dimanche 29 juin 2014

Note de lecture : Mona Ozouf

Jules Ferry. La liberté et la tradition
de Mona Ozouf


Quelques mots au sujet du dernier livre de Mona Ozouf.

Je n’ai pas eu l’occasion de lire le premier petit livre que Mona Ozouf avait consacré en 2005 à Jules Ferry (1). Elle a récemment publié un nouveau livre sur le même sujet intitulé Jules Ferry. La liberté et la tradition (2). Ce n’est pas à proprement parler un livre d’histoire - je veux dire le produit d’une recherche en histoire - ; c’est avant tout un hommage.

Ce qui séduit Mona Ozouf chez Jules Ferry, c’est essentiellement trois choses qui méritent d’être épinglées. D’abord, la justesse et l’efficacité des décisions prises. Ensuite, la façon dont il assume de concilier changements et respect de la tradition. Enfin, les opprobres dont il fut couvert de son vivant.

Ce qui me séduit chez Mona Ozouf, tout particulièrement dans ce livre, c’est aussi trois choses : sa conviction qu’il faille accepter les contradictions ; son attrait pour les figures peu populaires ; enfin, son écriture.

Commençons par les décisions prises par Jules Ferry. J’ai quelques difficultés à partager l’enthousiasme de Mona Ozouf à ce sujet.

Non que je ne sois pas d’accord avec elle lorsqu’elle dénonce l’anachronisme auquel se livrent ceux qui, assez sottement, lui reprochent aujourd’hui d’avoir œuvré activement à l’édification de l’empire colonial français. Il s’agit là d’une des formes les plus condamnables d’anachronisme, celle qui se fonde sur un jugement moral pratique communément répandu à notre époque pour stigmatiser un comportement du passé. Vouloir interdire le Tintin au Congo de Hergé (3) relève de la même stupidité. L’entreprise coloniale fut aussi bien le fait d’esprits naïfs soucieux d’apporter quelques bienfaits aux populations colonisées que de personnages cyniques espérant de nouvelles formes d’esclavage et d’exploitation. Le discours dénonçant la domination de peuples qui auraient mérité de s’autodéterminer était évidemment inexistant dans la deuxième moitié du XIXème siècle.

Ce qui ne me permet pas de suivre Mona Ozouf dans son admiration pour ce qu’elle estime être les acquis politiques de Jules Ferry est d’une nature un peu particulière.

Il y a avant tout l’impossibilité en laquelle je suis d’admettre que la vie d’un homme politique tient uniquement dans ce qu’on juge comme ses acquis. La politique est une lutte constante, le plus généralement avec des ennemis qui n’apparaissent pas tels. Et bien des choix posés ou affirmés doivent plus aux tactiques que ces combats réclament qu’aux convictions profondes, voire aux considérations morales, si hautes fussent-elles. En ce domaine, il est probablement aussi naïf de s’en tenir aux justifications candidement fournies qu’aux intentions cyniques tues, sans compter ce qui meut l’acteur à son insu. Est-il pour autant impossible de se faire une idée de ce qui fut ? Peut-être pas. Mais cela réclame de fouiller le quotidien du personnage, les obstacles concrets rencontrés, les choix secondaires devant lesquels il s’est trouvé, le contexte précis qu’il a dû affronter, etc. Et, dans sa plaquette d’hommage, Mona Ozouf ne fournit rien de pareil et se contente des résultats. Il y a une manière de commenter l’histoire politique - le travers est plus marqué encore lorsqu’on aborde ce qui est appelé la géopolitique - qui consiste à prendre pour les motivations du comportement les alternatives politiques énoncées par les politiques ou exposées par les médias, ou encore les intérêts supposés les plus factuels. C’est le pain quotidien des débats politiques, pour cette raison habituellement plus mystifiants qu’éclairants.

Ensuite, il y a le discrédit que la longue durée jette sur les tournants historiques les plus encensés. Comment distinguer ce qui sera durablement profitable au bonheur des humains ? Ce qui est vu comme un progrès un jour peut fort bien être ultérieurement regardé comme calamiteux. Les exemples abondent. Faut-il pour autant s’interdire certaines préférences ? Sans doute pas, dès lors que la ferme conviction que ce pourrait être pire nous anime. Mais bien juger reste malaisé pour qui renonce à emboîter le pas à la doxa et à ses enthousiasmes.

Le sous-titre du livre de Mona Ozouf, c’est La liberté et la tradition. Elle a voulu par là insister sur ce qui représente pour elle une sorte de paradigme de la modération : laisser des inclinations contraires cohabiter, se surveiller l’une l’autre, se conjuguer autant que possible. Elle eut déjà l’occasion ailleurs d’observer ce genre d’équilibre dans ses propres expériences (4). Qui s’acharne contre un des termes d’une opposition court le risque de conforter ce que celle-ci peut avoir d’illusoire. Le champ politique est tout spécialement un lieu de fabrication des oppositions et le mérite de celui qui refuse d’en être dupe est particulièrement grand. Ce fut le cas de Jules Ferry et ce n’est évidemment pas étranger aux opprobres dont il fut couvert.

Qu’un homme politique soit mal-aimé le condamne souvent à un rôle très secondaire. Évidemment, il importe de s’interroger sur les raisons de ce sentiment. Il peut arriver que ce soit sa modération et son refus des attitudes démagogiques qui l’expliquent. Auquel cas il n’en est sans doute que plus estimable et le rejet commun devient alors une sorte de signe d’excellence. Du peu que je savais ou de ce que m’apprend Mona Ozouf de Jules Ferry, il fut en bonne partie de cette engeance. Cela vaut bien un hommage.

Et puis il y a l’écriture de Mona Ozouf. Quel rapport cela peut-il avoir avec Jules Ferry ? me dira-t-on. Aucun a priori, si ce n’est que les mérites qu’elle lui trouve ne peuvent être bien compris que si elle en parle dans un style et avec un ton conformes à l’état d’esprit qui a présidé à son admiration. Si j’ose dire que l’écriture de Mona Ozouf est des plus belles qui soient, c’est parce que la simplicité, la modestie, la justesse et la clarté s’y conjuguent. On cite souvent Boileau - lequel paraphrasait Horace sur ce point - qui disait que « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément. (5). Il faut lire le poème en entier pour mesurer combien Boileau pensait néanmoins que le bonheur de voir les mots aisément arriver n’était pas donné et qu’il importait de beaucoup travailler et même de jouir de quelque talent. En toute hypothèse, il est certain que l’art en question n’est pas à la portée de tout le monde, ni davantage à la portée de tous ceux qui s’estiment aptes à écrire. Aurais-je le dixième du talent de Mona Ozouf que je chercherais à publier ; jamais en-dessous.

(1) Mona Ozouf, Jules Ferry, Bayard, 2005.
(2) Mona Ozouf, Jules Ferry. La liberté et la tradition, Gallimard, 2014.
(3) Hergé, Tintin au Congo, in “Le Petit Vingtième” (supplément hebdomadaire au journal belge Le Vingtième Siècle), du 5 juin 1030 au 11 juin 1931.
(4) Cf. Mona Ozouf, Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Gallimard, 2009.
(5) Nicolas Boileau, L’art poétique [1674], librement disponible sur cette page d’Internet.

Autre note sur Mona Ozouf :
Composition française. Retour sur une enfance bretonne

mercredi 25 juin 2014

Note de lecture : Joseph Conrad

L’agent secret
de Joseph Conrad


Certains désignent L’agent secret (1) comme le meilleur roman de Joseph Conrad. J’ignore s’il est possible d’isoler ainsi un de ses récits pour lui attribuer la palme. On est facilement tenté d’affirmer pareille supériorité alors que l’on achève la dernière page du livre, mais on peut vite se remémorer que la même appréciation sélective est venue à l’esprit en lisant les dernières lignes de bien d’autres de ses romans.

L’agent secret a été l’objet de nombreuses controverses à propos de ce qui constituerait le sujet central de l’œuvre. S’agit-il d’un roman sur l’anarchisme des premières années du XXème siècle ? Ou, tout à l’opposé, serait-ce l’étude psychologique d’un cas particulier, celui de Winnie Verloc ? Je suis bien trop mal documenté sur Conrad pour me risquer à émettre une opinion sur la question, d’autant que je ne suis pas certain qu’il soit opportun de se la poser. Après tout, les contextes qui servent de décors à ses romans me semblent des prétextes à des ouvertures sur des aspects plus fondamentaux de la vie humaine.

Il n’en demeure pas moins utile de garder le contexte présent à l’esprit. En effet, Conrad cherche toujours la vraisemblance, notamment en ce que celle-ci s’accorde avec la multiplicité des motivations et des itinéraires individuels, des itinéraires qui sont à mille lieux de l’uniformité à laquelle invite facilement les schématisations historiques. L’anarchisme terroriste - on l’a peut-être en partie oublié - fut le fait d’individus qui se voulaient généralement théoriciens, ce qui leur a parfois valu de séduire les esprits les moins portés à la violence. (2) Mais là aussi, la diversité régnait. Et Conrad ne manque pas de nous présenter toute sorte de personnages qui rivalisent dans l’inconséquence. Si Adolf Verloc, l’agent secret dont il est question, est avant tout un de ceux que Jean Jaurès appela à l’époque les « agents provocateurs » ou les « anarchistes de police » (3), il n’est pas certain qu’il sache lui-même ce qu’il est exactement, un militant ou un traître.

Il faut lire les propos échangés par Karl Yundt, Michaelis et Alexander Ossipon pour mesurer ce qui les sépare. Michaelis se juge pétri d’expérience et, lorsqu’il parle, il me semble qu’il y a dans ses propos, au-delà de la caricature de la doctrine socialo-anarchiste, des choses que Conrad lui-même ne renierait pas, si ce n’est qu’elles sont évoquées là avec beaucoup d’ironie, comme si nos propres convictions ne méritaient pas mieux qu’une saine autodérision. Ainsi, Michaelis s’adressant à Yundt :
« “… Toute idéalisation appauvrit l’existence. L’embellir, c’est lui enlever son caractère de complexité… c’est la détruire. Laisse cela aux moralistes, mon petit. L’histoire est faite par les hommes, mais ils ne la font pas dans leur tête. Les idées qui naissent dans leur conscience ne jouent qu’un rôle insignifiant dans la marche des événements. L’histoire est dominée et déterminée par l’outil et la production… par la force des conditions économiques. C’est le capitalisme qui a engendré le socialisme, et les lois créées par le capitalisme pour protéger la propriété sont responsables de l’anarchisme. Nul ne peut dire quelle forme prendra dans l’avenir l’organisation sociale. Alors, pourquoi s’adonner à des visions prophétiques ? Dans le meilleur des cas, elles ne peuvent servir qu’à interpréter l’esprit du prophète et sont dépourvues de valeur objective. Laisse ce passe-temps aux moralistes, mon petit.” » (pp. 80-81)

Yundt voit les choses autrement, en véritable terroriste :
« “J’ai toujours rêvé”, déclama-t-il farouchement, “d’un groupe d’hommes ancrés dans leur résolution de n’avoir plus aucun scrupule quant au choix des moyens, assez forts pour s’octroyer ouvertement le titre de destructeurs, et exempts de la souillure de ce pessimisme résigné qui pourrit le monde. Pas de pitié pour quoi que ce soit sur cette terre, eux-mêmes compris, et la mort enrôlée pour tout de bon au service de l’humanité… Voilà ce que j’aurais voulu voir.” » (p. 82) (4)

Quant au portrait que Conrad fait d’Ossipon alors que celui-ci jauge Verloc, il est drôle parce qu’il nous rappelle ces « illuminés en sandales », comme les appelait Orwell, que tous nous avons eu une fois ou l’autre l’occasion de rencontrer :
« Le camarade Alexander Ossipon - surnommé le Docteur, ancien étudiant en médecine sans diplôme ; ultérieurement conférencier ambulant pour parler aux associations ouvrières des aspects socialistes de l’hygiène ; auteur d’une étude populaire quasi médicale (sous forme d’une brochure à bon marché bientôt saisie par la police) intitulée Les Vices corrosifs de la bourgeoisie ; délégué spécial du plus ou moins mystérieux Comité Rouge, affecté avec Karl Yundt et Michaelis au service de la propagande littéraire - posa sur l’obscur familier d’au moins deux ambassades ce regard de suffisance obtuse et intolérable que seule la fréquentation de la science peut donner à la bêtise de mortels ordinaires. » (p. 87)

Dans l’esprit d’Adolf Verloc, toutes ces nuances le conduisaient à relativiser une cause à laquelle il n’était pas certain d’être fidèle. Comment l’être, alors que les motivations des camarades n’étaient pas pures ?
« La majorité des révolutionnaires sont surtout ennemis de la discipline et des corvées. Il existe aussi des natures auxquelles leur sentiment de la justice fait apparaître le prix exigé comme monstrueusement énorme, odieux, tyrannique, assommant, humiliant, exorbitant, intolérable. Ceux-là sont les fanatiques. La partie restante des rebelles sociaux s’explique par la vanité, mère de toutes les illusions nobles ou viles, compagne des poètes, des réformateurs, des charlatans, des prophètes et des incendiaires. » (p. 95)

À l’occasion, Conrad fait un portait plus circonstancié de l’un ou l’autre révolutionnaire. Tout en mêlant ironie et profondeur, il campe alors de ces personnages dont on mesure facilement la vraisemblance, malgré le temps écoulé depuis ses propres observations. Ainsi, à propos du Professeur :
« Chez cet homme d’humble origine et dont l’aspect physique était réellement si minable qu’il faisait obstacle à ses considérables talents naturels, l’imagination avait été tôt enflammée par des histoires de personnages qui s’étaient élevés des abîmes de la pauvreté à des situations d’autorité et de richesse. La pureté extrême, presque ascétique, de sa pensée, en liaison avec une ignorance stupéfiante des conditions matérielles, avait placé sous son regard un objectif de pouvoir et de prestige à atteindre sans passer par les arts, le style, le tact, l’aisance… rien que par le poids du seul mérite. À cet égard, il se considérait comme ayant droit à un succès incontesté. Son père, enthousiaste, sombre et délicat, au front fuyant, avait été prédicateur ambulant et passionné, au service d’une secte chrétienne obscure, mais rigoureuse ; c’était un homme habité par une confiance absolue dans les privilèges découlant de sa droiture. Chez le fils, individualiste par tempérament, une fois que la science enseignée dans les collèges eut complètement supplanté la foi des conventicules, cette attitude morale se traduisit par une ambition d’un puritanisme frénétique. Il la cultiva comme un sentiment sacré sur le plan séculier. La voir contrariée lui ouvrit les yeux sur la véritable nature du monde, dont la morale était artificielle, corrompue et blasphématoire. La voie des révolutions, même les plus justifiées, est pavée d’impulsions personnelles déguisées en croyances. L’indignation du Professeur trouva en elle-même une cause finale, qui l’absolvait du péché de chercher dans la destruction les moyens de satisfaire son ambition. Détruire la foi du public en la légalité, telle était la formulation imparfaite de son fanatisme sourcilleux ; mais sa conviction sous-jacente que la charpente d’un ordre social établi ne peut être effectivement ébranlée que par une forme quelconque de violence collective ou individuelle était précise et exacte. » (pp. 128-129)

Je voudrais m’arrêter un instant sur ce portrait du Professeur, car il recèle quelques exemples de ce qui fait la spécificité de l’écriture de Conrad. Tout tient dans l’ambiguïté du narrateur. Lorsqu’il décrit, on balance sans cesse entre l’idée qu’il confère à ce qui est dit l’objectivité du simple spectateur et l’idée bien différente qu’il se veut l’interprète de celui dont le portrait est dressé. Mais, même dans ce dernier cas, reste incertaine la question de savoir s’il n’ironise pas. Tant et si bien que pas un trait n’est à l’abri d’une incertitude d’interprétation. C’est l’ensemble qui fournit la clé à qui accepte d'entrer dans son jeu. De même en ce qui concerne l’apparente exagération de certaines formules qui illustrent bien davantage la radicalité des conceptions des personnages que le sentiment du narrateur. Il en résulte une drôlerie qui - loin de nuire à la justesse du récit - communique à l’œuvre cette sorte de profondeur qui n’est accessible qu’à ceux qui acceptent l’idée que la vie pourrait être dérisoire.

Le portrait de l’inspecteur principal Heat, lancé à la poursuite des anarchistes, est de la même veine.
« Il était même allé jusqu’à prononcer des paroles qu’une vraie sagesse eût empêchées de franchir ses lèvres. Mais l’inspecteur principal Heat n’était pas très sagace, ou du moins ne l’était-il pas vraiment. La vraie sagesse, n’étant assurée de rien en notre monde de contradictions, ne lui aurait pas permis d’atteindre sa situation actuelle. Elle aurait inquiété ses supérieurs et anéanti ses chances d’avancement. Or, son avancement avait été très rapide. » (p. 133)
« Son instinct d’homme qui a réussi lui avait appris de longue date qu’en règle générale une réputation s’échafaude par le style autant que par les résultats. » (p. 134)
« Les mystères inexplicables de l’existence consciente obsédèrent l’inspecteur principal Heat jusqu’à ce qu’il eût élaboré l’horrible idée que des siècles d’atroces souffrances et de tortures mentales pouvaient être contenus entre deux clignements successifs d’un même œil. » (p. 137)
« L’allure prise par cette affaire lui avait imposé l’idée générale de l’absurdité des actions humaines, idée qui, dans l’abstrait, est déjà assez agaçante pour un tempérament non philosophique, mais qui, dans des cas concrets, devient intolérablement exaspérante. » (p. 141)

On pourrait croire au procédé. Il me semble qu’il n’en est rien. Car il ne s’agit pas de dépeindre la bêtise des hommes, mais bien davantage d’en montrer l’universel partage. À quelque niveau social que ce soit, et quelles que soient les connaissances accumulées, les hommes ont la même ambition de comprendre et buttent sur le même genre d’illusions. Ainsi, la femme de l’agent provocateur, Winnie Verloc, n’est pas moins résolue que quiconque à permettre à son esprit de s’adapter au monde - et notamment à la brièveté de la vie - , alors même qu’elle décide de n’en pas trop savoir :
« Mme Verloc ne gaspillait pas la moindre parcelle d’une vie éphémère à rechercher des renseignements sur l’essentiel. Cette sorte d’économie a toutes les apparences et certains des avantages de la prudence. Il est évident qu’il peut être bon de ne pas en savoir trop long. Et une telle façon de voir s’accorde fort bien avec l’indolence congénitale. » (p. 235)
« Elle avait profondément le sentiment que les choses ne supportent guère d’être examinées à fond. » (p. 244)

Winnie Verloc ignore ce que son mari fait et ne cherche pas à le savoir. Par indolence, assurément. Mais que signifie cette indolence, si fréquente chez tout un chacun. Elle répond à quelque chose, à cette sorte de crainte d’un savoir qui pourrait compromettre tant de choses. Verloc lui-même, couché aux côtés de sa femme, la laisse lui dicter sa conduite :
« À cet instant il fut à deux doigts de s’ouvrir complètement à sa femme. Le moment paraissait propice. En jetant un regard du coin de l’œil, il vit les vastes épaules de sa femme drapées de blanc, et sa nuque, avec ses cheveux coiffés pour la nuit en trois nattes nouées de rubans noirs à l’extrémité. Et il s’abstint. M. Verloc aimait sa femme comme une femme doit être aimée… c’est-à-dire maritalement, avec l’attachement que l’on a pour le principal de ses biens. Cette tête coiffée pour la nuit, ces vastes épaules, offraient un aspect d’inviolabilité familière… l’inviolabilité de la paix du foyer. Elle ne bougeait pas, massive et informe comme la statue mal dégrossie de quelque gisant ; il se rappela ses yeux grands ouverts sur la chambre vide. Elle était mystérieuse, habitée par le mystère des êtres vivants. Le célèbre agent secret Δ qui avait figuré dans les dépêches alarmistes de feu le baron Stott-Wartenheim n’était pas homme à pénétrer par effraction dans de tels mystères. Il était facilement intimidé. Et, de surcroît, il était indolent, atteint de l’indolence qui est si souvent le secret de la bonhomie. Il s’abstint de perturber ce mystère par amour, par timidité et par indolence. Il serait toujours bien temps de le faire. » (p. 247)

Il ne faudrait pas pour autant oublier le récit lui-même. Et là encore, le talent de Conrad éclate. De chapitre en chapitre, les événements montent en puissance jusqu’à cet extraordinaire chapitre XI, quarante-quatre pages d’une prodigieuse intensité. Je m’en voudrais d’en révéler quoi que ce soit. Ne poussez pas l’indolence jusqu’à négliger de lire L’agent secret.

(1) Joseph Conrad, L’agent secret, trad. par Sylvère Monod, Gallimard, Folio, 1995.
(2) Ainsi, il se dit que Mallarmé se laissa séduire, ainsi qu’en témoignerait une phrase du chapitre “Sauvegarde” de ses Divagations (cf. la phrase « Notre fondation, du vieux sol, que les événements placèrent à la veille d’un éclat décoratif du goût pratique et fier de la race, eut conscience, on le dirait, jalousement : s’isola. » à consulter ici ici). Je suis en mal de trancher, car j’avoue être en mal de comprendre.
(3) Cf. son discours à l’Assemblée nationale du 8 mars 1894 disponible ici.
(4) L’actualité occulte volontiers l’histoire et laisse quelquefois penser que le terrorisme aveugle serait une invention du fondamentalisme musulman. Que nenni ! L’histoire de l’Occident est pleine de doctrinaires recommandant le massacre d’innocents ou passant à l’acte. Pour n’en citer que deux - aussi différents qu’oubliés -, il n’est pas sans intérêt de se pencher sur les écrits de Karl Heinzen (à ma connaissance indisponibles en français) ou sur la vie de Theodore Kaczynski.

Autres notes sur Conrad :
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La folie Almayer
Un paria des îles
Amy Foster
Le duel
Le retour