’abolirait la vie [...]. » (pp. 44-45)

Les dormeurs

Une dernière chose, parmi tant d’autres qui mériteraient d’être signalées : Héraclite estime qu’il n’est possible de dire la vérité qu’en se tenant aussi éloigné que possible de la doxa. Ceux-là qui se laissent dominer par la doxa sont les dormeurs. Le fragment 12 (75 chez Diels-Kranz), que l’on trouve chez Marc-Aurèle (Pensées, VI, 42) énonce :
« Les dormeurs sont ouvriers et co-ouvriers de ce qui se fait dans le monde. »
Ce que Marcel Conche commente notamment comme suit :
« Les dormeurs parlent et agissent, tout en ne parlant pas, ne connaissant pas, les lois de leur agir. Les hommes (les endormis), quels que soient leurs langages si divers, dés-unissent les contraires ; mais leur action, pour autant qu’elle est efficace, aboutit à un résultat, se conforme à la loi de l’unité, de la co-appartenance des contraires : en effet, ceux qui œuvrent à quelque chose, qui ont la maîtrise d’un art quelconque, sont capables, bien qu’ignorants du logos, de réussite pratique. Ainsi ce qu’ils disent retarde sur ce qu’ils font. Les rêves éveillés des éveillés dormeurs sont leurs croyances superstitieuses, leurs religions, leurs morales, leurs utopies politiques ou autres, tout ce qui les retient dans leurs mondes fictifs et leur barre l’accès au monde réel (sans adjonction humaine). Dans ces mondes, ils vivent, réfléchissent, parlent. Toutefois leur action, elle, dans la mesure où elle est agissante, opère selon des lois universelles. Ainsi ils attribuent leurs réussites à la magie ou à leurs dieux, mais, dans leur pratique effective, ni la magie ni la religion ne sont intervenues. Ou bien ils souhaitent, comme le héros homérique (Il., XVIII, 107), la paix universelle, mais, dans la pratique, ils luttent pour que “triomphent” leurs idées - et pour qu’il y ait des vaincus. Ou encore : “il faut faire le bien, éviter le mal”, dit leur discours moral ; mais, dans la pratique, ils unissent le bien et le mal, car ils ne parviennent pas à réaliser seulement l’un - sans l’autre. Ainsi les dormeurs agissent, mais autrement qu’ils ne le pensent. Par exemple, ils ont préparé la guerre en se disant qu’ils voulaient la paix, mais le résultat réel a été la perpétuation de la guerre. » (pp. 70-71)

N’y a-t-il pas là de quoi approfondir nos réflexions, les soumettre en tout cas à des réfutations que les discours d’aujourd’hui ignorent ? Pensons à ce concept de nature qui, depuis quelques dizaines d’années, a acquis dans l’argumentation morale une telle importance et qui, pourtant, néglige tant ce que la pensée antique peut nous en apprendre.

(1) On doit à Hermann Diels (1848-1922) et Walther Kranz (1884-1960) une identification méthodique des fragments qui est devenue la référence la plus couramment utilisée. Ce qui ne les met pas à l’abri des critiques d’autres philologues quant à la justesse de leur traduction (cf. par exemple sur la question Jean Bollack, Empédocle, II Les Origines. Édition et traduction des fragments et des témoignages, Éd. de Minuit, 1969, plus particulièrement pp. XII-XIII).
(2) Marcel Conche, Héraclite. Fragments, PUF, 5e éd., 2011 [1986].
(3) Roland Jaccard en a parlé comme d’une aimable aventure (cf. cet article). Elle ne me semble guère traduire les formes de sagesse que Conche défendit dans ses travaux antérieurs.
(4) Parmi les éléments les plus essentiels à ce que Marcel Conche regarde comme philosopher, il y a une conception de la philosophie qui renvoie le management - la préoccupation de bien organiser et conduire les affaires et les entreprises - vers le dérisoire, vers le commun, vers ce qu’il appelle le particulier, somme toute vers ce que Pascal appelle lui le divertissement. Tant et si bien que, si l’on philosophe devant des managers ou des candidats managers, on ne peut qu’oublier totalement le management ; et si l’on se préoccupe de management devant les mêmes, on ne peut que déserter la philosophie. Pourquoi ainsi évoquer le management ? Depuis nombre d’années déjà, on voit se créer et prospérer des associations qui offrent aux managers et aux candidats managers des formations et des débats sensés apporter des réponses puisées dans l’arsenal philosophique aux questions que suscitent les méthodes d’organisation de la conduite des affaires et des entreprises. On pourrait ranger ce phénomène parmi les nombreux usages abusifs de la science et, plus généralement, de la pensée rigoureuse, et passer à autre chose. J’ai personnellement des raisons de m’y attarder un moment. D’abord parce qu’un de mes amis s’est engagé corps et âme dans cette activité et persiste à rester insensible - c’est évidemment son droit - aux objections que j’y ai opposées à maintes reprises (mon blog est cité sur le site de l’association qu’il anime et reçoit des éloges que l’amitié explique très certainement ; l’incompréhension de mes objections s’y mesure pourtant, notamment à ces mots étonnants adressés aux thèmes que je traite : « Les questions qu'il pose, les livres qu'il commente, les opinions qu'il émet, sont souvent proches des préoccupations [de l’association] »). Mais aussi et surtout parce que cet ami a manifesté depuis plus de dix ans un très vif intérêt à l’égard de Marcel Conche sans voir ce qui, dans les analyses de celui-ci, pouvait ruiner le projet de mettre la philosophie au service du management. Il n’est pas le seul. Étrangement, André Comte-Sponville - élève de Conche - suscite la même interrogation. Avec cette circonstance très aggravante qu’il est philosophe - mais l’est-il toujours ? - et agit dans le cadre d’associations d’aide et de formation au management en cette qualité (pour exhiber le dévoiement de la philosophie dans la bouche de celui qui s’affirme philosophe, un seul exemple suffira et on le trouvera dans cette vidéo). Il y a évidemment dans l’intérêt que les managers - et plus généralement le monde de l’entreprise - portent à la philosophie une stratégie en grande partie non consciente qui mérite d’être élucidée. Mais, si l’on se contente de prendre les organisateurs et les formateurs au mot, et si l’on se penche sur l’œuvre de Marcel Conche, force est de constater que ce qu’on y trouve révoque l’idée même d’une philosophie apte à améliorer le management.
(5) Roland Omnès, Philosophie de la science contemporaine, Gallimard, Folio, 1994, pp. 15-27.
(6) Roland Omnès, Op. cit., p. 15.

Autre note sur Marcel Conche :
Pyrrhon ou l’apparence
Marcel Conche est mort

jeudi 7 juin 2012

Note de lecture : Vincent Debaene

L’adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature
de Vincent Debaene


Dans ce livre que Vincent Debaene a publié voici deux ans (1), j’aperçois deux grandes questions entrecroisées. La première, c’est celle des rapports entre la science et la littérature, principalement abordée par l’angle historique ; la seconde, celle du voyage, dans ce qu’il a d’insatisfaisant, de désappointant.

Commençons par les rapports entre science et littérature. C’est une très intéressante question que celle de savoir si la connaissance passe exclusivement ou partiellement par la science et si la littérature y a sa part. En exergue à son ouvrage, Vincent Debaene a placé six mots que l’on doit au goût d’Antoine Furetière pour les définitions : « Lettres : se dit aussi des sciences » (p. 9). Voilà qui pouvait encore se dire au XVIIe siècle, pensera-t-on, mais qui serait bien difficile à soutenir aujourd’hui ! Et pourtant, je ne suis pas totalement convaincu que la littérature ait progressivement reculé devant l’expansion de la science, abandonnant l’un après l’autre les domaines propres aux nouvelles disciplines scientifiques, comme Debaene le laisse plus ou moins penser.

Il serait exagéré de prétendre que Vincent Debaene adhère totalement à l’idée que la production proprement scientifique s’exclut de la littérature. Néanmoins, il ne la combat guère et structure sa recherche de telle sorte que l’ethnologie, discipline qui s’affirme au XXe siècle, soit regardée comme la dernière des sciences de l’homme et, comme cela fut le cas antérieurement pour d’autres disciplines émergentes, hésite sur sa propre nature scientifique et conserve une inclination pour la littérature. Son propos porte en effet sur des publications qui, selon lui, abandonnent pour diverses raisons le champ de la recherche scientifique pour sacrifier au genre littéraire. Il s’agit par exemple de L’Afrique fantôme (Gallimard, 1934) de Michel Leiris, Les flambeurs d’hommes (Calmann-Lévy, 1934) de Marcel Griaule, Tristes tropiques (Plon, 1955) de Claude Lévi-Strauss, L’Île de Pâques (éd. revue, Gallimard, 1965) d’Alfred Métraux, Chonique des Indiens guayaki (Plon, 1972) de Pierre Clastres, ou encore Mexique, terre indienne (Hachette, 1995) de Jacques Soustelle.

Je ne crois pas, personnellement, que le basculement dans la science signifie ipso facto l’exclusion de la littérature. Que nombreux soient ceux qui le pensent est incontestable ; Debaene lui-même le postule, sans l’affirmer. Il est vrai que lui-même enseigne la littérature et qu’il aime supposer à cette forme d’expression des charmes auxquels il est difficile de résister. Ainsi n’hésite-t-il pas à écrire ceci : « Les sociologues, les ethnologues, les philosophes eux-mêmes conçoivent très fréquemment l’œuvre littéraire comme un accomplissement, l’horizon d’une recherche parachevée. À moins d’une répression systématique et thématisée de ce désir de littérature, telle qu’on l’observe, par exemple, chez Bourdieu (qui, malgré tout, à la fin de sa vie, rêvait de “faire un Tristes tropiques à l’envers (*)” et écrivit des Méditations pascaliennes), il est toujours difficile pour l’historien français de se défaire de l’idée que Balzac a rendu compte mieux qu’il ne pourra jamais le faire lui-même des rapports entre Paris et la province au XIXe siècle ; il est toujours difficile pour le sociologue français de ne pas croire que Proust a donné une forme, magistrale et définitive, à la sociologie des salons. » (pp. 98-99) Ce qui n’est certes pas totalement faux. Mais ce qui l’est davantage, selon moi, c’est l’opinion - qu’il fait ratifier par Louis de Bonald, par Gustave Lanson ou encore par Gabriel Monod - selon laquelle ce qui distingue la littérature de la science, c’est son côté pérenne : « Le cœur de l’opposition - ou de ce que nous percevons comme tel - entre littérature et science à l’époque moderne n’est ni dans l’objet (l’âme humaine contre la réalité objective), ni dans le type de connaissance (connaissance du cœur contre connaissance de l’esprit), ni dans la langue (le culte du style contre la platitude des notices savantes), mais dans le rapport des énoncés au temps : les écrits scientifiques sont par nature périssables. » (p. 36) À quoi les plus radicaux - principalement les positivistes - ajoutent que « ce qui est condamné, dans la littérature, c’est précisément la rhétorique, entendue non comme art de persuader ni même comme art du bien dire, mais comme technique d’ornement, “art de parler bien sans penser” selon la définition lapidaire et étroite qu’en donnait Lanson dans un texte de 1902 (**) » (p. 113)

Même s’il ne s’agit assurément pas d’exemples à eux seuls déterminants, je voudrais, pour montrer ce qu’il y a de contestable dans cette opinion, m’arrêter un instant sur les arguments de Georges Cuvier à l’encontre de Buffon, que Vincent Debaene évoque, et mentionner moi-même le cas de Jean-Henri Fabre.

Debaene analyse les critiques que Georges Cuvier (1769-1832), le célèbre anatomiste et paléontologue, a adressées à Buffon (1707-1788) et à Bernard Germain de Lacépède (1756-1825), zoologiste moins connu. Embrayant sur « le combat du poète contre le savant » mis en scène par les romantiques, Cuvier s’en prend à l’homme de lettres lorsque celui-ci prétend disposer du savoir.
« Quels sont les reproches de Cuvier à son égard ? C’est d’abord le défaut de méthode et d’observation. Pour atteindre la science, il faut bannir, écrit-il, “les pures conceptions de l’esprit, les dissertations théoriques, les hypothèses, variables au gré de l’imagination qui les crée (***)”. » (p. 30)
Quant à ce que Cuvier dit de Lacépède, cela - selon Debaene - « rend explicites deux distinctions qui n’intervenaient que discrètement au sujet de Buffon. D’une part, l’opposition entre “gens du monde” et “gens de métier” : la science est exclusive par principe ; elle suppose l’acquisition de compétences particulières et n’est pas l’affaire de tous ; ainsi, seuls les esprits “les plus prévenus” peuvent réellement prendre la mesure des illusions que se faisait Buffon. D’autre part, la différenciation entre deux régimes de temps : d’un côté, la science qui “fait des progrès chaque jour” ; de l’autre, la permanence des œuvres immortelles. Les élaborations de Buffon étaient légitimes concernant des “phénomènes qui échappaient encore à l’intelligence”, mais elles ne le sont plus à présent qu’une “ère entièrement nouvelle a commencé pour l’histoire de la nature”. Cela dit, Buffon reste “l’un de nos plus éloquents écrivain”.
On a là un modèle d’argumentation qui va se révéler d’une remarquable permanence au long du XIXe siècle et jusqu’à la fin du XXe. Il combine un modèle historique qui oppose deux temporalités (les progrès de la science et la permanence intemporelle des œuvres) et quatre critères de distinction entre le savant et l’écrivain : le primat de l’observation (contre les dérives de l’imagination) ; la monotonie assumée de la forme (contre les facilités de l’éloquence) ; le souci de la méthode (contre les “combinaisons de l’esprit”) ; l’expertise (“gens du métier” contre “gens du monde”). Tels sont les quatre éléments qui circonscrivent une science.
A contrario, ces critères caractérisent de façon minimale ce qui n’est pas science et qui pourra éventuellement être reversé du côté de la littérature : imagination, éloquence, fantaisie, “généralisme” - mais il ne s’agit là que d’une éventualité, comme le montrent les cas envisagés, l’histoire ayant donné raison à Cuvier à propos de Buffon, mais non à propos de Lacépède, que nul ne considère plus aujourd’hui comme un immortel écrivain. » (pp. 31-32)

Que le talent littéraire n’induise pas le savoir scientifique, cela est évidemment incontestable. Il est certain que la recherche scientifique, comme la manière dont on en rend compte, postule l’acquisition à tout le moins de connaissances préalables et de méthodes spécifiques. Mais, non seulement rien n’interdit au scientifique de veiller à s’exprimer en des formes qui sont reconnues comme littéraires, mais il n’est peut-être pas inutile, y compris pour la justesse de ses propos, qu’il le fasse.

L’exemple que je voudrais citer - mais il en est d’autres -, c’est celui de Jean-Henri Fabre (1823-1915). Bien sûr, celui-ci s’est voulu pédagogue et n’a rien écrit qui ne soit à la fois compte rendu de recherches - les siennes ou celles d’autres - et effort de clarté pour le lecteur. Mais ses observations sont aujourd’hui reconnues comme exactes et fondamentales et lui ont valu d’être regardé comme un précurseur de l’éthologie, alors même que l’excellence de son style (comme d’ailleurs son cursus scolaire) l’avait rendu suspect aux yeux de bien des scientifiques. Pour qui le connaît mal, j’aimerais donner à lire un extrait de son œuvre ; trop long pour être inséré dans la présente note, je le fais figurer sur une page spéciale vers laquelle je renvoie. Ce que le style de Fabre offre, c’est la possibilité de mieux comprendre ce qu’il a observé.

Évidemment, lorsque je dis que les observations de Fabre sont jugées exactes, c’est jusqu’à leur éventuelle révision, tant il est vrai que la science ne progresse que de redressement d’erreurs en redressement d’erreurs. Et il en va ainsi pour Buffon, que Cuvier renvoie vers les lettres au seul motif qu’il lui semble pécher au niveau de ses méthodes. Mais qui peut penser qu’il convienne de lire Buffon comme si c’était le dernier état de la science ? Qu’il s’agisse par contre de s’informer sur ce qu’était cette science au XVIIIe siècle et Buffon devient alors incontournable. Or, peut-on se dire au fait d’une science sans en connaître l’histoire ? Je ne pense pas.

J’en viens alors au sort que Vincent Debaene réserve à Tristes tropiques de Lévi-Strauss. La deuxième des trois parties de L’adieu au voyage est consacrée à l’examen plus en profondeur de trois livres qui entrent dans la catégorie des textes littéraires que l’on doit à des ethnologues, à savoir Les flambeurs d’hommes, L’Afrique fantôme et Tristes tropiques. Mais il traite de Tristes tropiques comme des deux autres livres, c’est-à-dire comme d'ouvrages écrits avec une intention littéraire.

Or, si l’on s’en rapporte à ce que Lévi-Strauss lui-même en dit, l’intention n’était peut-être pas aussi littéraire que cela. À la question de savoir ce qui l’a incité à se lancer dans la rédaction de ce livre, il répond :
« Au commencement, une proposition de Jean Malaurie que je ne connaissais pas et qui fondait la collection Terre humaine. L’idée de raconter mes voyages ne m’était jamais venue.
Pourtant, dans la phase que je traversais, convaincu que je n’avais plus d’avenir universitaire, le projet me tenta d’écrire pour une fois sans précaution, de dire tout ce qui me passait par la tête.
Enfin, avec le temps j’avais pris un certain recul. Il ne s’agissait plus de transcrire une sorte de journal d’expédition. Je devais repenser mes vieilles aventures ; il me faudrait réfléchir et philosopher sur elles, faire un bilan.
» (2)
Et il précise :
« J’éprouvais du remords de ne pas travailler à mon second tome sur les structures de parenté complexes que je croyais encore pouvoir écrire. Il me semblait que je coupais mon travail par un entracte qui devait être aussi court que possible. Je pensais pécher contre la science. Le livre s’en ressent, au moins dans la première édition qui était pleine de fautes grossières. Je ne prenais même pas la peine de vérifier l’orthographe des mots portugais : je les écrivais comme ils sonnaient à mon oreille. » (3)
Alors qu’il évoque les refus que sa candidature au Collège de France essuya en 1949 et 1950, il ajoute :
« Après ce double échec, j’étais convaincu que je ne ferais jamais ce qu’on appelle une carrière. J’ai rompu avec mon passé, reconstruit ma vie privée, et j’ai écrit Tristes tropiques que je n’aurais jamais osé publier si j’avais été engagé dans un compétition quelconque pour une position universitaire. » (4)

Il est difficile de nier que Lévi-Strauss n’a pas voulu faire œuvre de science avec Tristes tropiques. A-t-il pour autant voulu s’inscrire dans une veine littéraire ? Rien n’est moins sûr. Non qu’il n’écrive avec un bonheur qui a manifestement séduit Vincent Debaene. Mais il faut bien constater que cette plume talentueuse, il ne l’a pas réservée à cet ouvrage. Les Mythologiques, par exemple, conjuguent rigueur dans la recherche et excellence formelle dans l’expression de la pensée. De telle sorte que je me sens autorisé à poser cette question : la force du style - jusque dans ses formes littéraires - ne témoigne-t-elle pas d’une maîtrise de la pensée dont la recherche scientifique à tout à gagner ? Pour le dire d’une façon plus sévère à l’encontre de bien des chercheurs : le mépris de la forme dans l’expression écrite ne coïncide-t-il pas souvent avec une faiblesse des moyens mis en œuvre dans la recherche de la vérité ? Cela ne signifie nullement que n’existent pas des chercheurs efficaces, dénués de tout talent d’écriture, ni non plus que n’existent pas des écrivains aux ambitions scientifiques mal fondées (5), mais bien que la grandeur revient à ceux qui allient la rigueur des méthodes scientifiques et la splendeur du style, ainsi que l’on fait Buffon, Fabre ou Lévi-Strauss.

Je m’empresse d’ajouter que la vérité dont il est question en l’occurrence est bien celle que la recherche scientifique espère trouver, et non celle que la littérature romanesque aspire à dévoiler. Celle-ci, à l’inverse de celle-là, court le risque de souvent confirmer la doxa, ainsi que l’a encore récemment illustré l’interview que Catherine Millet a accordé au journal Le Monde à l’occasion des 6e Assises internationales du roman qui se tenaient à Lyon du 28 mai au 3 juin 2012. S’exprimant au sujet du débat d’ouverture intitulé “La question de la vérité”, et sollicitée à propos de sa définition du vrai en matière littéraire, elle a répondu ceci : « J'éprouve un sentiment de vérité quand ce que je lis renvoie à une observation que je partage, ou me révèle une réalité à laquelle je n'avais pas encore été attentive. En tant que lecteur, on reconnaît très bien cet effet de vérité qui vous fait sursauter. Le moment où vous vous dites : " Mais oui, c'est absolument ça ! " L'auteur a pu passer par la fiction ou par la métaphore, c'est cette impression qui compte, pas la forme littéraire par laquelle il y est arrivé. Et quand j'écris, c'est cela que je recherche. J'ai envie que mon lecteur se dise, lui aussi : " Ah ! C'est tout à fait ça. " » (6) On est loin, là, de la conception que Zola se faisait du roman et des connaissances qu’il pouvait favoriser.

Je dois m’empresser de dire que le livre de Vincent Debaene ne se borne pas, en ce qui concerne les rapports entre science et littérature, à la seule question du rétrécissement de la seconde au profit de la première. Bien d’autres aspects sont abordés, notamment quant à l’évolution de l’anthropologie française au cours du XXe siècle.

Quant à la question du voyage, elle est omniprésente dans le livre. Il y a bien sûr deux sortes de voyage. Il y a d’abord celui qui fut entrepris par les Homo sapiens il y a de cela plusieurs dizaines de milliers d’années lorsqu’ils migrèrent hors d’Afrique. Peut-on imaginer ce que furent ces marches vers l’inconnu, pleine de dangers et de souffrances, mais aussi en partie motivées par les nouveautés et les surprises ? Et n’en est-il pas resté comme une nostalgie de cette ignorance, génératrice d’émois ? Peut-on encore croire faire renaître les tressaillements originaires, soit en accroissant le danger (on pense aux exploits poussés jusqu’à l’absurde), soit en se réinventant un nouvel exotisme (on pense au tourisme extrême) ? D’une manière ou d’une autre, la déconvenue est au bout de l’expérience. Et puis, il y a le voyage endotique, celui qui est entrepris pour être ailleurs sans que cet ailleurs soit très différent de l’ici. Si je me rends à Bologne, je ne m’attends qu’à un ailleurs qui est chargé de significations pour moi, et c’est dans ces significations emportées depuis mon point de départ que réside le plaisir que je prendrai à les découvrir, ce qui est peut-être en mesure de m’épargner toute déconvenue. Ai-je besoin de dire que, il y a un demi-siècle, l’exotisme de l’Italie était bien réel et générait des émotions à la mesure des illusions qu’il faisait naître ? La nostalgie de l’enfance est quelquefois proche de celle transmise depuis l’aube de l’humanité.

(1) Vincent Debaene, L’adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2010.
(*) Pierre Bourdieu, Le bal des célibataires : crise de la société paysanne en Béarn, Éd. du Seuil, coll. “Points essais”, 2002, p. 11.
(**) Gustave Lanson, “Contre la rhétorique et les mauvaises humanités” [1902] in Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire.
(***) Georges Cuvier, “Avertissement”, in Nouvelles Annales du Muséum d’histoire naturelles, t. I, Roret, 1832, pp. II-III.
(2) Claude Lévi-Strauss & Didier Eribon, De près et de loin, suivi d’un entretien inédit “Deux ans après”, Éd. Odile Jacob, Points, 1988, p. 86.
(3) Ibid., pp. 86-87.
(4) Ibid., p. 76.
(5) S’il me fallait prendre un exemple d’anthropologue qui privilégie la forme sur la rigueur, l’essayisme sur l’approfondissement, c’est-à-dire de quelqu’un qui choisit une voie inverse à celle de Lévi-Strauss, je serais tenté de citer Clifford C. Geertz. Justifier mon accusation serait, je crois, bien utile, par ces temps où les sciences sociales se font de moins en moins exigeantes. Mais il s’agirait d’une nouvelle note, trop copieuse pour s’insérer dans celle-ci. Et ce serait sortir du cadre français auquel Vincent Debaene limite son analyse.
(6) Journal Le Monde du 29 mai 2012, p. 23.