mardi 19 mars 2013

Note d’opinion : la doxa

À propos de la doxa

À l’aube de la pensée rationnelle déjà, dans la plus haute Antiquité grecque, les philosophes se sont méfié de la doxa. Et cette attitude, malgré quelques transgressions, a perduré au moins jusqu’à Bachelard. Aujourd’hui, la doxa triomphe, notamment en ce qu’elle bénéficie de la considération de philosophes et de sociologues qui en vantent les mérites. C’est à ce spectaculaire retournement que je voudrais consacrer quelques réflexions. (1)

Mais qu’est-ce au juste que la doxa ? Concept assez flou, il ne s’éclaire guère d’être remplacé par opinion commune. En général, on l’utilise pour désigner des préjugés très répandus ou des idées fausses partagées par le grand nombre. Mais il s’agit là d’une façon commode d’en distinguer une pensée ou une opinion qui se prétend plus rigoureuse, mieux vérifiée. Il n’est pas inutile de tenter de mieux cerner ce que le mot doxa recouvre.

Il est possible de comprendre ce mot de différentes façons, selon que l’on en examine les variations synchroniques et diachroniques. Posons d’abord que l’on évoque des manières de penser, des jugements, partagés par une part importante du corps social. De quelle importance parle-t-on ? Est-ce là purement quantitatif, comme lorsque des opinions sont mesurées par des sondages statistiques ? Ou serait-ce davantage qualitatif, comme lorsqu’on met en avant les opinions d’une classe sociale ou plus généralement d’une catégorie de personnes ? Convient-il de n’y inclure que les opinions erronées, auquel cas il revient nécessairement à une minorité d’être seule juge de leurs faussetés ? Bref, de quoi se compose la doxa ? C’est le plus souvent affaire de choix, bien davantage que de constat.

Choisissons donc de réserver le mot à des opinions répandues, mais erronées, ainsi qu’une longue tradition philosophique l’a fait. (2) La question se pose alors de savoir s’il est raisonnable d’établir une sorte de corrélation entre le succès d’une idée et sa fausseté. Dans son excellent livre Peut-on ne pas croire ?, Jacques Bouveresse rappelle très opportunément :
« Le problème difficile et douloureux auquel on est confronté [...] est qu’il n’est pas nécessaire d’être vrai pour être reconnu comme tel et que le fait d’être vrai peut même constituer, sur ce point, un désavantage : la meilleure façon d’être accepté comme vrai n’est pas nécessairement celle qui consiste à l’être effectivement. [...] nous en sommes peut-être arrivés effectivement à un stade où tout le monde a intégré plus ou moins le principe de l’acteur, qui est que, si on veut qu’une chose donne l’impression d’être vraie et soit acceptée comme telle, non seulement il n’est pas nécessaire qu’elle le soit, mais encore il vaut mieux qu’elle ne le soit pas. » (3)
Ce principe de l’acteur, ce n’est rien d’autre que ce qu’on a appelé, depuis deux décennies, la communication.

Prenons un exemple dans l’actualité la plus récente.
Un nouveau pape a été élu le 13 mars 2013 : François. Pour ce que j’en sais, son attitude, depuis lors, a été jugée celle d’une personne humble. Mais ce jugement repose sur des paroles et des gestes qui peuvent être regardés comme de ceux qu’il importe de prononcer et de poser s’il s’agit de se donner pour humble. À tel point qu’il ne serait pas déraisonnable de supposer que, pour avoir atteint aussi aisément l’objectif d’exhiber son humilité, il n’est pas exclu qu’il ne le soit pas vraiment. Évidemment, on peut également supposer que l’importance de la fonction et les enjeux qui l’entourent aujourd’hui - suite notamment à la démission de son prédécesseur - condamne le nouveau pape à se montrer humble et à faire ce qu’il faut pour paraître tel, y compris dans le cas où il le serait effectivement. En toute hypothèse, la communication masque la réalité, bien que la doxa ait choisi de croire en l’humilité de François.

Bien sûr, ceux qui ont la foi et qui croient en l’intervention dans l’élection de l’Esprit saint trouveront sans doute que la réalité ne peut en l’occurrence que coïncider avec l’apparence. Mais voilà qui, précisément, relève uniquement de la croyance. Et qui, en outre, impose de fermer les yeux sur le caractère politique de la fonction de pape. En son temps, et en des termes dont l’apparente violence doit sans doute beaucoup à leur véracité, Machiavel avait, dans une lettre adressée à Giacomo Martini, assimilé cette fonction à celle d’un prince :
« […] Vous me demandez aussi, Monseigneur, si le Pape pourrait se recommander des conseils de gouvernement que je crois bon de prodiguer en général aux autres princes et je ne puis que vous répondre par l’affirmative. L’histoire qui est la maîtresse d’où je retire mes observations, enseigne que le Pape, autant que les autres princes désireux de conserver leur autorité suprême, doit observer la prudence consistant à utiliser le mensonge, la cruauté et la corruption. Concernant le mensonge, la tâche lui est plus aisée que dans les autres formes de gouvernement puisque ses sujets, je veux dire le peuple des chrétiens, étant d’une grande faiblesse d’esprit et fort crédules à l’égard des fables bibliques, il pourra mettre en circulation toute forme de contrevérité, de la nouvelle déformée à la calomnie en passant par les intrigues cachées. Sa cruauté quant à elle devra rester secrète quand elle a pour but d’anéantir et d’effrayer les ennemis internes de l’Église mais se parer des dehors les plus nobles et proclamer les plus saintes cautions quand elle a pour but d’anéantir et d’effrayer ses ennemis extérieurs. Comme il passe auprès de son peuple pour le représentant de l’équité divine, il n’omettra pas de faire aussi le bien par des œuvres de charité car ainsi sa cruauté en sera comme édulcorée et même ornée de grandeur. Enfin, connaissant la nature pécheresse des hommes, le Pape ne négligera pas de monnayer habilement leur servitude, ainsi que la bienveillance d’autres princes, quand pareil moyen sera plus efficient que la cruauté. À cette dernière fin, c’est avec discernement qu’il lui faut choisir des trésoriers à la fois serviables et d'une grande cupidité avisée, non seulement des hommes capables d’administrer l’immense fortune de l’Église, mais de trouver de nouvelles richesses soit par davantage d’impôt prélevé sur des terres conquises soit par la confiscation de l’or entreposé dans des terres à conquérir.  Ainsi voyez-vous, Monseigneur, que rien ne distingue le gouvernement du Pape de celui d’un autre prince. J’ajouterai cependant que si la gloire de celui-ci ne souffre pas qu’il apparaisse comme un acteur sachant dominer les hommes au gré de la Fortune, il n’en serait guère de même pour le Pape qui doit s’efforcer de paraître le lieutenant de Dieu lui-même […] » (4)

Si l’on oublie si facilement ce que Machiavel et d’autres avaient mis en lumière - du moins auprès des esprits avertis -, c’est parce que l’opinion commune a été réhabilitée aux yeux de la plupart de ceux qui s’en méfiaient. Comment pareil retournement a-t-il pu se produire ?

On pourrait, pour l’expliquer, tenter d’analyser certaines inflexions de la philosophie. Nietzsche, William James, Wittgenstein, Austin sont quelquefois invoqués pour remettre en cause le rationalisme et pour justifier le primat de l’action, de la pratique, de l’utilité et des convictions partagées sur la réflexion, la théorie ou la rupture avec l’opinion. Dans les sciences sociales, c’est le vœu d’être efficace qui semble avoir eu raison de ceux que l’on a accusé de pratiquer le surplomb et qui a assuré le succès de la sociologie pragmatique. Mais il n’est pas impossible que cette évolution doive beaucoup à la conjonction d’au moins quatre phénomènes : l’explosion démographique, l’alphabétisation, l’accession au pouvoir de la frange dominante des déshérités et l’essor des moyens de communication. Et si, dans ce contexte, la recherche scientifique conserve une place, c’est dans la mesure où elle se révèle apte à satisfaire les demandes du grand nombre ; ce qui se traduit par un triomphe des sciences appliquées sur les sciences fondamentales.

Les traces de ce grand retournement sont - dès lors qu’on y est attentif - repérables dans notre quotidien. L’école a cessé d’être un lieu de transmission pour devenir un lieu d’échanges ; le discours rigoureux est banni des médias et s’est blotti sur les moins bonnes étagères des librairies et des bibliothèques ; l’expert ne mérite encore ce nom que s’il est d’abord et avant tout un expert en communication ; le savoir est souvent assimilé à une forme de discours prétentieux, peu respectueux de la liberté de chacun ; la vérité est multiple, car chaque opinion en détient une parcelle ; la compétence sociale prime sur la compétence technique ; etc.

Ouvrez la radio. Vous avez de bonnes chances d’entendre d’abord des messages publicitaires. Et, parmi ceux-ci, fleurissent ceux qui confient leur force persuasive à de faux témoignages, prononcés par de soi-disant clients qui, dans un langage truffé des fautes lexicales ou syntaxiques les plus communes et avec l’accent local le plus prononcé, vantent de la façon la plus vulgaire qui soit les qualités supposées les plus immédiates du produit. Un peu de patience, et voici une émission qui traite d’un sujet de société où l’expert invité doit partager son temps d’antenne avec des auditeurs qui téléphonent ou qui twittent, la principale performance de celui-ci étant de naviguer d’une opinion à l’autre de telle sorte qu’un maximum d’entre elles soient légitimées. Vous avez là - ai-je envie de dire - la confirmation que la doxa n’est plus en aucune façon l’objet de suspicions, mais qu’elle est devenue au contraire ce réservoir de pensées licites sans lequel la compréhension du monde est compromise.

Je caricature, bien sûr. Mais je n’évoque là que des révélateurs d’une situation autrement profonde, dont la gravité réside essentiellement dans l’exclusion d’une certaine forme de rigueur de la pensée. Et semblable exclusion n’est sans doute pas sans rapport avec l’évolution d’un monde où la démagogie, la corruption, la violence et la vanité triomphent si souvent.

(1) Si certains doutent du caractère philosophique de ce retournement, je les renvoie à ce livre que Loïc Nicolas a publié en 2007, La force de la doxa. Rhétorique de la décision et de la délibération (L’Harmattan, 2007). Dans la préface, que l’on doit à Delphine Denis, la maturité du projet est ainsi constatée : « Car, comme on le lira dans cet ouvrage, redonner crédit et validité épistémologiques à l’opinion commune au-delà de sa seule efficacité pratique, à cet univers de croyances supposées que les Grecs nommaient doxa, n’est pas loin du défi - paradoxal précisément. » (p. 8) L’auteur, précisons-le, vise avant tout à analyser le discours politique dans ce qu’il a de persuasif, donc dans ce qu’il doit souvent à la doxa.
(2) Dans La force de la doxa, Nicolas Loïc cherche notamment à établir que Aristote a accordé certains mérites aux opinions communes. Mais voilà une tentative étonnante qui s’inscrit bien dans le retournement que j’ai évoqué.
(3) Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance & la foi, Agone, Marseille, 2007, pp. 13-14.
Bouveresse ajoute : « À première vue, la science repose sur un principe exactement inverse : les choses qu’elle affirme sont censées être vraies et elles ont pour elles essentiellement le fait de l’être ; mais il s’en faut de beaucoup qu’elles donnent, de façon générale, l’impression de l’être et elles contredisent souvent certaines croyances qui font partie de celles auxquelles nous tenons le plus et des vérités qui sont apparemment de l’espèce la plus inébranlable. »
(4) Nicolas Machiavel, Lettre XII à Giacomo Martini, cité d’après une page du blog de Frédéric Schiffter.

mardi 12 mars 2013

Note d’opinion : la liberté d’expression

À propos de la liberté d’expression

Les journaux belges sont pleins d’une affaire qui me pousse à réagir. Et ce, de façon très brève.

Le directeur de l’association caritative Les Petits Riens (1), Julien Coppens, a publié dans le numéro 183 (février-mars 2013) du journal de l’association un éditorial qui a suscité une vague d’indignations, le plus souvent synthétisées dans le reproche de dérapage.

Il me paraît indispensable de commencer par reproduire le texte en cause. Et j’ai presque envie de me borner à ça. Voici :
« Le débat sur le mariage homosexuel faisait l’actualité au mois de janvier. À cette occasion, de nombreux média diffusaient, et commentaient, une vidéo qui se trouve sur internet. Il s’agit d’une interview réalisée en France en octobre 2012 suite à une manifestation contre la loi pour le mariage homosexuel. On y entend une femme qui, sur un ton très “parisien” et avec des accents de vieille France, donne son avis sur la question. Elle considère entre autres que les gays sont malades, que c’est triste pour eux et qu’elle espère que l’on trouvera un traitement rapidement pour les guérir. Qu’en acceptant le mariage homosexuel notre société dérive dangereusement et devrait craindre la colère de Dieu, etcetera.
Réaction unanime de nos amis journalistes : “Holala mes amis ! Mais quelle vue rétrograde ! Qui donc est cette mégère qui ose causer de la sorte ?!”
Il faut dire que la caricature est bien faite, la personne tellement bien choisie, que l’on ne peut que tomber dans ce panneau. Mais souvenons-nous, il n’y a pas si longtemps que ça, ce sont les homosexuels que l’on montrait du doigt. Ils étaient tous drogués, avaient le SIDA, s’habillaient de manière extravagante et parlaient d’une petite voix (qu’il était drôle d’imiter entre amis) qui les rendaient identifiables à coup sûr (ouf, on ne risquait pas de parler avec un homosexuel sans le savoir !).
J’ai un avis sur la question de l’homosexualité et je ne suis pas le seul. Certains condamnent, d’autres crient à l’intolérance, d’autres sont indécis...
... et alors ?? Est-ce mal de croire que l’homosexualité est une maladie ? Est-ce condamnable d’espérer que l’on pourra guérir ? Pourquoi prendre une dame caricaturale pour “représenter” les personnes qui sont contre le mariage homosexuel ? Le risque du dictat des opinions et de l’intolérance qui en découle n’est-il pas de loin plus grand que celui “d’attraper l’homosexualité”, voire, pire, d’en avoir une vue peut-être fausse... ?
Peut-être que je ne consulte pas les bons média, capables de transmettre une information plus ou moins complète et objective sur un sujet, permettant ainsi à leur public de se forger leur propre opinion ? Ou peut-être que nous vivons dans une société où l’on est “à la mode” ou “hors du coup” ? Qu’aujourd’hui, soit on a raison, soit on a tort ; soit c’est bien, soit c’est mal ... Peut-être vivons-nous dans un monde dichotomique où le “gris” n’existe plus.
Pourtant, nous sommes tous différents ! Il existe donc autant de voies possibles qu’il existe d’êtres humains, autant de vérités que de situations, il n’y a que très peu de vérité universelle, et personne ne sait qui la détient. Le respect n’est-il pas justement la capacité à accepter sans juger un comportement que l’on ne comprend peut-être pas chez l’autre, mais qui, pour autant qu’il ne nuise pas à la société, n’est pas condamnable ?
Alors pourquoi doit-on absolument tous avoir le même bon avis ? Et je ne parle pas uniquement de cette question personnelle de l’homosexualité. Nous sommes tous “minés” par des stéréotypes, des avis “tout-fait” sur une foule de situations que vivent des personnes. J’ai mon opinion sur les pauvres, les obèses, les immigrés ... pas vous ?
»

Ce texte laisse un choix rare à ceux qui enragent de blâmer ou de louanger quiconque pour ses opinions. En effet , selon la phrase ou le passage que l'on retient, l'auteur devient intolérant envers les homosexuels ou un exemple d'ouverture d'esprit à l'égard de la diversité des points de vue. Il est malaisé, je crois, de ne pas comprendre que le souci principal de l’auteur est dans la deuxième perspective.

Bien des journaux ont fait leur choix. Mais pas seulement des journaux. Un secrétaire d’État (2) et un responsable (3) d’un service public chargé de veiller à l’égalité des chances et de lutter contre le racisme ont également jugé bon de commenter le texte ou les réactions à ce texte. Et, à tout coup, c’est la liberté d’expression qui a été oubliée. La plus terrible des déclarations étant à mes yeux celle qui qualifie ce texte de « désolant ».

Je ne citerai pas la phrase que Voltaire n’a pas prononcée. Mais elle me vient à l’esprit.

Que dire de plus ?

(1) Créée avant la dernière guerre par l’abbé Froidure.
(2) Cf. les déclarations de Bruno de Lille (article du 10 mars 2013 de Camille Wernaers sur le site du journal Le Soir).
(3) Cf. les déclarations d’Édouard Delruelle (article du 11 mars 2013 de Patricia Labar sur le site du journal Le Soir).

dimanche 10 mars 2013

Note de lecture : Emmanuel Carrère et Jean-Claude Roman

L’adversaire
d’Emmanuel Carrère


Le fait divers est un peu à l’actualité ce que la société civile est au monde social : un concept flou qui renvoie à l’individualité, en ce qu’elle a de banal. Il qualifie des faits dont on peut se demander ce qui les caractérise et comment les analyser. D’autant qu’on les connaît généralement par les médias ou la rumeur, ce qui redouble la méfiance que l’on ressent à leur encontre.

Les sociologues se sont souvent intéressés au fait divers, en ce qu’il témoignerait de quelque chose qui échappe à la sociologie des institutions, des idéologies ou des pratiques. La plus célèbre de ces approches - sans doute pas la plus pertinente - est celle de Roland Barthes. Elle mérite néanmoins qu’on s’y arrête, dès lors qu’on est - comme je le suis - plein de gênes et de questions à ce sujet.

Dans Essais critiques, Roland Barthes a en effet consacré un chapitre au fait divers, un chapitre qui s’intitule « Structure du fait divers » (1). Ce qui frappe le plus, lorsqu’on le relit, c’est qu’il ignore superbement la question de la fidélité du récit journalistique au faits ainsi qualifiés. Pour Barthes, le fait divers est en fait cet article de journal placé dans la rubrique de « l’inclassable », bien davantage que le fait en lui-même. Ce qui lui permet d’émettre des considérations qui puisent l’essentiel de leur inspiration dans le récit, peu importe qu’il soit vrai ou faux, bien ou mal interprété, révélateur ou non de choses qui lui confèrent une nature différente de celle identifiée au fait divers.

Ainsi, évoquant ce qu’il appelle la structure (2) d’une information, il considère que celle-ci serait « totale, ou plus exactement, immanente » lorsqu’il s’agit d’un fait divers, alors qu’elle serait « trans-temporelle », qu’elle s’expliquerait de façon « exogène » et s’inscrirait dans la durée quand elle concerne un fait autre, comme par exemple une nouvelle à caractère politique. Et cette structure du fait divers reposerait selon Barthes sur la relation entre deux termes, relation de causalité, relation de coïncidence ou double relation des deux types. Cette curieuse idée - dont on voit mal en quoi elle serait spécifique au fait divers -, il la justifie comme ceci :
« [...] on peut très bien mener une première analyse du fait divers sans se référer à la forme et au contenu de ces deux termes : à leur forme, parce que la phraséologie du récit est étrangère à la structure du fait rapporté, ou, pour être plus précis, parce que cette structure ne coïncide pas fatalement avec la structure de la langue, bien qu’on ne puisse l’atteindre qu’à travers la langue du journal ; à leur contenu, parce que l’important, ce ne sont pas les termes eux-mêmes, la façon contingente dont ils sont saturés (par un meurtre, un incendie, un vol, etc.), mais la relation qui les unit. C’est cette relation qu’il faut d’abord interroger, si l’on veut saisir la structure du fait divers, c’est-à-dire son sens humain. » (3)
C’est donc bien du récit journalistique dont il parle et d’une structure de ce récit qui transcenderait tant la forme que le contenu. Il y aurait ainsi une façon de faire le récit d’un fait divers qui, toute inconsciente qu’elle soit, garantirait son succès ou tout au moins sa légitimité au titre de fait divers.

Ce qui déçoit dans cette approche - outre le délaissement du fait divers en lui-même -, c’est ce sur quoi elle débouche. Car Barthes met alors l’accent sur des traits comme le hasard et le comble, ce qui n’exigeait vraiment pas d’en appeler à une structure souterraine. Et évoquant la « conversion du hasard en signe », il écrit : « il y a confusion mythique du dessin et du dessein » (4), usant là de cette sorte de magie ou de psychanalyse des mots qui s’est hélas répandue dans la sociologie et la philosophie française à partir des années 60.

Oserais-je avancer l’idée que ce que révèle l’analyse de Barthes, c’est avant tout l’embarras que suscite le fait divers chez celui qui n’est pas intéressé à en vendre le récit ? Car il s’agit d’un domaine où l’incertitude domine. Comment parler raisonnablement d’un fait divers, surtout lorsqu’on n’en a pas été le témoin (mais même quand on en a été le témoin) ? Il y a les doutes que suscite la connaissance des faits ; il y a aussi l’ignorance dans laquelle on reste à propos de l’inscription du fait dans l’histoire humaine (sur ce point, Barthes a raison : le fait divers se laisse raconter comme s’il contenait sa vérité dans sa synchronie) (5). Et c’est bien sûr le goût immodéré de bien des gens pour le jugement hâtif qui assure le succès journalistique du fait divers.

Une amie m’a récemment passé deux livres d’Emmanuel Carrère : La classe des neiges (6) et L’adversaire (7). Le premier m’a permis d’apprécier l’écriture de Carrère et le talent avec lequel il a su imaginer un point de vue qui éclaire l’horreur du crime sexuel. Le second m’a rempli une nouvelle fois de perplexité à propos du fait divers, puisque c’est d’un fait divers qu’il s’agit.

L’adversaire contient un double récit : celui de la vie de Jean-Claude Romand - un homme bien réel qui, en 1993, a tué sa femme, ses enfants et ses parents -, mais aussi celui des tentatives de l’auteur d’en faire le récit. Car, on l’imagine facilement, il n’est pas simple de relater la vie d’un autre, bien vivant, dont le comportement suscite un effroyable effroi. D’autant que Carrère a choisi - après hésitation - de ne pas se livrer à une véritable enquête, préférant se fonder sur ce que les journaux, les lieux et le procès lui ont appris. Le trouble qui naît du projet d’écrire l’histoire de Jean-Claude Romand, Carrère le confesse sans équivoque. Et la dernière phrase de son livre le révèle assez : « J’ai pensé qu’écrire cette histoire ne pouvait être qu’un crime ou une prière » (p. 220)

C’est évidemment une prière qu’il pense avoir écrite. Mais, moi qui ne peut prier, faute de savoir à qui adresser ma prière, que dois-je en penser ? S’agit-il de tenter de comprendre l’incompréhensible ? S’agit-il de montrer jusqu’où peuvent aller les conséquences du mensonge ? S’agit-il d’illustrer la possibilité toujours offerte d’une rédemption ? S’agit-il de démasquer l’impuissance de la psychiatrie à expliquer les choses ? Je ne sais trop. Peut-être est-ce d’ailleurs cette indécision dans l’intention qui m’a fait aimer le livre. Il trouble, et pour plus d’une raison.

Il y a d’abord le comportement de Jean-Claude Romand, qui obéit à certains des traits dont Barthes usa pour définir le fait divers : hasard chanceux (si on peut dire), qui permit à l’intéressé de vivre en cachant à tous sa véritable situation pendant dix-huit ans ; disproportion incompréhensible entre le secret éventé et les crimes qui s’ensuivent ; comble de l’horreur dans l’identité des victimes. Il y a ensuite ce rapport très tourmentant entre des faits et le procès auquel ils donnent lieu. Car comment s’arroger le droit de juger des faits que d’autres furent chargés de juger selon une procédure censée garantir leur bonne information ? Il y a surtout ce lien mystérieux et déconcertant entre les faits et la vie sociale au sein de laquelle ils ont surgi. Il y a enfin ce talent de Carrère - car il importe d’en parler - pour raconter avec une grande pudeur et une grande sincérité cette histoire inacceptable.

Fallait-il le faire, même avec talent ? Cette question trouble aussi.

Si rien ne s’y oppose, Jean-Claude Romand sortira de prison en 2015...

Comment aborder les faits divers. Celui-là - Emmanuel Carrère nous le montre assez - illustre particulièrement l’immense difficulté.

(1) Roland Barthes, Essais critiques, Seuil, coll. “Tel quel”, 1964, pp. 188-197. Il s’agit de la reproduction d’un article écrit en 1962.
(2) On sait combien brouillon fut l’usage que Barthes fit du mot structure et en même temps combien il fut lui-même l’artisan de la renommée embrouillée du structuralisme.
(3) Roland Barthes, Op. cit., p. 190.
(4) Ibid., p. 196.
(5) Barthes n’est pas muet sur cette question de l’inscription du fait divers dans l’histoire, ni sur l’incertitude qui l’entoure. Il conclut en effet son propos, après avoir distingué ce qui séparerait le sens de la signification, par les deux phrases suivantes : « Il s’agit donc là, probablement, d’un phénomène général qui déborde de beaucoup la catégorie du fait divers. Mais dans le fait divers, la dialectique du sens et de la signification a une fonction historique bien plus claire que dans la littérature, parce que le fait divers est un art de masse : son rôle est vraisemblablement de préserver au sein de la société contemporaine l’ambiguïté du rationnel et de l’irrationnel, de l’intelligible et de l’insondable ; et cette ambiguïté est historiquement nécessaire dans la mesure où il faut encore à l’homme des signes (ce qui le rassure) mais où il faut aussi que ces signes soient de contenu incertain (ce qui l’irresponsabilise) : il peut ainsi s’appuyer à travers le fait-divers sur une certaine culture, car toute ébauche d’un système de signification est ébauche d’une culture ; mais en même temps, il peut emplir in extremis cette culture de nature, puisque le sens qu’il donne à la concomitance des faits échappe à l’artifice culturel en demeurant muet. » (Ibid., p. 197)
(6) Emmanuel Carrère, La classe des neiges, Gallimard, Folio (P.O.L), 1995.
(7) Emmanuel Carrère, L’adversaire, Gallimard, Folio (P.O.L), 2000.


Autre note sur Carrère :
Le Royaume