mercredi 19 mars 2014

Note d’opinion : la charité (2)

À propos de la charité

DEUXIÈME ET DERNIÈRE NOTE

vers la première note

II. Le devoir moral

Il faut insister : s’il est intellectuellement intéressant de distinguer l’élan du cœur du devoir moral, ne serait-ce que pour mieux en identifier les racines historiques, il ne faut évidemment pas perdre de vue que la pratique de l’acte charitable - et même les discours auxquels il donne lieu - les entrecroise.

De même, s’il est envisagé de démêler, au sein du devoir moral, ce qui relève de directives, d’injonctions ou d’invites plus ou moins pressantes de ce qui témoigne de comportements inscrits dans l’habitus collectif, les conduites - et ici aussi les discours qu’elles suscitent - entremêlent le contraint et le spontané.

Dans le cadre de réflexions qui ont pris pour objet la charité, il me semble judicieux de distinguer les consignes explicites des consignes implicites, faute de quoi on risque de sombrer dans l’évidence. Même lorsque nous ressentons en nous quelque chose qui relève de l’émotion et qui nous inspire de la compassion pour autrui, sentiment qu’il est possible d’explorer par l’introspection, les interrogations les plus fécondes sont très probablement celles qui portent sur le contexte social dans lequel ce sentiment est apparu et surtout sur les types de contrainte auxquels il obéit. L’approche sociologique des phénomènes ne peut prétendre vider les problèmes qu’ils nous posent. Mais elle a à tout le moins l’avantage d’offrir, si elle est menée avec suffisamment de rigueur, des possibilités d’explication avec lesquelles la psychologie des profondeurs ne paraît pas pouvoir rivaliser. C’est en cela que, même si l’on se sent en accord avec l’élan du cœur dont parle Rousseau, il est peu fécond de le suivre sur ce terrain. (1)

A. Les consignes explicites

Les formes de la consigne

Recommander d’être charitable - en la matière, les ordres formels sont rares - peut émaner de la religion, de la philosophie ou de la loi. Évidemment, la frontière entre ces trois sources formelles est souvent floue, certains prophètes, certains pères de l’Eglise, certains prédicateurs pouvant avoir une volonté législative et certains philosophes pouvant avoir quelque arrière-pensée religieuse. C’est principalement dans le type d’arguments utilisés qu’il convient d’opérer la distinction.

La religion

Sur le terrain religieux, on trouve bien des manières de prôner la charité. Si l’on s’en tient au christianisme, pour lequel cette notion de charité a pris une importance exceptionnelle en raison même du message attribué à Jésus, bien des discussions théologiques ont gravité autour du concept d’amour, tel qu’il a pu être associé à la nature de Dieu.

Il serait certainement très intéressant de retracer l’histoire de ces discussions, sous le seul angle de leur lien avec la notion de charité, mais cette ambition dépasse de très loin le cadre d’une note comme celle-ci. Ce qu’il importe de préciser ici, c’est que cette histoire est sans doute loin d’être linéaire et que, au fil des nécessités historiques, la charité est passée selon les moments du premier au deuxième plan ou du deuxième au premier.

Ainsi, la théologie négative, telle qu’on la trouve chez Maître Eckart, ou davantage encore chez Nicolas de Cues, définit un Dieu à ce point inintelligible qu’il se prête peu à des consignes relatives aux rapports que les hommes doivent entretenir entre eux. Il y a peut-être là le signe d’une époque (XIVe et XVe siècle) qui réclamait davantage de certitude que de compassion.

Bossuet

Il s’impose cependant de prendre un exemple pour donner une idée de la manière dont la consigne religieuse peut être formulée. Et il n’en est sans doute pas de meilleur exemple que celui puisé au XVIIe siècle, c’est-à-dire à ce moment du dernier développement du discours chrétien, avant que ne surviennent les théories naturalistes. Dès lors qu’il s’agit de rassembler quelques réflexions qui n’ont pas l’ambition de clore la question, il est intéressant de partir d’un texte qui prête à d’intéressantes interprétations. Ce texte, c’est le Sermon pour le mardi de la troisième semaine de carême sur la charité fraternelle de Bossuet.

En voici le passage le plus remarquable :
« Quoique l'esprit de division se soit mêlé bien avant dans le genre humain, il ne laisse pas de se conserver au fond de nos cœurs un principe de correspondance et de société mutuelle qui nous rend ordinairement assez tendres, je ne dis pas seulement à la première sensibilité de la compassion, mais encore aux premières impressions de l'amitié. Par là nous pouvons comprendre que cette puissance divine, qui a comme partagé la nature humaine entre tant de particuliers, ne nous a pas tellement détachés les uns des autres, qu'il ne reste toujours dans nos cœurs un lien secret et un certain esprit de retour pour nous rejoindre. C'est pourquoi nous avons presque tous cela de commun, que non-seulement la douleur, qui étant faible et impuissante demande naturellement du soutien, mais la joie, qui abondante en ses propres biens semble se contenter d'elle-même, cherche le sein d'un ami pour s'y répandre, sans quoi elle est imparfaite et assez souvent insipide : tant il est vrai, dit saint Augustin, que rien n'est plaisant à l'homme s'il ne le goûte avec quelque autre homme dont la société lui plaise : Nihil est homini amicum sine homine amico.
Mais comme ce désir naturel de société n'a pas assez d'étendue, puisqu'il se restreint ordinairement à ceux qui nous plaisent par quelque conformité de leur humeur avec la nôtre; ni assez de cordialité, puisqu'il est le plus souvent cimenté par quelque intérêt, faible et ruineux fondement de l'amitié mutuelle; ni enfin assez de force, puisque nos humeurs et nos intérêts sont des choses trop changeantes pour être l'appui principal d'une concorde solide, Dieu a voulu, chrétiens, que notre société et notre mutuelle confédération dépendît d'une origine plus haute, et voici l'ordre qu'il a établi. Il ordonne que l'amour et la charité s'attachent premièrement à lui comme au principe de toutes choses, que de là elle se répande par un épanchement général sur tous les hommes qui sont nos semblables, et que, lorsque nous entrerons dans des liaisons et des amitiés particulières, nous les fassions dériver de ce principe commun, c'est-à-dire de lui-même; sans quoi je ne crains point de vous assurer que jamais vous ne trouverez d'amitié solide, constante, sincère.
» (2)

Bossuet évoque en tout premier lieu un principe - qu’il qualifie plus loin de naturel - dont découle l’amitié. Bien mieux, ce principe est présenté comme quelque chose qui survivrait à l’acte divin qui a fait de chaque homme un particulier. Et c’est ce principe qui pousse l’homme, face à la douleur comme face à la joie, à partager avec autrui. Mais ce principe n’est pas suffisamment puissant, nos préférences, nos humeurs et nos intérêts nous en distrayant trop souvent. Aussi cite-t-il un autre principe, d’origine divine celui-là, qui va permettre que l’on trouve une « amitié solide, constante, sincère ». Ce second principe contient l’amour et la charité : il est ce que Dieu est vis-à-vis de lui-même et ce qu’il répand ou permet de répandre parmi les hommes. Il faut ici noter que Bossuet use du mot « ordonne » pour conférer à Dieu la puissance de faire sien ce principe comme de le proposer aux hommes.

Ces deux principes, ainsi imbriqués l’un dans l’autre, laissent à penser. Il conviendrait bien sûr de situer historiquement le sermon de Bossuet. Il y a évidemment l’horizon arrière que constitue saint Augustin, qui est cité ; il y aussi sans doute les enjeux propres au XVIIe siècle : le gallicanisme, les Jésuites, les jansénistes, la royauté absolue aussi. De même, il conviendrait de faire, de manière plus fine, la part entre ce qui relève d’éros, de philia, de storgê et d’agapè dans ces principes. Mais si l’on s’en tient à une première approche, force est de constater que le rapport entre Dieu, la nature et le devoir est d’une grande subtilité.

Sans se risquer aucunement sur le terrain de la théologie, il faut bien constater que l’idée d’un premier principe inscrit dans la nature de l’homme et un second correspondant à un ordre divin crée une articulation qui place le devoir face à la liberté de l’homme. S’il est une nature première chez l’homme, pourtant créé par Dieu à son image, c’est cet état qui le fonde à exercer sa liberté. (3) Et c’est cet homme pleinement libre qui se voit ordonner un devoir, apte à lui permettre de connaître l’amour et la charité véritables, mais surtout l’amour et la charité qui forment la vérité intrinsèque de Dieu.

Voilà qui illustre de quelle façon les croyances religieuses peuvent incorporer au dogme des consignes visant à recommander les actes charitables. On comprendra aisément que la force de ces consignes n’est pas directement liée à la force des convictions, car les pratiques charitables peuvent être aussi bien satisfaites par des dévouements extrêmes que par des gestes symboliques, voire des simulacres. Il est cependant probable que la doctrine ainsi formulée a favorisé l’éclosion d’institutions charitables, tels les léproseries, les asiles, les hospices ou les hôpitaux.

Benoît XVI

Deux sur les trois encycliques de Benoît XVI traitent de la charité : Deus caritas est du 25 décembre 2005 et Caritas in veritate du 29 juin 2009.

La première vise principalement a réaffirmer l’importance des tâches charitables, pour le fidèle comme pour l’Église. Et bien des rappels historiques visent à souligner la constance de cette préoccupation chrétienne, comme cette intéressante digression à propos de Julien l’Apostat et de son souci d’importer dans le paganisme la charité chrétienne. (4) Il y aurait bien entendu grand intérêt à analyser de façon quelque peu systématique l’argumentation développée dans cette encyclique (5), d’autant qu’elle use d’un ton qui vise davantage à démontrer qu’à révéler ou affirmer. Ainsi, le lien du Nouveau Testament avec l’Ancien, qui est resté durant toute l’histoire du christianisme, un problème éminemment compliqué, y est abordé par le biais de l’amour d’une manière assez originale :
« [...] l’Israélite croyant prie chaque jour avec les mots du Livre du Deutéronome, dans lesquels il sait qu’est contenu le centre de son existence : «Écoute, Israël: le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force» (6, 4-5). Jésus a réuni, en en faisant un unique précepte, le commandement de l’amour de Dieu et le commandement de l’amour du prochain, contenus dans le Livre du Lévitique : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (19, 18 ; cf. Mc 12, 29-31). Comme Dieu nous a aimés le premier (cf. 1 Jn 4, 10), l’amour n’est plus seulement un commandement, mais il est la réponse au don de l'amour par lequel Dieu vient à notre rencontre. » (6)

La deuxième - Caritas in veritate -, qui a pour destinataires tous les hommes de bonne volonté, se place dans le prolongement des encycliques de Paul VI, principalement de Popularum progressio du 26 mars 1967, auquel tout le chapitre 1 est consacré. C’est la dimension sociale de l’amour divin qui y est prescrite, ce qui rend cette encyclique aussi intéressante, mais pour d’autres raisons, que Deus caritas est. Elle aborde l’aspect économique de la vie sociale et n’hésite pas à se prononcer sur une nécessaire prise en compte de la solidarité pour permettre aux marchés de bien fonctionner :
« Le marché est soumis aux principes de la justice dite commutative, qui règle justement les rapports du donner et du recevoir entre sujets égaux. Mais la doctrine sociale de l’Église n’a jamais cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même, non seulement parce qu’elle est insérée dans les maillons d’un contexte social et politique plus vaste, mais aussi à cause de la trame des relations dans lesquelles elle se réalise. En effet, abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. » (7)

La philosophie

Ici aussi, nulle possibilité ne m’est offerte de retracer l’histoire des usages philosophiques de la charité. Et plutôt que d’énumérer sans commenter, il me parait préférable de m’arrêter quelques instants sur trois pensées intéressantes : Sénèque, Pascal et Kant. Il va de soi que cela laisse de côté bien des textes importants, à commencer par ceux plus poétiques - tel Dante dans le dernier cercle du Paradis (8) - ou par ceux plus récents qui exaltent et justifient la solidarité. Encore ces derniers prennent-ils d’une certaine manière une tournure qui les rapprochent de ce que j’évoquerai comme les formes légales de la charité.

Sénèque

Sénèque est souvent cité lorsqu’il s’agit d’invoquer un philosophe non chrétien qui parle du souci d’autrui. Ses Bienfaits sont regardés comme une invitation des plus sages à donner. Mais, davantage qu’une analyse des raisons morales qu’il y aurait à couvrir les autres de ses bienfaits, cette oeuvre apparaît comme une explication des bienfaits (à soi) que l’on peut attendre des bienfaits (faits aux autres), mêlant toutes sortes de considérations, jusqu’aux plus prosaïquement pratiques. Il n’est pas inutile de se pencher un moment sur un extrait de ce texte :
« Examinons maintenant, mon cher Liberalis, ce que j’ai négligé dans la première partie, comment il faut accorder un bienfait. Voici, pour y parvenir, la voie la plus facile et la plus courte, à mon avis : donnons comme nous voudrions qu’on nous donnât ; surtout donnons de bon coeur, promptement, sans hésiter. Quel charme peut avoir le bienfait que longtemps le bienfaiteur a retenu dans sa main, qu’il semble n’avoir lâché qu’avec peine, et comme en se faisant violence à lui-même. Si même il survenait quelque retard, ayons soin qu’on ne puisse en accuser notre irrésolution. L’hésitation est tout près du refus et n’a droit à aucune reconnaissance - car le premier mérite du bienfait consistant dans l’intention du bienfaiteur, celui dont la mauvaise volonté s’est trahie par ses tergiversations mêmes, n’a point donné ; seulement il a laissé prendre ce qu’il n’a point eu la force de retenir. Il est bien des gens qui ne sont généreux que par l’impuissance de refuser en face. Les bienfaits sont agréables surtout quand ils sont accompagnés de prévenance, et que, s’offrant d’eux-mêmes, ils ne sont retardés que par la discrétion de l’obligé. S’il est bien d’accéder aux demandes, il est mieux encore de les devancer. Je dis qu’il est mieux encore de prévenir les prières. En effet, l’homme de bien ne demandant jamais sans embarras dans le maintien, ni sans rougeur au front, lui épargner ce tourment, c’est multiplier le bienfait. Ce n’est point obtenir gratuitement, que de ne recevoir qu’après avoir demandé, parce que, comme le pensaient judicieusement nos pères, rien ne coûte si cher que, ce qu’on achète par des prières. Les hommes seraient plus avares de voeux, s’ils devaient les faire en public, et les dieux eux-mêmes, dont la majesté ennoblit nos supplications, c’est à voix basse et dans le secret de nos coeurs que nous préférons les implorer. » (9)

Le propos est extraordinairement subtil, mais les intentions profondes dont il témoignerait sont discutées. Car il s’agit de savoir si Sénèque suggère d’être bienfaisant par désintéressement ou au contraire parce que le geste sert les intérêts du bienfaiteur.

Ainsi, dans son livre L’intérêt souverain, Frédéric Lordon en dit notamment ceci :
« [...] au final, cet entretien n’est presque plus qu’un gigantesque paradoxe : parti pour édifier le bien nommé Libéralis des hautes vertus de la générosité pure, Sénèque finit, mais évidemment à son corps défendant et visiblement sans s’en rendre compte, par livrer un état à peu près complet de toute la variété des intérêts qui fourmillent sous les apparences de désintéressement du don gracieux. » (10)
Cette critique se trouve renforcée par le fait que Sénèque fut un familier du pouvoir, et d’un pouvoir fortement cynique (au sens moderne du mot).

Il reste que l’objectif de Sénèque est incontestablement de s’améliorer moralement. Il ne craint pas, à l’occasion, d’insister sur le fait que « notre mal ne vient pas du dehors ; il est en nous » (11). Ce qui nous conduit à poser une question qui dépasse les critiques de Lordon : en quoi le souci d’autrui motivé par une certaine forme d’intérêt personnel est-il moralement moins estimable qu’un même souci qui serait pur, c’est-à-dire n’obéissant qu’à des considérations liées à la perception que nous avons de la situation dans laquelle se trouve l’objet de ce souci ? Ce qui fait immédiatement surgir une deuxième question : ce souci pur existe-t-il ? Rousseau a répondu comme on sait à cette deuxième question. C’est Kant qui résoudra la première.

Pascal

Pascal est un cas particulier. D’abord parce que la partie de son œuvre susceptible de nous intéresser - les Pensées - se présente sous la forme de fragments dont nul n’a encore su déterminer avec précision à quelle intention ils obéissent. Ensuite parce que ces fragments sont loin d’être tous aisément compréhensibles. Enfin parce que son propos oscille entre une réflexion philosophique et une réflexion religieuse, ce qui ne permet guère d’affirmer avec certitude que ce soit la philosophie plutôt que la foi qui le porte à donner tant d’importance au concept de charité. On pourrait s’appuyer sur une phrase, une supplique de son Mémorial - « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, et non des philosophes et des savants » (12) - pour défendre l’idée que Pascal lui-même ne souhaite pas se présenter en philosophe. Mais y a-t-il plus forte philosophie que celle qui récuse toute la philosophie ?

Si l’on considère que Jésus est la solution pour Pascal, force est de constater que le problème qu’il résout est de nature éminemment philosophique. Car le point de départ de la démarche mystique qui, à partir de sa nuit du 23 novembre 1654, le conduisit à une foi nouvelle, réside en cette question que l’homme est à la fois grandeur et misère. Grandeur de la pensée, grandeur des aspirations, grandeur de la place en la nature, mais misère de la petitesse, misère de la finitude, misère des divertissements. La question n’a donc rien de mystique ; elle porte sur l’énigme de la vie dont le sens échappe à l’homme. Jésus serait la solution en ce qu’il joint la grandeur et la misère, grandeur de Dieu et misère de l’homme qu’il fut. (13) Et ce lien entre Dieu et l’homme en la personne de Jésus se fait sous le signe de la charité. Encore le mot signe n’est-il pas ici adéquat.

Pascal parle beaucoup d’ordre : ordre des choses, ordre dans les choses. Grandeur et misère représente somme toute deux ordres inconciliables. De la même manière, il distingue l’ordre de l’esprit et l’ordre du cœur. Ainsi :
« J.-C. sans biens, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'inventions. Il n'a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. O qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du coeur et qui voyent la sagesse.
Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu'il le fût. Il eût été inutile à N.-S. J.-C., pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi, mais il y est bien venu avec l'éclat de son ordre.
» (14)

La raison n’est donc d’aucun secours pour comprendre l’ordre du cœur, un ordre où l’on apprend pourtant plus que dans l’ordre de l’esprit. Car dans l’ordre de l’esprit, le constat de l’ignorance est le fin mot et ceux qui ne l’ont pas compris, les demi-habiles, jugent tout de travers :
« Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle qui est le vrai siège de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent, la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant, l'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir trouvent qu'ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis, mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre-deux qui sont sortis de l'ignorance naturelle et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus.
Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout.
Le peuple et les habiles composent le train du monde; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.
» (15)

La charité, chez Pascal, c’est le lien entre la grandeur et la misère. Elle vient à bout de l’effroi que suscite « le silence éternel de ces espaces infinis » (16).

Il est intéressant de noter que bien des catholiques restent aujourd’hui encore assez méfiant à l’égard de Pascal. Sans doute parce qu’il fonde sa mystique sur une inquiétude qui pourrait se révéler plus convaincante que son remède. Et c’est probablement pour la même raison qu’un sociologue comme Pierre Bourdieu s’est lui revendiqué de Pascal (17) ; il a nourri une telle anxiété face aux disparités entre les classes qu’il semblerait qu’il ait accordé au travail d’élucidation du social une “foi” en quelque sorte thérapeutique, à l’image de la solution que Pascal cherche face à la misère de l’homme.

Kant

Si l’on s’en tient à ce qui est propre à la charité, Kant ne mériterait probablement pas d’être cité. Mais dès lors qu’il a tenté de fonder la morale sur la raison, et rien que sur la raison, il est incontournable. Car il représente certainement la tentative la plus radicale qui soit de rationaliser les principes moraux, et donc de ne les faire dépendre en rien du cœur ou de la sensibilité.

Bien conscient que je vais outrageusement simplifier les propos de Kant, je voudrais indiquer rapidement en quoi cette rationalisation, lorsqu’elle touche la charité, renonce à la recommander expressément.

Tentons de raisonner comme Kant. La morale chrétienne ordonne d’aimer son prochain, alors que l’amour est une inclination qui ne se commande pas. Vouloir aimer son prochain sans que rien ne vous porte vers lui est donc un devoir et l’amour qui en résulte est précisément estimable en ce qu’il est commandé. Ainsi, « une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée » (18), c’est-à-dire du principe du vouloir et de la bonne volonté qu’il exprime. Le devoir réside donc dans la nécessité d’accomplir une action par respect de la loi. Si j’agis pour satisfaire mes inclinations, cela peut être sans violation de la loi, mais cela n’a guère de valeur morale. Si par contre j’agis contre mes inclinations, par respect envers la loi, alors mon action à une haute valeur morale.

Mais de quelle loi s’agit-il ? « Je dois toujours, nous dit Kant, me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne universelle. » (19) C’est là la seule loi. Il est donc inutile de s’intéresser aux effets de l’action pour déterminer si elle a une valeur morale ; dès lors qu’elle est conforme à cette loi, c’est-à-dire si elle est la conséquence d’une volonté prête à faire de la maxime à laquelle elle obéit une maxime universelle, elle est moralement fondée. Un exemple, que Kant évoque : puis-je faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? (20) Ça peut, à l’occasion, se révéler prudent. Avec un risque cependant : celui à terme de perdre la confiance d’autrui et de subir par là un inconvénient plus grand que celui que je cherche à éviter en mentant. N’est-il pas alors plus prudent encore de s’en tenir à la maxime universelle ? Et puisque je ne puis vouloir que le choix de promesses trompeuses soit la maxime à laquelle tout être raisonnable doive se conformer – sauf à priver les hommes de la faculté de promettre –, la seule maxime universelle possible est bien celle qui préconise de tenir ses promesses. Du fait que cette maxime est universelle, il ne s’agit plus de se demander si elle sert mes intérêts, si elle satisfait ou non mon souci de prudence : elle mérite d’être respectée parce qu’elle correspond à ce que le devoir commande.

Kant en vient ainsi à écrire ceci :
« Si l'on ajoute qu'à moins de contester au concept de moralité toute vérité et toute relation à quelque objet possible, on ne peut disconvenir que la loi morale ait une signification à ce point étendue qu'elle doive valoir non seulement pour des hommes, mais tous les êtres raisonnables en général, non pas seulement sous des conditions contingentes et avec des exceptions, mais avec une absolue nécessité, il est clair qu'aucune expérience ne peut donner lieu de conclure même à la simple possibilité de telles lois apodictiques. Car de quel droit pourrions-nous ériger en objet d'un respect sans bornes, comme une prescription universelle pour toute nature raisonnable, ce qui peut-être ne vaut que dans les conditions contingentes de l'humanité? Et comment des lois de la détermination de notre volonté devraient-elles être tenues pour des lois de la détermination de la volonté d'un être raisonnable en général, et à ce titre seulement, pour des lois applicables aussi à notre volonté propre, si elles étaient simplement empiriques et si elles ne tiraient pas leur origine complètement a priori d'une raison pure, mais pratique ? » (21)

Kant en conclut que l’homme est libre. Il constituerait une fin en soi dont la spécificité serait la liberté. En obéissant à une loi valable pour tous, l'homme est libre, car il se soumet à sa propre législation : en obéissant à une loi universelle, il accède à l'autonomie, à la situation d'un être qui se donne à lui-même sa loi, il s'oblige à agir selon sa volonté législatrice universelle, et non selon sa volonté particulière. « L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. » (22), écrit-il.

La charité ne serait donc bonne qu’en ce qu’elle correspond à une volonté prête à faire de la maxime à laquelle elle obéit - aimons-nous les uns les autres - une maxime universelle. Dans cette façon d’envisager les choses, on retrouve d’une certaine manière l’intérêt à être charitable, ici par le truchement de cette logique qui veut qu’il soit rationnellement souhaitable que la loi morale ait un caractère universel.

La loi

Rendre la charité obligatoire, telle est la lecture que l’on peut faire de certaines lois. Comme par exemple de celles relatives à la non assistance à personnes en danger. L’analyse du contenu de ces lois, qui exigerait que soit mesurée ce qu’elles doivent chacune à une intention charitable, réclamerait un travail considérable.

Plus intéressant peut-être serait l’examen des démarches qui ont présidé à leur adoption, notamment dans l’optique de rechercher si elles s’inscrivent dans une conception du droit plutôt jusnaturaliste ou plutôt juspositiviste. (23)


B. Les consignes implicites

Malinowski

Jean-Jacques Rousseau a écrit : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés. » (24) Porter sa vue au loin, cela peut être dans le temps, comme il l’a fait à propos des langues, mais aussi dans son second discours avec son uchronie sur l’origine des inégalités. Cela peut être aussi dans l’espace, avec cette démarche anthropologique entreprise par l’Occident dès le début du XXe siècle (25) et qui vise à comprendre les différences qui se manifestent entre les sociétés, particulièrement avec celles qui semblent connaître des conditions de vie matérielles, économiques, sociales et religieuses très diverses.

Parmi tous les traits culturels qui ont suscité l’étonnement, il convient de s’arrêter à la kula, découverte et commentée en premier lieu par Bronislaw Malinowski. (26) Cette pratique, qui voyait les habitants d’un archipel s’échanger des colliers et des bracelets pour des motifs qui n’avaient rien d’utilitaires, a été très souvent et très diversement commentée. Malinowski l’a présentée comme un système garantissant des fonctions de socialisation, de pacification et d’institutionnalisation satisfaites à l’insu de tous. La générosité y est un signe de prestige et de pouvoir qui consolide des échanges qu’aucun intérêt marchand ne paraît justifier.

Être charitable, aller vers autrui, se montrer généreux, aider, donner sont des attitudes et des gestes qui peuvent être suggérés par le corps social, parfois de manière pressante, sans que la consigne apparaisse comme telle, sans que les acteurs sociaux se sentent sous le coup de la moindre obligation. Admettre l’existence de ce genre de mécanisme est une chose, en comprendre le fonctionnement et en traduire les significations en est une autre.

Mauss

L’Essai sur le don (27) de Marcel Mauss donne lieu de nos jours à bien des polémiques. Ce qui est débattu, c’est la question de savoir si les formes de don qu’il évoque témoignent ou non d’une volonté généreuse à l’état pur. Peut-on croire que le don ainsi mis en évidence ne doit rien à l’intérêt et « qu’il n’y a pas à le rabattre sur autre chose que lui-même », comme l’affirme Sylvain Dzimira ? (28)

Dans son livre L’intérêt souverain, Frédéric Lordon conteste cette vision iréniste, sans pour autant prétendre que l’intérêt domine tout :
« L’être d’intérêt est [...] un personnage moins simple que ne le voudraient les délimitations bien tranchées en archétypes opposés qui voient tantôt un homo œconomicus au cynisme calculateur accompli, tantôt son autre magnifique tout d’oblation et de dévouement à autrui. [...] Trop attaché à préserver la beauté du désintéressement, on ne verra pas [...] que le mouvement vers autrui n’est pas complètement étranger aux opérations d’évaluation et d’appréciation dont on voudrait réserver le monopole à l’égoïsme calculateur. Est-il possible pourtant de faire entendre que le “sujet donateur” n’est pas complètement abandonné aux hasards de l’élan généreux ou aux fulgurances ineffables de la “spontanéité” et que, pour être magnifiquement dirigés vers autrui, ses mouvements n’en sont pas moins déterminés ? Ils le sont notamment par la perception des affects divers qui accompagnent son geste et par le fait que, dans ce registre certes particulier, il enregistre ce qu’il lui en coûte de renoncements - comme d’abandonner par “grandeur d’âme” un gain matériel - et ce qu’il en tire de plaisirs variés - sous la forme générale de l’approbation du groupe et de la satisfaction de soi. » (29)

Retournons à Mauss. Dans la conclusion de son Essai, il insiste sur le fait que nos concepts et l’usage que nous en faisons peut nous induire en erreur. La logique des pratiques révélées par l’ethnologie « n’est pas gouvernée par le rationalisme économique dont on fait si volontiers la théorie. […] Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un "animal économique". » (30) Et chacune des notions auxquelles ces pratiques semblent obéir « ne se présente pas comme elle fonctionne dans notre esprit à nous. » (31) Et il précise :
« Cependant, on peut encore aller plus loin que nous ne sommes parvenus jusqu’ici. On peut dissoudre, brasser, colorer et définir autrement les notions principales dont nous nous sommes servis. Les termes que nous avons employés : présent, cadeau, don, ne sont pas eux-mêmes tout à fait exacts. Nous n’en trouvons pas d’autres, voilà tout. Ces concepts de droit et d’économie que nous nous plaisons à opposer : liberté et obligation ; libéralité, générosité, luxe, épargne, intérêt, utilité, il serait bon de les remettre au creuset. Nous ne pouvons donner que des indications à ce sujet : choisissons par exemple les Trobriand. C’est encore une notion complexe qui inspire tous les actes économiques que nous avons décrits ; et cette notion n’est ni celle de la prestation purement libre et purement gratuite, ni celle de la production et de l’échange purement intéressés de l’utile. C’est une sorte d’hybride qui a fleuri là-bas. » (32)

Le hau

Dans un passage de sa conclusion où il n’hésite pas à formuler des jugements moraux, Marcel Mauss a écrit ceci : « [...] d’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper. Un beau proverbe maori le dit : […] "donne autant que tu prends, tout sera très bien". » (33)

Si ce principe, qui mérite d’être adopté « librement et obligatoirement » (je vais revenir dans un instant sur cette apparente antinomie), fut une constance de l’évolution humaine, vivrions-nous des temps qui ne lui permettent plus de s’imposer aussi facilement ? Et en ce cas, quelle est donc la nature de ce principe. À moins que pour s’en faire une idée, il faille peut-être commencer par dénicher ce que nos manières de penser ont à ce point de spécifique qu’elles nous empêchent de comprendre les sociétés anciennes ou lointaines.

Un exemple peut permettre de saisir de quoi il est question : le hau chez les Maoris. « Le mot hau désigne, comme le latin spiritus, à la fois le vent et l’âme, plus précisément, au moins dans certains cas, l’âme et le pouvoir des choses inanimées et végétales » (34) Quelle importance cette notion avait-t-elle dans la vie des Maoris ? Pour en donner une idée, et du coup pour expliquer comment les biens circulent dans la société maori d’une façon si malaisée à comprendre pour nous, Mauss s’en remet à ce qu’en a dit un informateur maori à Elsdon Best : « À propos du hau, de l’esprit des choses et en particulier de celui de la forêt, et des gibiers qu’elle contient, Tamati Ranaipiri, l’un des meilleurs informateurs maori de R. Elsdon Best, nous donne tout à fait par hasard, et sans aucun prévention la clef du problème. "Je vais vous parler du hau… Le hau n’est pas le vent qui souffle. Pas du tout. Supposez que vous possédez un article déterminé (taonga) et que vous me donnez cet article ; vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas de marché à ce propos. Or, je donne cet article à une troisième personne qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement (utu), il me fait présent de quelque chose (taonga). Or, ce taonga qu’il me donne est l’esprit (hau) du taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. Les taonga que j’ai reçus pour ces taonga (venus de vous) il faut que je vous les rende. Il ne serait pas juste (lika) de ma part de garder ces taonga pour moi, qu’ils soient désirables (rawe), ou désagréables (kino). Je dois vous les donner car ils sont un hau du taonga que vous m’avez donné. Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait m’en venir du mal, sérieusement, même la mort. Tel est le hau, le hau de la propriété personnelle, le hau des taonga, le hau de la forêt. Kati ena. (Assez sur ce sujet.)" » (35)

C’est ici qu’il faut revenir sur les mots « librement et obligatoirement » que Mauss a utilisé pour caractériser ce principe de sagesse humaine qui implique de donner.

La question dont certains économistes débattent et qui porte sur le caractère égoïste ou altruiste de l’homme - le choix à faire entre l’élan premier de Hobbes ou celui de Rousseau - contient deux enjeux : ou bien il s’agit de déterminer ce qui prédomine dans le comportement économique de l’homme de telle sorte que l’on puisse expliquer et même prévoir son comportement, ou bien il s’agit de s’interroger sur la nature humaine et sur les qualités premières de l’homme, indépendamment de toute influence sociale. Mais dans un cas comme dans l’autre, il paraît légitime de se demander si la question est bien posée. Car on vise là à élucider les intentions. Dans un cas, pour fonder une théorie qui autorise des quantifications et des mesures si l’homme est intéressé (le don ne se mesure pas, ni moralement, ni objectivement) ; dans l’autre, pour découvrir une spécificité qui accorderait à l’espèce humaine un mérite qui l’arrache à son insignifiance.

La logique du don

Lorsque Mauss parle d’une clé, elle n’est ni totalement morale, ni totalement anthropologique. Si l’on donne si souvent « librement et obligatoirement », c’est que le geste doit à la fois au choix opéré par le donateur (il aurait pu ne pas donner), mais aussi à une détermination sociale inscrite dans son habitus (il n’aurait pas pu ne pas donner). La décision subjective de l’individu s’inscrit dans une détermination collective. Il n’est dès lors que peu question de prétendre que le donateur aurait laissé parler sa générosité ou au contraire qu’il aurait obéit à des intérêts que le don rapporte. Tout cela englobe des raisons et des croyances, des forces individuelles et collectives, des rationalités explicites et des rationalités implicites, de telle sorte qu’il est assez vain de vouloir démêler les intentions. C’est sans doute l’illusion que nous avons d’être libre qui nous impose - et il n’y a aucune raison de s’y soustraire - d’opérer des choix moraux que, par ailleurs, notre milieu et notre histoire nous dictent.

À cet égard, nous sommes tout aussi naïfs de croire que nous échapperions aujourd’hui à des déterminations profondes et inconnues, que n’étaient naïfs les peuples anciens ou lointains qui en subissaient, croyons-nous, l’influence. Seule notre manière d’en parler a changé. Et il est même assez faux de parler de naïveté, tant le système social doit à ce genre d’influence une cohérence qu’un programme conscient et explicite serait bien en mal d’atteindre. Combien de paroles et de gestes de notre quotidien ne conservent-ils pas la trace - malgré l’économisme ambiant - de mots de politesse ou d’obligations qui participent d’une manière ou d’une autre à la logique du don. Voici un exemple, puisé au XVIIIe siècle, pas si loin de nous après tout, qui illustre la complexité de ce qu’il y a à faire et à dire en matière de bienfaits. Il figure dans un livre que Jean-François de Saint-Lambert (36) a consacré à Helvétius :
« Marivaux, quoique excellent homme, avait de l’humeur et devenait aigre dans la dispute. Il n’était pas celui des amis d’Helvétius pour lequel celui-ci avait le plus de goût ; mais du moment qu’il lui eut fait une pension, il fut celui des amis pour lequel il eut le plus d’attentions et d’égards. […] Dans une discussion, Marivaux, s’étant emporté, ne ménagea point sont ami ; lorsqu’il fut parti, Helvétius se contenta de dire : ‘Comme je lui aurais répondu, si je ne lui avais pas l’obligation d’accepter mes bienfaits !’ » (37)

Voilà qui révèle un rapport extraordinairement complexe entre la subjectivité et les déterminations objectives, rapport sur lequel Claude Lévi-Strauss, dans l’“Introduction à l’œuvre” de Mauss me paraît avoir dit ce qu’il y avait à en dire :
« Le risque tragique qui guette toujours l’ethnographe, lancé dans cette entreprise d’identification, est d’être la victime d’un malentendu ; c’est-à-dire que l’appréhension subjective à laquelle il est parvenu ne présente avec celle de l’indigène aucun point commun, en dehors de sa subjectivité même. Cette difficulté serait insoluble, les subjectivités étant, par hypothèse, incomparables et incommunicables, si l’opposition entre moi et autrui ne pouvait être surmontée sur un terrain, qui est aussi celui où l’objectif et le subjectif se rencontrent, nous voulons dire l’inconscient. D’une part, en effet, les lois de l’activité inconsciente sont toujours en dehors de l’appréhension subjective (nous pouvons en prendre conscience, mais comme objet) ; et de l’autre, pourtant, ce sont elles qui déterminent les modalités de cette appréhension. » (38)

La charité aujourd’hui

On peut aisément penser que l’Occident d’aujourd’hui est débarrassé de toutes ces croyances qui servaient de béquille à des sociétés insuffisamment rationnelles. C’est pourtant une illusion. Les croyances ont changé, mais elles sont toujours bien présentes et continuent de structurer l’habitus contemporain.

Si la théorie économique dominante reste fidèle au principe de l’intérêt individuel, il faut pourtant constater que bien des formes d’actions que l’on peut qualifier de charitables jouent un rôle qui pèse sans nul doute sur les échanges.

Les figures de Mère Thérésa (1910-1997) ou de l’abbé Pierre (1912-2007) ont provoqué et provoquent toujours une admiration importante. Mais ce sont là des exemples qui ont le visage de la charité, et même de la charité catholique. Il existe bien d’autres formes d’actions charitables, moins archétypales, et d’autant plus intéressantes qu’elles négligent, dédaignent ou refusent de se qualifier de charitables. C’est bien entendu du côté de celles-là qu’il convient de rechercher ce qu’auraient pu devenir les consignes implicites d’aujourd’hui, ce qui est loin d’être simple.

Lorsqu’on évoque une société lointaine ou ancienne, voire lointaine et ancienne, on imagine aisément que des croyances diverses peuvent pousser ses membres à aider et donner sans même que ce que cela peut avoir de généreux soit explicite. Ainsi, dans le brahmanisme, « il est de la nature de la nourriture d’être partagée ; ne pas en faire part à autrui c’est “tuer son essence”, c’est la détruire pour soi et pour les autres » (39), explique Mauss. Comment retrouver une logique du même type aujourd’hui, chez nous ? Que resterait-il des pratiques charitables si on en soustrayait les consignes explicites ?

Ce n’est sans doute pas dans la nature particulière des institutions auxquelles on peut apporter son concours, ou plus simplement son travail, qu’il faut chercher ce besoin peu conscient de donner, de partager, d’aider. C’est plutôt dans l’état d’esprit qui accompagne cette adhésion ou cet engagement. Que ce soit dans les métiers de la santé ou de l’aide social, que ce soit dans les associations caritatives, que ce soit dans les habitudes de travail ou de divertissement, que ce soit même dans les rapports familiaux, il conviendrait de dénicher ce qui provoque des transferts, matériels ou affectifs, alors même que l’intention principale n’est pas celle-là.

Sous cet angle, bien des phénomènes mériteraient une étude approfondie, comme par exemple ce souci de l’éthique que manifestent les dirigeants d’entreprise et vis-à-vis duquel on peut balancer entre l’idée que ceux-ci y trouvent leur intérêt grâce à l’image qu’ils se forgent (ce qui est déjà le signe d’une attente dans l’opinion) et l’idée qu’ils éprouvent le besoin de se convaincre qu’ils n’œuvrent pas à leur seul bénéfice personnel.

Mais là s’ouvre un terrain d’investigation qui dépasse le cadre des réflexions que je me suis proposé de formuler ici.


Chacun est souvent amené à vivre une expérience sur laquelle il peut réfléchir à loisir. Lorsque, circulant en rue, il est sollicité par un mendiant, qu’il donne ou non le conduit à une forme silencieuse de justification qui, d’une certaine manière, du moins lorsqu’il ne réagit pas par automatisme, reformule, fût-ce de façon très simple, des arguments dont l’histoire contient l’essence. Toute générosité se préoccupe des conditions de sa réception. Et le moment est ainsi vécu comme un choix véritable, sans considération pour ce qui a pu l’influencer. Mais toute recherche prenant ce moment pour objet est bien sûr contrainte de s’intéresser à ces influences. C’est dire s’il reste à faire.

Un mot encore. On pourrait penser que la recherche des déterminations inconscientes confère à celui qui la mène la possibilité d’échapper à l’illusion du libre arbitre. Ce serait une nouvelle illusion. Car la posture du chercheur n’est tenable qu’en position de recherche ; le reste du temps, nul ne peut vivre sans se penser libre d’opérer des choix qu’il suppose nés ex nihilo. Rousseau déjà - dans un contexte fort différent, il est vrai - avait compris à quel point il est vain de vouloir agir autrement qu’en s’en remettant à ce que l’on estime être son propre jugement :
« Si les actes de ma volonté sont en ma propre puissance ou s’ils suivent une impulsion étrangère je n’en sais rien et je me soucie très peu de le savoir, puisque cette connoissance ne saurait influer sur ma conduite en cette vie et, s’il en est une autre, comme Je le crois, je suis convaincu que les mêmes moyens par lesquels je puis faire mon bonheur actuel doivent encore m’acquérir l’immortelle félicité. » (40)

(1) Ce qui ne signifie évidemment pas que Rousseau se soit borné à ce constat. Bien au contraire, il a exploré mille et une explications du comportement humain, parmi lesquelles certaines furent considérées comme les prémisses de la sociologie moderne, ainsi que le pensait Lévi-Strauss.
(2) Jacques Bénigne Bossuet, Oeuvres complètes, vol. 1, Outhenin-Chalandre fils, 1836, pp. 339-340.
(3) On croit bien reconnaître là l’influence de Thomas d’Aquin, et aussi la condamnation du jansénisme.
(4) Benoît XVI, Deus caritas est, II, 24.
(5) Il ne peut évidemment pas en être question ici, le sujet exigeant un étude approfondie.
(6) Benoît XVI, Deus caritas est, Introd., 1.
(7) Benoît XVI, Caritas in veritate, III, 35.
(8) Dante Alighieri, La divine comédie, trad. de Jacqueline Risset, Flammarion, 1990.
(9) Sénèque, Des bienfaits, II, 1.
(10) Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, La Découverte, Paris, 2006, p. 116.
(11) Cf. la cinquantième des Lettres à Lucillius.
(12) Blaise Pascal, Mémorial, texte sur Internet
. (13) Cette petite synthèse s’inspire en partie des commentaires que Pierre Magnard donne de certains fragments des Pensées in Pascal, la clé du chiffre, PUF, Paris, 1990.
(14) Blaise Pascal, Pensées, Lafuma 308, Brunschvicg 793.
(15) Blaise Pascal, op. cit., Lafuma 83, Brunschvicg 327.
(16) Blaise Pascal, op. cit., Lafuma 201, Brunschvicg 206.
(17) Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Liber, Paris, 1997.
(18) Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos, éd. électronique réalisée par Philippe Folliot, Collection « Les classiques des sciences sociales », (site Internet), p. 18.
(19) Emmanuel Kant, op. cit., p. 20.
(20) Emmanuel Kant, op. cit., pp. 18-19.
(21) Emmanuel Kant, op. cit., p. 26.
(22) Emmanuel Kant, op. cit., p. 52.
(23) Sur ces questions, un livre ancien mais important : Santi Romano, L’ordre juridique[1918], trad. de l’italien par Pierre Gothot et Lucien François, Dalloz, 1975.
(24) Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Gallimard, Collection Folio-Essais, 1990, pp. 89-90.
(25) Nombreux sont les antécédents, à commencer, pour remonter loin, par les propos de Montaigne sur les cannibales.
(26) Cf. Bronislaw Malinowski, Les argonautes du Pacifique occidental [1922], trad. par André et Simone Devyver, Gallimard, 1963.
(27) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, Paris, 1950, pp. 143-279.
(28) Sylvain Dzimira, Le paradigme du don, article disponible in fine de la page Internet suivante : revue du M.A.U.S.S. /, 2006, pp. 3-4. Déjà cité supra.
(29) Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, La Découverte, Paris, 2006, p. 41.
(30) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, Paris, 1950, p. 271.
(31) Marcel Mauss, op. cit., p. 270.
(32) Marcel Mauss, op. cit., p. 267.
(33) Marcel Mauss, op. cit., p. 265.
(34) Marcel Mauss; op. cit., p. 158.
(35) Marcel Mauss, op. cit., pp. 158-159.
(36) Jean-François de Saint-Lambert (1716-1803) fut le rival heureux de Rousseau auprès de Sophie d’Houdetot.
(37) Jean-François de Saint-Lambert, Essai sur la vie et les ouvrages d’Helvétius, cité d’après Helvétius, Réflexions sur l’homme & autres textes, Coda, Paris, 2006, p. 7.
(38) Marcel Mauss, op. cit., p. XXX.
(39) Marcel Mauss, op. cit., p. 245.
(40) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 1894.

Autre note sur le même sujet :
Première

vendredi 14 mars 2014

Note d’opinion : la charité (1)

À propos de la charité

PREMIÈRE NOTE

Le mot charité renvoie au premier abord à cette vertu chrétienne qui fut magnifiée par les théologiens (1) et qui trouve sa première source dans la parabole du Bon Samaritain (2). Cependant, la valeur de l’amour des autres n’est pas spécifiquement chrétienne. On la trouve affirmée dans d’autres religions, tels le judaïsme (3) ou l’islam (4), même si l’histoire fondatrice du christianisme, celle de Jésus, comporte une composante compassionnelle particulièrement importante.

La charité mériterait bien sûr d’être méthodiquement étudiée, notamment dans ses aspects historiques. (5) Elle fait assurément partie des traits qui assurent la cohésion sociale. Mais cette fonction s’exerce dans un contexte qu’il est primordial de bien caractériser. En effet, les actes que la charité inspire participent à la fois de l’obligation morale la plus abstraite - tel un impératif catégorique kantien - et de la règle sociale, dans ce qu’elle a de plus contraignant. Or, c’est cette dualité de la charité qui suscite la question première : d’où provient-elle, sur quoi se fonde-t-elle, qu’est-ce qui pousse les hommes à la pratiquer ?

Pour mesurer ce qui sépare l’obligation morale de l’obligation sociale, il n’est pas inutile de s’en rapporter à des auteurs qui ont évoqué la charité dans un contexte étranger à toute religion. Certains de ceux-là ont en effet imaginé qu’elle répondait à un mouvement naturel de l’homme, étranger ou antérieur à toute pression sociale. Cicéron déjà en parlait de cette façon. (6)

Il est probable que ce soit Jean-Jacques Rousseau qui illustre le mieux cette façon d’envisager la compassion comme un mouvement qui, non seulement ne doit rien aux impératifs sociaux, mais ne doit pas davantage à la raison. Dans son second Discours, il écrit ceci :
« Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et les plus simples opérations de l’Âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux Principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paroissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondemens, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d’étouffer la Nature. » (7)

L’intérêt que présente la position de Rousseau tient principalement dans la façon dont il dégage la compassion de ses attaches sociales et rationnelles. Ce souci le pousse d’ailleurs à voir en celle-ci un mouvement négatif, alors même qu’il s’agit sans conteste d’un élan du cœur. Il évoque en effet une « répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible », comme si le premier principe, celui qui « nous intéresse ardemment à notre bien-être » restait présent dans le second. C’est si vrai que lorsque, de manière très concrète, Rousseau évoque sa propre commisération à l’égard d’une bête traquée, il en conclut simplement qu’il s’abstiendra dorénavant d’assister à un tel spectacle :
« Je me souviens d’avoir assisté une fois en ma vie à la mort d’un cerf, et je me souviens aussi qu’à ce noble spectacle je fus moins frappé de la joyeuse fureur des chiens, ennemis naturels de la bête, que de celle des hommes qui s’efforçaient de les imiter. Quant à moi, en considérant les derniers abois de ce malheureux animal et ses larmes attendrissantes, je sentis combien la nature est roturière, et je me promis bien qu’on ne me reverrait jamais à pareille fête. » (8)

Il serait évidemment illusoire de croire que la pulsion naturelle et la pression sociale représentent des déterminations univoques, y compris dans l’esprit des auteurs examinés. Chacun suppose que tout geste charitable doit quelque chose, dans des proportions qui, elles, peuvent varier énormément, à ces deux types de cause. C’est donc avant tout pour des motifs de clarté que je me propose de les évoquer successivement : l’élan du coeur, d’abord ; le devoir moral, ensuite.


I. L’élan du cœur

Comme je l’ai déjà dit, je ne m’intéresserai pas à l’histoire de la charité, tant comme vertu que comme institution. Par contre, je voudrais m’attacher à deux points d’histoire qui sont susceptibles d’éclairer cette conception qui voit en la charité un élan du coeur. Le premier concerne l’évolution de la subjectivité. Le deuxième - aussi curieux que cela puisse paraître a priori - porte sur le développement d’un aspect essentiel des idées économiques, à savoir l’inspirateur premier du comportement économique de l’homme. Il s’agit de réfléchir à l’origine personnelle de l’élan charitable, tant en ce qu’il témoigne d’une manière d’appréhender son « moi » que dans la façon dont on suppose qu’il influe sur les manières de produire et de consommer.

A. L’évolution de la subjectivité

Rousseau et Hobbes

La sympathie, la pitié, la compassion : les mots ne manquent pas pour désigner ce mouvement qui porte l’homme à se mettre par l’imagination à la place d’autrui et à partager ce que l’autre ressent ou ce qu’il endure. Rousseau - puisque c’est de lui que je veux partir - emploie le mot commisération, un mot qui sera ultérieurement perçu comme une concession à un sentiment bien éloigné du sens de la justice. Pourtant, il l’évoque comme une parcelle de notre nature, et non comme un devoir. Ainsi par exemple dans l’extrait suivant de son second Discours :
« [...] on n'est point obligé de faire de l'homme un philosophe avant que d'en faire un homme; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse ; et tant qu'il ne résistera point à l'impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où, sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. » (9)

On doit comprendre qu’il existerait une force première, étrangère à tout calcul et à toute influence, qui imposerait à l’homme cet élan vers l’autre. Distincte de l’éducation, autonome vis-à-vis de l’imitation ou de la suggestion, cette force est en chaque individu comme une sorte de geste élémentaire, primordial, une sorte d’instinct.

Sur ce point, Rousseau s’oppose à Thomas Hobbes, lequel imagine, environ un siècle plus tôt, que la nature originaire de l’homme le porte au contraire à combattre ses semblables : « Bellum omnium contra omnes » (10). Et le contrat social que celui-ci suppose a pour fonction de pacifier conventionnellement les hommes et non, comme celui de Rousseau, d’optimiser une organisation de la société en luttant contre les privilèges et la pauvreté. Le contrat social de Hobbes corrige la nature en ce qu’elle aurait de sauvagement violent, alors que celui de Rousseau tente un retour vers la nature profonde de l’homme en vue de corriger les dérives sociales qui ont conduit l’homme à la transgresser et à se perdre. Hobbes conforte les institutions telles qu’elles se forgent en son temps ; Rousseau les combat pour y substituer de nouvelles, plus égalitaires.

La conscience de soi

Il existe peut-être, entre la position de Rousseau et celle de Hobbes, une différence qui mérite l’attention. En effet, si l’on s’interroge sur l’histoire de la conscience occidentale, il est probable que l’élan du cœur que décrit le premier représente une proposition qui marque d’une certaine manière un tournant, ce qui n’est sans doute pas le cas de l’opinion du second.

La conscience de soi, telle que nous nous la figurons aujourd’hui - et nous nous la figurons d’une manière qui est complexe -, n’a pas toujours eu la force et l’importance que nous lui attribuons. Au cours de l’histoire de l’Occident, elle a connu des modifications considérables dont témoigne l’évolution de la production philosophique, religieuse et littéraire. On s’accorde à considérer que la Renaissance a suscité des formes nouvelles de conscience de soi par lesquelles l’individu a accordé à son moi intime une grande attention, précédemment inexistante. Et si cela est vrai, on ne peut que redoubler de prudence en lisant les auteurs anciens, tant il est fort probable que nous découvrons leurs œuvres avec des yeux et une conscience de soi qui sont d’aujourd’hui, alors qu’ils les ont écrites dans des conditions bien différentes.

Je suis bien incapable de caractériser de manière précise les changements historiques, tel celui dont la Renaissance a été le théâtre, qui ont touché la conscience de soi. L’essentiel est d’abord de comprendre que celle-ci n’est pas fixe.

Dans un ouvrage qu’il a consacré à l’émergence de la conscience moderne (11), Robert Ellrodt définit son projet comme suit :
« Vers la fin du seizième siècle, puis à l’aube du dix-septième, on observe dans les écrits de quelques auteurs une attention à soi d’une acuité nouvelle et d’un caractère particulier. Celle-ci s’est manifestée au plus haut point chez Montaigne en France, en Angleterre chez Shakespeare et chez John Donne. Ce phénomène peut être dit “moderne” au sens historique, puisqu’il se situe en une époque aujourd’hui désignée comme early modern par les anglo-saxons ; mais il annonce aussi la mise en question de l’identité personnelle par les mouvements philosophiques et littéraires beaucoup plus proches de notre temps que l’on a dit successivement “modernes” et “post-modernes” [...]. Il ne s’agit pas de ce surgissement de l’individualisme dont Burckhardt voulut faire un trait distinctif de la Renaissance, thèse qu’il convient de tempérer sans la récuser entièrement. Je ne songe pas non plus à un approfondissement de l’intériorité, qui a toujours pu s’accomplir dans la spiritualité chrétienne, même quand l’individu se définissait essentiellement par son rôle social. J’entends appeler l’attention sur une réflexivité de la conscience qui se manifeste dans des moments particuliers d’observation de soi et qui met en question la nature, voire l’existence même d’un “moi” qu’elle ne parvient pas à définir, ou même à discerner. » (12)

On voit qu’il ne s’agit pas de nier l’intemporalité de l’intériorité - comme d’ailleurs en atteste l’œuvre de saint Augustin -, mais bien d’évoquer l’apparition d’une interrogation sur le “moi”, sorte d’autre que le “je” questionne.

Ellrodt y voit un tournant de l’histoire de la subjectivité. Mais il y voit aussi un moment qui, à certains égards, témoigne d’une sagesse que les époques ultérieures auraient en partie écornée. Dans son épilogue, il énumère ces sagesses dont Montaigne et Shakespeare auraient fait preuve :
« Sagesse dans la pratique de l’introspection, équilibre entre l’intériorité et l’attention au monde extérieur.
Sagesse dans la vision de la nature humaine, reconnaissance de l’instabilité du “moi” et conviction de la permanence de traits fondamentaux, admission du changement et découverte d’une continuité.
[...]
Sagesse dans la conception et l’usage du temps, destructeur et néanmoins créateur. Aux lieux communs classiques s’ajoute ou se substitue une temporalité subjective.
Sagesse dans l’usage de la raison, qui démasque l’imposture, à condition qu’elle ne s’abuse pas sur ses propres forces, tienne compte des exigences de la sensibilité et reconnaisse la permanence des valeurs humaines.
» (13)

Ce qui l’amène à conclure comme suit :
« Montaigne et shakespeare furent bien les premiers à ouvrir la voie à des manifestations nouvelles de la conscience de soi propres à la période “moderne”. J’ai mis en évidence les audaces singulières qui les rapprochent d’écrivains récents, tout en soulignant qu’ils eurent l’un et l’autre la sagesse de ne pas tomber dans les excès où parfois s’est enlisé le post-modernisme. » (14)

Je ne suis pas loin de penser que cette manière nouvelle d’interroger son “moi” n’est pas tout à fait étrangère à la façon dont Montaigne s’apitoie sur le sort des victimes de cruautés gratuites :
« À peine me pouvais-je persuader, avant que je l'eusse vu, qu'il se fût trouvé des âmes si monstrueuses, qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre : hacher et détrancher les membres d'autrui; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix lamentables d'un homme mourant en angoisse. » (15)

C’est bien sûr davantage dans les mots utilisés que dans l’horreur évoquée que se loge la nouveauté, mais ces mots traduisent à eux seuls - me semble-t-il - une façon de se mettre à la place d’autrui qui cohabite avec une capacité d’introspection novatrice.

Dans le même sens, et si l’on suit Robert Ellrodt, force est de constater que la manière dont Rousseau envisage cet élan du coeur, fondateur de la charité, participe de cette forme nouvelle et moderne de subjectivité. C’est en soi que résiderait l’origine de cet élan vers autrui et c’est par la conscience que nous avons de notre “moi” que nous pourrions le comprendre.

On peut envisager la subjectivité moderne comme un progrès dans la connaissance que l’homme a de lui-même. Mais, comme le laisse entendre Robert Ellrodt quand il critique le post-modernisme, on peut également craindre que, à force de déconstruire, on perde le sens de la mesure et on s’égare dans des considérations qui doivent davantage à des artefacts de l’esprit qu’à des réalités sensibles. Il serait donc hardi de postuler que, sur ce point, la connaissance progresse continûment. Ce qui réclame d’être très attentif aux évolutions et à ce que l’air de temps nous suggère un peu facilement à son sujet.

L’horizon arrière de la conscience

L’idée que la nature de l’homme le détermine a bien sûr une histoire. Et cette histoire n’a rien de naturelle. Si Montaigne et Shakespeare ont marqué de leur empreinte la conscience de soi, l’usage que Rousseau en a fait n’a pas moins influé sur les manières de penser.

Claude Lévi-Strauss a su montrer combien l’horizon arrière de nos jugements restait la Révolution française. Dans La pensée sauvage, alors qu’il met en cause Jean-Paul Sartre et sa Critique de la raison dialectique, il écrit ceci :
« L’homme de gauche se cramponne encore à une période de l’histoire contemporaine qui lui dispensait le privilège d’une congruence entre les impératifs pratiques et les schèmes d’interprétation. Peut-être cet âge d’or de la conscience historique est-il déjà révolu ; et qu’on puisse au moins concevoir cette éventualité prouve qu’il s’agit seulement là d’une situation contingente, comme pourrait l’être la ‘mise au point’ fortuite d’un instrument d’optique dont l’objectif et le foyer seraient en mouvement relatif l’un par rapport à l’autre. Nous sommes encore ‘au point’ sur la Révolution française ; mais nous l’eussions été sur la Fronde si nous avions vécu plus tôt. Et, comme c’est déjà le cas pour la seconde, la première cessera vite de nous offrir une image cohérente sur laquelle puisse se modeler notre action. » (16)

Ce que Lévi-Strauss me semble ainsi vouloir dire, c’est que nos façons d’opposer les opinions politiques comme nos façons de définir un idéal sociétal sont encore inspirées par la Révolution française, mais que l’avenir ne manquera pas de créer un nouveau paradigme qui poussera vers des références nouvelles. Le fait d’en prendre conscience serait déjà le signe que 1789 tend à devenir un horizon arrière moins distinct.

On pourrait penser que cet accent mis sur la relativité des opinions nous éloigne fort de la conscience de soi et surtout des élans du cœur. Moins pourtant qu’il n’y paraît à première vue. Il est important, je crois, de bien comprendre pourquoi.

L’intelligible et le pratique

Cette relativité des opinions devrait-elle nous condamner au mutisme ou à l’indifférence ? Telle n’est pas la réponse de Lévi-Strauss. Il écrit :
« Il suffit donc que l’histoire s’éloigne de nous dans la durée, ou que nous nous éloignions d’elle par la pensée, pour qu’elle cesse d’être intériorisable et perde son intelligibilité, illusion qui s’attache à une intériorité provisoire. Mais qu’on ne nous fasse pas dire que l’homme peut ou doit se dégager de cette intériorité. Il n’est pas en son pouvoir de le faire, et la sagesse consiste pour lui à se regarder la vivre, tout en sachant (mais dans un autre registre) que ce qu’il vit si complètement et intensément est un mythe, qui apparaîtra tel aux hommes d’un siècle prochain, qui lui apparaîtra tel à lui-même, peut-être, d’ici quelques années, et qui, aux hommes d’un prochain millénaire, n’apparaîtra plus du tout. Tout sens est justiciable d’un moindre sens, qui lui donne son plus haut sens ; et si cette régression aboutit finalement à reconnaître ‘une loi contingente dont on peut dire seulement : c’est ainsi, et non autrement’ (Sartre, p. 128), cette perspective n’a rien d’alarmant pour une pensée que n’angoisse aucune transcendance, fût-ce sous forme larvée. Car l’homme aurait obtenu tout ce qu’il peut raisonnablement souhaiter, si, à la seule condition de s’incliner devant cette loi contingente, il réussit à déterminer sa forme pratique, et à situer tout le reste dans un milieu d’intelligibilité. » (17)

Autrement dit, si l’on veut conserver toute sa force à notre pouvoir de réflexion, il convient de séparer ce que le regard d’intelligibilité peut discerner de ce que notre pensée pratique doit assumer. On peut en effet croire en Dieu - et en un Dieu punissant le vice - et vivre néanmoins sans vertu ; on peut nier le libre-arbitre de l’homme, croire en un déterminisme absolu, et vivre néanmoins en s’accordant continûment le droit de choisir ; on peut penser, avec Lévi-Strauss, que « le moi n’est pas seulement haïssable », mais qu’« il n’a pas de place entre nous et rien » (18), et néanmoins vivre en accordant une place à son propre ego.

Ceci ne signifie évidemment pas que ces contradictions - ou du moins certaines d’entre elles - ne nuisent pas à la cohérence et à la sagesse de la vie pratique. Mais cela implique surtout qu’elles ne doivent aucunement freiner nos efforts d’intelligibilité. S’il existe un honneur de l’intellectuel, il réside sans doute dans ce sursaut contre sa propre subjectivité qui consiste à laisser sa pensée contrarier sa propre vie pratique.

Il est intéressant de noter que saint Augustin, parlant de la charité, estimait qu’elle réclamait une vie pratique qui pouvait avoir les apparences de la rudesse, sinon de la brutalité :
« Tant vaut la charité ! Remarquez-le, elle seule établit une différence entre les actions humaines ; elle seule les distingue les unes des autres.
Ce que nous venons de dire s'applique à des actions de même nature. S'il s'agit d'actions de nature différente, nous reconnaîtrons, par exemple, que la charité rend un homme sévère, et que l'iniquité en rend un autre flatteur. Un père frappe son enfant, un corrupteur l'approuve. A ne considérer que les coups et les flatteries, où est celui qui ne recherchera pas les caresses et n'évitera pas les coups ? Mais considère les personnes et, tu le verras, les coups sont l'effet de la charité, et les flatteries celui de l'iniquité. Faites bien attention à ceci : les actions humaines se discernent les unes des autres par le principe de la charité. Beaucoup peuvent se faire, qui aient les apparences de la bonté et qui, néanmoins, ne soient pas le fruit de la charité. Les épines mêmes ne fleurissent-elles pas ? Certains actes, au contraire, semblent durs et cruels, qui se font, par motif de charité, pour le règlement des moeurs. Une fois pour toutes, on t'impose un précepte facile : Aime, et fais ce que tu voudras. Soit que tu gardes le silence, garde-le par amour ; soit que tu cries, élève la voix par amour ; soit que tu corriges autrui, corrige-le par amour ; soit que tu uses d'indulgence, sois indulgent par amour ; aie dans le coeur la racine de l'amour, et de cette racine il ne pourra rien sortir que de bon.
» (19)

On s’aperçoit de la sorte qu’un intelligible dogmatique imposait alors une pratique qui méprisait les apparences - celles qu’emprunterait l’hypocrisie, bien sûr -, tandis que la posture intellectuelle dont j’use serait plutôt de libérer la pensée réflexive des exigences de la vie pratique. Le but est ici d’éviter que la pensée abstraite se confine à justifier les souhaits pratiques, sorte d’hypocrisie à l’envers et qui s’ignore. Évidemment, à l’inverse de saint Augustin, je me risque ainsi à soustraire autant que possible la réflexion à tout impératif moral. La vie pratique, quant à elle, ne pourra s’en passer.

La nature humaine

On entend souvent dire que Rousseau pensait que l’homme est bon par nature. Il me paraît important de nuancer fortement cette opinion. (20)

Comment Rousseau conçoit-il l’homme en son état naturel ? Lorsqu’il parle d’un élan du cœur d’où jaillirait cette commisération première, il écarte la raison. Pourtant, lorsque la vie en société a à ce point écarté l’homme de sa nature première et que celui-ci a étouffé en lui l’élan premier du cœur au profit d’aspirations égoïstes, c’est à ce qu’il y a de naturel en sa raison qu’il faut recourir pour rétablir le mouvement vers autrui et pour distinguer l’intérêt commun des intérêts privés. Car ce qui perdure chez l’homme, aussi éloigné cela soit-il de sa nature première, acquiert quelque chose de naturel que seule la raison peut effacer. Ainsi, évoquant la façon dont Aristote prétend qu’il est des hommes voués par nature à être esclave (21), il écrit :
« Aristote avait raison, mais il prenoit l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage nait pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimoient leur abrutissement. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués. » (22)
En pareil cas, il faut donc que la raison montre ce que l’esclavage a de contraire aux principes premiers de l’homme, et tout particulièrement à l’élan qui le conduit à prendre en pitié les autres être sensibles, pour rétablir cet élan dans ses droits. Ce que la raison a de naturel vient au secours de la nature première lorsque celle-ci a été dominée par une seconde nature.

Voilà ce qui le conduit à imaginer le concept de volonté générale, qui est bien éloigné de la volonté de tous ou de la volonté de la majorité, à quoi fréquemment on l’identifie à tort.
« Il y a souvent bien de la différence » écrit-il « entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. » (23)
Ce qui fait de cette volonté générale la synthèse de ce que tous peuvent vouloir, lorsqu’ils imaginent ce qu’est l’intérêt commun, et rien que l’intérêt commun.

Même en ne recourant pas à une loi révélée ou à une consigne sociale, il est évidemment possible de fonder la charité autrement qu’en invoquant la nature humaine. Il est par exemple envisageable de voir dans ses manifestations le résultat de dispositions psychologiques très répandues en raison d’une combinaison de facteurs biologiques et de facteurs sociaux inextricablement liés. Mais, curieusement, aujourd’hui encore, cette opinion est rarement émise.

Cela peut probablement s’expliquer de plusieurs façons. J’aperçois à cet état de fait une cause majeure. C’est la répugnance à étudier psychologiquement et sociologiquement les actes charitables, en ce qu’ils sont souvent vus comme une forme d’opposition aux programmes politiques et sociaux qui envisagent de gérer le malheur des hommes selon des règles générales, des règles aptes à conduire vers une justice distributive plutôt que vers des secours circonstanciels.

Conscience de soi et sciences sociales

Si je tente de résumer l’évolution que je viens d’esquisser très brièvement, je dirais que la conscience de soi a connu un tournant dans la deuxième moitié du XVIe siècle, tournant qui a probablement modifié progressivement la manière de concevoir l’acte charitable. Ce qui ne signifie pas nécessairement que ce type d’acte en fut encouragé, mais plutôt qu’il fut vécu de manière plus personnelle, qu’il fut bien plus souvent ressenti comme le résultat d’un élan intérieur que comme l’obéissance à une consigne sociale.

Cette importance nouvelle accordée à un “moi” que le “je” investigue a sans doute poussé ceux, tels les philosophes, qui s’interrogent sur les causes du comportement humain à attribuer une préférence aux explications faisant place à la nature de l’homme. Déjà Hobbes voit dans l’homme une nature première qui le porte à regarder l’autre comme un ennemi, un concurrent. Rousseau ira dans le même sens, mais avec une théorie contraire, à savoir que les mouvements naturels de l’homme se partageraient entre estime de soi et commisération pour autrui et posséderaient donc de quoi nourrir la solidarité entre eux.

Nous allons voir que, même au sein des sciences sociales - qui sembleraient a priori avoir pour vocation d’étudier le comportement humain à partir de ses déterminations les moins intérieures, les moins naturelles - la recherche de pulsions universelles, présentes chez tous, est bien loin d’être absente.

Il est malaisé de fixer le moment où les questions que l’on s’est posées sur le comportement de l’homme en société, et les réponses qu’on y a apporté, prirent la forme d’une science au sens que le mot à progressivement acquis depuis le début du XVIIe siècle. Nul doute que, déjà dans l’Antiquité, des préoccupations du genre ont pu exister. Mais il est assez communément admis que les sciences sociales ont pris leur essor à la fin du XIXe siècle et au début du XXe avec des auteurs comme Karl Marx, Max Weber et Émile Durkheim. Or, ce que ces sociologues ont en commun, c’est d’avoir exploré l’influence qu’exerce la société sur ses membres, le plus souvent à leur insu. Il n’est donc guère question, chez eux, de s’intéresser à quelque pouvoir que ce soit que des forces, intérieures à l’individu, inscrites dans sa nature, exerceraient sur l’homme. Ces interrogations furent abandonnées à la psychologie. (24)

Il existe pourtant une science sociale qui, sur ce point, se distingue résolument des autres : c’est la science économique. Dans le cadre d’une réflexion relative à ce mouvement du cœur d’où naîtrait peut-être ce que nous appelons la charité, il est nécessaire d’évoquer la science économique. En effet, certains des plus vifs débats auxquels donne lieu cette discipline ont trait, fût-ce d’une façon détournée, à l’origine du comportement humain, à ce mouvement premier, inconscient, indépendant du contexte social, qui fonde les théories antagonistes : intérêt personnel ou altruisme.

B. Intérêt et désintérêt

Démocratie et inégalités

Je voudrais revenir un instant sur cet horizon arrière que constitue la Révolution française selon Lévi-Strauss (25) et tenter d’en caractériser deux aspects qui ont quelque chose de très contradictoire.

Ce que l’on a principalement retenu de la Révolution, c’est un idéal d’égalité dont nos sociétés démocratiques sont le prolongement. Incontestablement, le renversement de la monarchie absolue a inspiré des idées politiques et sociales qui restent aujourd’hui encore d’actualité, du moins dans leur principe. On ne peut pourtant pas ne pas constater que cet idéal égalitaire n’engendre pas des sociétés dont auraient disparu les privilèges. Les inégalités sont au contraire plus présentes que jamais.

Cette cohabitation d’un habitus démocratique avec de profondes inégalités de fait pose la question de l’efficacité de l’idéologie. Pourrait-on croire qu’un dogme aussi partagé que celui de l’égalité des citoyens puisse aboutir à des richesses aussi inégalement réparties ? Pourrait-on supposer que des sociétés où tous les citoyens sont invités à désigner les principales composantes du pouvoir engendre autant de misère relative et autant d’exclusion ? Ce paradoxe est à ce point criant que les actes charitables, que l’idéologie égalitariste pouvait regarder comme inutiles, restent pratiqués et encouragés.

Pour comprendre ce paradoxe, il convient de se retourner une nouvelle fois vers cet horizon que représente la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe.

La main invisible

Au moment même où les idées de Rousseau - souvent déformées - inspiraient les révolutionnaires, une réflexion d’un type nouveau était menée au sujet de la production des biens. En 1776, soit quinze ans avant la Révolution, Adam Smith publiait en effet ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Ce livre a en quelque sorte fondé la science économique moderne, en ce qu’il a ouvert la voie aux théories dites libérales, telles qu’elles seront ensuite développées par David Ricardo et John Stuart Mill.

Or, une des idées les plus remarquables que Smith développe dans La richesse des nations, c’est que le comportement économique de l’homme obéit à cette pulsion élémentaire qui le conduirait à se préoccuper avant tout de son intérêt personnel. C’est la très fameuse formule de la main invisible. Voici comment il en parle :
« [...] puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté  ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain  ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions  ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. » (26)

L’idée a fait couler beaucoup d’encre et je suis tout à fait incapable de départager les multiples interprétations qu’on en a données. S’agit-il d’un concept marginal dans l’œuvre de Smith, ou au contraire la clé même de sa pensée ? Sa portée se limite-t-elle à l’économie ou a-t-il une valeur philosophique, voire anthropologique, plus fondamentale ? Est-il d’inspiration leibnizienne ou hobbesienne ? Je ne puis le dire.

Une chose me paraît néanmoins certaine, c’est que Smith adhère à l’idée que les hommes sont déterminés par des forces qu’ils ignorent et que celles-ci ont un caractère durable qui dépasse la contingence. Cela ressort assez clairement, me semble-t-il, de ce qu’il disait déjà de la main invisible dans un précédent livre - à portée philosophique, celui-là -, la Théorie des sentiments moraux :
« Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu'il est susceptible de faire vivre. Les riches choisissent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu'ils n'aspirent qu'à leur propre commodité, quoique l'unique fin qu'ils se proposent d'obtenir du labeur des milliers de bras qu'ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu'ils réalisent. Ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants  ; et ainsi, sans le vouloir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l'espèce. » (27)

A cela, on peut ajouter que le libéralisme, en ce qu’il exploite les idées de Smith, a conservé depuis lors une conception d’un comportement humain guidé naturellement par l’intérêt personnel, c’est-à-dire à l’exact opposé de l’élan du cœur cher à Rousseau. S’il ne fallait illustrer cette caractéristique du libéralisme que par un seul exemple, on pourrait citer Thomas Robert Malthus, si célèbre pour son Essai sur le principe de population, publié en 1798, où il prône l’arrêt de toute aide aux pauvres.
« Si les principes que nous avons proposés résistent à l'examen et si nous sentons la nécessité d'y conformer notre conduite, il reste à examiner comment nous devrons procéder pour agir en pratique. Le premier obstacle important que nous rencontrons en Angleterre, est le système de Lois en faveur des Pauvres; et si lourde que soit la dette nationale, les Lois en faveur des Pauvres sont encore plus catastrophiques. La rapidité avec laquelle la taxe des pauvres s'est accrue ces dernières années est telle qu'elle évoque un nombre de pauvres absolument incroyable dans une nation où fleurissent cependant les arts, l'agriculture et le commerce, et où le gouvernement a généralement été reconnu comme le meilleur parmi ceux qui ont affronté jusqu'ici l'épreuve des faits.
J'ai beaucoup réfléchi sur les Lois anglaises en faveur des Pauvres. J'espère qu'on m'excusera d'oser proposer un plan capable de les abolir graduellement, plan auquel je ne vois aucune objection essentielle. Je suis même presque sûr qu'on arrivera si bien à comprendre combien ces lois sont une cause profonde de tyrannie, de dépendance, de paresse et de malheur, qu'on se décidera à faire un effort pour les abolir; et le sentiment de la justice nous poussera alors à adopter, sinon mon plan, du moins le principe que je propose. On ne peut se débarrasser d'un système d'assistance aussi généralisé, sans blesser du même coup le sentiment d'humanité, qu'en attaquant ses causes et en s'attachant à contrarier les raisons profondes qui assurent aux institutions de ce genre un accroissement rapide et les rendent toujours insuffisantes pour faire face à leur objectif.
Avant toute atteinte au système, la première mesure capable d'arrêter ou de freiner l'extension des secours à attribuer, me paraît consister à désavouer formellement, au nom de la justice et de la dignité, le droit des pauvres à l'assistance.
Dans ce but, je proposerais qu'on promulgue une loi refusant l'assistance paroissiale aux enfants nés d'un mariage contracté plus d'un an après la promulgation de la loi, ainsi qu'à tous les enfants illégitimes nés deux ans après cette date. Pour que cette loi ne puisse être ignorée de quiconque et pour la graver profondément dans l'esprit du peuple, les prêtres de chaque paroisse seraient invités, après la publication des bans, à lire une courte instruction dans laquelle on rappellerait : l'obligation stricte que tout homme a de nourrir ses enfants ; l'inconvenance et même l'immoralité qu'il y a à se marier sans avoir l'assurance de pouvoir remplir ce devoir ; les maux qui accablent les pauvres eux-mêmes lorsqu'on tente de faire assurer par des institutions collectives les fonctions que la nature a confiées aux seuls parents ; enfin la nécessité où l'on s'est trouvé d'abandonner ces institutions, en raison des effets qu'elles avaient produits et qui étaient directement opposés aux buts envisagés.
» (28)

Aujourd’hui encore, même si les discours à ce point radicaux contre l’aide sociale se font rares, la théorie économique dite de l’équilibre général, qui domine toujours les politiques économiques, conserve l’idée que la nature de l’homme étant ce qu’elle est, il est préférable de miser sur la recherche de l’intérêt individuel que sur la volonté d’entente collective. Le succès qu’ont connu les idées de von Hayek (29) à partir des années 80, tout autant que l’horreur des régimes autoritaires sur lesquels ont débouché les expériences de planification économique, a consolidé la théorie économique libérale.

La science économique

Je voudrais ici me permettre une réflexion générale qui porte sur la position particulière qu’occupe cette discipline au sein des sciences sociales.

La gestion des affaires publiques, y compris en ce qu’elles visent la production et la consommation de biens, a suscité l’intérêt depuis l’Antiquité. Ce qui, d’une certaine manière, fait de la science économique la plus ancienne des sciences sociales. Évidemment, elle n’a porté le nom de science que récemment, plus récemment encore que la sociologie ou l’ethnologie, puisqu’elle fut longtemps enseignée dans les universités sous l’intitulé d’économie politique. Celle-ci se distingua il y a bien longtemps de cela de l’économie domestique.

Ce que la position de la science économique me paraît avoir de particulier tient à deux de ses caractéristiques qui semblent à première vue contradictoire.

La première, c’est que, de toutes les sciences de l’homme, elle est celle qui a intégré de la façon la plus complète les outils de mesure, et notamment les outils mathématiques, qui sont habituellement le signe des sciences de la nature. Les économistes se noient dans les chiffres avec le sentiment, chez beaucoup, que toutes ces quantifications révèlent le sérieux et même l’exactitude de leur approche de la réalité. Ce qui, bien sûr, n’est pas toujours faux.

Mais, outre que la recherche en économie est essentiellement axée sur la prévision (30) - ce qui la fait ressembler à bien des égards à la météorologie -, elle repose sur un ensemble de présupposés qui ne sont pas toujours perçus comme tels. On me dira que c’est vrai de toutes les disciplines scientifiques, y compris des mathématiques elles-mêmes, lesquelles n’échappent pas à la nécessité de reposer sur des axiomes. Mais, en ce qui concerne la science économique, les postulats écartent nombre d’hypothèses que rien ne dément a priori. À commencer par le premier d’entre eux qui constitue la deuxième caractéristique que je souhaite relever.

Cette deuxième caractéristique - la plus importante pour mon propos -, c’est que la science économique a construit ses théories sur l’idée que le comportement humain peut être ramené à la recherche de son intérêt personnel. Et ceci s’explique certainement par la place importante qu’ont prise les théories libérale et néo-libérale (31) dans la construction de la discipline, mais aussi parce que la mathématisation n’est possible qu’à partir d’un axiome unique auquel les mesures peuvent se référer.

S’il est possible de quantifier de manière objective des phénomènes tels, par exemple, ceux qui touchent la monnaie, il est par contre indispensable, lorsqu’on évalue le comportement humain, de lui supposer des orientations prédéterminées. Et c’est là que l’intérêt personnel joue son rôle : l’acheteur est ainsi supposé veiller à payer le prix le plus bas possible ; le vendeur à écouler sa marchandise au prix le plus élevé possible.

Il s’ensuit que la science économique - bien davantage que toute autre science sociale - entretient avec la réalité qu’elle est censée décrire et expliquer un rapport relativement ambigu. Car la science économique prescrit. Et elle prescrit tant que l’on est en droit de se demander si la justesse du tableau qu’elle donne de la réalité ne doit pas beaucoup au fait que la réalité se plie à ses exigences.

Intérêt personnel et charité

Comme j’ai tenté de le montrer ci-dessus, notre horizon idéologique arrière comprend notamment deux inclinations contradictoires, l’une pour l’égalité et ce qu’elle suppose de souci envers autrui, et l’autre pour l’intérêt personnel en ce qu’il guide notre comportement en tant qu’agent économique. Et ces deux composantes sont encore aujourd’hui si puissantes qu’elles ont résisté à l’érosion dont a souffert entre-temps l’idéologie socialiste.

Si l’on s’en tient à ce que la charité doit à l’élan du cœur, c’est-à-dire à cette composante de la nature humaine qui pousse l’homme à compatir et même à aimer son prochain, force est de constater que les temps présents ne peuvent que susciter l’expectative. Car l’intérêt personnel est aujourd’hui présenté - à travers la théorie économique dominante - comme l’expression d’un élan tout aussi naturel que celui que l’on attribue au cœur, même s’il provient plutôt du ventre. (32)

Il n’est pas inutile de remarquer que les personnes qui se classent politiquement à gauche et qui seraient portées, en leur qualité d’héritières des valeurs d’égalité de la Révolution française, à exprimer leur attachement aux élans du cœur plutôt qu’aux élans du ventre, manifestent une réticence certaine à la compassion. Elles ne veulent plus se placer sur le plan de la nature de l’homme et de ses élans. S’il fallait retenir quelque chose de Rousseau, c’est qu’il revient à la raison de remédier aux disparités extrêmes qui caractérisent le corps social, les ravages qu’entraînent les inégalités ne pouvant plus être corrigés par le seul secours de la charité. À l’opposé, les personnes qui se classent à droite, et qui approuvent l’idée que l’intérêt personnel serait le moteur du progrès, ne répugnent pas à se montrer charitables, l’élan du ventre pouvant cohabiter avec l’élan du cœur. (33)

Ceci revient à constater que la charité, vue comme l’expression d’une inclinaison naturelle de l’homme, n’est plus regardée que comme un palliatif moral à une organisation sociale qui laisse libre cours à cette autre inclinaison naturelle que serait l’intérêt personnel.

Il est malaisé de ne pas mettre cette situation en rapport avec la force persuasive d’une théorie économique qui demeure le critère d’analyse de la richesse des peuples.

L’anti-utilitarisme

On ne peut ici passer sous silence qu’il existe des économistes qui tentent de construire des analyses incorporant la dimension altruiste de l’homme. Ce courant, quasi inexistant dans le monde anglo-saxon (34), est relativement bien implanté en France, principalement autour du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (M.A.U.S.S.) (35). On y trouve notamment des économistes issus des milieux chrétiens, tels Philippe van Parijs, Christian Arnsperger et Isabelle Cassiers de l’Université catholique de Louvain ; mais aussi des philosophes et sociologues français : Robert Misrahi, Vincent Descombes, Edgar Morin, Bruno Latour, etc.

Dans un texte ayant quelque peu le caractère d’un manifeste, Sylvain Dzimira résume la pensée du fondateur du M.A.U.S.S., Alain Caillé (36), de la manière suivante :
« Caillé range les différentes conceptions du don en quatre grandes familles.
Première famille. D’abord, il y a les conceptions économicistes du don, qui consistent à considérer qu’au fond, ce sont toujours des intérêts calculés, plus ou moins individuels, sophistiqués, matériels, conscients, qui motivent le don. Que c’est là un moyen bien commode d’accumuler des richesses, du prestige, du pouvoir, puisqu’on est souvent payé de retour, de surcroît bien souvent avec un intérêt. Car on rend bien souvent plus qu’on a donné. On peut y mettre par exemple un anthropologue anglais que cite Mauss qui s’appelle Boas et qui voit dans le don un prêt à intérêt. Dans une version plus sophistiquée, on peut y ranger aussi un sociologue que vous connaissez sans doute de nom : Bourdieu, l’un de nos sociologues les plus illustres. Plus sophistiquée parce que pour lui l’accumulation de capital économique passe par le détour d’une accumulation de capital symbolique, de prestige. Bref, ne nous racontons pas d’histoires ! Nous savons tous que derrière notre générosité affichée se cachent des calculs et de l’intérêt. Ou si vous ne le saviez pas, je vous l’apprends ! De grands accumulateurs, voilà ce que sont les bénévoles !
Deuxième famille. Caillé y range toutes les approches qu’il appelle inexistentialistes du don. C’est un clin d’œil à Marcel Gauchet qui qualifie ainsi la grande pente de la pensée moderne ou post-moderne, qui consiste à décréter que rien n’existe : le sacrifice, le totémisme, les mythes, la religion etc. tout cela n’existe pas. Il range sous cette bannière des anthropologues comme Testart qui considèrent effectivement que le don n’existe pas dans certaines sociétés archaïques, ou un philosophe comme Derrida pour qui le don n’existe pas ou plutôt n’existe qu’à la condition qu’il n’existe pas comme un don ni pour le donataire, ni pour le donateur, car si jamais le don devait leur apparaître comme tel, alors la connaissance de la possibilité du retour entacherait le don d’intérêt, si bien que ce ne serait plus véritablement un don. De là à penser que le don n’existe pas dans le bénévolat…
Troisième famille, les théories qu’il appelle de l’incomplétude du don. Sous cette étiquette se rangent tous ceux qui considèrent que le don est important, mais qu’au fond, il y a quelque chose de plus important encore. Cela peut être le sacrifice chez Girard et les anthropologues qui s’inscrivent dans ses traces (Scubla, Anspach), la dette ou encore les structures fondamentales de l’échange comme chez Levi-Strauss. Vous donnez, de votre temps, de vous-même, de votre vie, certes. Mais au fond, nous dit-on, vous vous sacrifiez, vous réglez une dette primordiale ou vous obéissez à la loi de l’échange.
Quatrième famille enfin : celle du type de Mauss et dont se réclament le MAUSS, qui considèrent que le don peut bien remplir de nombreuses fonctions (économiques, sociales, politiques etc.), mais qu’il n’y a pas à le rabattre sur autre chose que lui-même, qu’il s’agisse de l’intérêt, du sacrifice, de l’échange, qu’il est “auto-consistant”
». (37)

Même s’il est un peu long, cet extrait mérite d’être cité en entier. Non pas parce qu’il constituerait la meilleure synthèse des idées d’Alain Caillé, ni même le meilleur exposé des différentes conceptions du don, mais bien parce qu’il révèle parfaitement l’orientation morale dont se réclame le M.A.U.S.S.

Je ne trancherai pas ici la question de savoir si, comme Dzimira le prétend, Marcel Mauss adhérait à l’idée « qu’il n’y a pas à [...] rabattre [le don] sur autre chose que lui-même ». J’y reviendrai infra. Ce qui me paraît important, en ce moment, c’est de constater qu’il oppose cette conception-là, la seule susceptible de laisser place à un mouvement altruiste naturel de l’homme, à toutes les autres - économicistes, inexistentialistes ou dites de l’incomplétude. Comme si la nature de l’homme n’était pour rien dans l’élan intéressé de l’homme, comme si pour ceux-là qui nient la pureté de l’altruisme le concept de nature était devenu obsolète, comme si le mouvement intérieur - s’il existe - ne peut être que charitable. La charité contre un monde social hostile, avide, vénal, mercantile : tel est le dilemme dans lequel s’inscrivent les anti-utilitaristes.

On saisit encore mieux la dimension morale de la position de Dzimira lorsque celui-ci définit sa propre conception du regard moderne sur le don :
« Nous autres Modernes concevons généralement les motifs de l’action comme radicalement dissociés, et incompénétrables. Et cela vaut pour le don, que nous pensons tantôt motivé par l’intérêt (on retrouve ici toutes les théories économicistes du don), tantôt au contraire par le désintéressement (la conception du don placé sous la figure de l’agapé, du pur amour, comme celle que défend Boltanski), tantôt par la gratuité, la pure spontanéité (qu’incarnerait les conceptions du don de Derrida ou de Marion, seule la pure spontanéité permettant de faire en sorte que le don n’apparaissent pas comme un don, i.e. comme étant susceptible de générer un retour), tantôt au contraire par l’obligation (théories structuraliste – Lévi-Strauss - ou fonctionnaliste – Piddocke, Barnet). Par ailleurs, nous le voyons tantôt comme un moment de communion (théorie anarcho-communiste de Barbrook), tantôt comme un moment d’affrontement exacerbé (Bataille, Boilleau). Ainsi appréhendé, comment le don nous apparaît-il ? Quand le don est rabattu sur les pôles de l’obligation, de l’intérêt ou encore du conflit, le don nous apparaît comme un phénomène immoral, précisément parce qu’il est obligé (hypocrite), intéressé (cupide) ou encore inamical (belliqueux). Quand le don est rabattu sur les pôles de la gratuité, du désintéressement ou encore de la communion, le don nous apparaît comme un phénomène, pour certain plus souhaitable, mais hors de portée de ce qui est véritablement humain. “Trop ou trop peu humain” : dans les deux cas, le don nous apparaît comme moralement inconcevable. Certains commentateurs, constatant l’existence de ces approches diamétralement opposées du don et de sa morale en concluent que le don est a- moral, qu’il ne contient pas de morale intrinsèque (Rospabé). » (38)

Quelle que soit la conception du don que l’on analyse, on y constate soit l’immoralité, soit la morale impossible. Pourquoi ? Parce que les raisons qui le fonderaient et qui s’interposent entre le sujet et son geste, soit le disqualifie, soit le rende dérisoire. Et ce que Dzimira annonce par ce procès, c’est une autre conception du don, qu’il affirme maussienne, et qui allierait morale et nécessité sociale.

Nature, moralité et société

Reprenons les choses en leur début.

S’il existe un ou plusieurs élans naturels de l’homme, ils sont si entremêlés à la vie sociale qu’il est bien malaisé de les en distinguer. En schématisant très fort, on peut néanmoins dire que le XVIIIe siècle nous a légué deux conceptions de l’élan naturel, celle de l’élan du cœur de Rousseau et celle de l’élan du ventre de Smith. Celle de Rousseau s’est ultérieurement traduite par une aspiration à l’égalité entre les hommes ; celle de Smith par une théorie économique libérale largement dominante. Elles avaient en commun de situer le mobile du comportement humain avant même que se pose quelque problème moral que ce soit. L’homme est ainsi fait qu’il incline à aimer, ou qu’il incline à l’égoïsme ; s’il faut une morale, elle doit se construire à partir de ces inclinations de base, soit pour les encourager, soit pour les combattre. La morale kantienne ne procède pas autrement lorsqu’elle part de la nature de l’homme pour en déduire que la bonne volonté fonde la morale, en ce qu’elle ordonne ce qu’il est malaisé ou contrariant de faire. (39)

De nos jours, le caractère naturel de l’élan égoïste n’est plus débattu, mais il n’est cependant guère contesté. Somme toute, il va de soi, autant que vont de soi ces théories économiques qui fondent leurs prévisions sur l’intérêt individuel. S’il en résulte des situations qui suscitent la compassion, c’est à la morale qu’il revient de protester. Et c’est aussi à la morale qu’il revient de construire les règles sociales qui tempèrent l’égoïsme et assurent à tous les protections mettant l’individu à l’abri du pitoyable.

Est-ce à dire que l’idée d’un élan généreux en l’homme n’est plus de mise ? Le Prince Mychkine (40) ne serait-il plus crédible ? C’est assez probable.

(1) Déjà saint Paul fait de la charité la plus grande des trois vertus théologales (Co, 13, 1-7 et 13), prééminence qui sera réaffirmée par Thomas d’Aquin (Somme théologique, Ia, IIae, question 65). Et bien sûr, Benoît XVI lui consacre sa première encyclique, Deus caritas est. Mais toute l’histoire de la chrétienté est marquée par d’incessants rappels de l’importance de la charité.
(2) Luc, X, 29-37.
(3) La tsedaka s’inspire de la Torah (Deut., 15, 7-8 ; Lév., 19, 9-10). Dans son Mishné Torah, Maïmonide y distingue huit niveaux, selon les formes que le don peut prendre et selon le degré d’anonymat ou de discrétion qu’il adopte.
(4) La zakat constitue le troisième des cinq piliers de l’islam. Elle se distingue notamment par une désignation précise des bénéficiaires.
(5) Ce qui a été fait par plus d’un chercheur. Citons à titre d’exemple l’ouvrage d’un théologien catholique : Michel Messier, Agapè : Recherches sur l’histoire de la charité, éd. Fides, Montréal, 2007.
(6) Cf. De finibus, livre 5, XXIII, 65.
(7) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1964, pp. 125-126.
(8) Jean-Jacques Rousseau, "Mon Portrait", in Œuvres complètes I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1959, p. 1129.
(9) Jean-Jacques Rousseau, “Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes”, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1964, pp. 125-126.
(10) Thomas Hobbes, Léviathan ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir d'une république ecclésiastique et civile, première partie, chapitre 13.
(11) Robert Ellrodt, Montaigne et Shakespeare. L’émergence de la conscience moderne, José Corti, Paris, 2011.
(12) Robert Ellrodt, op. cit., p. 13.
(13) Robert Ellrodt, op. cit., p. 247.
(14) Robert Ellrodt, op. cit., p. 248.
(15) Michel de Montaigne, Essais, Livre II, chapitre XI. Il évoque évidemment dans ce passage les atrocités des guerres de religion dont il a été le témoin.
(16) Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 337.
(17) Claude Lévi-Strauss, op. cit., p. 338.
(18) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 479. L’idée que le moi soit haïssable est de Blaise Pascal (Fragment 509 in Pensées, éd. de Michel Le Guern, Gallimard, Folio Classique, 1977, p. 351).
(19) Augustin, Traité sur l’épitre de saint Jean aux Parthes, VII, 7-8.
(20) Plus que tout autre, Rousseau mérite d’être lu avec beaucoup d’attention et en faisant fi des opinions communes qui circulent à son sujet.
(21) Aristote, Politique, Livre I, chap. 1 : « C'est la nature qui, par des vues de conservation, a créé certains êtres pour commander, et d'autres pour obéir. C'est elle qui a voulu que l'être doué de raison et de prévoyance commandât en maître ; de même encore que la nature a voulu que l'être capable par ses facultés corporelles d'exécuter des ordres, obéît en esclave; et c'est par là que l'intérêt du maître et celui de l'esclave s'identifient. ». Cette idée est développée dans les chapitres 4 à 7 du même livre I (cf. le texte bilingue grec-français, trad. Barthélemy Saint-Hilaire, sur le site de Philippe Remacle).
(22) Jean-Jacques Rousseau , “Le contrat social” in Œuvres complètes III, ,Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 353.
(23) Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 371.
(24) La psychologie elle-même, dans un souci d’objectivation, a parfois délaissé l’analyse du psychisme pour ne s’en tenir qu’aux comportements, comme ce fut le cas dans cette école qu’on appela behavioriste.
(25) Il écrit notamment ceci : « […] le problème posé par la Critique de la raison dialectique peut être ramené à celui-ci : à quelles conditions le mythe de la Révolution française est-il possible ? […] nous sommes prêt à admettre que, pour que l’homme contemporain puisse pleinement jouer le rôle d’agent historique, il doit croire à ce mythe, et que l’analyse de Sartre dégage admirablement l’ensemble des conditions formelles indispensables pour que ce résultat soit assuré. Mais il n’en découle pas que ce sens, du moment qu’il est le plus riche (et donc le mieux propre à inspirer l’action pratique), soit le plus vrai. Ici, la dialectique se retourne contre elle-même : cette vérité est de situation, et si nous prenons nos distances envers cette situation – comme c’est le rôle de l’homme de science de le faire – ce qui apparaît comme vérité vécue commencera d’abord par se brouiller, et finira par disparaître. » (La pensée sauvage, Plon, 1962, pp. 336-337).
(26) Adam Smith, Recherches sur les causes et la richesse des nations, tome II, Flammarion, Paris, 1991, pp. 42-43.
(27) Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, PUF, Paris, 1999, p. 257.
(28) Thomas Robert Malthus, Essai sur le principe de population, Éd. Gonthier, Paris, 1963, début du chap. 20.
(29) Seule parmi les dirigeants des pays occidentaux Margaret Thatcher avait grâce aux yeux de von Hayek, parce qu’elle avait selon lui le courage de prendre des décisions impopulaires permettant à la libre concurrence de jouer en tout domaine et de combattre les mesures d’assistance aux défavorisés.
(30) C’est d’ailleurs dans ses aspects prévisionnels que l’économie recourt le plus aux mathématiques les plus poussées, notamment avec tout le domaine des équations linéaires chères à l’économétrie.
(31) Par théorie néo-libérale, j’entends ce qu’on appelle les thèses marginalistes, formulées aux environs de 1870 par Léon Walras, Karl Menger et Stanley Jevons. Elles ont fortement accentué la mathématisation de la discipline.
(32) S’inspirant de Platon et plus particulièrement d’un passage de La République (Livre X, 588a et ss.), le philosophe français Alain a imaginé l’homme fait d’un sac de peau comprenant le ventre (l’hydre), le cœur (le lion) et la rationalité (cf. Propos, t. 1, Gallimard, 1956, p. 674-676, 914-915 et 1141-1143 ; Propos, t. 2, Gallimard, 1970, p. 31-32, 85-86 et 390-392).
(33) On a ainsi vu se multiplier, ces dernières années, les théories cherchant à unir éthique et management.
(34) Ce qui n’empêche nullement certains économistes américains de dénoncer la course au profit (cf., par exemple, Joseph E. Stiglitz, Le triomphe de la cupidité [2010], trad. de Paul Chemla, Actes Sud, Arles, 2013)
(35) Le M.A.U.S.S. dispose d’un site Internet dont l’adresse est : http://www.revuedumauss.com.
(36) Alain Caillé est un sociologue français, ancien assistant de Claude Lefort, à qui on doit notamment une Critique de la raison utilitaire (La Découverte, Paris, 1989) et une Anthropologie du don : le tiers paradigme (La Découverte, Paris, 2007).
(37) Sylvain Dzimira, Le paradigme du don, article disponible in fine de la page Internet suivante : http://www.revuedumauss.com /, 2006, pp. 3-4.
(38) Sylvain Dzimira, op. cit., pp. 5-6.
(39) Cf. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, première section.
(40) Cf. Fédor Dostoïevski, L’idiot [1869], trad. par Gabriel Arout, Le Livre de Poche, 1994.

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