vendredi 19 décembre 2014

Note d’opinion : la science

À propos de la science

Bertrand Russel était convaincu que la démarche scientifique et la démocratie allaient de pair. En introduction au recueil de conférences de Jacques Bouveresse qui a été publié sous le titre À temps et à contretemps (1) figure l’extrait suivant :
« Une des convictions fondamentales de Russel est celle de l’existence d’un lien intrinsèque entre la méthode scientifique et le mode de pensée démocratique. Cela est dû notamment à des choses comme l’intronisation par la science du principe de la libre recherche comme principe suprême en matière d’acquisition de la connaissance, l’incitation à adopter une attitude objective et impartiale à l’égard de la réalité, et la renonciation à l’idée de vérité absolue, qui constitue toujours, d’une manière ou d’une autre, le principe du dogmatisme dans la théorie et de la tyrannie en politique. Pour le rationaliste convaincu qu’est Russel, le danger, qui risque de se révéler rapidement mortel, commence lorsqu’on laisse se généraliser, au sein d’une communauté qui est encore en principe démocratique, le sentiment et bientôt la certitude que les désaccords et les conflits les plus importants peuvent et doivent être traités d’une façon qui, pour être sérieuse et efficace, doit commencer par exclure aussi complètement que possible de la confrontation l’intervention de la raison et de l’argumentation rationnelle. » (Emplacement 699)

Voilà assurément une idée intéressante à laquelle il convient de réfléchir, en des temps où - sinon la science - en tout cas la démarche scientifique semble faire de moins en moins souvent bon ménage avec la démocratie ; et des temps aussi où l’irrationnel nargue intellectuellement les adeptes de la rationalité.

Je cite un autre extrait de la conférence de Jacques Bouveresse, de telle sorte que soit mieux précisée la direction de cette réflexion. Toujours parlant de Bertrand Russel, il dit notamment ceci :
« […] la supériorité de la science réside pour une part essentielle, à ses yeux, dans la capacité plus grande qu’elle a de s’affranchir de l’emprise de l’émotion et de distinguer beaucoup plus rigoureusement qu’on ne le fait ailleurs le désir de savoir ce que sont réellement les choses du désir qu’elles se conforment à ce que nous voudrions qu’elles soient. » (2)

Avant toute chose, il me faut préciser que les quelques réflexions que je vais me permettre d’esquisser n’ont aucune valeur en comparaison des conférences de Jacques Bouveresse et qu’il est assurément préférable de le lire que de perdre son temps sur le présent blog. Et c’est tout aussi vrai des livres de Bertrand Russel que Bouveresse commente à ces occasions - principalement The Scientific Outlook et Religion and Science (3) -, même si je perds moi-même mon temps à écrire plutôt que de m’y replonger.

L’idée que la démarche scientifique représente la meilleure voie de recherche de la vérité ne me paraît pas personnellement contestable. Et si ceux qui la contestent, implicitement ou explicitement, sont aussi nombreux, c’est assurément - comme le dit Bouveresse - parce que « le désir de savoir ce que sont réellement les choses » est très souvent confondu avec « le désir qu’elles se conforment à ce que nous voudrions qu’elles soient ». Ce n’est pas de s’affirmer scientifique qui pèse, mais bien de s’astreindre aux précautions, aux méthodes et aux doutes que la démarche réclame.

Que penser dès lors des relations qui pourraient éventuellement exister entre les succès de la science, la confiance faite à la démarche scientifique et les conceptions démocratiques du pouvoir politique ?

La science - si tant est que l’on puisse qualifier ainsi une manière de tenter de savoir qui s’est affirmée à partir de la première moitié du XVIIème siècle - a fortement varié dans ses conceptions au cours des quatre derniers siècles. Et je ne parle évidemment pas ici de ses résultats, mais bien des raisons et des obstacles que la réaffirmation de ses vertus heuristiques a pris en compte. De même, de son côté, la démocratie a fluctué au fil du temps, non seulement dans ses mises en application, mais aussi et surtout dans ses significations usuelles. Tant et si bien que le champ d’étude qui s’offre à celui qui ambitionnerait d’élucider un tant soit peu les rapports que la science et la démocratie ont entretenu et entretiennent aujourd’hui est à ce point vaste qu’il s’impose de s’y aventurer avec la plus grande prudence.

L’émergence de la science a-t-elle favorisé l’éclosion des idées démocratiques ? La méfiance qui progressa à une certaine époque et dans un certain milieu envers le dogmatisme a-t-elle conjointement encouragé la rigueur dans l’établissement du savoir et un souci d’égalité en politique ? En cultivant le respect d’une volonté générale, la conception démocratique du pouvoir a-t-elle tendu vers une forme d’objectivité dont auraient profité les efforts consentis pour démêler le vrai du faux ? Ce sont là des questions auxquelles on aimerait avoir des réponses, mais qui sont bien malaisées à trancher.

Bien sûr, on aimerait que la connaissance et la démocratie se confortent l’une l’autre. Mais, précisément, il n’est pas question ici de satisfaire notre désir « que […] les choses se conforment à ce que nous voudrions qu’elles soient ». Pas plus d’ailleurs qu’il ne faut postuler a priori que « ce que sont réellement les choses » ne puisse éventuellement coïncider avec « ce que nous voudrions qu’elles soient ». Seule une recherche approfondie relative aux principaux éléments en cause - à la fois au regard de l’histoire et au regard des rapports sociaux engagés dans ces processus - permettrait de se faire une idée des liens éventuels unissant ou opposant la science et la démocratie. Mais il s’agirait là d’une recherche particulièrement malaisée en raison de la multiplicité des facteurs déterminants. Ne l’oublions pas, l’étude du comportement humain présente des difficultés spécifiques qui confèrent à ce qui mérite d’être appelé des résultats un caractère incertain, davantage proche de la vraisemblance que de la vérité.

C’est ici que - avec toute la prudence exigée - je voudrais formuler une hypothèse, une hypothèse dont je suis bien conscient qu’elle attend toujours d’être démontrée. Ne serait-ce qu’en renonçant à l’écarter trop vite, celui qui la garderait présente à l’esprit s’éviterait peut-être de prendre la démocratie pour ce qu’elle n’est pas. En effet, qu’il soit moralement souhaitable et politiquement prudent de favoriser le caractère démocratique du pouvoir n’implique pas que les décisions approuvées par le grand nombre soient les plus adéquates. Il y a quelque chose de dramatiquement illusoire à considérer que le peuple - entendons une collectivité - dispose d’une lucidité à laquelle n’accéderait pas l’individu. Et c’est précisément ce qui distingue peut-être le plus décisivement la science de la démocratie.

Il est inutile de rappeler la méfiance que la plupart des philosophes de l’Antiquité cultivaient à l’égard de la doxa. C’est que leur pensée a dû se construire en rupture avec bien des croyances entretenues par l’opinion commune. D’une certaine façon, on retrouve le même souci chez Gaston Bachelard, lorsque celui-ci explicite ce qu’il appelle la “surveillance au carré” et la “surveillance au cube”. De quoi s’agit-il ? Réfléchissant aux conditions dans lesquelles l’activité cognitive peut s’exercer d’une façon efficace, Bachelard écrit ceci :
« La fonction de surveillance de soi prend, dans les efforts de culture scientifique, des formes composées fort propres à nous montrer l’action psychique de la rationalité. En l’étudiant d’un peu près nous aurons une nouvelle preuve du caractère spécifiquement second du rationalisme. On n’est vraiment installé dans la philosophie du rationnel que lorsqu’on comprend que l’on comprend, que lorsqu’on peut dénoncer sûrement les erreurs et les semblants de compréhension. Pour qu’une surveillance de soi ait toute son assurance, il faut en quelque manière qu’elle soit elle-même surveillée. Prennent alors existence des formes de surveillance de surveillance, ce que nous désignerons, pour abréger le langage, par la notation exponentielle : (surveillance)2. Nous donnerons même les éléments d’une surveillance de surveillance de surveillance - autrement dit de (surveillance)3. Sur ce problème de la discipline de l’esprit, il est même assez facile de saisir le sens d’une psychologie exponentielle et d’apprécier comment cette psychologie exponentielle peut contribuer à la mise en ordre des éléments dynamiques de la conviction expérimentale et de la conviction théorique.
[…]
Faut-il remarquer que la (surveillance)3 saisit des rapports entre la forme et la fin ? qu’elle détruit l’absolu de la méthode ? qu’elle juge la méthode comme un moment des progrès de méthode ? Au niveau de la (surveillance)3 plus de pragmatisme morcelé. Il faut que la méthode fasse la preuve d’une finalité rationnelle qui n’a rien à voir avec une utilité passagère. Ou du moins, il faut envisager une sorte de pragmatisme surnaturalisant, un pragmatisme désigné comme un exercice spirituel anagogique, un pragmatisme qui chercherait des motifs de dépassement, de transcendance, et qui demanderait si les règles de la raison ne sont pas elles-mêmes des censures à enfreindre.
 » (4)

Ce qui vaut d’être retenu dans ces propos, c’est l’effort jamais achevé que réclame l’exercice de la raison, jusqu’à pousser la raison à se mettre elle-même en cause. Car il n’est rien d’autre que la raison qui puisse débusquer les pièges de la raison, encore faut-il qu’elle n’en finisse jamais de se surveiller. Une raison incomplètement surveillée est encline à prendre pour vraies - parce que sanctionnées par elle - des assertions insuffisamment étayées. C’est dire si la recherche scientifique est à l’opposé des adhésions communes. C’est dire aussi combien l’opinion commune reste étrangère à ces méthodes d’apprentissage.

Petite parenthèse : quelque part dans Le Royaume (5) (j’ai cherché un peu, mais n’ai pas retrouvé où), Emmanuel Carrère avance l’idée que Jésus aurait livré son message de telle sorte qu’il soit entendu par tout le monde, et non par ceux qui auraient été en mesure d’en déchiffrer une version logique et rationnellement étayée. Autrement dit, cela signifierait que la Parole évangélique est à la Parole divine ce que le savoir vulgarisé est à la connaissance scientifique. Et l’on sait combien ce savoir vulgarisé est loin des connaissances dont il prétend procéder. (6)

Je reviens à mon hypothèse, pour tenter de la formuler. N’existerait-il pas quelque chose comme une fatalité qui veut que la vie en société réclame que les esprits s’attachent à des croyances qui représentent un considérable obstacle à la recherche rationnelle de connaissance ? Ce qui impliquerait que la connaissance, dès lors qu’elle ne s’est pas métamorphosée en croyance - autrement dit qu’elle est encore accompagnée des précautions et des doutes qui résultent des conditions de son acquisition -, reste d’une diffusion extrêmement malaisée dans le corps social. La foule y est très peu réceptive, sauf sous une forme abrégée, doctrinale ou utilitariste.

Si cette hypothèse se révélait plus ou moins exacte - ce qui n’est pas établi aujourd’hui -, cela serait de nature à peser sur la manière de concevoir les rapports entre la science et la démocratie. Non que la démocratie soit un régime politique qui entrave la recherche, mais bien en ce qu’elle n’offre guère davantage de possibilités que les autres régimes de l’accueillir et de la comprendre pour ce qu’elle est vraiment. Il n’est sans doute pas faux de penser que, dans une démocratie, la liberté de penser, comme d’aller et de venir comme on l’entend, favorisent l’indispensable liberté des chercheurs. Mais je suis bien davantage sceptique au sujet de cette « incitation à adopter une attitude objective et impartiale à l’égard de la réalité », tout comme à propos de « la renonciation à l’idée de vérité absolue », dont Jacques Bouveresse nous dit qu’elles auraient fortifié chez Russel l’idée que la science et la démocratie seraient faites pour se rencontrer. En démocratie, la vie politique offre le spectacle de politiciens en mal de séduction, volontiers démagogues, ce qui ne peut guère améliorer la sensibilité à l’objectivité et à l’impartialité. D’autant que l’objectivité et l’impartialité ne peuvent résulter que de démarches qui en mesurent sans cesse l’impossibilité et savent se résoudre à tendre vers une position inaccessible. Quant à la vérité absolue, elle ne se trouve ébranlée en démocratie que par un abandon pur et simple du concept de vérité, ramené selon un relativisme ravageur à l’adage “à chacun sa vérité”.

Bertrand Russel a eu bien sûr sous les yeux une démocratie qui n’avait pas le visage qu’elle a aujourd’hui. L’interpénétration des champs y était moins poussée et les lieux privilégiés où la science pouvait bénéficier de l’exercice très libre d’esprits éclairés restaient préservés et reconnus. À présent, beaucoup de ces lieux ont été submergés par la « marée de merde » dont Simon Leys osa parler un jour (7). Le mérite de ceux qui - dans ce contexte - persistent à défendre les vertus de la raison et misent toujours sur des méthodes rigoureuses pour tenter de démêler le vrai du faux est d’autant plus remarquable qu’ils n’en recueillent plus guère la moindre reconnaissance, laquelle pourrait d’ailleurs être le signe de leur éventuelle compromission.

(1) Jacques Bouveresse, À temps et à contretemps. Conférences publiques, Collège de France, Revues.org, http://philosophie-cdf.revues.org/213.
(2) Jacques Bouveresse, Op. cit., emplacement 1041; conférence donnée lors de l’université européenne d’été organisée par l’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (IHEST) à Arc-et-Senans le 25 août 2010 sous le titre “Quelle place pour la science dans le débat public ?”.
(3) Bouveresse cite les versions originales anglaises. The Scientific Outlook a été publié en une version électronique (mobipocket.com, 2007/2008) que j’ai déchiffrée comme le peut quelqu’un qui entend assez mal l’anglais ; je n’ai pas lu Religion and Science, pas davantage la version originale anglaise que sa traduction (Science et religion, trad. Philippe-Roger Mantoux, Gallimard, 1990).
(4) Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, PUF, 1949, pp. 75 et 80.
(5) Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L., 2014. (voir ma note du 29 septembre 2014)
(6) Je ne doute pas qu’il s’agit là d’un genre de comparaisons que certains croyants trouveront offensantes. D’autant que, depuis Origène (IIIème siècle), bien des efforts furent consentis pour donner à cette Parole une profondeur dont attesteraient ces savantes méthodes héritées du judaïsme et censées y donner accès. Ainsi, la distinction entre les sens littéral, allégorique, protologique et anagogique postule qu’il y a bien quelque chose à comprendre qui n’est pas à la portée du premier lecteur venu. Mais voilà, je reste personnellement plus sensible aux constats simples et logiques que Diderot s’est permis : « Si la raison est un don du ciel, et que l’on en puisse dire autant de la foi, le ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires. » (Additions aux “Pensées philosophiques”, version électronique, Norp-Nop Editions, 2011, Emplacement 15.) ; « …égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une petite lumière pour me conduire. Survient un inconnu qui me dit : ‘mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton chemin’. Cet inconnu est un théologien. » (Ibid., Emplacement 22.)
(7) Cf. le discours qu’il prononça le 18 novembre 2005 à l’Université catholique de Louvain lorsque lui fut remis le titre de docteur honoris causa. L’essentiel de ce texte figure dans ma note du 22 août 2012.

dimanche 7 décembre 2014

Note d’opinion : l’esprit

À propos de l’esprit

Après avoir tenté de formuler un avis sur le livre de Pierre Hadot Plotin ou la simplicité du regard, j’ai terminé la note du 5 octobre 2014 par le propos suivant :
« Je suis personnellement intéressé par la métaphysique, si l’on appelle ainsi cette part de la mystique qui ne dépose rien dans l’habitacle du mystère. Plus cet habitacle se remplit, moins il donne lieu à réflexion, moins il donne lieu à discussion. Et c’est en cela que la contemplation ou la méditation spirituelle ressemblent selon moi à une sorte de sclérose volontaire de l’esprit. »
Ce qui fut commenté le 6 décembre 2014 par Laurent Ledoux de la façon suivante :
« Merci pour cet article intéressant. Tu parles à la fin de celui-ci de "sclérose de l'esprit". J'imagine que tu entends par "esprit" l'intellect, la raison, le "logos" et non pas l'esprit, distinct de l'intellect, et que ce dernier ne peut précisément pas comprendre. D'où la nécessité, selon certains penseurs du moins, des mythes, des rêves, du "mythos", qui offre une autre approche, complémentaire du réel. Se pourrait-il que la véritable sclérose soit d'oublier, de se fermer au "mythos" et ne plus accepter que ce que le "logos" peut appréhender ? »

La réponse que ce commentaire appelle de ma part mérite, je crois, davantage de place que celle qu’offre un simple commentaire ; voilà pourquoi j’ai choisi de lui donner la forme d’une nouvelle note.

Avant toute chose, il me faut confesser que si j’avais su devoir défendre ce propos, je ne l’aurais probablement pas formulé de la sorte. Car il y manque les nuances et les hésitations dans lesquelles l’idée que j’y avance s’est fait un chemin. Mais qu’à cela ne tienne, allons-y.

Laurent Ledoux, sous couvert d’éclaircir ce que vise la sclérose que je me suis permis d’évoquer, pose en effet une question autrement vaste, une question que je n’ai pas abordée et que, pour tout dire, je n’ai pas même imaginée au moment où j’écrivais. C’est la question de la part et du rôle que jouent dans l’esprit le rationnel et l’irrationnel. Il ne se borne cependant pas à la poser ; il la complète d’une autre question, laquelle contient implicitement une hypothèse qui n’a rien d’innocent. L’hypothèse, c’est celle des bienfaits que procureraient à l’humain certaines formes d’irrationalité et qu’un choix inconditionnel de la rationalité compromettrait jusqu’à condamner à la sclérose. L’autre question, c’est celle de la nécessité de ce qu’il appelle le “mythos” sur laquelle certains penseurs - non cités (1) - insisteraient.

Avant même d’entrer dans les nuances que ces questions réclament, je tiens à répondre d’emblée que, non seulement je ne crois pas que « se fermer au “mythos” » serait « la véritable sclérose », mais je suis en outre tenté de croire que d’en prôner l’usage (si tant est que l’on puisse dire qu’on en use) après l’avoir oublié est une voie vers un certain durcissement de l’esprit. Cela mérite bien sûr des explications.

La caractéristique principale du langage - je parle du langage humain, articulé et réflexif -, c’est de se prêter à penser à ce qu’on pense. Le phénomène émane d’un organe que les paléoanthropologues appellent fort justement l’esprit/cerveau, rappelant ainsi « que les faits psychiques ne sont pas isolables de leur substrat matériel » (2). Cette faculté offre à la raison la possibilité de s’exercer, mais tout autant à l’imagination. Ce qui permet de penser que le langage a doté l’homme du meilleur et du pire : un moyen de se représenter les choses telles qu’elles sont ; un moyen aussi de s’illusionner ad libitum. Et cette situation est à ce point complexe que l’imagination seconde la raison lorsqu’elle tente de démêler le vrai du faux, de même que la raison seconde tout autant l’imagination lorsque celle-ci charrie dans les bégonias. Lorsqu’on parle de rationalité et d’irrationalité, il faut donc s’entendre sur ce qui est précisément visé.

Ce que certains ont appelé le miracle grec (3) représente le tournant au cours duquel - au Ve siècle avant J.-C. - une culture a vu naître en son sein le souci du vrai, tel qu’il peut se manifester par un usage critique de la raison. Les choses n’ont évidemment pas été aussi tranchées que ma façon de dire pourrait le laisser croire, ni temporellement ni spatialement. Reste qu’il y eut un temps où les croyances dominaient la totalité de ce qui était pensé, puis un temps où, très progressivement, il y eut, au milieu de cette domination des croyances, quelques îlots d’une forme nouvelle de pensée. Cette forme nouvelle donnait mission à la raison de ne pas s’en laisser compter et de remettre inlassablement en cause ce qu’elle venait de suggérer. La démarche - que l’on se plut, à partir du XVIIe siècle, à appeler scientifique - n’était pas et n’est toujours pas sans failles, loin s’en faut. Mais elle représente la seule voie pour comprendre, la seule voie pour relier les choses entre elles, la seule voie pour accéder à une certaine intelligence des choses. (4)

C’est ici qu’il me paraît utile d’évoquer une forme de rationalité qui ne trouve pas directement sa source dans l’esprit/cerveau. Au moins à certains moments et à certains endroits, il y a une rationalité du comportement humain qui transcende la rationalité de l’esprit humain. Et je ne vise pas ici ce que peut avoir de rationnel un acte irréfléchi qui répond logiquement à une situation. Lorsqu’un animal quelconque donne suite à un stimulus, il y a là quelque chose de conséquent qui a souvent sa raison d’être, bien évidemment. Non, je vise ces comportements qui sont au moins partiellement mus par des croyances collectives, telles les mythes. Claude Lévi-Strauss a amplement expliqué cette inspiration insolite des comportements que peuvent être les mythes dès lors que leur rôle premier ou véritable est en quelque sorte oublié. (5) Le respect que l’on voue au gibier et qui préserve inconsciemment sa place dans l’écosystème ou encore l’interdit alimentaire qui protège d’un risque dont on a désappris l’existence, voilà par quel procès procède cette forme bien spéciale de rationalité (si tant est qu’elle mérite ce nom). Tout mythe a évidemment ses propres raisons d’être, parmi lesquelles certaines peuvent obéir à une logique conservatrice de la vie, du lien social ou de tout autre trait propice à l’espèce, au groupe ou à certains individus. Et la logique que représente l’adéquation entre le comportement induit et une condition de vie échappe en ce cas à la conscience des individus.

Cela dit, cette logique infuse a ses ratés. Et l’inconscience de la logique en défaut comme la disparition éventuelle des groupes qui ont eu à subir ces ratés n’aide évidemment pas à les repérer. Peu importe, dirais-je. Admettons simplement ici que les obstacles que les humains et leurs sociétés ont rencontré pour survivre furent souvent surmontés par une logique qu’ils n’ont pas sciemment délibérée ou même reconnue. La question qui surgit alors est la suivante : vaut-il mieux faire confiance à ces pouvoirs occultes du mythe ou plutôt miser sur un examen rationnel des problèmes à résoudre ? Personnellement, je suis porté à croire qu’il s’agit là d’une fausse question. Voici pourquoi.

D’abord, pas plus que le mythe n’est entretenu pour la logique qu’il contient éventuellement - et pour cause, puisqu’elle n’est pas consciente -, l’accumulation de connaissances procédant de l’exercice d’une rationalité scientifique n’obéit à une stratégie explicite. Mille et un motifs s’entremêlent pour entretenir la libido sciendi et la survie de l’espèce, de la nation ou du groupe n’y occupe qu’une place marginale. Tant et si bien qu’il n’y a là rien de décisif en faveur de la rationalité, d’autant que les découvertes techniques engendrées par les mêmes connaissances sont souvent jugées de nos jours comme ayant fait au moins autant de mal que de bien.

Ensuite, si l’on ne retient que la recherche du vrai - ce qui était l’objet de la note commentée par Laurent Ledoux -, on voit mal l’intérêt qu’il peut y avoir à comparer la force logique des mythes et l’efficacité de la pensée rationnelle, la première ne débouchant en fait sur aucune connaissance.

Enfin, s’il est pertinent d’envisager de choisir la rationalité, contre ce que l’esprit peut contenir d’irrationnel, il est saugrenu de militer pour les mythes, ceux-ci n’apparaissant et ne survivant qu’en dépit des volontés.

Revenons alors au commentaire de Laurent Ledoux. « J’imagine, écrit-il, que tu entends par "esprit" l'intellect, la raison, le "logos" et non pas l'esprit, distinct de l'intellect, et que ce dernier ne peut précisément pas comprendre. » Non, je n’avais pas en tête de limiter ce que j’appelle esprit à la raison lorsque j’évoquais sa sclérose éventuelle. À ceci près que j’ai envisagé l’esprit - fort (ou faible) de toutes ses facettes - alors qu’il tente d’écarter l’erreur. Et j’ai avancé que la contemplation ou la méditation spirituelle - entendues comme il est dit dans la note - lui faisait perdre de sa souplesse. Mieux vaut miser en pareil cas sur un usage rigoureux de la raison.

Il est bien sûr possible de préférer vivre en accordant la primauté au sentiment, à la sensation, aux rêves, aux croyances, aux rites, à la tradition, que sais-je encore. Mais il me paraît très dangereux de prétendre que ce choix conduit vers davantage de vérité, sinon à supposer une vérité transcendante qui ne s’invente que pour s’éviter de croire que l’on poursuit quelque chose qui ne porterait pas son nom. Loin de moi l’idée que le sentiment, le rêve, la croyance ou la tradition n’ont pas une place dans nos vies ; en disconvenir représenterait assurément un autre danger. Mais dès lors qu’il s’agit de démêler le vrai du faux, il convient je crois de s’en garder autant que faire se peut. Ceux qui affirment « la nécessité du “mythos” » et qui prétendent offrir en cela « une autre approche, complémentaire du réel » ont le plus souvent un truc à vendre, ne serait-ce qu’un livre. Car s’il s’agit toujours de la recherche de la vérité, qu’est-ce donc que ce “complément du réel” promis ? Cela fait un peu plus de deux décennies qu’un courant, puissant dans les médias, cherche à imposer l’idée que l’irrationalité aurait des vertus heuristiques ; parfois de façon sournoise, parfois de façon très explicite. Il en est heureusement qui - tel Jacques Bouveresse - abattent un travail colossal pour tenter d’y résister.

Quant à supposer que l’origine de la sclérose de l’esprit serait « d'oublier, de se fermer au "mythos" et ne plus accepter que ce que le "logos" peut appréhender » - idée que Laurent Ledoux ne prend pas explicitement à son compte, mais propage néanmoins délibérément -, elle participe de cette offensive de l’irrationnel bien davantage qu’elle ne manifeste un intérêt pour les mythes. Dans ce contexte, on en vient d’ailleurs volontiers à qualifier de mythe ou de “mythos” des recettes de vie dont les arrières-pensées n’ont rien de mythiques.

Le monde d’aujourd’hui est parcouru d’intérêts colossaux. Ceux-ci pèsent sur la pensée, au moins autant que ne le font les mythes. Des monceaux d’œuvres sont éditées, des flopées de conférences sont données, des myriades de théories sont élaborées aux fins de satisfaire ces intérêts. Pour ce faire, elles se donnent le plus souvent des allures généreuses, scientifiques, philosophiques ou spirituelles. Leur succès - immensément plus grand que celui des recherches consciencieuses - doit beaucoup à la place qu’occupe dans la démarche le souci de séduire, notamment les médias. Rien de cela n’enlève quoi que ce soit à la nécessité pour celui qui cherche autre chose que des panneaux dans lesquels tomber de préserver avant tout son indépendance.

(1) Au-delà du foisonnement de théoriciens “inspirés” qui osent de nos jours défendre les droits du subjectivisme et puisent dans le moralisme la justification de leur irrationalité, je pense personnellement - en raison sans doute du mot “mythos” - au très heideggerien André Malet et à son maître Rudolf Bultmann.
(2) Jean-Marie Hombert & Gérard Lenclud, Comment le langage est venu à l’homme, Fayard, 2014, p. 12.
(3) Cf. la “Prière sur l’Acropole” in Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Garnier-Flammarion, GF 265, 1973.
(4) Je laisse de côté tout ce qui pourrait être dit au sujet de la voie vers le bonheur, a fortiori de la voie vers le salut (s’il en est un).
(5) Je m’épargne de redire ici ce que j’avais tenté d’expliquer dans une note du 28 novembre 2008.