lundi 20 juin 2016

Note d’opinion : la mort

À propos de la mort

J’avais un ami. Je l’aimais, profondément. Il est mort il y a de cela maintenant un mois.

Nous nous connaissions depuis presque quarante ans et nous nous sentions à ce point complices de tant de choses qu’il m’avait choisi en qualité de mandataire pour suppléer à sa propre expression, au cas où ce serait mieux de mourir dignement et qu’il ne serait plus en mesure de le réclamer. Lui et moi avions bataillé - bien modestement cependant - pour que soit reconnu à chacun le droit de mourir décemment, raisonnablement, paisiblement (ce que, en Belgique, la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie a assez grandement satisfait).

Lorsqu’il a été hospitalisé pour la dernière fois, j’ai eu la douleur de constater que les médecins étaient divisés, l’un souhaitant que soit mise en œuvre la demande anticipée de volonté à propos de laquelle j’étais désigné son mandataire et les autres estimant qu’il était encore en mesure de décider et n’avait rien dit dans ce sens.

Je ne m’étendrai pas sur les péripéties auxquelles le différend a donné lieu et moins encore sur les stratégies dont je fus quelque peu l’objet. Lui-même ne m’a rien dit qui eût pu laisser croire qu’il souhaitait abréger ses jours et il m’a été rapporté qu’il aurait affirmé « être partisan de l’euthanasie pour les autres, mais pas pour lui ». Cela lui ressemblait trop pour que j’en fasse fi et il s’est éteint de soi-même quelques semaines plus tard dans une maison de repos.

J’en retiens bien sûr que la mise en pratique de dispositions légales et personnelles relatives à la mort reste quelque chose de très malaisé, mais aussi que l’engagement pour une cause peut aussi conduire quelquefois à s’aveugler sur les particularités d’un cas. J’eusse été navré d’évoquer ces incidents au moment où cet ami nous quittait, car il y avait tant de choses à retenir, à évoquer, à faire revivre à son propos, qui sont loin des dissonances. Il fut en effet un passionné de l’harmonie, de la tolérance, de la compréhension.

Mais j’ai dit que ces mots - « être partisan de l’euthanasie pour les autres, mais pas pour lui » - lui ressemblaient et je voudrais à présent dire pourquoi.

Il existe une forme d’intelligence dont on ne fait pas assez l’éloge. C’est celle qui combat suffisamment l’entêtement pour qu’il soit toujours possible de changer d’avis. Et j’ai souvent vu mon ami modifier son point de vue à la lumière de nouveaux arguments, assez exactement comme Montaigne suggère de le faire dans son Art de conférer. Lorsqu’il le faisait, je ne l’ai jamais soupçonné de la moindre complaisance, car il savait circonscrire ce qu’il cédait et ce qu’il conservait. En l’occurrence, qu’il ait maintenu son point de vue sur la nécessité d’offrir à chacun la possibilité de mourir dignement, tout en reconnaissant que, face à l’échéance, lui-même préférait s’accrocher à la vie, cela ne m’étonne aucunement.

Mon ami aimait la vie, d’une façon assez inconditionnelle, c’est-à-dire qu’il trouvait en tout de quoi se réjouir. Et s’il fallait honorer son souvenir, rien ne conviendrait probablement mieux que de citer Jean de La Fontaine, lorsqu’il achève l’“Heureux dénouement” des Amours de Psyché et de Cupidon :

« Volupté, Volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi ;
Tu n'y seras pas sans emploi :
J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique.
Viens donc ; et de ce bien, ô douce Volupté,
Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine ?
Il m'en faut tout au moins un siècle bien compté ;
Car trente ans, ce n'est pas la peine.
 »

Qu’il ait été « partisan de l’euthanasie pour les autres, mais pas pour lui » traduit en grande partie son amour de la vie. Et aussi un regard nouveau sur la mort, lorsqu’elle se fait proche, un peu comme changea l’opinion de Montaigne à son sujet entre le livre I et le livre III de ses Essais. Mais c’est encore La Fontaine qui en parle le mieux, dans la quinzième du premier livre de ses Fables :

« La Mort et le Malheureux
Un Malheureux appelait tous les jours
La Mort à son secours.
Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle.
La Mort crut, en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô mort, ô mort, retire-toi.
Mécénas fut un galant homme :
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cul de jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais ô mort, on s’en dit tout autant.
 »

On ne s’en dit pas tous tout autant, à l’exemple d’un autre de mes amis disparu voilà un an et demi et qui choisit sans défaillance de mettre un terme à ses souffrances dans le respect des délais qu’impose la loi, des délais propres à éprouver le courage des plus résolus.

Qui peut dire ce qu’il souhaitera vraiment lorsque la faux se dressera devant lui ? Que cela ne nous dispense pas d’offrir à tous un véritable choix, celui de ne pas endurer ce qui prive tout instant futur du moindre sens.

vendredi 17 juin 2016

Note de lecture : Claude Lévi-Strauss

De Montaigne à Montaigne
de Claude Lévi-Strauss


Pour les maisons d’édition, c’est devenu une ressource non négligeable que de trouver des inédits de célébrités disparues à éditer. Il y a quelquefois lieu de s’en réjouir, mais pas toujours. Car ce qui explique qu’il s’agisse d’inédits pèse parfois lourdement sur la qualité des pages ainsi arrachées à l’ombre. En outre, la question des volontés du disparu se pose parfois. Peut-on publier ce qu’un auteur a souhaité soustraire à cette publicité ? Ou encore ce qu’il a simplement négligé d’inclure dans son œuvre ? La recherche invoque des droits à l’investigation ; la décence parle des dernières volontés, lesquelles sont protégées par la loi lorsqu’il s’agit des funérailles ou de l’héritage et souvent ignorées pour le reste.

À l’initiative d’Emmanuel Désveaux, les transcriptions de deux conférences données par Claude Lévi-Strauss viennent d’être publiées sous le titre De Montaigne à Montaigne (1). Je ne suis pas totalement convaincu que Lévi-Strauss aurait aimé qu’elles le soient ; ses ayants-droits ont certainement été consultés et, au moins sur la deuxième d’entre elles, Monique Lévi-Strauss a été amenée a donné un avis (cf. p. 64). Elles n’en sont pas moins très intéressantes à bien des égards et je ne vais pas me priver de les commenter brièvement.

La première de ces deux conférences a été prononcée le 29 janvier 1937 devant le Centre confédéral d’éducation ouvrière de la CGT et avait pour titre : “Une science révolutionnaire : l’ethnographie”. La deuxième date du 9 avril 1992 et sa transcription (2) a pour titre : “Conférence de M. Lévi-Strauss à propos du chapitre XXXI, livre I, des Essais de Montaigne : ‘Des cannibales’”. Emmanuel Désveaux l’a rebaptisée “Retour à Montaigne”. (3)

Si Emmanuel Désveaux a jugé utile de réunir ces deux conférences dans un seul livre - qu’il a intitulé De Montaigne à Montaigne -, c’est parce que, ayant récemment découvert la première dans les archives de la Bibliothèque nationale de France, il s’est senti contraint de réviser un point de vue qu’il défendit en 1992 dans un article qu’il avait titré : “Un itinéraire de Lévi-Strauss. De Rousseau à Montaigne” (4), un point de vue qu’il résume aujourd’hui en ces termes :
« Nous jalonnions un parcours qui, d’un irénisme fondé sur l’échange placé sous les auspices de Rousseau, aboutissait à une vision beaucoup plus désenchantée de la nature humaine, synonyme d’une mélancolie résolue dont Montaigne serait la figure tutélaire » (p. 8)
Et à propos de la conférence de 1937 :
« Celle-ci nous enjoint de réviser en grande partie notre vision des premiers pas de Lévi-Strauss en anthropologie. Grâce à ce texte, très déroutant de prime abord, un moment inattendu de sa pensée remonte à la surface : celui où il professait un diffusionnisme orthodoxe. Cela étant, dans la mesure où le diffusionnisme constitue une variante - ou plutôt la matrice […] - du relativisme culturel, il nous paraît plus juste désormais de décrire l’itinéraire de Lévi-Strauss comme partant de Montaigne et aboutissant à Montaigne, ce qui ne nous empêche pas de reconnaître, bien entendu, l’importance capitale de l’étape rousseauiste dans son œuvre. » (pp. 8-9)

Personnellement, je doute qu’il soit très utile de caractériser l’évolution de la pensée de Lévi-Strauss à partir d’un attachement préférentiel à tel ou tel penseur. D’autant qu’il était certainement trop clairvoyant que pour admirer sans réserve ou approuver sans nuance quelque auteur que ce soit. Même lorsque ce genre de tentative suppose une prépondérance davantage qu’une sujétion, elle conserve un côté réducteur. Il est probable que, en 1937 déjà, Lévi-Strauss avait lu tant Rousseau que Montaigne et que ce qu’il en dira ultérieurement tient autant à des opportunités circonstancielles qu’à des inclinations exclusives. Il ne faut jamais perdre de vue qu’il a abordé la recherche anthropologique alors qu’il avait déjà 26 ans et que, en janvier 1937, il en avait 28.

Je m’en voudrais de laisser croire que je suis suffisamment informé à propos de la vie et des idées de Lévi-Strauss pour avancer des hypothèses explicatives susceptibles d’ébranler les thèses contraires, a fortiori lorsqu’elles sont produites par des chercheurs renommés. Mais il n’est peut-être pas totalement inutile d’exposer les impressions que m’a laissées une lecture - fût-elle naïve et inattentive - de ses principaux ouvrages, ne serait-ce qu’au titre d’exemple d’un rapport incertain à l’œuvre.

Emmanuel Désveaux a raison d’insister - comme il le fait dans la présentation du recueil (5) - sur ce qu’a de déroutant la découverte dans la conférence de 1937 d’une forte adhésion au diffusionnisme. Selon lui, cela s’explique par son besoin de rompre avec quelques dogmes marxistes :
« […] la portée révolutionnaire de l’ethnographie a eu surtout un effet sur Lévi-Strauss en tant qu’intellectuel. Elle l’a enjoint, somme toute, à délaisser le matérialisme historique, la détermination des instances, le primat de l’infrastructure sur la superstructure, etc. Tout ce fatras pseudo-scientifique est jeté par-dessus bord. Nous l’avons vu, le diffusionnisme orthodoxe auquel il adhère à ce moment-là met tous les faits de culture sur le même plan, ramenant en outre la diachronie à la synchronie. Le divorce est prononcé, quand bien même, plus tard, Lévi-Strauss dira avec une pointe de coquetterie qu’il a toujours été marxiste, mais a minima. » (pp. 22-23)

Selon moi, l’explication pourrait être autre.

Commençons par nous attarder un instant sur cette altérité que représenterait la rupture avec le marxisme. Les propos tenus par Lévi-Strauss en 1988 devant Didier Eribon - auxquels Désveaux fait référence pour affirmer que c’est « avec une pointe de coquetterie » qu’il dit avoir « toujours été marxiste, mais a minima » - me paraissent mériter qu’on s’y arrête un peu. Il s’agit d’un passage où il est interrogé sur l’influence qu’ont pu avoir sur lui Marx et Freud :
« […] la pensée de Freud a joué un rôle capital dans ma formation intellectuelle ; au même titre que celle de Marx. Elle m’apprenait que même les phénomènes en apparence les plus illogiques pouvaient être justiciables d’une analyse rationnelle. Vis-à-vis des idéologies (phénomènes collectifs au lieu d’individuels, mais aussi d’essence irrationnelle) la démarche de Marx me paraissait comparable : en deçà des apparences, atteindre un fondement cohérent d’un point de vue logique, quels que soient les jugements moraux qu’on porte sur lui. »
Et lorsque Eribon lui rappelle que, à la fin de La pensée sauvage il s’est dit attaché à Marx, il répond :
« Pas sous l’angle politique ; mais sous l’angle philosophique indubitablement. Marx fut le premier à utiliser systématiquement dans les sciences sociales la méthode des modèles. Tout Le Capital, par exemple, est un modèle construit au laboratoire que son auteur fait fonctionner pour ensuite confronter les résultats avec les faits observés. Je trouvais aussi chez Marx cette idée fondamentale qu’on ne peut comprendre ce qui se passe dans la tête des hommes sans le rapporter aux conditions de leur existence pratique : ce que j’ai essayé de faire tout au long des Mythologiques. »
Et un peu plus loin, il ajoute :
« Quant à mon “marxisme”, ce serait trop dire : je ne conserve des enseignements de Marx que quelques leçons. Surtout celle-ci : que la conscience se ment à elle-même. Et puis, comme je vous l’ai déjà dit, c’est à travers Marx que j’ai d’abord entrevu Hegel et, par-derrière, Kant. Vous m’interrogiez sur les influences que j’ai subies : au fond, je suis un kantien vulgaire […] »
Ce qui signifie ?
« Que l’esprit a ses contraintes, qu’il les impose à un réel à jamais impénétrable, et qu’il ne le saisit qu’à travers elles. » (6)

Lévy-Strauss - dont les propos n’ont pas toujours été exempts de coquetterie - en fait-il preuve en l’occurrence ? Je ne le crois pas. Aujourd’hui encore, il serait abusif d’ignorer la contribution de Marx à l’émergence d’une pensée du social qui offre une place très importante aux influences du non-conscient. Et c’est, me semble-t-il, sans réserve, sans ironie et sans coquetterie que Lévi-Strauss se dit fidèle à cette vision des choses dont il entrevoit les prémices chez Kant.

Bien sûr, il reste malaisé de déterminer ce que fut l’engagement socialiste de Lévi-Strauss et davantage encore de quelle façon et à quel moment il s’est tiédi pour finir par s’évanouir. Il fut le secrétaire de Georges Monnet, fréquenta Georges Lefranc et même Marcel Déat, des hommes qui ne professèrent jamais - même bien avant diverses dérives - des convictions particulièrement révolutionnaires. Mais le dire ainsi ne peut qu’induire en erreur sur un itinéraire où il est probable que l’ambition le disputa à la foi.

Si le mot révolutionnaire a émaillé le discours de 1937 et se retrouve même dans son titre, c’est sans doute parce que Lévi-Strauss s’exprimait devant des camarades de la CGT. Mais il faut peut-être aussi y voir une malice, celle qui - devant un public qui attend des gages de rébellion factieuse - use d’un terme propre à la fois à y satisfaire et à désigner cependant un simple mais profond bouleversement d’une discipline qui postulait généralement la supériorité des sociétés européennes sur les cultures exotiques. Par un effet idéologique susceptible de garantir l’adhésion du public, le mépris dont les cultures primitives sont l’objet est alors assimilé - sans que cela soit dit explicitement - au mépris que subit la classe ouvrière dans la société française.

Quant au diffusionnisme, pour un ethnologue aussi novice que l’était encore Lévi-Strauss en 1937, il représentait - dans l’ensemble des doctrines anthropologiques que la lecture lui avait permis d’aborder - la plus commode des théories explicatives à opposer à l’évolutionnisme social. On pourrait s’étonner qu’il n’a pas évoqué le fonctionnalisme d’un Malinowski (7), mais celui-ci a pu lui paraître moins convaincant dès lors qu’il s’agissait de prouver que la hiérarchie des cultures homologuée par l’évolutionnisme n’avait d’autre fondement qu’un ethnocentrisme européen dont la colonisation avait démontré l’autolâtrie, la cupidité et la violence. Après tout, le fonctionnalisme n’infirmait pas totalement une vision émerveillée des capacités des sociétés prétendument civilisées.

J’incline à croire que le discours de 1937 annonce d’une certaine façon Race et histoire, dans la mesure où ce dernier texte dépasse de beaucoup une préoccupation antiraciste pour affirmer l’obstacle irréductible auquel se heurte toute tentative d’objectivation d’une supériorité de toute société sur quelque autre. Et cela, même si entre-temps la méthode structuraliste naquit, de l’intuition suscitée par un pissenlit au printemps 1940 sur la ligne Maginot (8) d’abord, ensuite et surtout de la rencontre à New-York avec Roman Jakobson, probablement au début de l’année 1942.

Reste que cette conférence de 1937 est incontestablement étonnante à plus d’un titre. Toutes les hypothèses restent permises - je crois - à son sujet. Aussi bien celle d’une posture et d’un ton exceptionnels générés par les circonstances, comme celle d’une transcription incertaine, en passant par un subtil mélange d’anciennes inclinations politiques et de nouvelles convictions encore mal campées.

Quant à la conférence de 1992, il me semble un peu hardi d’y voir un retour à Montaigne, comme si Lévi-Strauss lui avait été provisoirement infidèle. Mais je ne souhaite pas m’attarder sur ce point, car une chose bien différente a immédiatement attiré mon attention dans ce texte. Elle concerne Diderot.

Ayant tenté de cerner le sens qu’il convient d’accorder à trois chapitres des Essais - “De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue”, “Des cannibales” et “Des coches” - Lévi-Strauss en arrive à dire ceci :
« […] quand on rassemble tous ces textes, on s’aperçoit qu’ils ne se recouvrent pas exactement et qu’au fond nous avons, de façon pas toujours claire mais néanmoins reconnaissable, trois façons différentes de définir la sauvagerie ou la barbarie. Elles sont présentes dans la pensée de Montaigne à l’état explicite ou latent. Chacune indique une des voies que la réflexion sociologique ou ethnologique suivra plus tard. » (p. 80)
Et de caractériser la première de ces voies (9) comme ceci :
« Première formulation : le sauvage… ce qui est sauvage, c’est ce qui est près de la loi naturelle, c’est ce qui n’est pas encore adultéré. Cela apparaît de façon très nette dans le passage où il dit que “les sauvages, ils sont comme les crus sauvages que nous n’avons pas encore abîmés en les cultivant”.
C’est bien clairement là une première esquisse de ce qui deviendra plus tard la théorie du “bon sauvage” de Diderot et de quelques autres.
 » (pp. 80-81)

Pourquoi citer Diderot à propos du bon sauvage ? Pourquoi ne pas citer Rousseau ? (10)

De prime abord, on pourrait s’en étonner. Car Diderot ne l’a évoqué qu’après Rousseau et d’une façon qui ne lui a pas valu la même renommée. Et on serait dès lors tenté de n’y voir qu’une astuce destinée à réserver l’évocation de Rousseau pour la deuxième formulation, celle qui juge le sauvage « à l’aune de la raison » (p. 81) et qui préfigure ainsi le Contrat social.

Mais Lévi-Strauss a peut-être pensé à autre chose.

Dans le Salon de 1767, Diderot expose pour la première fois ce qu’on appellera sa théorie des trois codes :
« […] la loi civile et la loi religieuse sont en contradiction avec la loi de nature. Qu’en arrive-t-il ? c’est que, toutes trois enfreintes et observées alternativement, elles perdent toute sanction : on n’est ni religieux, ni citoyen, ni homme ; on n’y est que ce qui convient à l’intérêt du moment. » (11)

Est-ce à dire que Diderot se prononce en faveur de la loi de nature ?

Dans un premier temps, peut-être. Mais sa pensée évoluera rapidement, notamment à l’occasion des trois éditions de l’Histoire des deux Indes (1770, 1772, 1780), mais surtout avec le Supplément au voyage de Bougainville (1772, publié en 1796). Et l’orientation que prend alors sa conception des choses, c’est qu’il n’existe pas à proprement parler de lois naturelles identifiables comme telles, mais bien une certaine manière naturelle d’adopter des lois civiles et religieuses qui satisfont le besoin de survie des hommes et de leur société, variables selon les conditions rencontrées. Ainsi, le comportement sexuel des humains est-il régi par des règles qui tendent à garantir l’augmentation ou la diminution de la population selon que les chances de survie sont liées à l’une ou à l’autre. Et ce n’est que lorsque des lois civiles ou religieuses se perpétuent au-delà des conditions de leur adoption qu’elles deviennent une entrave au bonheur des hommes.

Il serait fort utile d’en dire bien davantage sur cette manière de penser de Diderot, ne serait-ce qu’au sujet de leurs conséquences sur ses conceptions morales et politiques. Il est fort étonnant que Lévi-Strauss n’en ait jamais rien dit, alors même que s’offre là la possibilité d’établir un parallèle avec sa propre conception du relativisme culturel.

Lévy-Strauss est resté sa vie d’adulte durant très attiré par Montaigne et Rousseau. Il me paraît assez hasardeux de deviner un mouvement qui l’aurait vu aller du premier au second, avant de revenir de celui-ci au premier. Bien sûr, Montaigne et Rousseau sont bien loin d’être superposables, et il ne serait pas cohérent de les approuver tous deux en tout. Mais l’attrait qu’un auteur peut exercer tient à tant de choses, parmi lesquelles certaines ne sont pas rationnelles. Il me semble assez juste de noter que, au moins durant les dernières décennies de sa vie, Lévi-Strauss a manifesté une certaine mélancolie. Et il est tentant d’y voir une occasion de retourner vers Montaigne, dont le scepticisme est propice à en alimenter les tourments. Il faut pourtant admettre que Montaigne ne donne pas l’impression d’avoir lui-même été en proie à la mélancolie. Évidemment, Lévi-Strauss a vécu quarante-et-un ans de plus que lui.

(1) Claude Lévi-Strauss, De Montaigne à Montaigne, Éditions EHESS, 2016.
(2) Une transcription qui porte la mention enregistrement pirate, transcription non corrigée. (Cf. note p. 67)
(3) Selon Monique Lévi-Strauss, cette conférence aurait été prononcée dans les locaux de la faculté de médecine de Paris, alors qu’Emmanuel Désveaux penche plutôt pour le Comité protestant d’éthique (cf. p. 64). Si le propos a été en partie guidé par le public auquel il s’adresse, la chose n’est pas sans importance. Je le précise parce que j’incline à croire que certains termes utilisés au cours de la première des deux conférences parlaient CGT (comme on parle anglais).
(4) Paru dans le n° 540 de la revue Critique en mai 1992.
(5) Une présentation (pp. 7-29) intitulée “Le moment diffusionniste de Lévi-Strauss”.
(6) Claude Lévi-Strauss & Didier Eribon, De près et de loin, Odile Jacob, 1988, pp. 151-152.
(7) Dans la deuxième conférence, celle de 1992, Lévi-Strauss cite le fonctionnalisme comme une des étonnantes anticipations de Montaigne figurant dans le chapitre XXII du livre I des Essais. (Cf. pp. 82-83)
(8) Cf. les entretiens avec Jean José Marchand filmés les 25, 26 et 27 juillet 1972 à Montigny sur Aube. (DVD 2006 aux Editions Montparnasse)
(9) Les deux autres sont de juger les barbares au regard de la raison, d’une part, et de considérer que toutes les coutumes ont leur raison d’être, d’autre part.
(10) Faut-il rappeler que Lévi-Strauss ne portait pas spécialement Diderot dans son cœur ? Cf. à ce sujet les propos sévères qu’il tient à son égard dans le chapitre XII (pp. 77-81) de Regarder écouter lire (Plon, 1993).
(11) Diderot, Œuvres complètes t. XVI, Hermann, 1975, p. 202.

Autres notes sur Lévi-Strauss :
Claude Lévi-Strauss
Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest d’Imbert
Le père Noël supplicié
Claude Lévi-Strauss est mort
À propos d’une analogie
Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff
La fin de la suprématie culturelle de l’Occident
...ce que nous apprend la civilisation japonaise
L’autre face de la lune
Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
Lévi-Strauss de Loyer
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

mardi 7 juin 2016

Note de lecture : Joseph Conrad

Le duel
de Joseph Conrad


Je viens d’écouter, avec quelques jours de retard, une interview diffusée le vendredi 3 juin. Il s’agit de l’émission de Géraldine Mosna-Savoye, Les nouveaux chemins de la connaissance sur France Culture. L’invité, c’était Didier Eribon qui parlait de son dernier livre : Principes d’une pensée critique (1).

Tout en étant fort intéressé et globalement assez d’accord avec ce qu’expliquait Eribon, je me suis demandé ce qui me gênait. Les deux principes qu’il défend dans son livre sont le déterminisme et l’immanence, ce qui - au-delà d’une conjonction quelque peu paradoxale - ne sont pas les pires des principes, s’il faut en choisir. Mais en même temps, tout ce qu’il dit témoigne d’abord et avant tout d’un parcours personnel douloureux qui détermine en bonne partie ses préférences, ses choix et ses illusions. Combattre toute domination est pour lui un des acquis de sa propre histoire et les modalités auxquelles ce combat devrait se soumettre sont la trace très tangible des affronts qu’il a subis. Si je dis que cela me gène, ce n’est certes pas pour lui en faire le reproche, mais uniquement pour constater que son relativisme déterministe s’arrête très précisément là où sa propre expérience commence. Ou pour le dire plus chronologiquement, son nécessitarisme est probablement né des contraintes qui ont douloureusement marqué son enfance, au point que le poids des oppressions s’est calibré à partir de celles qu’il a ressenties.

Didier Eribon, au cours de cette émission, a bien des fois insisté sur l’importance que peut avoir la littérature pour qui cherche à comprendre. Et il a totalement raison. Ainsi, lorsqu’il est question de déterminisme, un récit vaut largement toutes les digressions théoriques. Et - parmi une multitude d’œuvres de fictions qui l’illustreraient aisément -, je pense par exemple à cette nouvelle de Joseph Conrad intitulée Le duel (2).

Le duel, c’est l’histoire de deux officiers de cavalerie des armées napoléoniennes qui entretinrent pendant plus de trois lustres une querelle qui réclama d’eux qu’ils se battent à plusieurs reprises, chaque fois dans le but d’en finir. Le motif originel de ce différend était à ce point inconsistant que les deux protagonistes renoncèrent à en parler, ce qui ne fit que grossir la rumeur leur prêtant des raisons aussi mystérieuses qu’éminentes.

Mais ce dont toute la nouvelle atteste, c’est de la puissance qu’exerce sur chacun un contexte qui porte en lui les impératifs que chacun se donne, les aveuglements dont chacun souffre, les entêtements que chacun cultive, les reculades que chacun s’interdit. L’expression abstraite et théorique de ces nécessités reste inapte à en rendre vraiment compte, car cette puissance réside autant dans les détails les plus anodins que dans les engagements les plus explicites. Toute la nouvelle l’illustre ; j’en donne ici un seul exemple dans le récit d’un des duels, tel que le vécut l’un des deux duellistes, le capitaine d’Hubert :
« Il avait reçu la veille une lettre de sa famille lui annonçant que sa sœur unique allait se marier. Il réfléchit que depuis son départ en garnison à Strasbourg, elle avait alors dix-neuf ans et lui vingt-six, il ne l’avait vue qu’à deux brèves reprises. Ils avaient été grands amis et confidents, et maintenant on allait la marier à un homme qu’il ne connaissait pas - quelqu’un sans doute de très honorable, pas moitié assez bien pour elle. Il ne reverrait jamais sa chère Léonie. Elle avait une petite tête bien pleine, et beaucoup de tact ; elle saurait s’y prendre avec son mari. Il ne doutait pas du bonheur de sa sœur, mais il se sentait évincé de la première place qu’il occupait dans ses pensées depuis qu’elle avait su parler. Le regret nostalgique de ses années d’enfance envahit le capitaine d’Hubert, troisième aide de camp du prince de Pontecorvo.
Il écarta la lettre de félicitations qu’il avait commencé à rédiger par obligation, mais sans enthousiasme. Il prit une autre feuille de papier et y traça les mots :
Mes dernières volontés. Absorbé par la contemplation de ces trois mots, il s’abandonna à des réflexions déplaisantes. Le pressentiment qu’il ne reverrait jamais le décor de son enfance pesait sur son humeur égale. Il se leva d’un bond, repoussant sa chaise, bâilla avec soin pour bien montrer qu’il n’avait cure des pressentiments, et, se jetant sur son lit, s’endormit. Durant la nuit, il frissonna à plusieurs reprises sans se réveiller. Le lendemain matin, il chevaucha hors de la ville entre ses deux témoins, échangeant des banalités et regardant à gauche et à droite, avec un détachement apparent, les épaisses brumes matinales qui recouvraient les champs verts et plats bordés de haies. Il franchit un fossé, et vit de nombreuses silhouettes de cavaliers dans la brume.
- Il semblerait que nous allons nous battre devant la galerie, murmura-t-il amèrement en aparté.
Ses témoins étaient plutôt inquiets de l’état du ciel, mais un pauvre soleil blafard finit par émerger des basses vapeurs, et le capitaine d’Hubert distingua au loin trois cavaliers un peu à l’écart des autres. Il s’agissait du capitaine Féraud et de ses témoins. Il dégaina son sabre pour s’assurer qu’il était bien fixé à son poignet. Les témoins, qui avaient formé jusque-là un groupe compact, leurs chevaux tête contre tête, se séparèrent au petit galop, laissant un vaste champ libre entre son adversaire et lui. Le capitaine d’Hubert regarda le piètre soleil, les champs tristes, et l’imbécillité du combat imminent le remplit de désolation. D’un coin éloigné du champ, une voix de stentor hurla les commandements à intervalles réguliers :
Au pas - Au trot - Charrrgez !… On n’a pas en vain le pressentiment de sa mort, pensa-t-il en éperonnant son cheval.
Aussi fut-il plus que surpris lorsque, au tout premier choc, le capitaine Féraud reçut une blessure au front qui l’aveugla de sang et mit fin au combat presque avant qu’il eût véritablement commencé. Il était impossible de continuer. Le capitaine d’Hubert, laissant son ennemi jurer horriblement et chanceler sur sa selle entre ses témoins atterrés, franchit de nouveau le fossé pour gagner la route et rentrer chez lui au trot avec ses deux témoins, qui semblaient plutôt horrifiés par une issue aussi expéditive. Et il termina dans la soirée sa lettre de félicitations à l’adresse de sa sœur pour son mariage.
 » (pp. 55-56)

On mesure après ça - je l’espère - avec quelle retenue je me suis permis d’épingler ce que je crois être l’origine des préférences de Didier Eribon. Il ne s’agit en fait que de montrer combien me paraît indispensable de ne jamais se considérer quitte d’un devoir d’introspection visant à débusquer ce qui parle pour nous dans notre discours. Avec l’idée très nette que je m’en sens moi-même trop facilement quitte, bien sûr.

Ainsi, qu’est-ce donc qui m’a conduit à évoquer Conrad et son Duel - voire à choisir ce passage des pages 55 et 56 -, sinon une certaine façon de le lire qui fait surtout plaisir à mon désir d’y voir ce qui m’agrée ? Un déterminisme touffu, aussi illisible que patent ? Un courage d’écrire qui surmonte les envies d’abandonner ? Une peinture du sens commun d’une période de l’histoire ?

Dans la “Note de l’auteur” qu’il publia en introduction du recueil de nouvelles dans lequel figurait Le duel - note dont un extrait est reproduit sous la forme d’une “Posface” dans la version française de la nouvelle éditée par Payot & Rivages -, Conrad explique ceci :
« À la vérité, dans mon esprit, ce récit est une incursion sérieuse, voire appliquée, dans le roman historique. Ayant beaucoup entendu parler dans mon enfance de la grande légende napoléonienne, j’avais le sentiment que je m’y trouverais à l’aise, et Le Duel est le fruit de cette conviction ou, si le lecteur préfère, de cette présomption. Même si l’histoire aurait pu être mieux racontée, je n’éprouve aucun regret. Un livre peut toujours être mieux conçu ; mais c’est là le genre de réflexion qu’un écrivain doit écarter courageusement s’il ne veut pas que ses conceptions restent à jamais des visions personnelles, des rêveries éphémères. Combien de ces visions n’ai-je pas vues s’évanouir ainsi ! Mais celle-ci s’est fixée sur le papier, manifestation de mon courage, si vous voulez, ou preuve de ma témérité. Ce que je me remémore avec le plus de plaisir, c’est le témoignage de quelques lecteurs français qui m’ont affirmé que j’avais “merveilleusement” su rendre l’esprit de toute une époque dans cette centaine de pages. Exagération certes imputable à leur bienveillance, mais je continue pourtant de la serrer sur mon cœur, car c’est exactement ce que je cherchais d’attraper dans mon petit filet : l’esprit d’une époque - jamais purement militariste dans le long fracas des armes, mais juvénile, presque enfantin dans son exaltation du sentiment - naïvement héroïque dans sa foi. » (pp. 127-128)

Voilà qui me conforte trop pour que je ne tire pas un signal d’alarme. Et si c’était tout autre chose, que son talent littéraire me dissimule ? Je dois me poser la question, notamment chaque fois qu’une de ses phrases me fascine tant que j’en oublie les autres. Ainsi, lorsque, à l’instigation de sa sœur, d’Hubert, devenu général, envisage de se marier, Conrad écrit :
« Le général d’Hubert n’était pas homme à se satisfaire, le moment venu, d’une femme et d’une fortune. Son orgueil (et l’orgueil vise toujours le vrai succès) ne serait pas contenté sans amour. Mais comme le véritable orgueil exclut la vanité, il n’imagina guère que cette mystérieuse créature aux yeux profonds et brillants, couleur violette, pourrait éprouver pour lui un sentiment autre que l’indifférence. » (p. 86)
Cette assertion - le véritable orgueil exclut la vanité - me semble dire en six mots bien davantage que certaines pages entières. Et ce qui est dit, en l’occurrence, plonge dans cette perplexité très particulière qui nous saisit lorsque nous entrevoyons des choses qui nous font et dont nous ne savons vraiment pas que faire, alors même que nous voudrions d’une certaine façon nous emparer de nous-mêmes et que nous comprenons ce que cela a d’impossible.

(1) Fayard, 2016. C’est un livre que je n’ai pas encore lu.
(2) Jospeh Conrad, Le duel, trad. par Michel Desforges, Éd. Payot & Rivages, 1993.

Autres notes sur Conrad :
Nostromo
La folie Almayer
Un paria des îles
Amy Foster
L’agent secret
Le retour