mercredi 19 novembre 2014

Note de lecture : Lichtenberg

Lichtenberg
de Jean-François Billeter


Georg Christoph Lichtenberg est moins connu en France qu’il ne l’est en Allemagne ou dans le monde anglo-saxon. C’est notamment parce qu’il y fut moins traduit. Ce qui ne signifie pas qu’il y est ignoré. Pour ce que j’en sais, il a ainsi donné lieu le 15 janvier 2001 à une journée d’étude de l’IUFM de Besançon intitulée “Les aphorismes de Lichtenberg”. (1) J’en parle parce que Jean-François Billeter, qui vient de publier un livre, Lichtenberg (2), insiste sur le malentendu auquel donne lieu le choix de parler d’aphorismes à propos des cahiers du philosophe allemand. Un aphorisme est fait de quelques mots qui sont censés condenser une doctrine, une théorie, bref c’est une courte proposition qui se donne pour une vérité. Et Lichtenberg - Billeter a raison - propose, assurément, mais sans rien imposer, sans rien prétendre.

On me dira que Lichtenberg semble affirmer et prescrire. Oui, mais c’est ce qu’il affirme ou prescrit qui indique combien tout cela est léger, offert, suggéré, dit en passant. En voici deux exemples, très brefs.
D’abord ceci : « G 82. Il y a en effet beaucoup de gens qui lisent uniquement pour être dispensés de penser. » (p. 70)
Le « en effet » est savoureux, car il ne prolonge aucun propos préalable. Il marque quelque chose comme l’évidence d’une idée qui pour beaucoup n’en a aucune. Ensuite cela :
« J 339. Exerce-toi, exerce tes forces, ce qui te coûte des efforts finira par devenir machinal. » (p. 93)
On pourrait n’y voir qu’une banalité. Mais si, plutôt que d’avoir à l’esprit les divers exercices d’apprentissage auxquels cela s’applique, on réfléchit au profit que l’on peut y trouver dès lors qu’il s’agit de se forger de bonnes habitudes au détriment de mauvaises, aussi triviales celles-ci comme celles-là soient-elles, on y lit le fruit de l’expérience pratique d’un homme.

Revenons au livre de Jean François Billeter. À en lire distraitement le titre, on pourrait croire qu’il s’agit d’une biographie ou d’un travail critique consacré à Lichtenberg. En fait, ce n’est rien d’autre qu’une traduction de certaines des notes figurant dans ses Cahiers. Écartant toutes celles qui concernent les sciences - la physique, la chimie, l’astronomie, les mathématiques -, soit à peu près la moitié d’entre elles, Billeter n’a voulu traduire que celles qui lui plaisaient le plus. C’est un choix qui se défend parfaitement, dès lors que Lichtenberg a écrit ces notes au fil des jours, sans chercher à construire un système, sans même penser à ce que ce qu’il écrivait soit publié.

Arrivé à la dernière page du livre, je n’ai donc lu de Lichtenberg que ce que Billeter a bien voulu que j’en lise. Évidemment, dans la mesure où Lichtenberg lui-même n’a peut-être pas voulu être lu, il serait hardi d’affirmer que j’ai nécessairement méconnu son message. D’autant que s’il est un message dans ses Cahiers, il tient avant tout dans un ton, une humeur, un type de regard, bien éloignés des théories systématiques dont le XVIIIe siècle était friand. Et cela apparaît assez vite, alors même qu’on a à peine lu deux dizaines de notes.

Il est étonnant par exemple que Kant et Lichtenberg aient été contemporains (ils ont même correspondu). Voici une note que le second consacre au premier :
« J 472. Je crois que, tout comme les disciples de Monsieur Kant reprochent toujours à ses adversaires de ne pas le comprendre, ils sont nombreux à penser que Monsieur Kant a raison parce qu’ils le comprennent. Sa façon de penser est nouvelle et diffère beaucoup de la façon habituelle, de sorte que, quand on y entre, on est très porté à la tenir pour vraie, et cela d’autant plus qu’il a tant d’adeptes zélés. Mais on devrait se souvenir que comprendre une façon de penser n’est pas encore une raison de la tenir pour vraie. Je crois que la plupart se sont tellement réjouis d’avoir compris un système très abstrait et rédigé dans un langage obscur qu’ils l’ont de ce fait tenu pour démontré. » (p. 96)
Il est vrai qu’une autre note suggère ceci :
« D 474. Efforce-toi de ne pas être de ton temps. » (p. 43)
Ai-je le droit d’appliquer à la sélection opérée par Billeter la même logique que lui et de choisir, en guise d’illustrations, celles des notes de Lichtenberg qui m’ont le plus plu ? Pourquoi pas ?

On sait que Ludwig Wittgenstein s’est beaucoup intéressé à Lichtenberg. Et cela n’étonne guère, tant certaines des notes semblent correspondre à ce que furent ses principales préoccupations. En voici cinq qui me paraissent en témoigner :
« D 273. Quand on en parle, cela devient plausible, mais quand on y pense, on trouve que c’est faux. Le premier coup d’œil que je jette en esprit sur quelque chose est très important. Notre esprit saisit obscurément la chose par tous ses côtés, ce qui est souvent plus précieux que de la saisir clairement par un seul. » (p. 41)
« D 283. Nous devons comme l’ont observé quelques philosophes bien des erreurs à l’abus des mots ; c’est peut-être à ce même abus que nous devons les axiomes. » (p. 42)
« H 146. Je et me. Je me sens - deux choses. Notre fausse philosophie est incorporée à tout notre langage : nous ne pouvons quasiment pas raisonner sans raisonner faux. On ne songe pas que parler, peu importe de quoi, est une philosophie. Quiconque parle allemand est un philosophe populaire, et notre philosophie académique consiste à imposer des réserves à cette philosophie-là. Toute notre philosophie est amendement de la langue courante, donc amendement d’une philosophie, de la plus commune. Mais la philosophie commune a l’avantage de posséder les déclinaisons et les conjugaisons. Nous enseignons donc toujours la vraie philosophie avec le langage de la fausse. Cela ne sert à rien d’expliquer les mots, car en expliquant les mots je ne touche pas aux pronoms et à leurs déclinaisons. » (p. 80)
« H 151. Reconnaître des objets extérieurs est une contradiction ; il est impossible à l’homme de sortir de lui-même. Quand nous croyons voir des objets, nous ne voyons que nous-mêmes. Nous ne pouvons rien connaître vraiment dans le monde sinon nous-mêmes et les changements qui se produisent en nous. Il nous est tout aussi impossible de ressentir quoi que ce soit à la place des autres, comme on dit ; nous ne ressentons que pour nous-mêmes. Cette proposition semble dure, mais elle ne l’est pas si on la comprend bien. On n’aime ni père, ni mère, ni épouse, ni enfants, mais les sentiments agréables qu’ils nous inspirent et dans lesquels il y a toujours quelque chose qui flatte notre fierté et notre amour-propre. Il ne saurait en aller autrement, et qui nie cette proposition ne la comprend pas. Cependant notre langage ne doit pas être philosophique en cette matière, pas plus qu’il ne doit être copernicien quant au monde qui nous entoure. Je crois que rien ne révèle mieux l’esprit supérieur de l’homme que sa capacité de percer à jour le tour que la nature a voulu lui jouer, pour ainsi dire. Mais il reste cette question : qui a raison, celui qui se croit induit en erreur ou celui qui ne le croit pas ? C’est à coup sûr celui qui ne le croit pas. Mais le fait est que ni l’un ni l’autre parti ne croit qu’il est trompé. Dès que j’ai percé à jour la tromperie, elle n’en est plus une. Le langage a été inventé avant la philosophie. C’est ce qui rend la philosophie difficile, surtout quand on veut l’expliquer à d’autres qui ne pensent pas beaucoup par eux-mêmes. La philosophie est toujours obligée, quand elle parle, de parler le langage de la non-philosophie. » (pp. 81-82)
« K 71. À chaque degré de la connaissance ont cours des propositions dont on ne voit pas qu’elles sont suspendues au-dessus de l’inconnaissable, sans autre appui que la seule croyance. On les accepte sans savoir d’où vient la confiance qu’on a en elles. Le philosophe en a tout autant que l’homme qui croit fermement que l’eau coule toujours vers le bas pour la bonne raison qu’il est impossible qu’elle coule vers le haut. » (pp. 116-117)

Il y a aussi chez Lichtenberg des réflexions que l’on pourrait facilement ranger dans le registre du déterminisme, sans qu’elles aient ce côté abrupt et têtu dont les déterministes imprègnent généralement leurs propositions. En voici l’une ou l’autre :
« F 1205. Chaque fois que tu lis l’histoire d’un grand criminel, remercie le ciel, avant de le condamner, qu’avec ton visage honnête il ne t’ait pas placé au commencement d’une telle suite de circonstances. » (p. 67)
« H 25. Nous croyons que tout a une cause par la même nécessité qu’une araignée tisse sa toile pour attraper des mouches. Elle le fait même avant de savoir qu’il existe des mouches dans ce monde. » (p. 75)
« J 278. Qu’une hypothèse fausse soit parfois préférable à la bonne se voit dans la doctrine de la liberté de l’homme. L’homme n’est pas libre, assurément, mais il faut une étude très profonde de la philosophie pour ne pas se laisser induire en erreur par cette idée ; une étude pour laquelle, parmi mille qui n’ont ni le temps, ni la patience et parmi cent qui les ont, il s’en trouve à peine un qui ait l’esprit nécessaire. La liberté est au fond la forme la plus commode de concevoir la chose, et restera toujours la plus commune tant elle a l’apparence pour elle. » (p. 89)
« K 170. Ce qui me déplaît dans la façon de traiter l’histoire, c’est qu’on voit des intentions dans toutes les actions et déduit tous les événements d’intentions. Cela est vraiment tout faux. Les plus grands événements se produisent indépendamment de toute intention : le hasard répare des fautes, il donne des prolongements imprévus à l’entreprise la plus astucieusement conçue. Les grands événements de ce monde ne sont pas produits, ils se produisent. » (pp. 125-126)
« L 972. Je pense que l’homme est en fin de compte un être si libre qu’on ne peut pas lui disputer le droit d’être ce qu’il croit être. » (p. 142)

Reviennent fréquemment aussi des considérations relatives à la doxa, telles celles-ci :
« RA 43. On s’étonne souvent que Mahomet ait pu à ce point tromper ses gens et qu’avec ses capacités, qu’elles aient été petites ou grandes, il ait créé dans le monde un tel événement, qui est sans commune mesure avec elles. On s’étonne et l’on voit cependant la même chose se produire chaque jour, bien qu’à une plus petite échelle. Il y a dans la république des savants des hommes qui font sensation sans posséder le moindre vrai mérite. Peu de gens s’interrogent sur leur valeur et ceux qui la connaissent passeraient pour des blasphémateurs s’ils exprimaient publiquement leur opinion. La cause en est que l’homme vraiment grand a des qualités que seul l’homme grand apprécie tandis que l’autre a celles qui plaisent à la foule, laquelle impose son verdict par le nombre. » (p. 44-45)
« E 195. Ceux qui prouvent là où il n’y a rien à prouver. Il est une sorte de creux bavardage que l’on fait passer pour lourd de sens par la nouveauté du langage et des métaphores inattendues. Klopstock et Lavater excellent dans cet art. On peut s’y livrer pour plaisanter. C’est impardonnable quand on est sérieux. » (p. 52)
« G 45. Les gens croient de toute façon plus difficilement aux miracles qu’aux traditions relatives aux miracles, et plus d’un Turc, Juif etc. qui se ferait tuer pour sa tradition serait resté de sang-froid en présence du miracle lui-même, lorsqu’il s’est produit. Car à l’instant où il se produit, le miracle n’a pas plus de poids que sa propre valeur ; ce n’est pas être libre-penseur que de l’expliquer par des causes physiques, ce n’est pas blasphémer que de le tenir pour une imposture. De toute façon, nier un fait n’est pas une faute ; cela devient seulement dangereux dans le monde quand on contredit par là d’autres gens qui l’ont déclaré incontestable. Plus d’une chose tout à fait dénuée d’importance devient importante du fait que des gens réputés en ont fait leur affaire - gens que l’on respecte sans trop savoir pourquoi. Il faut voir les miracles de loin pour y croire, comme les nuages s’il faut les tenir pour des corps solides. » (pp. 69-70)

J’ai peut-être tort, après tout, de grouper des notes par thème. L’esprit de Lichtenberg me semble ainsi fait qu’il ne donne sa pleine mesure que dans la courte digression, sans jamais accumuler les savoirs en vue d’on ne sait quel corpus. Il écrivait apparemment pour lui, sans doute pour se souvenir, peut-être simplement pour formuler mieux ce qui lui passait par l’esprit, encore qu’il ne manque pas d’attirer l’attention sur ce que la mise en forme ampute à l’idée jaillissante. Allez ! quelques morceaux choisis encore, d’où peut naître l’envie d’en lire bien davantage.

« F 424. Il y a des choses que nous faisons à chaque instant sans le savoir et que nous faisons de mieux en mieux. À la fin l’homme pourrait tout faire sans le savoir et deviendrait véritablement un animal pensant. La raison rejoint l’animalité. » (p. 60)
Avec ce qui ressemble fort à la même idée, prise à rebours :
« G 85. Se tromper est également humain en ce sens que les animaux se trompent peu ou pas du tout, ou seulement les plus intelligents d’entre eux. » (p. 72)
Et ceci, aussi juste que drôle :
« J 613. Le plus évolué des singes est incapable de dessiner un singe. Cela aussi, seul l’homme sait le faire. Il est aussi seul à trouver que c’est un avantage. » (p. 97)
Et voilà que je regroupe encore. Lichtenberg s’en amuserait sans doute.

Alors, ceci, qui n’est pas rien :
« J 295. Je crois du fond de mon âme et après la plus mûre réflexion que l’enseignement du Christ, nettoyé de la crasse qu’y ont déposée les dévots, et mis franchement dans le langage qui est le nôtre aujourd’hui, représente le meilleur système que je puisse imaginer pour promouvoir la paix et le bonheur dans le monde de la façon la plus rapide, énergique, sûre et générale. Mais je crois aussi qu’il y a un autre système, qui découle entièrement de la pure raison et qui mène au même point, mais il est bon pour les penseurs expérimentés et pas du tout pour les hommes en général. Même s’il était communément reçu, il faudrait encore l’enseignement du Christ pour la pratique. Le Christ s’est soucié du seul contenu et cela, même les athées ne peuvent que l’admirer (tout homme de pensée sentira ce que j’entends ici par “athée”). Comme il eût été facile à un tel esprit de concevoir un système pour la raison pure qui eût entièrement satisfait les philosophes. Mais où sont les hommes correspondants ? Il se serait sans doute passé des siècles pendant lesquels on ne l’aurait pas compris. Et comment un tel système aurait-il servi à instruire le genre humain et à le redresser à l’heure de la mort ? Et qu’est-ce que les jésuites de tous les temps et de toutes les nations n’en auraient pas fait ? Ce qui sert à guider les hommes doit être vrai, mais doit aussi être intelligible pour tous. Même si cela lui est enseigné par des images qu’il s’explique différemment à chaque étape de la connaissance. » (pp. 92-93)

Ou encore ceci, qui n’est pas rien non plus :
«  K 66. Je crois que peu d’hommes ont réfléchi sérieusement à la valeur de ne-pas-être. Le ne-pas-être d’après la mort, je le vois comme l’état dans lequel j’étais avant de naître. Ce n’est pas vraiment de l’apathie, qui est encore quelque chose que l’on ressent, ce n’est rien du tout. Si j’entrais dans cet état-là - quoique les mots “état” et “je” ne conviennent plus ici - je crois qu’il contrebalancerait entièrement la vie éternelle. Pour l’être sentant, ce ne sont pas être et ne-pas-être qui vont de pair, mais le ne-pas-être et la plus haute félicité. Je pense qu’on se trouve également bien dans ces deux états. Être et agir selon la raison en attendant, tel est notre devoir, puisque nous n’avons pas la vue du tout. » (pp. 115-116)

Une dernière, pour que j’en termine avant que vous ne commenciez :
« L 18. Ni nier, ni croire. » (p. 134)

(1) Les actes de cette journée son consultable ici sur Internet.
(2) Jean François Billeter, Lichtenberg, Éd. Allia, 2014.