samedi 15 août 2015

Note d’opinion : le “cours de rien”

À propos du “cours de rien”

S’il est une chose qui me désole énormément parmi la désolation générale des débats politiques, ce sont les projets et controverses auxquels donne lieu l’enseignement, tout particulièrement dans la partie francophone de la Belgique. Alors que, depuis bien des années déjà, le monde politique n’avait d’yeux que pour la question de la mixité sociale des écoles, voilà qu’a surgi depuis quelques mois la désopilante question du cours de rien. De quoi s’agit-il ?

Il faut savoir qu’en Belgique, à la suite d’anciens et acharnés combats entre l’école confessionnelle et l’école publique, cette dernière comporte des cours enseignant la religion (principalement catholique, mais aussi protestante, israélite, islamique ou orthodoxe) et un cours de morale initialement organisé pour les élèves dont les parents ne souhaitent pas qu’ils suivent l’un quelconque de ces cours de religion. Or, il est arrivé que les parents d’une fille mineure fréquentant un établissement d’enseignement de la ville de Bruxelles réclament que celle-ci, qu’ils n’envisageaient pas d’inscrire à un cours de religion, soit également dispensée d’assister à un cours de morale, notamment parce qu’ils ne souhaitaient plus « que leurs choix en matière d’orientation philosophique éventuelle, qui ne devraient être que du ressort de leur vie privée, soient connus de tous, par le biais de l’inscription à un cours et de la fréquentation de celui-ci » (1). Saisie des implications juridiques de ce litige, la Cour constitutionnelle a jugé que les dispositions légales qui n’accordent pas aux parents le droit à pareille dispense violent la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme (2).

Dans cette affaire, le problème essentiel réside dans le fait que les titulaires du cours de morale ne sont pas soumis à l’obligation de neutralité qui s’impose aux titulaires des disciplines autres que le cours de religion, obligation qui se résume à « [traiter] les questions qui touchent la vie intérieure, les croyances, les convictions politiques ou philosophiques [et] les options religieuses de l’homme, en des termes qui ne peuvent froisser les opinions et les sentiments d’aucun des élèves » et à « [refuser] de témoigner en faveur d’un système philosophique ou politique quel qu’il soit » (article 4 du décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté et article 5 du décret du 17 décembre 2003 organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné et portant diverses mesures en matière d’enseignement), mais uniquement à la seule obligation de s’abstenir de « dénigrer les positions exprimées dans les cours parallèles » (article 5 du décret du 31 mars 1994 et article 6 du décret du 17 décembre 2003), obligation qu’ils partagent avec les titulaires des cours de religion.

Ai-je besoin de dire que l’obligation de neutralité dont sont dispensés les titulaires des cours de religion et de morale n’est guère respectée par bien des titulaires d’autres cours ? C’est qu’il en va de la neutralité de l’enseignant comme de l’objectivité du journaliste : l’incapacité pour quiconque de la respecter absolument incline ceux à qui elle pèse à s’en affranchir, alors que tout son prix réside dans l’effort constant qu’elle réclame pour s’en approcher. Que dire alors des titulaires du cours de morale à qui cette obligation n’est pas faite, sinon que la plupart ont depuis longtemps aligné les valeurs qu’ils professent sur celles de ce qu’on appelle - assez improprement - le libre examen, au point que le décret du 31 mars 1994 précité parle du « cours de morale inspirée par l’esprit de libre examen » en lieu et place du « cours de morale non confessionnelle » (ainsi précédemment dénommé). Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a cité les documents parlementaires justifiant ce changement de dénomination. Ceux-ci indiquent sans ambiguïté sa signification :
« Conformément à l’évolution du cours de morale non confessionnelle et au vœu de ses promoteurs, il est clairement indiqué que ce cours est inspiré par l’esprit de libre examen. Selon les auteurs, l’expression ‘morale non confessionnelle’ constitue une définition en creux ; elle revient à définir le cours par rapport à ce qu’il n’est pas. L’expression “morale inspirée par l’esprit de libre examen” implique une vision positive. »

Qui sont les promoteurs du cours de morale dont parlent les documents parlementaires ? Sans nul doute des milieux proches de l’Université libre de Bruxelles et de la franc-maçonnerie, car le libre examen est un principe qui - en Belgique - leur appartient désormais. Les définitions qu’ils en donnent (3) correspondent d’ailleurs à une attitude que je m’en voudrais de désapprouver. Mais (et je n’ai pas l’intention de m’en expliquer ici, car je m’éloignerais excessivement de mon sujet) la pratique des libre-exaministes est un peu au libre examen ce que les discours des adhérents à l’Union rationaliste est à la raison : l’affirmation d’une pureté d’attitude qui cautionne la diffusion de doctrines qui n’en portent plus le nom. Le fait est que l’Université libre de Bruxelles, qui partage avec l’Université catholique de Louvain le statut d’école libre - entendez privée - et dont les communs adversaires sont les universités publiques (principalement l’Université de Liège et celle de Mons), reste néanmoins la principale inspiratrice des valeurs que le cours de morale dispensé dans les écoles officielles doit promouvoir. C’est très certainement ce qui a conduit la Cour constitutionnelle à le qualifier d’« engagé » et à le juger inapte à garantir la diffusion d’« informations ou connaissances de manière à la fois “objective, critique et pluraliste” conformément à la jurisprudence […] de la Cour européenne des droits de l’homme ».

La solution au problème que l’arrêt a ainsi créé pourrait paraître simple : il suffirait de supprimer les cours de religion et de morale dans les écoles officielles. Seulement voilà : sans même tenir compte de l’influence dont ces cours alimentent l’espoir, de nombreux emplois sont en jeu. Et les universités de Bruxelles et Louvain - une fois de plus alliées objectives - n’envisagent pas d’en faire le sacrifice. D’autre part, la création d’un cours adapté aux élèves dispensés réclamerait des crédits nouveaux que la conjoncture budgétaire ne permet pas d’espérer.

La ministre compétente, Mme Joëlle Milquet, est issue des rangs du CDH (Centre démocrate humaniste, héritier du parti social-chrétien). Mais le Gouvernement dont elle fait partie est également composé de socialistes. Comment a-t-elle choisi d’en sortir ?

Dans un premier temps, elle a espéré que les parents disposés à refuser à la fois religion et morale pourraient être à ce point rares que leurs enfants iraient à l’étude. Mais cela ne semblait pas être le cas. (4) Et c’est alors que germa - je ne sais trop d’où - l’idée d’un cours de rien. S’agissait-il de tourner en dérision une situation bien belge, de ces situations où, par le passé, le souci de ménager de multiples intérêts contradictoires débouchait souvent sur des remèdes extravagants ? Désopilant ? Voire. Néanmoins, le terrain était ainsi préparé pour créer un tiers-cours. Et le 17 juillet dernier, un avant-projet de décret (5) intitulé décret relatif à la citoyenneté (rien de moins) était adopté par le Gouvernement concerné en vue d’instituer un nouveau cours baptisé cours de philosophie et de citoyenneté.

Que prévoit cet avant-projet ? Dans l’enseignement officiel, une des deux heures hebdomadaires de religion ou de morale serait remplacée par une heure de ce cours de philosophie et de citoyenneté et pour les enfants des parents refusant à la fois le cours de religion et le cours de morale, l’heure ainsi récupérée serait consacrée à « une introduction, un complément ou un approfondissement » de ce même cours de philosophie et de citoyenneté. Dans l’ensemble des établissements d’enseignement serait introduite « une éducation à la philosophie et à la citoyenneté qui vise le développement de compétences et savoirs concernant la philosophie, l’éthique, le fonctionnement démocratique et l'éducation au bien-être » (6).

À eux seuls, les intitulés de ce nouveau cours et de cette nouvelle éducation font frémir. Peut-on croire un instant que la matière couverte soit susceptible de permettre aux titulaires de refuser « de témoigner en faveur d’un système philosophique ou politique quel qu’il soit » ? Et si tel n’est pas le cas, n’ouvre-t-on pas la porte à un nouveau recours de parents qui n’accepteraient pas davantage ce cours que ceux de religion ou de morale ? Que dire ensuite de cette nouvelle inégalité - dont certains font la chasse avec un zèle intempestif - qui verra les élèves dispensés des cours de religion et de morale bénéficier « d’une introduction, d’un complément ou d’un approfondissement » à un cours dont leurs condisciples ne connaîtront que la version écourtée ?

Le plus inquiétant n’est pas là, cependant. C’est en effet le contenu du cours et de l’éducation qui donne la pleine mesure de l’improvisation la plus hasardeuse qui soit avec laquelle, une fois de plus, on maltraite l’enseignement. Voici ce qu’en dit le communiqué de presse :
« Le référentiel [entendez le système auquel chaque leçon est rapportée ; NDR] a pour objectif le développement de compétences et savoirs relatifs notamment à l’éducation philosophique et éthique et à l’éducation au fonctionnement démocratique. L'éducation au bien-être constitue un objectif inhérent aux objectifs précités. Il vise en outre le développement de modes de pensée, de capacité d’argumentation et de raisonnement critiques et autonomes ainsi que le développement d’attitudes responsables, citoyennes et solidaires. Le référentiel précise les contenus des savoirs et compétences ainsi que les attitudes et démarches à développer. Il est dispensé dans le cadre d’un cours pouvant inclure des activités éducatives, citoyennes, solidaires et culturelles développées au sein ou à l’extérieur de l’établissement scolaire. »
Et qui va fixer ce référentiel ? Des groupes de travail, nous dit le communiqué de presse, en précisant pour le cours de philosophie et de citoyenneté :
« Les groupes de travail visés sont composés de manière pluraliste et interdisciplinaire par, d’une part, des représentants des établissements de l’enseignement officiel organisé ou subventionné par la Communauté française, de l’inspection et, d’autre part, des experts, des représentants du monde académique ou des personnalités reconnues ayant une expérience utile dans le domaine de la citoyenneté, de la philosophie, de l’éthique et de la pédagogie. »
Et pour l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté :
« Les groupes de travail sont composés de manière pluraliste et interdisciplinaire comprenant les représentants des organes de représentation et de coordination et des représentants des religions et du cours de morale dispensés au sein de l’enseignement, des experts, de l’inspection, des représentants du monde académique ou des personnalités reconnues ayant une expérience utile dans le domaine de la citoyenneté, de la philosophie, de l’éthique et de la pédagogie. »

J’en reste sans voix ! Que donc pourrait-on attendre de pareil attelage ? De quelles connaissances nos pauvres enfants seraient-ils enrichis ? Et quand cessera-t-on de joindre aussi paradoxalement le souci d’une « capacité d’argumentation et de raisonnement critiques » avec « le développement d’attitudes responsables, citoyennes et solidaires » ? Peut-on mêler de manière aussi confuse l’apprentissage de la lucidité et la transmission de valeurs morales ? Quant à la bigarrure des personnes appelées à définir le référentiel et le cadre général, elle témoigne avant tout du caractère inconsciemment doctrinaire du projet.

Quoiqu’il m’ait été donné de suivre quelques enseignements en pédagogie, je n’ai en ce domaine aucune compétence, sinon celle de douter de la valeur des théories pédagogiques. Les méthodes me semblent le plus souvent néfastes, notamment en ce qu’elles prétendent indiquer à celui qui souhaite transmettre des connaissances comment s’y prendre. Et plus les méthodes s’accumulent ou se contrarient, plus les résultats semblent compromis. Par exemple, il est flagrant que les efforts consentis depuis la fin des années 60 pour accroître les chances qu’ont les enfants issus de milieux défavorisés de faire des études supérieures ont été totalement contre-productifs. La misère actuelle de l’enseignement est un grand malheur et le signe d’un grand ébranlement qui, comme le disait déjà Péguy, atteint la civilisation :
« La crise de l’enseignement n’est pas une crise de l’enseignement ; il n’y a pas de crise de l’enseignement ; il n’y a jamais eu de crise de l’enseignement ; les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie ; elles dénoncent, elles représentent des crises de vie et sont des crises de vie elle-mêmes ; elles sont des crises de vie partielles, éminentes, qui annoncent et accusent des crises de la vie générale ; ou si l’on veut les crises de vie générale, les crises de vie sociales s’aggravent, se ramassent, culminent en crises de l’enseignement, qui semblent particulières ou partielles, mais qui en réalité sont totales, parce qu’elles représentent le tout de la vie sociale ; c’est en effet à l’enseignement que les épreuves éternelles attendent, pour ainsi dire, les changeantes humanités ; le reste d’une société peut passer, truqué, maquillé ; l’enseignement ne passe point ; quand une société ne peut pas enseigner, ce n’est point qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ; une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; qui ne s’estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne. » (7)

Comme le fait Péguy, je vais me répéter. La philosophie, ce sont des connaissances relatives aux diverses façons que l’on a eu au fil de l’histoire d’appréhender les questions sans réponse. Et ce n’est certainement pas à l’enseignement fondamental qu’il revient de transmettre ces connaissances. Si le mot philosophie est utilisé dans le sens d’une conception de la vie, faite de valeurs et de raisons d’agir, alors on voit mal comment son enseignement pourrait ne pas être « engagé ». Quant à la citoyenneté, c’est d’abord un état, un état dont on peut postuler qu’il implique des devoirs. Mais si ces devoirs méritent d’être enseignés, il convient précisément de les distinguer de la philosophie, quel que soit le sens que l’on donne à ce mot. Bref, l’idée d’un cours de philosophie et de citoyenneté est une niaiserie, condamnée à déboucher sur des contenus sans rapport avec des connaissances véritables. Le projet d’en confier l’explicitation à une mixture de fonctionnaires, d’experts mal définis et d’affidés des politiques en trahit la totale inconsistance.

Politiciens de tout bord, leave the kids alone ! Ce sont nos enfants qui feront de la société de demain ce qu’elle sera. Or, ce n’est pas en les plongeant dans l’égalité du rien que vous sauverez la mise ; c’est en garantissant la transmission des connaissances, au moins au grand nombre. Le cours de rien, c’est la parfaite métaphore de ce que vous leur concoctez. Réfléchissez un instant : si vous parveniez à insuffler à la jeunesse l’esprit critique dont vous vous rengorgez, vous en seriez les premières victimes.

(1) Cette explication de leur attitude est ainsi libellée dans l’arrêt n° 34/2015 du 12 mars 2015 de la Cour constitutionnelle.
(2) Il est possible de prendre connaissance de cet arrêt ici.
(3) Cf. ce qui en est dit sur le site de l’ULB.
(4) En annexe à un article de Pierre Bouillon sur la question publié sur le site du journal Le Soir le 17 avril 2015 (à lire ici) figure un mini-sondage réalisé par Internet (donc non fiable) qui donne pour égales les proportions de parents choisissant la morale, la religion ou rien. Il ne conviendrait pas d’en faire état, sinon pour la raison qu’il a pu servir d’alibi à ceux qui militaient pour l’institution d’un cours supplémentaire.
(5) En Belgique, un décret a valeur de loi.
(6) Cf. le communiqué de presse du 17 juillet 2015 du Gouvernement, que l’on peut lire ici.
(7) Charles Péguy, “Les crises de l’enseignement sont des crises de civilisation” [11 octobre 1904] in Jean Bastaire, Péguy tel qu’on l’ignore, Gallimard, Idées, 1973, pp. 175-176.