mercredi 22 août 2012

Note de lecture : Simon Leys

Le studio de l’inutilité
de Simon Leys


Bien des actions humaines nous poussent à désespérer de l’homme. Non pas ce qui nous contredit, ni ce qui nous contrarie, pas plus que ce qui nous importune, mais bien ce qui nie notre appartenance au vivant. Cela peut aller de l’attitude individuelle qui abolit l’égard dû à l’animé, fût-ce symboliquement, jusqu’aux massacres de masse perpétrés par exemple au nom de l’hitlérisme, du stalinisme, du maoïsme, ou du khmérisme rouge. Il est à craindre que ce qui détermine ces actions est en nous tous freiné ou débridé. Et il serait naïf d’évoquer, pour en parler, le bien et le mal, comme si l’un et l’autre se distinguaient aisément ; alors qu’on peut d’autant mieux faire le second que l’on se réclame du premier.

Parmi celles et ceux qui freinent ce funeste penchant, il en est qui freinent bien et fort. Au point qu’ils démentent ce désespoir montant et rendent aux autres la joie, le plaisir et la décence d’être homme. Il en va ainsi de Simon Leys.

Avant tout, j’éprouve de prime abord une grande sympathie pour celles et ceux qui ont horreur de la politique. Quelles qu’en soient les raisons. Celles de Simon Leys ont un rapport certain - je crois - avec celles qu’exprimaient Remy de Gourmont lorsque, en 1891, il écrivait :
« Rien ne porte à la philosophie comme la lecture de vieux journaux, l’examen de vieilles querelles, l’analyse des anti-n’importe quoi d’avant-hier ; - et, comme il devient difficile de s’enthousiasmer, lorsqu’on sait bien que la vie n’est qu’un médiocre drame (pas même lyrique !) incessamment rejoué sur la même scène par des acteurs éternels qui se bornent à changer tous les trente ans la forme de leur costume et la coupe de leur barbe. » (1)

Je m’en voudrais de laisser croire que l’on puisse établir un parallèle important entre Leys et Gourmont. Il reste cependant autre chose qui vient à l’esprit lorsque les deux noms sont rapprochés. Ce n’est pas ce qu’ils disent l’un et l’autre de la Belgique (2), assurément. Non, ce sont ces réflexions de Gourmont autour de ce qu’il appelle « la dissociation des idées » (3). Cette technique de discernement tend à désagréger les amalgames que constituent les appréciations, les jugements, les points de vue, les idéologies, de telle sorte que l’on puisse substituer à l’idée reçue l’ensemble de celles qui la composent et trier le bon grain de l’ivraie. Sans jamais y faire référence, Simon Leys me semble mettre continûment en pratique ce mode d’examen et lui devoir notamment d’apercevoir la nudité de Mao, tel l’enfant du conte d’Andersen celle du roi (4). Dans un discours prononcé en 2005 (cf. infra), il énonce un important corollaire à ce principe de dissociation des idées : « Les impostures intellectuelles et les charlataneries à la mode requièrent d’habitude une phraséologie prolixe et un jargon obscur, tandis que les valeurs essentielles peuvent généralement se définir de façon claire et simple. » (5)

Le livre de Simon Leys dont je voudrais parler ici, c’est précisément celui dont cette phrase est tirée : Le studio de l’inutilité. Il s’agit d’un ensemble d’articles regroupés en trois parties : la première est consacrée à la littérature, la deuxième à la Chine et la troisième à la mer.

Le premier de ces articles s’intitule “Belgitude de Michaux”. Il y est notamment question de la façon dont le Michaux tardif a corrigé, voire renié, certaines de ses œuvres de jeunesse. Et Leys avance l’idée que ce serait Paris qui l’a gâté.
« Quand je dis que Michaux est devenu français, je ne parle bien sûr pas de l’acquisition d’un autre passeport (qui est sans signification et sans importance) mais de l’adoption d’une autre attitude ; il est maintenant qualifié pour délivrer des brevets de bonne conduite et des médailles récompensant l’effort méritant, qu’il s’agisse de la Chine de Mao ou du Japon d’après guerre (du temps où il était belge, l’idée ne lui en serait jamais venue). Mais il est obligé aussi de surveiller sa langue. Un Belge arrogant est une contradiction dans les termes - une notion dont le seul énoncé fait rire. Mais pour un Français, l’arrogance est un soupçon dont il faut constamment se protéger. À l’étranger, au milieu d’indigènes déshérités, le Français est souvent amené, bon gré mal gré, à promener son identité nationale comme une sorte de saint-sacrement qu’il s’agit de ne point déshonorer. » (p. 45-46)
Oh ! il est des Belges arrogants et nombreux sont les Français qui savent se garder de l’être. Mais il existe effectivement des différences d’ambiance, d’attitude, de pensée entre un petit pays - particulièrement peu homogène - et un grand. Sinon, comment par exemple expliquer que tant d’intellectuels français aient si obstinément défendu le communisme, y compris dans ses formes stalinienne ou maoïste, ou encore le terrorisme de la RAF ou des brigades rouges ? À l’inverse, en Belgique, les communistes et les pro-terroristes ont toujours été marginaux et n’ont guère bénéficié de l’appui des intellectuels (6). Voilà ce qui a très certainement conduit Simon Leys à évoquer la belgitude d’Henri Michaux.

Le deuxième article est consacré à G. K. Chesterton. Il y aurait beaucoup à en dire, mais, pour ne pas allonger exagérément mon commentaire, je me borne à citer un passage de Chesterton que Leys lui-même cite. Il est très révélateur, je crois, de ce qui le séduit chez Chesterton. « Mes critiques pensent que je ne suis pas sérieux, mais seulement amusant. Ils croient que amusant est le contraire de sérieux ; mais amusant est seulement le contraire de pas amusant, et de rien d’autre. Vous pouvez choisir de dire la vérité en longues phrases ou en courtes plaisanteries, c’est simplement comme si vous choisissiez de dire la vérité en allemand ou en français... Les gens ne peuvent croire qu’une réflexion agrémentée d’une petite plaisanterie puisse encore avoir du sens. Et ceci explique d’ailleurs pourquoi tant d’hommes qui ont du succès sont bêtes et ennuyeux, ou pourquoi tant d’hommes bêtes et ennuyeux ont du succès. » (p. 66)

S’il est un auteur dont il n’est pas étonnant que Simon Leys veuille parler, c’est bien celui qui fait l’objet du troisième article : George Orwell. L’occasion lui en a été donnée par la publication (en anglais) de son journal et de sa correspondance (7). Les précieuses informations sur Orwell puisées dans ces ouvrages - et dont Leys nous donne la primeur en français - renforcent la sympathie que l’on ne peut qu’éprouver à l’égard de cet homme qui s’inquiétait autant de la croissance de sa rhubarbe que de défendre les libertés fondamentales dans le monde.

Pour Simon Leys, L’Agent secret de Joseph Conrad serait l’un des deux romans du XXe siècle. Voilà qui donne envie de rouvrir Conrad, dont on ne se lasse jamais. Sauf lorsqu’on s’appelle Gide !
« André Gide (à qui Claudel avait fait découvrir Conrad) se dévoua tout un temps à le faire connaître en France ; il s’employa même à traduire Typhon (assez mal) ; il noua des relations d’amitié avec lui, et alla lui rendre visite en Angleterre. Mais dans la suite, il avoua dans son Journal avoir abandonné la lecture de L’Agent secret (comme il avait d’ailleurs précédemment renoncé à finir celle de Nostromo). Et dans ses vieux jours, il révisa son admiration et confessa à la Petite Dame (qui le nota dans ses Cahiers) : “Pour Conrad, je ne le mets pas tellement haut ; j’ai tellement aimé l’homme que cela m’est pénible à dire.” Mais Gide était-il vraiment un écrivain du XXe siècle ? » (pp. 106-107)
Il est vrai que lui-même se mettait si haut...

En 1922, trois ans après sa mort, on publia un roman de Victor Segalen intitulé René Leys. Et voici ce que Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, nous apprend :
« À ce sujet, que l’on me pardonne ici l’intrusion indécente d’une parenthèse personnelle (ce sera la seule, je vous le promets) : en 1971, au moment de publier Les habits neufs du président Mao, il me fallut, au pied levé et pour de triviales raisons bureaucratiques, le signer d’un pseudonyme. Si j’osai alors emprunter mon patronyme fictif au chef d’œuvre de Segalen, c’est tout simplement parce que, à ce moment-là, René Leys, complètement épuisé et introuvable depuis plus de vingt ans, n’éveillait plus d’échos que dans la mémoire d’une poignée d’admirateurs fidèles, amoureux de littérature, un peu frottés de Chine, et c’était à ces happy few, mes semblables, mes frères, que j’adressais ainsi un innocent clin d’œil. Eussé-je pu soupçonner alors que l’œuvre de Segalen allait justement connaître un prodigieux regain d’intérêt, je me serais modestement choisi quelque autre banal pseudonyme flamand, Beulemans ou Coppenolle - mais maintenant il est évidemment un peu tard pour changer. » (p. 120)
Simon Leys nous dit bien d’autres choses sur Segalen, des choses à tous égards plus intéressantes que cette affaire de nom d’emprunt. Mais la façon dont il relate celle-ci traduit bien, je crois, cette tournure d’esprit de Leys qui le rend si estimable.

Il existe des auteurs, très célébrés, que je renonce pourtant à lire. Ne serait-ce que parce que je ne voudrais pas qu’ils m’occupent un temps que je devrais soustraire à d’autres. Il en va ainsi de Vladimir Nabokov. Pourquoi, me dira-t-on ?

Lorsque furent publiées Littératures (8), Mona Ozouf en dit notamment ceci :
« Au vu de ce matériau désordonné et véhément, on n’a pas trop de mal à imaginer ce que devait être l’enseignement à Wellesley College ou à Cornell. Tout négatif, pour commencer, haché d’impératifs fiévreux. “Oubliez complètement, chassez de vos mémoires, consignez à l’oubli.” tout ce que vous avez su jusqu’ici, martelait Nabokov. Vous lisez pour vous informer ? Autant croire que l’Elseneur d’Hamlet a quelque chose à dire de la situation du Danemark. Pour faire la connaissance d’un grand écrivain ? Mais il est détestable de “regarder par-dessus la palissade des vies” et bien niais de confondre avec Marcel Proust le narrateur de la Recherche. Pour vous identifier au héros et à l’héroïne ? Niaiserie encore, bien féminine celle-ci. Pour progresser moralement ? Ne croyez surtout pas qu’il y a quelque chose - message, foi, ou vérité - à trouver dans la littérature, quand elle est précisément la chose à trouver.
Toutes les admonestations du professeur visaient en réalité la même cible : la pieuse littérature qui avait étendu sur sa terre natale une banquise de banalités. Dès qu’il flaire chez un écrivain quelque chose qui rappelle le prêche soviétique, Nabokov éructe, explose, excommunie. Rilke, Thomas Mann ? Des “saints de plâtre, des nains”. Freud ? Un “charlatan viennois”. Gorki ? Un “défilé de mannequins peinturlurés”. Dostoïevski ? Pour goûter ses rares fulgurances, il faut traverser des steppes de platitude. Le grand écrivain est celui qui ne se reconnaît aucun devoir, ni social ni moral; se tient aussi éloigné des idées générales qu’un chat de l’eau froide, et n’a pas davantage de respect pour ce qu’il est convenu d’appeler les “faits”
» (9)
Voilà le genre de commentaire qui nourrit mon refus de lire Nabokov.

Ai-je pour autant raison ? Rien n’est moins sûr. Simon Leys apprécie-t-il Nabokov ? À la lecture du huitième chapitre de son livre, on peut le supposer. Le supposer seulement, car le véritable sujet du chapitre, c’est la publication de manuscrits inédits de l’écrivain par son fils Dimitri.

Et ceci pose une nouvelle question : que penser de la publication posthume d’écrits qu’un auteur avait expressément exclus de toute publication ? Heureusement que ces volontés-là ne sont pas respectées, diront certains ; nous n’aurions rien su de l’essentiel de l’œuvre de Kafka, par exemple. C’est pourtant dans le respect de ces mêmes volontés que réside la seule forme active de respect que l’on peut manifester à l’égard d’un mort...

Six chapitres du Studio de l’inutilité sont consacrés à la Chine, et trois à la mer. Je m’abstiendrai de les commenter, non pas qu’ils n’offrent de nouvelles raisons d’apprécier l’écriture de Simon Leys et d’approuver tant de ses argumentaires, mais parce que je voudrais laisser un peu de place - dans cette note déjà longue - à un extrait qui me tient à cœur.

Cet extrait constitue l’essentiel du discours qu’il prononça le 18 novembre 2005 à l’Université catholique de Louvain lorsque lui fut remis le titre de docteur honoris causa. Il y précise de manière lumineuse où et quand il convient d’être démocratique et où et quand il convient d’être élitiste, et cela d’une façon que j’approuve totalement.

Après avoir procédé aux remerciements d’usage, Simon Leys poursuit :
« Mais comme on m’a dit que l’usage était, pour le récipiendaire de pareil honneur, d’offrir, outre ses remerciements, quelques réflexions sur un sujet de son choix, j’ai pensé qu’il pourrait être approprié de vous parler très brièvement d’une question qui nous tient tous à cœur : “l’idée de l’université” (j’emprunte cette expression au lumineux livre du cardinal Newman, The Idea of a University, qui, depuis un peu plus de cent cinquante ans, doit demeurer pour nous la référence fondamentale) - l’idée de l’université et les menaces qui pèsent maintenant sur elle.
Le sujet est énorme, mais je vais l’aborder ici dans la perspective limitée d’une bien modeste expérience personnelle. Au départ, l’idée que je me suis formée de l’université, je l’ai acquise à Louvain, il y a un demi-siècle, au contact de quelques maîtres que nous admirions tous. Puis, pendant une quarantaine d’années, j’ai poursuivi un travail de recherche et d’enseignement dans diverses universités, en Extrême-Orient tout d’abord, puis principalement en Australie - avec plusieurs intermèdes à Paris et aux États-Unis. Cette carrière a été heureuse : toute ma vie, j’ai eu la chance de faire un travail que j’aimais dans des milieux sympathiques et intéressants. Vers la fin, toutefois, des modifications profondes se sont mises à affecter l’institution universitaire - et je ne parle pas de problèmes locaux et particuliers, mais d’un phénomène plus général, probablement planétaire. Comme ces modifications éloignaient de plus en plus l’université du modèle auquel j’avais consacré mon existence, je décidai finalement de m’en retirer, six ans avant d’avoir atteint l’âge de la retraite. Considérant la façon dont les choses ont évolué dans la suite, c’est une décision que je n’ai jamais regrettée.
Vers la fin de sa vie, Flaubert a écrit dans une de ses admirables lettres, à son ami Tourgueniev, une petite phrase que je voudrais placer en tête de mes réflexions, car elle les résume très bien : “J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler.” Tels sont bien les deux pôles de la situation : d’une part “la tour d’ivoire”, d’autre part “la marée de merde”.

Considérons d’abord la tour d’ivoire. C. S. Lewis a observé que, pour mesurer la valeur de n’importe quelle chose, que ce soit un tire-bouchon ou une cathédrale, il faut savoir de quoi il s’agit, à quel usage c’est destiné et comment on s’en sert. Les impostures intellectuelles et les charlataneries à la mode requièrent d’habitude une phraséologie prolixe et un jargon obscur, tandis que les valeurs essentielles peuvent généralement se définir de façon claire et simple. Aussi la définition de l’université ne prête-t-elle guère à discussion, il me semble. L’université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire.
En ce qui concerne son mode d’opération, l’université requiert quatre facteurs. Les deux premiers sont indispensables, les deux autres sont importants, mais parfois facultatifs.
1) Une communauté de savants. Il y a quelques années, en Angleterre, un brillant et fringant jeune ministre de l’Éducation était venu visiter une grande et ancienne université ; il prononça un discours adressé à l’ensemble du corps professoral, pour leur exposer de nouvelles mesures gouvernementales en matière d’éducation, et commença par ces mots : “Messieurs, comme vous êtes tous ici des employés de l’université...”, mais un universitaire l’interrompit aussitôt : “Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les
employés de l’université, nous sommes l’université.” On ne saurait mieux dire. Les seuls employés de l’université sont les administrateurs professionnels, et ceux-ci ne “dirigent” pas les universitaires - ils sont à leur service.
2) Le second facteur indispensable : une bonne bibliothèque. Cette évidence se passe de commentaires.
3) Les étudiants. Ils constituent un élément important, mais pas toujours indispensable. Il est bon de former des étudiants, mais il n’est pas souhaitable de les attirer à tout prix par tous les moyens et sans discrimination. Les étudiants étrangers - payants - rapportent annuellement près de deux milliards de dollars aux universités australiennes. Un recteur d’université nous a engagés un jour à considérer nos étudiants non comme des étudiants, mais bien comme des
clients. J’ai compris ce jour-là qu’il était temps de s’en aller. (Récemment, des étudiants payants qui avaient été recalés pour plagiat ont été autorisés à représenter leurs examens ; leur trop scrupuleux examinateur fut, lui, démis de ses fonctions.) En fait, je rêve d’une université idéale : les études n’y mèneraient à aucune profession en particulier et ne feraient d’ailleurs l’objet d’aucun diplôme. Mais peut-être cette université idéale existe-t-elle déjà ? Voyez le Collège de France.
4) Des ressources matérielles - qui peuvent être de provenance variée : soutien gouvernemental, mécénat privé, etc. L’importance de l’argent est évidente, il serait sot de le nier. Mais rappelez-vous pourtant qu’on a vu d’admirables universités fonctionner dans un dénuement extrême. L’université de Pékin par exemple, durant les quinze premières années de la jeune République chinoise, a joué un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle du pays, et cependant, faute de ressources, ses enseignants, qui constituaient une élite exceptionnellement jeune et brillante, restaient parfois pendant plusieurs mois sans toucher leur salaire.
Ayant ainsi esquissé ce rapide portrait de notre tour d’ivoire, examinons maintenant “la marée de merde” qui en bat les murs.
Deux points sont particulièrement exposés aux attaques.
Premièrement, le caractère élitiste de la tour d’ivoire - qui dérive de sa nature même - se trouve dénoncé au nom des principes d’égalité et de démocratie. Mais, si l’exigence d’égalité est une noble aspiration dans sa sphère propre - qui est celle de la justice sociale -, l’égalitarisme devient néfaste dans l’ordre de l’esprit, où il n’a aucune place. La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisément elle n’a d’application qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour - ni la grâce de Dieu. (La grâce de Dieu : des auditeurs m’ont demandé si j’étais janséniste. Il n’en est rien. Je pensais seulement à la parabole des Ouvriers de la onzième heure et à celle de l’enfant prodigue. Les ouvriers qui n’ont travaillé qu’en fin de journée reçoivent une aussi belle récompense que ceux qui ont trimé depuis l’aube. Le jeune voyou qui rentre à la maison après mille frasques est fêté comme un prince par son père, alors que son ainé, qui fut toujours attentif et zélé, ne bénéficia jamais d’une telle faveur. Réconfortante leçon : nous ne méritons rien, mais nous recevons tout. Tandis que le janséniste qui mérite tout craint fort de ne rien recevoir.) Une éducation vraiment démocratique est une éducation qui forme des hommes capables de défendre et de maintenir la démocratie en politique ; mais dans son ordre à elle, qui est celui de la culture, elle est implacablement aristocratique et élitiste.
Le second point sur lequel la tour d’ivoire se trouve constamment menacée et battue en brèche, c’est son caractère désintéressé. Le cœur du problème est bien résumé par un axiome de Zhuang Zi (le grand penseur taoïste du IIIe siècle avant J.-C. - un des esprits les plus profonds qu’ait produits l’humanité) : “Tous les gens comprennent l’utilité de ce qui est utile, mais ils ne peuvent comprendre l’utilité de l’inutile.” L’utilité supérieure de l’université et son action efficace sont entièrement fonction de son apparente “inutilité”.
Les écoles professionnelles et techniques sont fort utiles, tout le monde comprend ça ; les universités sont inutiles - transformons-les donc en un ersatz d’écoles professionnelles : telle est la mentalité qui menace aujourd’hui la survie de l’université. Les pressions exercées sur elle par ses principaux bailleurs de fonds pour qu’elle justifie son existence en termes quantitatifs et utilitaires sont probablement le plus redoutable facteur de corruption auquel elle doit maintenant faire face.
Je ne vais en donner qu’une seule illustration, n’ayant pas le temps, ici, d’en dire plus, mais celle que je vais vous donner me paraît avoir valeur de symbole : récemment une grande et vénérable université européenne, pressée par de cruelles contractions budgétaires, se vit obligée de renoncer à toute une partie de son programme. Elle sacrifia donc son département le plus vulnérable, le plus dispendieux, le moins productif et le moins rentable - le département qui ne proposait nul débouché à ses diplômés, et qui, d’ailleurs, ne rendait aucun service à la société ni à l’État. Elle abolit son département de philosophie pure - tour d’ivoire au sein de la tour d’ivoire, noyau historique central et primordial de toute l’institution universitaire.
Quand l’université cède à la tentation utilitariste, elle trahit sa vocation et vend son âme. Il y a plus de cinq cents ans, Érasme a défini en une phrase l’essence de l’entreprise humaniste : “On ne naît pas homme, on le devient (
homo fit, non nascitur).” L’université n’est pas une usine à fabriquer des diplômes, à la façon des usines de saucisses qui fabriquent des saucisses. C’est le lieu où une chance est donnée à des hommes de devenir qui ils sont vraiment. » (pp. 285-291)

(1) Remy de Gourmont, La culture des idées, Robert Laffont, Bouquins, 2008, pp. 9-10.
(2) Cf. l’intéressant point de vue sur la Belgique que Gourmont a défendu en octobre 1914 (il est mort en septembre 1915), op. cit., pp. 996-999.
(3) Ibid., pp. 46-61 et 149 et ss.
(4) Simon Leys, Les habits neufs du président Mao, Champ libre, 1971 ; Hans Christian Andersen, Les habits neufs du roi, disponible sur Internet ici.
(5) Simon Leys, Le studio de l’inutilité. Essais, Flammarion, 2012, p. 287.
(6) Ce qui ne signifie pas qu’une partie très importante de la gauche politique et syndicale n’ait fortement rechigné à condamner ce qui méritait de l’être, allant jusqu’à calomnier ceux d’entre eux qui osaient le faire.
(7) George Orwell, Diaries, Harvill Secker, Londres, 2009 ; A Life in Letters, Harvill Secker, Londres, 2010.
(8) Vladimir Nabokov, Littératures, Robert Laffont, 2010.
(9) Mona Ozouf, La cause des livres, Gallimard, 2011, pp. 218-219.

Autres notes sur Simon Leys :
Simon Leys est mort
L’humeur, l’honneur, l’horreur
La mort de Napoléon

mercredi 8 août 2012

Note d’opinion : éthique et management

À propos de l’éthique et du management

Le 23 juin dernier, sous ma note du 20 juin consacrée à l’Héraclite de Marcel Conche, je répondais - de manière lapidaire, j’en conviens - à un commentaire de Laurent Ledoux. Celui-ci m’a gentiment fait savoir qu’il ne comprenait pas mon objection et a exprimé le souhait de prolonger la discussion.

De par sa généralité, cette discussion dépasse nos relations amicales. Aussi voudrais-je réitérer ici même les objections que je formule à l’égard de la démarche qui est la sienne au sein de l’association Philosophie et Management. Je suis bien conscient de mon audace, puisque je n’ai jamais participé à aucune des activités de cette association. Mes objections motivent cette abstention, laquelle explique peut-être leurs faiblesses.

En mai 2007, j’avais adressé à Laurent Ledoux des commentaires sur le résumé de l’exposé qu’il a présenté en septembre 2006 à Juan-les-Pins sous le titre Management responsable : questions éthiques. Ce résumé, daté de janvier 2007, figure sur une page de son site. Il est indispensable de le lire pour comprendre les commentaires que je me suis permis d’en faire.

Il m’a semblé que revenir à cet exposé et aux commentaires que j’en avais fait recadre bien le débat. Tout n’y est certes pas discuté, mais l’essentiel bien - je crois.

Voici donc ce que je disais du résumé de cet exposé.

1. À propos de l’introduction

Avant de préciser le sujet de l’exposé et d’en tracer très synthétiquement le plan, l’introduction énonce deux jeux de questions. Le premier a un caractère très général et porte sur des interrogations (sens, devoir, responsabilité, sociabilité) qui ressortissent du domaine de la philosophie (1). Le second n’a pas cette portée : il rassemble des questions à caractère scientifique ou technique (économie, travail, gouvernement) qui ignorent les énigmes philosophiques (2) ou postulent qu’elles sont résolues.

J’évoque d’emblée ce mélange des genres, parce qu’on va le retrouver tout au long de l’exposé et qu’il témoigne de ce que je considère personnellement comme un travers de la production intellectuelle contemporaine. La science et la technique ne peuvent réitérer sans cesse l’erreur cartésienne qui consiste à supposer que le savoir qu’elles accumulent rapproche de la vérité (3). Ce mécanisme, qui a longtemps sévi sous la forme du scientisme – cette illusion qui consiste à ériger la connaissance en réponse philosophique –, prend aujourd’hui un chemin inverse : on voit les sciences « molles » et les techniques de même nature se farder de considérations philosophiques destinées à leur conférer une aura d’universalité.

Cette façon de faire n’est pas tout à fait innocente, même si elle ne procède pas nécessairement d’une stratégie. Elle a pour effet de « naturaliser » les questions techniques auxquelles elle s’applique, comme si la légitimité de ces questions allait autant de soi que va de soi la pertinence des questions philosophiques auxquelles elles sont associées.

Si le sujet de l’exposé est bien la morale du gestionnaire en RH, deux voies – pas nécessairement contradictoires – s’offrent à l’investigation : la première serait de s’interroger, enquête à l’appui, sur ce que sont effectivement – aujourd’hui – les valeurs des gestionnaires, qu’est-ce que ceux-ci sont prêts à faire ou à ne pas faire, que font-ils et que ne font-ils pas, de quelle idéologie s’inspirent les décisions qu’ils prennent ; la deuxième serait de se demander quelle déontologie des gestionnaires serait opportune de telle sorte qu’elle soit obéie et performante par rapport à des finalités elles-mêmes prédéfinies. Ce qui est et ce qui doit être sont deux questions que l’on ne peut impunément confondre, sous peine d’être soi-même l’instrument involontaire d’on ne sait quelle logique.

L’exposé se propose de passer « en revue des concepts-clés d’un point de vue philosophique », d’examiner ensuite la façon confuse dont ceux-ci sont utilisés « dans le cadre de la gestion de l’entreprise » et enfin d’analyser quelques défis importants pour la GRH sur le plan éthique en vue d’« une gestion "responsable" du personnel » (4). Il s’agit donc bien d’une démarche ayant l’ambition de définir un projet de déontologie et non une réflexion sur les pratiques. Et cette démarche, nous le verrons, s’épargne de définir les finalités de la gestion, ou plus exactement postule que ces finalités se confondent avec les options philosophiques qui imprègnent la définition des concepts-clés passés en revue.

Je ne puis personnellement adhérer à semblable démarche. Je suis même enclin à penser que la philosophie et les sciences sociales, chacune de leur côté, doivent sans cesse lutter contre ce genre de confusion. Car la première est sans cesse menacée de prendre pour objet des questions que le monde social impose de juger profondes et philosophiques, tandis que les secondes se bercent trop aisément de l’illusion que ce qu’elles découvrent résout des questions à caractère philosophique. Il y a une chose qui devrait leur être commune, c’est la nécessité de se déprendre : se déprendre des impératifs clandestins de la société, de l’idéologie, de la mode ; se déprendre des autres et surtout de soi ; apprendre à penser autrement que nous y pousse le premier mouvement, celui qui traduit ce qui s’est logé en nous sans que nous en soyons conscients. La philosophie doit notamment se déprendre de ce que le monde social lui suggère ; les sciences sociales doivent notamment se déprendre des inclinations philosophiques qui influencent nos manières de voir et de juger.

Peut-on alors légitimement réfléchir aux bonnes pratiques (5), par exemple celles que devraient adopter les gestionnaires en RH ? Assurément. Mais le problème est alors de réfléchir aux questions que soulève le télescopage de la morale usuelle avec les impératifs de la gestion. Et dans ce cas, ce que j’appelle morale usuelle, ce sont ces exigences unanimement reconnues au sein du monde social (honnêteté, courage, droiture, franchise, etc.), qu’elles soient affirmées théologiquement (Thomas d’Aquin), fondées en utilité (Bentham), en raison (Kant) ou encore autrement. N’exagérons pas la profondeur de la question : le système économique rend rentable de spéculer sur le vice, mais il n’est pas interdit d’œuvrer à encourager la vertu. Comment faire ?

Cette question très pratique – mais non sans importance – ne réclame pas d’être subordonnée à la question philosophique du sens de la vie, ni même à la question générale de la responsabilité. Pour moi – mais je comprends parfaitement qu’on puisse être d’un autre avis –, elle procède de l’idée que nous avons tous collectivement intérêt à ce que chacun – et donc aussi les gestionnaires en RH – se comporte de manière conforme à la morale usuelle et, si nous souhaitons encourager ce type de comportement, nous devons réfléchir aux moyens dont nous disposons pour que chacun trouve intérêt à s’y plier. L’honnêteté ne se décrète pas et son affirmation est sans valeur probante ; l’honnêteté se pratique, continûment ou régulièrement, toujours, parfois, souvent, et ce qui détermine ces constances ou ces régularités est à rechercher du côté de ce qui y incite. C’est là une recherche très importante à bien des égards, même si elle n’est pas auréolée du prestige que confère l’interrogation philosophique. Mais c’est aussi une recherche qui peut déplaire, parce qu’elle entreprend de mettre au jour des influences non conscientes, ce qui donne à ceux qui sont concernés le sentiment qu’ils sont dépossédés d’eux-mêmes. C’est – a contrario – ce qui explique le succès d’une démarche qui prend appui sur les questions philosophiques les plus abyssales : elle ignore ce que l’on ne veut pas entendre et elle prête à chacun l’éminent honneur d’être concerné par des problèmes dont la hauteur rejoint les questionnements les plus vertigineux de l’homme.

Mes présents commentaires sur l’introduction laisse apparaître une divergence de vue entre Laurent Ledoux et moi au sujet de la morale. Contrairement à lui, je ne peux suivre Marcel Conche lorsque celui-ci établi une différence importante entre éthique et morale, confinant ainsi les acquis de la sociologie (cf. Max Weber notamment) de telle sorte que la morale transcendantale leur survive. Il m’a semblé important de préciser la chose d’entrée de jeu.

2. A propos de ce que Laurent Ledoux dit de la morale (concepts-clés)

a) La définition de la morale

Une société « se donne » des devoirs et « enjoint [à] ses membres de conformer leur conduite, "librement" et de façon "désintéressée", à certaines valeurs » (6).

La lecture de cette définition incite à se demander de quelle façon la société s’y prend pour ainsi se donner des devoirs et surtout pour enjoindre à ses membres de respecter certaines valeurs. Et on ne peut ici s’empêcher de penser à toutes ces œuvres morales, philosophiques et anthropologiques qui se sont attaquées à cette question extrêmement complexe. Ainsi, dans son Contrat social, Rousseau finit-il par se résoudre à suggérer l’instauration d’une « religion civile », seul garant possible selon lui d’une maîtrise de la morale collective.

On pourrait m’objecter que j’ai tort de prendre au pied de la lettre les expressions « se donne » et « enjoint », qui sont davantage des figures de style que le signe d’une hypostase de la société. Mais que viennent alors faire ces locutions adverbiales, « "librement" et de façon "désintéressée" », que les guillemets dont elles s’entourent ne sauvent pas du soupçon de naïveté ?

La diapositive qui accompagne la définition semble fournir une explication. Un signe d’inégalité entre « Droit » et « librement » suggère que la conformité à laquelle les membres de la société sont conviés est indépendante des règles de droit ou, en tout cas, ne s’y limite pas. Et un autre signe d’inégalité entre « Religion » et « de façon désintéressée » – plus énigmatique que le premier, assurément – laisse penser que l’intérêt religieux et la morale ne se confondent pas davantage.

Pourquoi toutes ces complications ? Pourquoi ne pas se rallier aux définitions communes de la morale, qui n’empêchent en rien de laisser ouverte la question de son caractère absolu ou relatif dans laquelle Laurent Ledoux souhaite ensuite nous entraîner. La morale, c’est « Tout ensemble de règles concernant les actions permises et défendues dans une société, qu'elles soient ou non confirmées par le droit », ou encore cet « Ensemble des normes ou règles de conduite admises dans un domaine d'activité particulier, dans un groupe social particulier à une époque donnée », ou encore cet « Ensemble des règles que chacun adopte dans sa conduite, d'après l'idée qu'il se fait de ses droits et de ses devoirs » ; telles sont les définitions suggérées par exemple par le « Trésor informatisé de la langue française » (7).

Ce qui me dérange dans la définition proposée par Laurent Ledoux, c’est qu’elle privilégie d’emblée l’idée que le contenu de la morale est accessible, susceptible de délibération et ouvert à l’accommodement. Elle renonce à présenter la morale comme un donné ; elle en fait le résultat d’un choix (8).

b) La morale universalisable

Toute morale « n’est pas également universalisable » (9). N’est-ce pas là le jugement que portent sur la pluralité des morales ceux dont la morale se vit comme supérieure à celle des autres ? En fait, toute morale a la même prétention à l’universalité, de la même manière que chaque société se vit comme la seule qui vaut, voire la seule qui est humaine. Pourquoi la morale des droits de l’homme serait-elle plus universalisable qu’une autre, fût-ce la morale nazie ? Les nazis doutaient-ils que leur morale fut fondée et que la supériorité ou l’infériorité de telle ou telle prétendue race ne fut pas réelle ?

Nous préférerions, Laurent Ledoux comme moi-même, que ce soit la morale des droits de l’homme qui s’universalise et nous sommes prêts, lui comme moi, à faire valoir de nombreux arguments en faveur de son triomphe. Cela signifie que nous estimons que, si une morale devait s’universaliser, il serait bon que ce soit celle-là (10). Mais cela ne signifie pas qu’elle soit plus universalisable qu’une autre. La domination d’une société sur d’autres (et donc de sa morale sur celle des autres) dépend de rapports de force, et uniquement de rapports de force.

L’idée qu’une morale serait davantage prédisposée que toute autre à l’universalité en vertu de ses qualités propres découle de la conviction qu’il existe des valeurs transcendantes, distinctes des valeurs triviales généralement quelconques, et justifiées par leur inspiration divine, leur cohérence logique ou leur utilité sociale absolue. Je ne partage pas du tout cette conviction. L’apport de Kant est certes intéressant (11), mais il procède d’une époque et d’un monde où les idées d’utilité et de rationalité se sont conjuguées pour définir l’exigence morale en terme de réciprocité. Il est non seulement sans effet sur ceux qui préfèrent l’inégalité à l’égalité (12), mais il présente en outre le danger de générer une nouvelle forme d’inégalité, très subtile mais non moins perverse : celle née de l’idée que certains peuples disposent d’une morale qualitativement supérieure.

Lorsque Laurent Ledoux écrit : « L’examen pourra révéler ici que toute morale n’est pas également universalisable : la morale humaniste des droits de l’homme, par exemple, est davantage universalisable qu’une morale collective ou tribale » (13), il dénonce la faible aptitude à la généralisation de la morale des groupes humains qui ne connaissaient pas l’Etat, sans prendre en compte leur particulière adéquation à une vie sociale essentiellement fondée sur la famille. D’un point de vue différent du nôtre, la morale universalisable pourrait apparaître comme celle dont la faculté d’être étendue à toutes les sociétés traduit en réalité son incapacité à être spécifiquement adaptée aux conditions particulières de la société dont elle émane.

Il est – je crois – assez illusoire d’imaginer que les morales se distinguent selon « à qui elles s’adressent » (14). L’homme n’est pas une abstraction. S’il convient de s’adresser à tous les hommes, ce ne peut être que dans le respect de leurs spécificités. Imposer par la force une organisation sociale démocratique a des peuples qui ne la souhaitent pas témoigne d’une attitude contradictoire, mais trahit surtout tout l’intérêt que certaines sociétés – la nôtre en particulier – peuvent trouver à adopter une morale dont l’assise rationnelle la prédestinerait à l’universalité. Quelle différence y a-t-il entre les chrétiens conquérant par l’épée les empires aztèque et inca au nom de la vérité divine, les Soviétiques imposant leur armée aux Afghans au nom de l’idéal d’égalité communiste et les Américains envahissant l’Irak en vue d’y faire régner la démocratie ?

La morale universalisable serait celle qui « énoncerait ce qui est fondamentalement dû à autrui : respecter sa vie, c’est-à-dire l’aider autant que possible "à vivre mieux ou à mieux vivre" » (15). Peut-on croire qu’il existe une seule morale au monde qui ne répondrait pas à ce critère ? Même la mise à mort et la torture auxquelles recourent de manière moralement justifiée telle ou telle société ne sont rien d’autre que les moyens permettant à l’ensemble des membres du corps social d’être respectés dans leur vie propre, de vivre mieux et de mieux vivre. Hypocrisie ! me répondra-t-on. En sommes-nous exempts, nous qui faisons si volontiers de la liberté l’arme de l’irrespect et de l’oppression.

Non seulement, le refus de la mort n’est pas universel, mais il représente même – si l’on y réfléchit bien – une absurdité (au point que, au sein de notre société, certains défenseurs des droits humains ont estimé juste de se battre pour le droit de mourir et d’aider à mourir).

Il y a une phrase que je trouve particulièrement inacceptable ; c’est celle-ci : « Les morales collectives modernes reconnaissent, en général, les droits de la personne, ce que ne faisaient guère les morales des temps barbares. » (16) Comment donc distingue-t-on les temps barbares ? Notre temps serait-il plus civilisé que bien des temps passés ? S’il faut juger les sociétés à leur manière de se gérer politiquement, il serait malaisé d’affirmer que les décisions politiques d’aujourd’hui sont meilleures que celles des temps passés. La philosophie égalitariste des droits de l’homme n’y a rien changé. On peut même dire, hélas, que le XXe siècle a montré que les sociétés techniquement les plus avancées étaient capables de prendre les décisions politiques les plus atroces. La philosophie personnaliste n’y a rien changé. La reconnaissance des droits de la personne est certainement à mettre en rapport avec une philosophie du sujet qui exalte l’individualisme, l’égoïsme et le narcissisme ; il serait hasardeux d’y voir le gage d’un respect mutuel plus grand.

Si j’ai des difficultés à accepter cette phrase, c’est parce qu’elle trahit de façon exemplaire un refus de se déprendre qui traverse tout l’exposé. Il est à mon sens regrettable que l’on puisse exalter la générosité et la solidarité sans être autrement attentif à cet ethnocentrisme insidieux qui nous pousse à voir la vertu dans tout ce qui nous est proche et le vice dans tout ce qui nous est quelque peu étranger.

Je ne puis davantage approuver ce que Laurent Ledoux dit de la religion lorsqu’il la distingue de la morale. On appelle généralement religion ce que fut pour nous le christianisme et, par extension, tout ce que nous croyons y correspondre dans d’autres sociétés, plus anciennes ou plus lointaines. Mais les croyances grecques antiques, par exemple, que nous appelons religion, représentent un phénomène social extrêmement différent du christianisme et partage avec lui bien peu de points communs. Au point qu’il n’est pas faux de penser que l’usage ainsi étendu du mot religion est plus trompeur qu’autre chose. Tout cela pour dire qu’il est assez hardi de prétendre que la religion, à l’inverse de la morale, ne serait pas désintéressée. Outre que – selon moi –, toute morale obéit à l’intérêt, je suis assez enclin à admettre que la religion, ou en tout cas certains de ses aspects – notamment ceux qui sont liés à la croyance –, sont relativement désintéressés.

Cela dit, je ne commenterai pas davantage ce que Laurent Ledoux dit du droit, de la politique et de l’amour dans leurs rapports avec la morale.

3. A propos de ce que Laurent Ledoux dit de l’éthique (concepts-clés)

Je serai bref sur la question de l’éthique, parce que je pense que – pour l’essentiel – je ne pourrais que répéter ici ce que j’ai déjà dit à propos de la morale.

La manière dont Laurent Ledoux distingue l’éthique de la morale coïncide avec l’usage que Marcel Conche fait de ces deux mots. Il s’agit somme toute de rejeter hors du champ de la morale les mœurs qui n’obéiraient pas suffisamment à celles des consignes vertueuses que l’on considère comme les plus hautes, donc les plus universalisables. Ainsi, la valeur que les gangsters accordent à l’omerta ne serait pas morale, mais simplement éthique (17). Pourtant, si l’on fait abstraction du contenu propre de la valeur et du contexte dans lequel elle s’inscrit et que l’on ne tient compte que de la force de la consigne et de la légitimité qu’on lui accorde, rien ne distingue la morale spécifique de la mafia de la morale de ceux qui la combattent. Mes préférences vont sans aucun doute vers la morale des honnêtes gens – ne serait-ce que parce que je crains la puissance de la mafia –, mais rien ne m’autorise à prétendre que leur morale est moins morale que la mienne. Car aucune morale, pas plus la mienne que la leur, n’a de fondement absolu.

Max Weber distingue quant à lui éthique de conviction et éthique de responsabilité (18). L’éthique de conviction ne se préoccupe que du principe moral présidant à l'action, sans se soucier des conséquences, tandis que pour l'éthique de responsabilité, seul compte le résultat. Voilà assurément une distinction très intéressante dès lors qu’il s’agit de s’intéresser aux rapports existant entre la morale et les décisions managériales ou politiques.

Parce qu’elle est quelque peu périphérique par rapport au sujet, je ne dirai rien de la distinction des quatre ordres. Il y aurait trop à en dire s’il fallait s’attacher à leurs définitions.

(1) Ce qu’est la philosophie prête bien évidemment à discussion. Pour faire bref, je me rallierai – au moins provisoirement – à l’opinion de Marcel Conche, selon qui la philosophie traite de la vérité.
(2) Sont sans rapport avec la vérité (celle du Tout) les questions qui sont construites sur des axiomes ou postulats, et moins encore celles qui n’ont d’autre fin que performative.
(3) Il convient de noter que Marcel Conche – référence principale de Laurent Ledoux – partage à l’égard de la technique la même méfiance que celle nourrie par Heidegger (cf. notamment « La question de la technique » in Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, Tel, 1958, pp. 9-48).
(4) Page 4.
(5) Cette réflexion doit se confronter aux questions brûlantes que posent le licenciement, le refus d’engager, le choix des rémunérations, etc., toutes questions qui placent le gestionnaire en RH entre les exigences de la morale et celles de la rentabilité de l’entreprise.
(6) Page 7.
(7) Cf. le site internet du TLFI.
(8) J’affirme bien sûr par là que le contenu de la morale n’est pas susceptible d’être choisi, au sens que la notion de libre-arbitre peut conférer au mot choisir. On peut évidemment réfléchir à ce contenu et en préférer certains aspects ou certaines pentes, mais cette réflexion même n’est pas sans cause : elle n’émerge pas de cet étrange lieu de la conscience qui serait étranger à toute détermination et auquel croient ceux qui prêtent au sujet des attributs divins.
(9) Page 8.
(10) Je laisse ici de côté la question importante de savoir s’il est opportun que l’humanité partage une seule et même morale. Outre que l’avènement d’une morale universelle est quelque chose de chimérique, ce pourrait être nuisible – qui sait – au genre humain tout entier.
(11) Cf. Les fondements de la métaphysique des mœurs.
(12) Est-on certain que, à tout coup, une société égalitaire (la nôtre ne l’est que très partiellement, c’est le moins qu’on puisse dire) rend sa population plus heureuse et plus prospère qu’une société inégalitaire ? Nous aimerions le croire. Pourtant, au sein même de notre propre société, la prospérité est volontiers associée à la libre concurrence, principe d’inégalité par excellence.
(13) Page 8.
(14) Page 9.
(15) Page 9.
(16) Page 9.
(17) Cf. page 15.
(18) Cf. Économie et société.

mercredi 1 août 2012

Note de lecture : Taha Hussein

Le livre des jours
de Taha Hussein


J’ignore tout, ou presque, de l’Égypte. Et pourtant, j’éprouve envers ce pays un intérêt tout particulier. J’en avais un peu étudié l’histoire au cours de mes études et j’y ai fait un court séjour en 2008. Et puis, surtout, j’ai renoué depuis un peu plus d’un an avec un ami égyptien, avec qui j’ai fréquenté l’université dans les années soixante. Les soubresauts qui agitent en ce moment le pays génèrent beaucoup d’insécurité et d’incertitude ; ils menacent aussi la survie de bien des gens, d’une façon si concrète que l’on se demande si le jeu des réformes - dont l’aboutissement est si incertain - vaut une chandelle si vite consumée...

Si j’ai ouvert un livre de Taha Hussein, c’est - pensera-t-on - parce qu’il est un des plus importants intellectuels égyptiens du XXe siècle. C’est aussi parce que la femme de mon ami égyptien (1) est sa petite-fille.

Le livre des jours (2) n’est rien d’autre que la partie de son autobiographie (3) qui concerne sa jeunesse. La première partie (les dix-neuf premiers chapitres, auxquels s’ajoute une adresse à sa fille) a été traduite par Jean Lecerf ; la deuxième (les vingt chapitres suivants, complétés d’une adresse à son fils) l’a été par Gaston Wiet. Ce dernier a rédigé une introduction à cette deuxième partie, introduction à bien des égards plus intéressante que la préface d’André Gide (4). « Ce Livre des jours n’a pas voulu tout dire : ce n’est pas le journal de l’enfant, écrit Wiet. Mais c’est une vivante synthèse des faits les plus courants, des personnages familiers, c’est enfin l’exposé, franc jusqu’à la confession, des actes et des pensées. Quelle vive lumière est ainsi projetée sur son âme ! Le peintre a travaillé suivant le procédé mis en œuvre dans sa première partie, il décrit par petites touches et les coups de pinceau effleurent à peine la toile. Mais l’essentiel est toujours donné et c’est à nous de prolonger ou d’accentuer les traits. » (p. 116)

Le récit de Taha Hussein a un aspect plus biographique qu’autobiographique, puisqu’il s’y exprime à la troisième personne. Ou, plus exactement, il raconte la vie d’un enfant - qu’il qualifie souvent d’ami - qui n’est autre que lui-même. À de très rares occasions, le narrateur apparaît. Ainsi :
« Notre ami se mêlait à tous ces ulémas, et recueillait, à les fréquenter, des notions qui, rassemblées, lui composaient un agrégat d’une science fruste, hétéroclite, trouble et incohérente. J’ai toujours supposé qu’elle avait exercé une influence, et non des moindres, sur la formation de son esprit, à qui ne manquaient ni l’inquiétude, ni les discordances, ni même les contradictions. » (p. 71)
Cet étonnant Je, surgissant au détour du récit, marque habilement le fait que l’opinion avancée est celle de l’adulte à qui on doit le récit et non celle de l’enfant dont il parle. (5)

On aurait aimé ne pas évoquer la cécité dont Taha Hussein fut frappé à l’âge de trois ans, tant il est arrivé à construire une vie et une œuvre qui transcendent ce handicap. Mais en même temps, peut-on comprendre la puissance de sa volonté et son extraordinaire indépendance d’esprit si l’on ignore qu’elles ont été conquises dans des conditions aussi dures ? C’est le sort qu’il réserve au sein de son récit à cette infortune extrême qui mérite d’être mesuré. Car il la tait très longtemps, au point qu’on vient à en douter. Comment fait-il pour lire « [...] des livres hétéroclites qu’il dévorait du matin au soir. » (p. 93) ? Il ne le précise pas. Tous les efforts qu’un aveugle doit déployer pour faire autant que la moyenne des autres, et ceux qu’il faut y ajouter pour faire davantage que les autres, il n’en dit mot. Jusqu’au moment où il devient indispensable à l’intelligibilité de ses réactions d’étudiant de donner à comprendre ce qu’il doit à son isolement. C’est au cinquième chapitre de la deuxième partie que cela survient.
« Le jour commençait à décliner, le soleil allait se coucher, et l’enfant éprouvait une amère lassitude. Le muezzin lançait son appel pour la prière du coucher du soleil et l’enfant savait ainsi que les ombres de la nuit approchaient. Il se doutait que les ténèbres enveloppaient, il était certain que si quelqu’un d’autre s’était trouvé dans la chambre, il aurait allumé la lampe pour chasser cette obscurité envahissante. Mais il était seul et n’avait nul besoin de ses yeux pour le savoir, n’en déplaise à ceux qui voient. Ils commettent là-dessus une erreur grossière, car l’enfant faisait à ce moment-là une distinction bien tranchée entre les ténèbres et la lumière. Une lampe éclairée était pour lui une compagnie affectueuse, et il éprouvait dans l’obscurité un sentiment d’insécurité, dû peut-être à la faiblesse de sa raison encore balbutiante, ou au trouble de ses sensations. Le plus étrange, c’est que l’obscurité parvenait à son ouïe avec un son précis, continu, qui ressemblait à un bourdonnement de moustique, sous une forme plus épaisse et plus grave. Ce ronronnement lui faisait mal aux oreilles, et une insurmontable terreur pénétrait tout son être, au point qu’il se sentait obligé de changer de position : il s’asseyait à croupetons, les coudes aux genoux, cachant sa tête dans ses mains, et s’abandonnait sans force à ce bruit qui l’environnait. Et si l’engourdissement de l’après-midi le jetait dans le sommeil, celui du soir le laissait dans un état de veille qui n’avait rien de lucide. » (pp. 147-148)

L’enfant naît dans un village de Moyenne-Égypte, où ses premiers rapports à la connaissance s’opèrent par le biais de la religion. Il faut retenir, réciter, davantage que comprendre. D’autant que les divergences d’interprétation opposent d’abord et avant tout les écoles et les sectes qui cherchent à dominer. Et puis apparaissent, de façon inattendue, des interrogations, des interrogations qui doivent sans doute beaucoup à l’isolement, propice à une réflexion avide de cohérence. « On lisait à notre ami des passages de tous ces livres et il en retint beaucoup. Mais il s’appliqua particulièrement à deux choses : la magie et la mystique. L’union dans son esprit de ces deux genres de sciences n’avait rien de bien étonnant ni de malaisé, car la contradiction qui apparaît entre elles n’est en réalité que formelle. Est-ce que le mystique ne prétend pas, pour lui-même ou pour les autres, déchirer le voile de l’inconnaissable et pénétrer le mystère du passé aussi bien que de l’avenir, de même qu’il s’affranchit de la servitude des lois naturelles et réalise toutes sortes de prodiges et de miracles ?
Mais le magicien, que fait-il de si différent ? Ne prétend-t-il pas s’adjuger à lui-même le pouvoir de déchiffrer l’invisible ? et d’entrer en rapport avec le monde des esprits ? Alors, toute la différence entre le magicien et le mystique ne réside que dans leurs relations : le second avec les anges, le premier avec les démons. Mais il faut lire Ibn Khaldoun, ou des écrivains aussi difficiles, pour arriver à réaliser cette différence, et à en déduire les conséquences naturelles qui prohibent la magie et en inspirent l’horreur, tandis qu’elles font aimer la mystique.
» (p. 79)
On suit le chemin qui va progressivement conduire l’enfant à continûment mettre de l’ordre dans ses pensées, comme si les obstacles dogmatiques qu’il s’était fixé de surmonter avaient eu l’heureux effet d’inscrire dans son esprit libéré la trace durable et profitable des combats menés. C’est un peu comme en art, lorsqu’on perçoit que la beauté jaillit du rapport entretenu et maîtrisé aux contraintes, que ce soit celles de l’académisme ou celles des conditions matérielles de production.

Ne nous y trompons pas, cependant : le chemin est long. Il faut serrer les dents, surtout lorsqu’on se contraint à croire en soi, en dépit des humiliations.
« L’enfant eut alors la certitude absolue qu’il était toujours, comme avant son départ, une chose insignifiante, de peu d’importance, qui ne méritait aucun intérêt et dont on n’avait pas à se préoccuper. Il en fut profondément humilié dans son orgueil, qui était incommensurable ; son caractère n’en devint que plus renfermé, et il se recroquevilla sur lui-même, dans le silence. » (p. 213)
Le chemin passe aussi par des recherches qui n’auront postérieurement d’autre mérite que celui d’avoir été des recherches.
« Il y eut une phrase surtout. Que de nuits sans sommeil ! Combien de journées perdues à chercher, Dieu peut en témoigner ! Il en négligea des cours où l’effort était superflu, car il comprit ses premières leçons sans aucune peine, et cela l’amena à délaisser les explications du cheikh afin de mieux réfléchir à ce qu’il avait entendu dire par ces étudiants distingués.
Cette phrase, qui ne quittait plus son esprit et son cœur, était en réalité très bizarre. Il l’avait entendue à l’état de demi-veille, au moment où il allait s’endormir ; il l’avait retrouvée intacte le lendemain matin. C’était : “La vérité est la destruction de la destruction.” Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Et enfin comment la destruction de la destruction pouvait-elle être identique à la vérité ! Cette phrase tournait dans sa tête comme un accès de délire dans la cervelle d’un fiévreux. Il en vint à bout grâce au traité des objections grammaticales de Kafraoui : il put comprendre l’expression, en discuter, et il sentait alors qu’il commençait à goûter à l’eau de cet océan sans rivages, l’océan de la science.
» (pp. 133-134)
Car est science pour l’enfant, tout ce qui profite à l’accumulation de choses sues. La théologie, le droit, la rhétorique et la grammaire sont ce que lui offre d’abord l’Université el Azhar (6). Le reste viendra plus tard.

Mais je m’en voudrais de laisser croire que Le livre des jours ne relate que le parcours intellectuel de Taha Hussein. On y trouve aussi une peinture à la fois très allusive et très précise de l’Égypte et surtout du Caire au tournant des XIXe et XXe siècles. J’aurais volontiers cité, s’ils n’étaient pas si longs et si je n’avais en tête de reproduire un extrait différent, ces merveilleux passages où sont dressés les portraits de personnages attachants, comme par exemple celui de l’oncle Hadj ‘Ali (pp. 152-155). Et bien d’autres choses encore.

L’extrait différent que je souhaite livrer concerne la sexualité, celle d’un jeune adolescent aveugle, élevé dans un milieu prude. Il vaut surtout par la façon dont Taha Hussein a choisi d’en parler, sans occulter les difficultés, les préjugés et les prohibitions, avec surtout une poésie et une pudeur très émouvantes.
« Un autre individu était présent dans la maison, sans loger dans une chambre, ni même dans un endroit déterminé. Il n’était pas facile de le rencontrer et, à plus forte raison, de communiquer avec lui. Pourtant on parlait de lui de temps en temps à la dérobée, à voix basse, non sans un sourire rapidement réprimé, après quoi on prenait une attitude réservée et décente.
Ce personnage rendait des visites et n’en recevait point. Il n’était jamais seul ; il ne se présentait pas durant la journée, ni au début de la nuit, ni au réveil ; on ne sentait sa présence qu’au plus fort de la nuit, au moment du profond sommeil.
Sa visite commençait bien, mais avait des conséquences désagréables par les sacrifices qu’elle imposait. Elle pouvait n’être que déprimante, en tout cas, elle nuisait aux études et était toujours préjudiciable à la santé : elle prédisposait à des maladies, la plupart du temps à un mauvais rhume, principalement pendant l’hiver.
Ce fantôme portait communément le surnom d’Abou Tartour. Ce ne pouvait être, en effet, que le diable pour venir ainsi, en pleine nuit, pendant le sommeil, rendre visite à un de ces étudiants. L’intéressé se réveillait complètement effrayé, oppressé, démoralisé par le sentiment d’un péché grave ; il guettait l’approche de l’aurore, puis sautait d’un bond hors du lit pour se purifier par des ablutions avant le premier cours. Pendant l’été, la chose était facile : qu’y avait-il de plus commode, de plus agréable aussi pour un jeune homme, que de se plonger dans un bassin d’eau froide, à la mosquée, ou de se verser sur le corps une certaine quantité d’eau froide, pour accomplir l’ablution totale, selon les préceptes établis par les traités de droit ? Mais quel supplice pénible, lorsque Abou Tartour troublait le sommeil des nuits d’hiver ! L’intéressé n’avait pas le temps de faire chauffer de l’eau, et parfois ne possédait pas une piastre pour aller dans un établissement de bains. Ainsi Abou Tartour ne se contentait pas de gaspiller le temps de ces jeunes gens ; il les forçait aussi à dépenser leur argent.
Il fallait partir à el Azhar pour assister au cours et il était indispensable de s’y présenter en état de pureté physique et morale. Il n’y avait plus d’autre ressource que de prendre en hâte un tub glacé avant de sortir, mais il était préférable de se jeter dans un des bassins d’ablutions d’une mosquée : au moins si on tremblait de froid, cela ne coûtait rien. En effet, à la maison, il fallait acheter de l’eau ; et on l’utilisait avec parcimonie pour boire, ou pour un besoin impérieux dont l’urgence était soumise à un contrôle sévère.
Abou Tartour était d’une suprême habileté pour s’imposer à ces jeunes gens. Il semblait s’être embusqué dans un coin en haut de l’escalier, pour ne pas les entendre apprendre leurs leçons ou étudier dans leurs livres. Dès qu’ils avaient fini et qu’ils se rendaient auprès de ce cheikh qui logeait tout en haut de l’immeuble à gauche, ou chez ce vieillard qui habitait en face à droite, Abou Tartour bondissait avec eux, sans être vu, ni entendu, sans même qu’on soupçonnât sa présence. Il s’évanouissait, et, par une sorte de métamorphose, prenait la forme du cheikh ou du vieillard : c’étaient leur propos et leur timbre de voix qui insufflaient des tentations et les mauvaises pensées qui éloignent de l’étude. Lorsqu’ils quittaient le cheikh ou le vieillard et qu’ils retournaient se coucher, Abou Tartour avait déjà choisi sa proie et lui faisait cette atroce visite, si coupable.
Parfois Abou Tartour, toujours dissimulé dans son coin, en haut de l’escalier, guettait la jeune fille qui montait du premier au second pour rapporter le linge propre de ces jeunes gens ou bien prendre leur linge sale. Il surgissait comme par hasard, et accompagnait la jeune fille sans qu’on pût le voir ni l’entendre, ni déceler sa présence. À peine entrait-elle chez l’étudiant qu’il lui donnait l’idée d’une œillade à lancer, d’un mot à prononcer, mettait un sourire sur ses lèvres, ou le poussait à esquisser un geste.
Lorsque la jeune fille s’en allait, Abou Tartour disparaissait avec elle, sans être vu, ni entendu, ni soupçonné. Mais il avait fasciné la victime et pourrait, durant la nuit, venir tourmenter son sommeil. Parfois Abou Tartour déployait une singulière astuce, avec un luxe inouï de ruses : il ne s’imposait pas de grimper jusqu’en haut de l’escalier, mais se contentait de se tapir à l’étage inférieur, se mêlant à ces femmes qui se disputaient, riaient bruyamment, ou parlaient fort, et formaient en tout cas un concert des plus variés. Abou Tartour avait l’art d’imiter une des intonations, ou un des bruits, si bien qu’on pouvait hésiter sur leur véritable attribution, féminine ou démoniaque. Quoi qu’il en soit, il atteignait à son gré un jeune homme, à l’étage au-dessus, et ne le quittait pas avant de lui avoir soufflé des idées pernicieuses, qui auraient des répercussions au milieu de la nuit, lorsque tout le monde serait plongé dans le sommeil.
Ainsi l’existence des étudiants, dans cette maison comme à el Azhar, n’était pas toujours pure ; ils ne s’occupaient pas que de science. Il en était de même pour l’enfant. Abou Tartour était là pour se joindre à eux et tourmenter leur vie par cette succession de détentes et de dégoûts. Dans les entretiens qu’il entendait, l’enfant trouvait matière à méditer.
» (pp. 190-193)

Le livre des jours se savoure comme une tranche d’humanité, livrée sans boufissure aucune, telle une effusion que seule freine une réserve pleine de dignité.

(1) Cet ami, Ali El-Kady, a lui-même écrit un livre racontant sa jeunesse, L’envol des souvenirs ou les années du devenir, un livre plein de charmes, de poésie et de tendresse, et qui, à certains égards, n’est pas sans rappeler le récit de Taha Hussein. L’édition est hélas emplie de coquilles, mais on supporte ce défaut, tant le témoignage fourni est émouvant. Il est possible de se procurer cet ouvrage ici.
(2) Taha Hussein, Le livre des jours, trad. de Jean Lecerf et Gaston Wiet, Gallimard, coll. “L’imaginaire”, 1947.
(3) La suite de ce témoignage figure dans La traversée intérieure (Gallimard, 1992).
(4) La préface de Gide date de février 1947. Elle trahit bien ce que celui-ci avait de prétentieux, voire de suffisant (n’y parle-t-il pas de lassantes lenteurs (p. 11) ?)
(5) Plus énigmatique, plus déroutante est la place du narrateur dans l’adresse à sa fille. Jugez-en : sa fille fond en larmes à l’écoute de l’histoire d’Œdipe-Roi (Taha Hussein a traduit Sophocle) et... « Alors ta mère comprit, et ton père, et moi aussi, que, si tu pleurais en pensant à “Œdipe-Roi”, c’est parce qu’il était aveugle [...]. » (p. 110)
(6) Selon l’appellation française actuelle : al-Azhar.