jeudi 25 avril 2013

Note d’opinion : la morale laïque

À propos de la morale laïque

On a appris, il y a quelques jours, que le ministre de l’Éducation français souhaite introduire dans l’enseignement, de la préparatoire à la terminale, un cours de morale laïque. Ou plutôt, pour reprendre les termes utilisés dans le rapport de la mission ad hoc sur lequel le ministre s’appuie, un enseignement laïque de la morale. Il s’agirait d’inculquer « un ensemble de connaissances et de réflexions sur les valeurs, les principes et les règles qui permettent, dans la République, de vivre ensemble selon notre idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité » (1)

Pour éviter toute confusion, notamment dans l’esprit de celles et ceux qui me savent belge, il est nécessaire de préciser qu’il s’agit là d’un projet qui est assez différent de ce que l’on appelle en Belgique le cours de morale. En effet, dans l’enseignement public belge - officiel, dit-on -, il existe des cours de religion confiés à des éducateurs des différentes confessions reconnues et un cours de morale qui accueille les élèves qui ne sont inscrits dans aucun d’eux. Ce dernier cours a généré au fil du temps une approche spécifique des problèmes de société qui a été longtemps marquée par le souci de contredire sur certains points la morale catholique. Proclamée adogmatique, cette approche a créé, de fait, un corpus d’opinions qui en a certes fait l’homogénéité, mais qui a aussi restreint l’éventail des points de vue admis ou débattus. On peut dire, je crois, avec ce que cela a évidemment d’imprécis, que la ligne la plus partagée parmi celles et ceux qui dispensent ce cours (j’en fus) est une morale aux résonances quelque peu maçonniques. (2) Le rôle non négligeable que joue l’Université libre de Bruxelles dans tout ce qui fait de ce cours de morale un enjeu n’y est pas pour rien. (3)

En France, même s’il existe effectivement un courant de pensée qui, en s’inspirant de Jules Ferry, conserve l’ambition de construire une morale « débarrassée de ses oripeaux théologiques » (4), il n’a pas officiellement de place au sein de l’école publique, celle-ci ayant banni toute religion. Le cours de philosophie, qui ne concerne qu’une courte période de la scolarité, a eu longtemps des ambitions différentes, même si l’histoire de la philosophie a pu à l’occasion être présentée comme une libération des carcans dogmatiques religieux. (5)

Revenons à présent au projet de Vincent Peillon. Il n’est guère douteux que ce projet répond à une inquiétude très partagée, celle qu’engendre l’existence de comportements fréquents et cependant jugés fréquemment illégitimes. Cela va de proclamations d’opinions impies à l’effronterie commune : « le respect fout le camp, mon bon monsieur ! » ; il n’y a plus de common decency, comme disait Orwell. Et comme il ne s’agit plus de réaffirmer la prééminence d’une morale révélée ou traditionnelle, l’impiété et l’impudence restent fondamentalement indémontrables, alors même qu’elles sont très ressenties. (6) Voilà qui conduit les inquiets à imaginer, pour l’éducation des jeunes, des contenus qui se veulent essentiellement méthodologiques. Montaigne, déjà, n’avait-il pas préféré « plustost la teste bien faicte que bien pleine » (7) ?

Dans un article intitulé “Réhabilitons l’exercice de la dispute” (8), Pierre-Henri Tavoillot suggère une solution : la dispute (au sens médiéval de disputatio). Il déplore l’entêtement dans l’opinion personnelle qui règne dans beaucoup des lieux de débat et invite à « sortir de sa croyance ». Et pour en prendre le pli, il verrait bien les classes d’école transformées en arènes pour une nouvelle expérience de disputatio.

L’idée semble séduisante. Car l’envie est forte de trouver un remède à cette rage d’avoir raison qui domine les débats publics. Que ce soit dans les assemblées législatives, dans les médias ou même dans les universités, on voit tant de gens se comporter comme si les compétences les plus précieuses étaient celles qui confèrent à leur détenteur le talent d’interrompre leurs contradicteurs. Il arrive même de plus en plus souvent que les débats télévisés ou radiophoniques soient inaudibles, tout le monde parlant continûment en même temps. L’important semble dorénavant de prendre la parole, ne serait-ce que pour en priver l’autre ou les autres.

Les conditions du débat, aussi bien politique que philosophique, ou même scientifique, se sont progressivement détériorées, au fur et à mesure que tout aspect formel, quel qu’il soit, en a été banni. Et la raison plaide pour qu’une nouvelle formation à la controverse soit inventée. Pourtant, la disputatio telle que la conçoit Pierre-Henri Tavoillot n’est probablement pas la solution.

Faut-il préparer les jeunes au dialogue en les exerçant à défendre une opinion qu’ils n’ont pas ? Je crains fort, personnellement, qu’il en résulte des conséquences très opposées aux espérances. Car cela se bornera le plus souvent à rechercher les arguments qu’appelle le parti pris, en l’occurrence le parti imposé. Et pareil esprit partisan n’est déjà que trop répandu. L’étude de la rhétorique n’est certes pas inutile ; elle confère une meilleure capacité à jauger les arguments, y compris et surtout lorsqu’ils permettent d’écarter le faux. Mais les sophistes ont autant - sinon davantage - montré la voie pour convaincre que celle pour démêler le vrai du faux. Et convaincre n’est pas penser mieux : c’est vaincre.

La démocratie - nous devons en convenir - a rendu dérisoires les débats dont l’enjeu n’est pas le pouvoir. Bien mieux, le débat prétendument démocratique est devenu un chemin propice à faire triompher les opinions les plus dogmatiques. (9) Et l’égalité qui, au nom de cette démocratie, s’impose entre les débatteurs - quoi que soit ce qui les rend très inégaux - conduit à renforcer la volonté de triompher à tout prix, quand elle ne mène pas à la cacophonie.

Réinventer une manière de conférer qui privilégie le goût pour la vérité et le souci de penser mieux n’est pas chose simple. Cela suppose notamment que l’on prenne en compte les objectifs de ceux qui acceptent de débattre, que l’on confronte des personnes qui ne possèdent pas des moyens cognitifs et rhétoriques trop différents et que l’on établisse des règles qui permettent à chacun de déployer sa propre pensée jusqu’à son terme. La préparation à ce genre de controverse - si tant est que celle-ci soit possible - réclame d’abord d’en faire mesurer le nécessaire degré de désintéressement, de même que la visée d’élévation personnelle qu’elle exige. Hors ces conditions, il est à craindre que les débats restent le lieu où les tribuns, les démagogues et les baratineurs prennent l’avantage.

Une morale laïque ne peut probablement, c’est vrai, n’avoir d’autre contenu que méthodologique. Mais alors, est-ce encore une morale ? Comment croire que pareil choix serait apte à rivaliser avec les morales confessionnelles ? Cet apprentissage méthodologique serait d’ailleurs impuissant à doter les jeunes des moyens rhétoriques propres à s’opposer avec succès aux discours idéologiques ou démagogiques.

Tant qu’à se vouer aux méthodes, il serait plus sage de se contenter de celles qui aident à démêler le vrai du faux. On pourrait espérer qu’une véritable préférence morale s’en dégage : celle d’avoir de temps à autre de l’intérêt pour la recherche de la vérité.

(1) Dixit Vincent Peillon dans l’interview accordée à Mattea Battaglia et Maryline Baumard et publiée dans Le Monde du 23 avril 2013, p. 11.
(2) En Belgique, cela se traduit par une insistance sur des thèmes tels la peine de mort, l’avortement, l’euthanasie, la contraception, l’autonomie, l’égalité, etc.
(3) L’enjeu principal est peut-être l’ensemble des emplois d’enseignants subventionnés que représente ce cours et qui fait souvent de ses défenseurs des alliés objectifs des défenseurs des cours confessionnels, l’existence de l’un dépendant bien sûr de l’existence des autres.
(4) Jules Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, Grasset, 1996, p.34 (cité par Edouard Delruelle dans l’article dont question infra).
(5) Dans un intéressant article non daté que l’on peut lire ici, Edouard Delruelle - favorable à l’instauration d’un cours de philosophie dans l’enseignement secondaire de la Communauté française de Belgique - plaide pour une éthique laïque qui serait fondée sur la philosophie, en tant que celle-ci donne les moyens d’écarter toute idéologie. Mais il considère pourtant que l’apport critique de la philosophie a un aspect instituant et comporte « des choses qui ne sont pas à “négocier”, comme l’émancipation des femmes ou la reconnaissance de l’homosexualité ». L’article de Delruelle mérite assurément une longue discussion, mais - pour le dire d’un mot - cet aspect instituant du projet me paraît en révéler l’ambiguïté, sinon le caractère aporétique.
(6) Il existe depuis longtemps un débat à propos de la possibilité qu’offrirait une spiritualité non religieuse de combler le vide engendré par l’apostasie.
(7) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 155. Remarquons qu’il parlait de celui qui « guide » et non de celui qui est guidé.
(8) Le Monde, 25 avril 2013, p. 19.
(9) Il est frappant de constater que les régimes politiques les plus autoritaires s’accommodent de systèmes électifs, légitimant ainsi un discours univoque que les consultations électorales donnent l’occasion de marteler.

mercredi 10 avril 2013

Note d’opinion : à propos du fond et de la forme

À propos du fond et de la forme

On a beaucoup dit et écrit au sujet du fond et de la forme. C’est qu’il y a fond et fond, et forme et forme. Je ne me propose d’user ici de ces mots que pour distinguer les idées de la façon dont on les défend.

L’occasion m’a déjà été donnée de dire - et même de répéter - que le dialogue n’est fécond que s’il se nourrit de l’attention prêtée aux arguments d’autrui, jusqu’à compromettre ses propres positions. Ce souci est celui de Montaigne (1), mais il n’en fournit pas d’exemple vécu, sinon à travers des généralités auxquelles l’a conduit l’expérience. Or, cette expérience n’a de sens que parce qu’elle témoigne de divergences d’opinion. Il est aisé d’évoquer les bienfaits du dialogue dès lors que celui-ci se borne à l’expression de diverses nuances d’une même opinion. La chose est autrement malaisée lorsque les points de vue sont tout à fait différents. Et si je parle ici de points de vue, c’est parce que je veux insister sur des pensées forgées en des lieux différents, donc construites sur des bases totalement éloignées les unes des autres, irréductibles mêmes.

Ce qui mérite d’être illustré, c’est le profit pour la pensée que peuvent procurer des argumentations qui soutiennent une pensée très opposée à celle que l’on croit partager. C’est important, car le dialogue qui prévaut aujourd’hui est davantage nourrit par l’inconciliabilité des convictions, le sectarisme, voire l’invective. Et il n’en résulte qu’un appauvrissement de la réflexion et un accroissement de l’irrationalité.

L’exemple que je me propose de donner est ma propre réaction face à un texte de Chantal Delsol relatif à la dignité de l’homme. Il s’intitule Dignes parce qu’ils souffrent et il a été placé le 29 mars 2013 sur le blog de l’auteure. Il convient évidemment de le lire avant de poursuivre la lecture de la présente note, laquelle risquerait sinon d’être mal comprise.

S’il est parfois réducteur de garder en tête les appartenances, les emblèmes ou les inclinations de qui s’exprime, il arrive aussi qu’il soit au contraire fructueux de ne pas s’en distraire. Chantal Delsol se définit elle-même comme néo-conservatrice, libérale et catholique. (2) Il s’agit, je crois, de la lire en en tenant compte. Non pas pour suspecter ce qui est dit parce qu’inspiré de croyances que l’on ne partage peut-être pas (c’est mon cas, pour l’essentiel), mais pour mieux comprendre - si possible sans trop de contresens - une pensée dont le cheminement ne vient pas de nulle part. Et cependant, même ainsi, la lettre doit encore primer sur l’esprit, de la même manière qu’il faut postuler la sincérité de celui avec qui conférer (au sens que Montaigne donne à ce mot).

Commençons par la conclusion de Chantal Delsol, là où elle nous dit ce qu’elle croit être la dignité humaine.
« La dignité ne peut être inaliénable que si elle est sans définition. Toute définition crée des conditions. Et nous ne voulons pas que la dignité soit conditionnelle ni conditionnée.
La dignité sans définition émane d’un mystère. L’être humain est digne parce que mystérieux. Ce qui signifie qu’il n’épuise jamais ses caractéristiques, qu’il ne peut pas être contourné par une science. Si l’on pense que la science suffit à dire l’humain, alors l’humain ne sera pas respecté. C’est là l’incohérence de la modernité tardive : nous réduisons la pensée à des neurones, le corps à de la chimie, mais nous voulons une dignité inaliénable : et les deux sont incompatibles. Il faut une spiritualité pour que la dignité s’établisse sans condition (ce qui ne veut pas dire qu’elle sera toujours respectée ! mais au moins on saura qu’il faut la respecter, et l’on se repentira de ne l’avoir pas fait). Une culture de l’immanence peut respecter les sentiments de l’individu, ses traditions, ses croyances, mais ne peut pas le respecter en tant que tel inconditionnellement, car il lui apparaît sans mystère. Et c’est le mystère qui fait l’inconditionnel : cette part de nuit suscite la crainte de toucher à quelque chose comme du divin. Seule la part de nuit peut être sacrée au sens de l’intouchable. Les neurones ni la viande ne sont sacrés. Voilà notre paradoxe : lorsque nous disons « plus jamais ça ! », c’est du religieux que nous appelons – mais en même temps nous récusons le religieux. Ce dont nous avons besoin, c’est de nous mettre en accord avec nous-mêmes.
»

De quoi est-il question ? D’abord et avant tout : de dignité ; autrement dit de valeur. Quoi vaut quoi ? Et cette question est évoquée comme la suite du cri : « plus jamais ça ! ». Ce qui lui confère une acuité qui, à certains égards, ne pouvait peut-être venir que de quelqu’un qui réfléchit au divin. Il ne s’agit pas en l’occurrence de chercher une valeur morale qui puisse reconstruire une forme de respect d’autrui dont la Shoah a conduit à désespérer ; il s’agit ni plus ni moins de fonder l’humain. Et, pris sous cet angle, le problème acquiert une dimension que mes propres convictions de base ne pouvaient peut-être pas lui donner. Cela ne me condamne pas à suivre Chantal Delsol dans ses conclusions, moins encore dans ses prémisses. Mais cela me donne à réfléchir à des choses, vues d’un nouvel horizon.

Remontons à présent aux arguments sur lesquels elle s’est fondée pour conclure ainsi.

Il y a d’abord ce que la foi chrétienne aurait induit durant toute son histoire - du moins jusqu’à récemment -, à savoir ce que Chantal Delsol appelle « une dignité insulaire et spécifique ». L’homme a ainsi été isolé au sein du vivant, comme seule créature faite à l’image de Dieu. Que cela ait été la doctrine de l’Église, ce n’est pas contestable. Et il en est effectivement résulté une dignité de l’homme liée à cette singularité. À tous ceux qui - comme c’est mon cas - y voient un dangereux isolement de l’homme au sein du vivant, il n’est pas inutile de rappeler que cette conception a pu participer à asseoir une morale, haute et sainte, qui n’a pas été continûment bafouée.

Il y a ensuite un survol rapide des étapes qui, selon Chantal Delsol, ont conduit d’une conception de la dignité humaine issue de la foi chrétienne à notre « modernité tardive » et à cette forme de dignité fragile qu’inspire ce que l’on croit être l’élucidation de ses conditions. Augustin avait, d’une certaine manière, ouvert la voie en accordant à la sensibilité une vertu protectrice. Et si, pour lui, le Créateur avait été conséquent en plaçant le reste du vivant au service des humains, il avait par là même donné à la raison un rôle justificateur de la foi qui allait « jouer des tours » au christianisme. Mais c’est Rousseau, Kant et Bentham qui sont cités comme les véritables initiateurs de cette pensée qui veut que « le mal ne se repère qu’à ce qui “fait mal” ».

À l’appui de sa thèse, Chantal Delsol cite Simone Weil ; parmi ceux qui en sont très loin, elle évoque Curzio Malaparte. On sent là combien elle garde en tête le combat que, selon elle, il convient de mener contre le mariage des homosexuels et ce qu’elle appelle l’homoprocréation. Mais laissons ces enjeux de côté, au moins provisoirement. Et attachons-nous plutôt à un aspect de l’argumentation qui dépasse d’une certaine façon la question de la foi chrétienne.

« Les mythes cosmogoniques, les histoires sacrées sur tous les continents (qu’il s’agisse des lois de Manu, de la confession des morts égyptienne, ou de la Bible), avaient pour but de donner un sens à l’existence humaine, et notamment de donner un sens au mal - c’est-à-dire à le référer à autre que lui. »
En rappelant combien les croyances peuvent être interprétées, à la lumière de l’histoire, comme des guides moraux peu discutables, Chantal Delsol se risque un instant sur le terrain anthropologique. Et elle en fait un argument de plus à l’appui de son propos :
« Certains s’imaginent peut-être que nous pourrons nous passer d’une morale construite sur une anthropologie, qui reconnaît les critères du mal à des facteurs dépassant la simple sensibilité. »
Voilà un rappel on ne peut plus intéressant. D’abord parce qu’il écorche la conception facile de ceux qui s’imaginent naïvement que la raison et ses progrès sont susceptibles de rendre le fonctionnement des sociétés plus harmonieux et la morale plus universelle. Ensuite parce qu’il pose une question cruciale dont Chantal Delsol tait l’essentiel : est-il possible de construire une morale sur une anthropologie ? Cette question, Rousseau l’avait posée dans l’avant-dernier chapitre du Contrat social, avec la religion civile. Que « la morale de la modernité tardive, fondée sur la souffrance, [soit] en réalité une morale fondée sur le désir, voire le caprice », c’est assez probable. Mais que l’on soit en mesure de rétablir une morale révélée, plus exigeante et plus solide, sur la base de ce simple constat me paraît bien utopique. Et faudrait-il encore que les vœux de Chantal Delsol soient légitimes. Car les exemples de dommages collatéraux dus à ces morales-là (chrétiennes ou non-chrétiennes, d’ailleurs) ne manquent pas.

La légitimité de l’opinion de Chantal Delsol, c’est sa foi. Foi catholique, d’abord ; foi en une morale passée, ensuite. Ne la partageant pas, je n’ai pas pour autant de raison de négliger de l’écouter et de la lire, pas de raison de renoncer à « frotter et limer [ma] cervelle » contre la sienne. J’y apprends davantage qu’à m’entre-conforter dans mes propres croyances avec ceux qui les partagent, et sûrement qu’à cultiver l’esprit partisan. La forme que prend parfois l’expression des idées de fond chez autrui peut m’aider à réviser mes propres idées de fond et à en modifier la forme d’expression. Du moins, j'ose le croire.

(1) Cf. le chapitre VIII du livre III des Essais.
(2) On peut l’écouter à ce sujet, interviewée par Edmond Blattchen, dans l’émission Noms de dieux (RTBF) du 27 janvier 2013.

dimanche 7 avril 2013

Note de lecture : Vincent Descombes

« Une question de chronologie » in Le raisonnement de l’ours
de Vincent Descombes


La question des rapports qu’entretiennent la théorie et la pratique, comme la question de la distinction entre faits et valeurs - qui ne lui est pas étrangère -, m’a depuis très longtemps beaucoup préoccupé. C’est dire si j’ai lu avec attention, et avec plaisir, le livre de Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours (1), lequel explore ces rapports avec subtilité.

Faits et valeurs, constats et jugements : j’avais saisi l’importance de cette lisière (sans en mesurer la complexité) dans les années 60, alors que je suivais un cours de Lucien François (2). Théories et pratiques : c’est à Pierre Bourdieu que je dois d’avoir sondé quelque peu cette dualité complexe, avec son Esquisse d’une théorie de la pratique (3) d’abord, et puis surtout avec Le sens pratique (4). Et ce qui m’a conduit à ne jamais cesser d’y réfléchir, c’est la fécondité de ces distinctions dans l’étude des phénomènes sociaux, mais aussi et surtout l’impossibilité de les justifier de manière définitive. Paradoxe troublant qu’on voudrait tant pouvoir dépasser !

Dans son cours, ce sur quoi Lucien François s’appuyait pour réclamer que l’on s’en tienne aux faits, c’est bien sûr que soit préservé le primat de la raison, laquelle paraît cesser d’être au service de la vérité dès lors qu’elle justifie un jugement de valeur. Et depuis, je n’ai jamais douté un instant des vertus heuristiques d’une méthode qui en tient compte. Mais cela n’en fait pas une vérité absolue. Et je l’ai rapidement compris à la lumière des faiblesses de la théorie comme de la force des pratiques. Bourdieu a beaucoup insisté sur le rôle du corps dans l’efficacité des savoir-faire, et aussi sur l’impuissance de la théorie à les élucider (malgré les ressources qu’offre l’objectivation de l’objectivation). De même, en lisant Lévi-Strauss, j’ai mesuré ce que théories et pratiques pouvaient peut-être devoir à une rationalité objective, à laquelle - qui sait ? - obéissent les comportements, une rationalité mieux faite pour embrouiller que soutenir la plupart des efforts de rationalisation.

Mais venons-en à Vincent Descombes. N’ayant pas les moyens d’évoquer un peu sérieusement l’ensemble des textes que rassemble Le raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, j’ai choisi de me limiter à un exposé qu’il a présenté en 1993 lors d’un colloque consacré à “La modernité en questions chez J. Habermas et R. Rorty” et intitulé “Une question de chronologie” (5). À première vue, on pourrait penser que le thème de la modernité est assez éloigné des rapports qu’entretiennent théories et pratiques ou faits et valeurs. À première vue, seulement.

Le problème que pose le sens qu’il convient de donner à la modernité ou à ce qu’on désigne comme tel commence avec la question : qu’est-ce que les Lumières ? On pense immédiatement à Kant (6), évidemment, et aussi à l’article que Michel Foucault lui a consacré (7). Mais Descombes souhaite circonscrire son propos à la philosophie française, car il y entrevoit une évolution spécifique. Condorcet et Baudelaire, voilà ceux qu’il épingle comme représentatifs de deux conceptions antagonistes de la modernité auxquelles il est rarement prêté attention. Il écrit :
« [...] il me semble que nous ne pouvons pas tenir pour acquis sans plus [la] représentation d’un bloc idéologique homogène, les Lumières, au regard duquel nous serions appelés à déclarer notre position : pour ou contre. » (p. 156) (8)

À ce sujet, la lecture de philosophes qui ne sont pas français présente souvent une difficulté qui tient au fait que l’Enlightenment anglais, les Lumières françaises et l’Aufklärung allemande surgissent à des moments et dans des contextes différents. Descombes donne l’exemple de Léo Strauss. Lorsque celui-ci écrit : « The first crisis of modernity occured in the thought of Jean-Jacques Rousseau » (9), il pose aux traducteurs français un problème malaisé à résoudre. Car comment traduire modernity en ce cas ?
« La raison en est évidemment qu’il ne peut pas y avoir, pour un lecteur français, de crise de la modernité à l’époque de Rousseau. » (pp. 157-158)
Et pour cause : « Le mouvement de pensée de Rousseau serait [...] de radicaliser l’affirmation moderne et non de la dénoncer ou d’essayer de la contredire. » (pp. 159-160)

En fait, ce qui distingue véritablement Rousseau de ses contemporains, c’est qu’il n’adhère pas à l’idée que « la raison doit gouverner les passions. [...] Que veut dire ici Strauss ? Que Rousseau prépare la voie à une pensée moderne plus avancée que celle des Encyclopédistes : une pensée qui va s’exprimer dans “la philosophie de la liberté” qu’est, selon lui, l’idéalisme allemand. » (p. 161)

Vincent Descombes choisit, pour illustrer la pensée d’avant Rousseau, un auteur dont l’œuvre citée lui est postérieure, mais qui persiste à faire de la raison l’unique lumière des hommes : Condorcet. « Dans le schéma de Condorcet, le cogito cartésien fonde la découverte des droits de l’homme, et cette découverte rend la révolution politique inévitable. Cette figuration de Descartes en précurseur de toute une époque est sans doute difficile à défendre sur le plan historique : pourtant, les professeurs français de philosophie tiennent souvent à représenter la marche des idées selon ce stéréotype national.
On notera que la raison selon Condorcet est intrinsèquement
monologique, comme nous pourrions dire aujourd’hui après Charles Sanders Peirce et Jürgen Habermas. Elle est définie comme la faculté qu’a chaque homme de percevoir par lui-même les vérités, sans passer par “la parole d’autrui”. La dimension dialogique de la raison n’est pas oubliée ou négligée par une sorte d’inadvertance : elle est bel et bien exclue par principe. Pour qu’il y ait l’émancipation humaine, il faut dresser contre l’autorité étrangère, celle des anciens ou celle des Apôtres, une autorité supérieure à tout ce qui n’est connu qu’en faisant confiance à autrui. Cette autorité supérieure est, pour chacun, sa propre raison. » (p. 165)
Condorcet conteste principalement que le progrès puisse être dangereux et, surtout, qu’il soit possible d’être vertueux sans le secours de la raison.
« Ces deux hérésies sont comme l’envers et l’endroit d’une même erreur, celle de distinguer entre la science et la moralité. L’hérésie de la séparation du progrès des connaissances et du progrès de la liberté et du bonheur, c’est l’hérésie de la séparation des fins humaines. Autrement dit, c’est l’idée même de la division du rationnel en sphères autonomes de rationalité : la vérité scientifique, le bien-être, la moralité. L’hérésie de la séparation des lumières et de la liberté, c’est l’hérésie de la distinction entre la raison théorique et la raison pratique. » (p. 169)

Nous y voilà ! Et Descombes d’ajouter :
« Du point de vue des Lumières françaises, qui s’expriment vigoureusement dans cette page de Condorcet, les kantiens sont aussi rétrogrades que les aristotéliciens. Il n’y a pas à dissocier la science et la moralité, pas plus qu’à donner la direction de la conduite à l’habitus de la prudence. Comme le dit bien Catherine Kintzler dans une formule frappante : “La raison pratique n’existe pas.” » (pp. 169-170)

Le projet de Vincent Descombes est bien de caractériser l’évolution, la chronologie même, des conceptions françaises de la modernité. Et, après Condorcet, il évoque Baudelaire comme exemple de l’autre étape principale de ces conceptions.

Descombes écrit :
« Les commentateurs présentent volontiers l’idée de Baudelaire comme une façon esthétique de s’accommoder de la condition temporelle de l’existence humaine. Foucault, lui aussi, met l’accent sur la temporalité : la modernité n’est pas une époque de l’histoire citée dans un calendrier, c’est une “attitude envers le présent”, une volonté d’héroïser le présent. La pensée de Baudelaire est alors réduite à une poétique romantique du fugitif, à une poétique symboliste de l’éternel logé dans l’éphémère.
Cette lecture nous laisse un peu sur notre faim.
» (pp. 176-177)

Avant même de s’arrêter sur la façon dont Descombes analyse les propos de Baudelaire, il me paraît utile de revenir un instant sur Foucault. Celui-ci ne parle pas de Baudelaire, mais bien de l’Aufklärung, tel qu’il survit à Kant. Et voici comment il conclut son « Qu'est-ce que les Lumières ? » :
« Kant me semble avoir fondé les deux grandes traditions critiques entre lesquelles s'est partagée la philosophie moderne. Disons que, dans sa grande oeuvre critique, Kant a posé, fondé cette tradition de la philosophie qui pose la question des conditions sous lesquelles une connaissance vraie est possible et, à partir de là, on peut dire que tout un pan de la philosophie moderne depuis le XIXe siècle s'est présenté, s'est développé comme l'analytique de la vérité.
Mais il existe dans la philosophie moderne et contemporaine un autre type de question, un autre mode d'interrogation critique : c'est celle que l'on voit naître justement dans la question de l'Aufklärung ou dans le texte sur la révolution ; cette autre audition critique pose la question : “Qu'est-ce que c'est que notre actualité ? Quel est le champ actuel des expériences possibles ?” Il ne s'agit pas là d'une analytique de la vérité, il s'agira de ce que l'on pourrait appeler une ontologie du présent, une ontologie de nous-mêmes, et il me semble que le choix philosophique auquel nous nous trouvons confrontés actuellement est celui-ci : on peut opter pour une philosophie critique qui se présentera comme une philosophique analytique de la vérité en général, ou bien on peut opter pour une pensée critique qui prendra la forme d'une ontologie de nous-mêmes, d'une ontologie de l'actualité ; c'est cette forme de philosophie qui, de Hegel à l'école de Francfort en passant par Nietzsche et Max Weber, a fondé une forme de réflexion dans laquelle j'ai essayé de travailler.
»

Je ne suis pas sûr que la philosophie moderne se partage uniquement entre les deux courants que Foucault imagine. Mais je suis surtout d’avis que le deuxième de ces courants est bien loin de l’approche esthétique qui vise à « s’accommoder de la condition temporelle de l’existence humaine ».

Je reviens à Vincent Descombes et à son approche de la pensée baudelairienne. Il cite Baudelaire :
« En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. »
Et il explique :
« Les querelles précédentes autour des mérites respectifs des anciens et des modernes nous demandaient de choisir. L’admiration pour les anciens voulait dire que les modernes leur étaient inférieurs. Le plaidoyer pour les modernes supposait qu’il y ait eu progrès des anciens à nous. Mais Baudelaire ne nous demande pas de choisir entre notre admiration pour l’antiquité et notre recherche d’un beau moderne. Baudelaire transporte la différence hiérarchique dans le présent lui-même : une partie du présent sera digne d’accéder au statut d’antiquité. » (pp. 177-178)
Après avoir rendu compte de cette digne partie du présent, Descombes ouvre la réflexion et met en parallèle les conceptions esthétiques de Baudelaire et son rapport aux générations héroïques dont on lui a parlé dans son enfance. Voici un passage de son exposé où il expose autant la généralisation qu’il tente des considérations que Baudelaire émet à propos de la peinture que les limites de l’exercice. Il s’agit notamment de Delacroix et de ceux qui rallièrent Bonaparte après avoir été jacobin ou cordelier :
« La génération des hommes forts a été successivement républicaine et bonapartiste : elle est passée d’un engagement à l’autre “avec une parfaite bonne foi”. Mais personne n’aurait pu prévoir avant l’action que les critiques du despotisme de la monarchie d’Ancien Régime se rallieraient aussi facilement au despotisme impérial. Les générations qui suivent celle de la Révolution ont appris quelque chose de l’expérience de leurs grands-parents. Pour Baudelaire comme pour Tocqueville, on ne doit pas séparer la République de l’Empire, n la philanthropie de la Terreur ou la déclaration de fraternité universelle de la guerre européenne. Une telle unité d’attitudes apparemment contraires n’était pas pensable par la génération précédente. C’est cette unité qu’indique Baudelaire dans un mot lapidaire et provocateur : “La Révolution, par le sacrifice, confirme la superstition”. Le vocabulaire pourrait être celui de Condorcet, mais la pensée serait inintelligible avant les événements eux-mêmes. C’est le cas de dire avec Kant que le jugement sur la Révolution est forcément ambivalent : ce qu’on dit de l’idéal qui s’y exprime, on ne le dit pas forcément de la marche empirique des choses. L’idéal est admirable, mais s’il fallait refaire tout cela, on ne le referait sans doute pas. » (pp. 180-181)

Après avoir explicité assez longuement l’opposition qu’il perçoit entre les thèses de Condorcet et celles de Baudelaire, Descombes conclut :
« Lorsqu’on ne fait pas de distinction entre les Lumières et la modernité, on s’expose à un malentendu. La modernité prise au sens de l’esprit moderne, c’est la prétention à l’universalité, celle qu’on trouve chez Condorcet, tandis que la modernité prise au sens où l’entend Baudelaire, c’est la revendication d’une particularité inassimilable, d’une contribution à la variété générale, ce qui récuse d’emblée la possibilité de tirer un beau, un vrai ou un bien de l’universel abstrait. Vouloir qu’il n’y ait qu’un seul idéal, c’est priver l’idéal de toute vitalité : en supprimant l’élément transitoire, écrit Baudelaire, “vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le péché”. » (pp. 195-195)

Cette conclusion est-elle à la mesure de l’analyse ? Il n’est évidemment pas aisé de conclure, si tant est que cela soit possible, voire utile. Et viennent à l’esprit d’autres oppositions, d’autres antinomies, d’autres contradictions. Quand la rationalité se fait déconstructiviste ou postmoderne, elle paraît épuiser le sens qui la fonde, elle semble pousser le désir de vérité jusqu’à l’aberration, elle donne l’impression d’un jeu qui néglige de s’interroger sur ses propres raisons d’être.

Faut-il penser ? Comment s’en garder ?

(1) Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Seuil, 2007.
(2) Lequel enseignait alors à l’Université de Liège (cf. Wikipédia)
(3) Droz, Genève, 1972.
(4) Ed. de Minuit, “Le sens commun”, 1980.
(5) Vincent Descombes, Op. cit., pp. 155-195. Cet exposé a été une première fois publié in Françoise Gaillard, Jacques Poulain et Richard Schusterman (dir.), La modernité en question. De Richard Rorty à Jürgen Habermas, Cerf, 1998, pp. 383-407.
(6) Une traduction française du texte de Kant est accessible ici.
(7) Le texte de Foucault est accessible ici.
(8) Pour ne pas surcharger le bas de page, je n’ai pas reproduit les notes de Vincent Descombes figurant dans les extraits cités.
(9) Léo Strauss, Natural Right and History, The University of Chicago Press, Chicago, 1953, (que je n’ai pas lu) p. 252.