vendredi 30 septembre 2016

Note de lecture : Simon Leys

L'humeur, l'honneur, l'horreur
de Simon Leys


Simon Leys était un polémiste redoutable. Il n'était pas que cela, heureusement. Et il répugnait certainement à user d'un genre qui réclame d'éreinter son prochain. Mais les contre-vérités aptes à séduire l'opinion le faisaient bondir. Et tout ce qui fut si longtemps raconté au sujet de la Chine maoïste l'ont conduit à des colères qui lui ont valu une certaine renommée passagère. Ce qui mérite d'être noté, c'est qu'il conserva toujours - même dans l'expression d'indignations extrêmes - une élégance d'argumentation que ne dépara jamais une ironie poussée jusqu'à la férocité.

Un ami me mit récemment dans les mains un livre paru en 1991- L'humeur, l'honneur, l'horreur (1) - qui rassemble huit articles parus entre 1980 et 1990 dans Libération, Lire, Commentaire, Politique internationale et La Lettre de Reporters sans frontières, ainsi que quatre inédits parus entre 1987 et 1991, dont trois parus antérieurement en anglais dans The New Républic ou dans The New York Review of Books. Au-delà de l'illustration qu'il offre de ce talent de polémiste, ce livre témoigne surtout des liaisons étroites qui peuvent exister entre l'érudition académique et le type de verve dont use un homme qui s'aventure sur un terrain qu'il a en horreur : la politique. Après tout, Simon Leys n'était guère informé de la chose politique et il ne l'a jamais caché. Mais il existe un minimum de vraisemblance en deçà duquel les connaissances les plus étrangères à cette chose suffisent à triompher du discours impudent et mensonger qui sert de cache-sexe aux politiques les plus infâmes. Il suffit pour cela de conjuguer un savoir laborieusement accumulé et un constat élémentaire pour dévoiler la duplicité de ceux qui se plaisent à nier l'évidence.

J’ignore quasi tout de la Chine, de son histoire, de sa culture. J’ai lu un peu de ce qu’en disait Étiemble, il y a de cela bien longtemps ; un peu aussi de ce qu’en a dit François Jullien, beaucoup plus récemment. Tout deux furent fortement contestés en ce qu’ils auraient tournés la Chine à leur sauce, ainsi que Voltaire ne manqua pas de le faire dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Je ne suis donc en rien qualifié pour trancher la question de savoir si Simon Leys donne à voir une Chine plus conforme à ce qu’elle fut et à ce qu’elle est, d’autant que je suis bien loin d’avoir lu tout ce qu’il a pu écrire sur le sujet. À qui verrait dans son immense érudition un gage de la justesse de l’image qu’il nous en donne, il convient de rappeler que notre propre société résiste tant à nos efforts pour la comprendre que le projet d’approcher une culture différente réclame une grande modestie.

Il y a dans L'humeur, l'honneur, l’horreur des articles de deux types. Les premiers s’efforcent de traduire un certain rapport chinois à l’écrit, à la langue et à la tradition, un rapport qui, faute d’être compris, pourrait facilement nous induire en erreur. Les seconds dénoncent plus directement les jugements fallacieux qui ont profité de cette erreur pour taire les monstrueux crimes du maoïsme.

Puisé dans les premiers, ceci :
« […] s’il est vrai que Confucius considérait l’Antiquité comme le dépôt de toutes les valeurs humaines et estimait, dès lors, que la mission du Sage était non de créer du neuf, mais seulement de transmettre l’héritage des Anciens, en pratique, son programme était toutefois beaucoup moins conservateur qu’on ne pourrait le supposer à première vue (et d’ailleurs Confucius joua un rôle profondément révolutionnaire en son temps) : l’Antiquité qu’il invoquait était en effet une Antiquité perdue que le Sage avait à redécouvrir et à réinventer. Le contenu concret de cette Antiquité était donc singulièrement fluide ; il n’était pas susceptible de définition objective ni ne pouvait se laisser circonscrire par une tradition historique déterminée. Le même paradoxe se retrouvera par la suite chez presque tous les grands réformateurs confucéens au cours des âges : d’une part, on les voit qui condamnent les pratiques de leur temps au nom des enseignements du passé - mais d’autre part, quand on examine de plus près ces conventions sémantiques, on s’aperçoit qu’elles signifient exactement l’inverse de ce qu’elles semblent dire : ce que ces penseurs entendaient par “Antiquité” désignait un âge d’or mythique, c’est-à-dire, en fait, une utopie future, tandis que ce qu’ils appelaient “usages modernes” visait l’héritage du passé récent, c’est-à-dire le passé réel.
En ce qui concerne la grande tradition historiographique et l’exceptionnel sens historique que cultiva la Chine, il n’y a qu’une seule observation à formuler ici, en relation directe avec notre sujet. Il est bien vrai que, depuis plus de deux mille ans, les historiens chinois ont fait preuve de méthodes étonnamment modernes et scientifiques, mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue que leur objectif n’était, lui, nullement scientifique, mais bien philosophique et moral. Très tôt, avant même l’époque de Confucius, les Chinois ont conçu la notion qu’il ne pouvait exister qu’une seule forme d’immortalité : celle que confère l’histoire. Autrement dit, la survie ne doit pas se chercher dans une surnaturel ni ne saurait s’appuyer sur les monuments et les choses -
l’homme ne survit que dans l’homme, c’est-à-dire, en pratique, dans la mémoire de la postérité, par le truchement de la chose écrite. » (pp. 32-34)

Et ceci encore :
« Les Occidentaux qui visitent la Chine semblent avoir été souvent irrités à un point confinant à l’obsession par ce qu’ils appellent “l’art chinois de la mise en scène”, voire tout simplement “les supercheries” et “les mensonges chinois”. Même des observateurs intelligents et perspicaces n’ont pas entièrement échappé à cette tentation. Dans un article spirituel écrit par un universitaire de valeur (Holmes Welch, The Chinese Art of Make-Believe, in Encounter, mai 1968), je suis tombé sur une anecdote qui me semble présenter une portée beaucoup plus profonde que l’auteur ne le soupçonnait lui-même. Un grand monastère bouddhiste près de Nankin était célèbre pour la pureté et l’orthodoxie de sa règle. Les moines y observaient une tradition strictement conforme aux usages originaux des monastères indiens ; ainsi, à la différence des autres monastères chinois où une collation est servie le soir, ici, en guise de dîner, les moines ne recevaient qu’un bol de thé. Des savants étrangers en visite avaient relevé la chose et admiré l’austérité de cette coutume. Mais ces visiteurs avaient été naïfs : si seulement ils avaient eu la curiosité de regarder dans le bol des moines, ils auraient pu constater que ce qu’on leur servait sous le nom de “thé” était en fait une bouillie de riz fort substantielle, identique à celle qui constitue l’ordinaire du soir dans tous les monastères chinois. Simplement, dans ce monastère-ci, par respect pour une tradition ancienne, il était convenu d’appeler cette bouillie “le bol de thé”.
Au fond, on peut se demander si, dans une certaine mesure, la tradition chinoise n’est pas une sorte de “bol de thé” qui, sous un nom ancien, vénérable et constant, en vient parfois à contenir toutes sortes de choses, et finalement n’importe quoi, sauf du thé. Sa permanence est d’abord et avant tout une Permanence des Noms, recouvrant la nature fluide et infiniment changeante de son contenu.
Si cette observation devait se révéler exacte, il pourrait évidemment en résulter d’intéressantes conséquences dans d’autres domaines. Ainsi, par exemple, libre à vous d’en tirer un pronostic quant à l’avenir chinois du marxisme-léninisme et de la Pensée de Mao-Zedong. Mais, en ce qui me concerne ici, je n’ai essayé de traiter que du passé.
 » (pp. 42-44)

Dans le même ordre d’idée, il ne faut surtout pas manquer de lire un texte reproduit dans le livre et paru initialement aux éditions de la Différence en 1989 (comme présentation à Stèles de Victor Segalen) et intitulé “L’‘exotisme’ de Segalen”. Une culture se caractérise par ce en quoi elle se distingue des autres, mais aussi par la façon dont elle façonne des traits qui, dans leur nature profonde, témoignent d’une certaine unicité de l’homme. Il n’est exigible de quiconque qu’il aime ces distinctions, ni davantage ces façonnements ; mais on peut espérer de chacun qu’il s’efforce de les comprendre avant de les juger.

À propos des textes du second type - ceux qui éreintent les admirateurs du maoïsme -, je ne dirai rien ici, sinon qu’ils vont chatouiller chez le lecteur cette réjouissance (un rien inutile) que procure quelquefois l’ironie moqueuse lorsqu’elle atteint ces vaniteux qui poussent le fourvoiement jusqu’à l’extravagance.

Un mot encore, à propos du titre du livre. Simon Leys a avoué une affection particulière pour le Prince de Ligne (2). Or, c’est précisément lui - à qui on demandait vers la fin de sa vie ce qui l’empêchait de mettre fin à son exil - qui répondit : « L’humeur, l’honneur, l’horreur ».

(1) Simon Leys, L'humeur, l'honneur, l'horreur. Essais sur la culture et la politique chinoises, Robert Laffont, 1991.
(2) Il a préfacé le livre de Sophie Deroisin, Le Prince de Ligne (éd. Tallandier, 2010).

Autres notes sur Simon Leys :
Le studio de l’inutilité
Simon Leys est mort
La mort de Napoléon

jeudi 1 septembre 2016

Note d’opinion : la modération

À propos de la modération

Nous vivons des temps plein d’inquiétudes. Ce n’est guère nouveau, mais c’est cependant vécu comme si cela l’était. En grande partie parce que les générations nouvelles - peut-être à juste titre - regardent leurs ainés comme des privilégiés. À l’aune de l’histoire cependant, les humains se bornent à changer d’inquiétudes, aussi bien selon les époques que selon les lieux ou les catégories sociales. Lorsque, sous l’effet d’inventions protectrices, les craintes qu’inspirait la nature ont faibli, ce sont ces inventions mêmes qui, à leur tour, se sont mises à inspirer de nouvelles craintes.

Face à ces inquiétudes, on se trouve régulièrement mis en demeure de prendre position. Personnellement, je suis quelquefois interrogé au sujet des solutions qui auraient mes faveurs à propos des inégalités dont souffrent tant d’humains ou à propos des migrations qui enfantent si souvent misère et violence. Et je répugne à répondre, parce que, sur beaucoup de ces questions, je n’ai pas d’avis, et que l’aveu de cette incapacité est volontiers jugé comme de l’indifférence ou de la provocation.

Mais, me dira-t-on, comment n’avoir pas d’avis sur des problèmes aussi urgents et tellement susceptibles d’enflammer les passions ? Il n’est que de recenser les faits qui nourrissent ce qu’il est commun d’appeler l’actualité pour découvrir que ceux-ci ont des points communs et que n’importe quel fait n’est pas apte à faire l’actualité. Parmi ces points communs, il y a la capacité à indigner, c’est-à-dire à heurter une valeur consacrée. Et l’empressement mis à dénoncer l’atteinte aux valeurs prime à ce point sur l’évaluation des faits qu’il n’est pas rare que ceux-ci soient gauchis jusqu’à fonder le blâme souhaité. Ce qui réclame de ne pas reculer devant l’excès, l’exagération, l’outrance, l’hyperbole. Pourtant, l’opinion est d’une autre nature que le fait, tout comme l’esprit est d’une autre souplesse que le corps. Oui, l’esprit supporte tout : « L’agir simplement, lui couste si peu, qu’en dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le bransle, avec discretion : Car le corps reçoit les charges qu’on luy met sus, justement selon qu’elles sont ; l’esprit les estend et les appesantit souvent à ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble », écrit Montaigne (1). Entendez que l’idée va son chemin sans que rien - sinon une vigilance dûment entraînée - n’alerte sur ses extravagances et qu’elle se plaît souvent à pousser jusqu’au bout le principe qui lui plaît, fût-ce en l’entraînant au-delà des motifs qui ont présidé à son adoption.

Trois exemples rendront peut-être un peu plus clair ce que je tente d’expliquer.

Et d’abord : l’égalité.

Qu’il faille lutter contre certaines inégalités semble malaisé à nier, sinon par ceux qui en bénéficient. Elles étaient, sont et resteront longtemps à ce point criantes qu’elles justifient une indignation constante. Mais l’idée d’égalité se laisse volontiers conduire jusqu’à l’uniformité, sans que beaucoup ne mesurent combien alors le mot n’est plus qu’un mot et qu’il entraîne à des projets qui le satisfont sans satisfaire en rien l’harmonie initialement visée, voire en la contrariant davantage encore.

Je suis souvent attristé par ces gens qui invoquent à toute occasion la démocratie et qui sans cesse en reculent la forme adéquate, comme si seule la prise en compte de la volonté de chacun pouvait satisfaire l’aspiration qu’elle désigne. Ce vœu inaccessible et absurde - inaccessible parce que absurde - me peine d’autant plus qu’il séduit le grand nombre par l’absence de compromission qu’il feint et par l’anathème qu’il réserve à ceux qui le combattent. Qu’il me soit permis à cet égard de rappeler ce que Montesquieu disait de la démocratie et de la corruption dont son principe pouvait être atteint :
« Le principe de la démocratie se corrompt, non-seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité ; mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors, le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les juges.
Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats : on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n’ont plus de poids : on n’a donc plus d’égard pour les sénateurs, et par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a pas du respect pour les vieillards, on n’en aura pas non plus pour les pères : les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage : la gêne du commandement fatiguera, comme celle de l’obéissance. Les femmes, les enfants, les esclaves n’auront de soumission pour personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu.
On voit, dans le banquet de Xénophon, une peinture bien naïve d’une république où le peuple a abusé de l’égalité. Chaque convive donne, à son tour, la raison pourquoi il est content de lui. "Je suis content de moi, dit Chamides, à cause de ma pauvreté. Quand j’étais riche, j’étais obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j’étais plus en état de recevoir du mal d’eux que de leur en faire : la république me demandait toujours quelque nouvelle somme : je ne pouvais m’absenter. Depuis que je suis pauvre, j’ai acquis de l’autorité : personne ne me menace, je menace les autres : je puis m’en aller, ou rester. Déjà les riches se lèvent de leurs places, et me cèdent le pas. Je suis un roi, j’étais esclave : je payais un tribut à la république, aujourd’hui elle me nourrit : je ne crains plus de perdre, j’espère d’acquérir."
Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne.
La corruption augmentera parmi les corrupteurs, et elle augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers publics ; et, comme il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à sa pauvreté les amusements du luxe. Mais, avec sa paresse et son luxe, il n’y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui.
Il ne faudra pas s’étonner, si l’on voit les suffrages se donner pour de l’argent. On ne peut donner beaucoup au peuple, sans retirer encore plus de lui : mais, pour retirer de lui, il faut renverser l’état. Plus il paraîtra tirer d’avantage de sa liberté, plus il s’approchera du moment où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans, qui ont tous les vices d’un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable. Un seul tyran s’élève ; et le peuple perd tout, jusqu’aux avantages de sa corruption.
La démocratie a donc deux excès à éviter : l’esprit d’inégalité, qui la mène à l’aristocratie, ou au gouvernement d’un seul ; et l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, comme le despotisme d’un seul finit par la conquête.
[…]
Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le véritable esprit d’égalité l’est-il de l’esprit d’égalité extrême. Le premier ne consiste point à faire en sorte que tout le monde commande ou que personne ne soit commandé, mais à obéir et à commander à ses égaux. Il ne cherche pas à n’avoir point de maîtres, mais à n’avoir que ses égaux pour maître.
Dans l’état de nature, les hommes naissent bien dans l’égalité ; mais ils n’y sauroient rester. La société la leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les lois.
Telle est la différence entre la démocratie réglée et celle qui ne l’est pas, que, dans la première, on n’est égal que comme citoyen, et que, dans l’autre, on est encore égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître.
La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté ; mais elle se se trouve pas plus auprès de la liberté extrême qu’auprès de la servitude.
 » (2)

Est-il besoin de citer des exemples d’aspirations à la liberté et à l’égalité qui illustrent les craintes de Montesquieu ? Combien de mouvements d’émancipation n’ont-ils pas finis dans les fers ? Combien de révoltes contre les privilèges n’ont-elles pas généré une nomenklatura ? Combien de tribuns clamant les vertus de la liberté et de l’égalité ne se sont-ils pas révélés des tyrans ?

Rappeler cette triste réalité est volontiers assimilé à un appel à l’acceptation des inégalités et des dominations, ce que cela peut effectivement être. Mais, parfois, ce rappel de l’appel à la passivité qu’elle peut cacher cache à son tour une apologie de la radicalité révolutionnaire. Tant et si bien qu’il s’impose de mesurer ce que chaque projet, chaque doctrine, chaque concept implique et surtout ce qu’il peut signifier concrètement, sans trop permettre aux espérances d’en brouiller la perspective. (3) Ce qui - j’en conviens - est à ce point malaisé qu’il est bien des situations et des propositions face auxquelles il apparaît plus malaisé encore de se forger une opinion. La tentation de sombrer dans l’opinion est forte, car elle nous vaut la considération de ceux avec qui nous partageons de mêmes indignations ; mais c’est précisément à ce naufrage qu’il faut résister.

Après l’égalité, deuxième exemple : la discrimination.

Qu’il faille lutter contre les discriminations injustifiées semble malaisé à nier, sinon par ceux qui en tirent avantage. Très souvent - trop souvent - les apparences qui fondent certaines appartenances justifient des différences imaginées qui nourrissent indûment la supériorité, le mépris, l’arrogance, l’injustice. Mais cette lutte contre les discriminations se laisse volontiers conduire jusqu’à la similarité, sans que beaucoup ne mesurent combien l’intention première est ainsi dévoyée, au point de contraindre à une fausse ressemblance qui nuit finalement davantage encore à la concorde visée.

Le vœu compulsionnel de nier les différences et de taire les préférences est proprement déraisonnable. Pourtant, il est entretenu par un grand nombre de gens qui y investissent leur désir de justice. Et la réaction de ceux qui s’autorisent du parler vrai (comme ils disent) pour libérer leurs sentiments haineux ne fait qu’accroître la bien-pensance anti-discriminatoire en un cercle vicieux dans lequel les opinions s’entredéchirent et rivalisent dans l’ignorance des réalités.

Repartons de ce que disait Lévi-Strauss :
« Quand on envisage d’un point de vue très général les caractères communs aux sociétés qu’étudient les anthropologues, une constatation s’impose : […] ces sociétés font appel à la parenté d’une manière beaucoup plus systématique que ce n’est le cas aujourd’hui parmi nous.
D’abord, elles utilisent les relations de parenté et d’alliance pour définir l’appartenance au groupe. Beaucoup de ces sociétés refusent aux peuples étrangers la qualité d’êtres humains. Et si l’humanité cesse aux frontières du groupe, elle se renforce à l’intérieur d’une qualité supplémentaire : les membres du groupe ne sont pas seulement les seuls humains, les seuls vrais, les seuls excellents. Ils ne sont pas seulement des concitoyens, mais des parents de fait ou de droit.
En second lieu, ces sociétés tiennent la parenté et les notions qui s’y rattachent pour antérieures et extérieures aux relations biologiques, telle la filiation par le sang, auxquelles nous-mêmes tendons à les réduire. Les liens biologiques fournissent le modèle sur lequel sont conçues les relations de parenté, mais celles-ci offrent à la pensée un cadre de classification logique. Ce cadre une fois conçu permet de distribuer les individus dans des catégories préétablies assignant à chacun sa place au sein de la famille et de la société.
Enfin, ces relations et ces notions compénètrent le champ entier de la vie et des activités sociales. Réelles, postulées ou inférées, elles impliquent des droits et des devoirs bien définis, différents pour chaque type de parents. D’une façon plus générale, on peut dire que dans ces sociétés la parenté et l’alliance constituent un langage commun, propre à exprimer tous les rapports sociaux : économiques, politiques, religieux, etc., et non pas seulement familiaux.
 » (4)

Voilà qui retrace assez clairement les nécessités dont sont nées bien des classifications, autrement dit des différences instituées entre les membres du corps social. Lorsqu’il insiste sur les classifications parentales, Lévi-Strauss met en lumière ce que certaines de ces classifications peuvent avoir de factice, comme lorsque la filiation est proclamée alors même qu’aucun lien biologique n’est constaté. Et aucune société - pas davantage la nôtre - ne peut se passer de classifications de ce genre.

Évidemment, il est des distinctions que certaines sociétés et certaines époques récusent. De nos jours, celle qui discrimine l’homme libre de l’esclave nous indigne au plus haut point ; et bien d’autres encore. Mais d’une indignation moralement justifiée, on peut aisément passer à une indignation de principe qui court le risque de s’en prendre à ce qui n’a d’autre ressemblance avec les premières que le rôle différent que la classification accorde à l’une ou l’autre catégorie d’humains. Et si certains rôles sont à leur tour passible d’une morale réprobatrice, d’autres ne font que constater des statuts et des fonctions spécifiques qui, par leur existence, assurent une forme de conciliation entre les divers intérêts particuliers ou de groupes qui menacent la cohésion sociale. À trop vouloir combattre toute discrimination, on finit par nier des évidences et des préférences et par conférer à l’expression de quelque discrimination que ce soit le mérite de la sincérité.

Dans la deuxième conférence qu’il donna en 1971 à l’Unesco, Lévi-Strauss avait laissé percer l’idée qu’il n’était pas pathologique de préférer sa culture et de ne pas souhaiter s’adapter à une autre. Et il avait même avancé l’hypothèse que ce rejet de l’autre était peut-être indispensable aux grandes créations. (5) Il n’y a rien en tout cas qui justifie d’ignorer totalement ses propres préférences dans ce qu’elles ont de subjectif, quitte à avoir la décence de les maîtriser.

Devinant que certains seraient sans doute portés à réclamer des exemples de tout ce que j’avance, j’évoquerai ici le burkini, qui en ce moment occupe tant - trop sans doute - les médias, les politiques et les juristes. Même si je ne fréquente plus guère les plages, je dois avouer que je préfère très nettement y voir des femmes en bikini plutôt qu’en burkini. Et ce n’est pas uniquement en raison de l’occasion qu’elles offrent parfois de voir un beau corps dénudé ; c’est aussi parce que le burkini heurte une certaine conception que je me fais de la liberté des femmes, une conception que ce vêtement me semble vouloir implicitement dénoncer. Mais je m’en voudrais de ne pas supporter poliment et discrètement celles qui le portent ou davantage encore d’entreprendre des démarches pour le leur interdire. Car je n’imagine pas un seul instant admettre des mêmes qu’elles me reprochent explicitement ma mécréance au cas où elles en seraient informées. Dans un sens comme dans l’autre, c’est souvent de décence que l’on manque lorsqu’on invoque mille et un principes qui justifieraient de contraindre l’autre. De grâce, n’érigeons pas en loi le simple précepte qui suggère d’être autant que possible bienveillant envers ce qui nous est différent ou étranger.

Troisième exemple : l’utopie.

Qui ne rêve d’une société débarrassée de ses inconvénients ! Et fleurissent ainsi tant et tant de projets, notamment politiques, depuis ceux qui verront la prochaine législature en satisfaire les plus urgents jusqu’à ceux dont sont attendus des lendemains qui chantent. Évidemment, ma préférence va à des projets d’une autre nature, des projets qui recherchent une meilleure compréhension mutuelle (6), que ce soit au sein même de notre société comme dans ses rapports avec des sociétés différentes. Mais il faut également admettre que cette mutuelle compréhension a ses limites et qu’il est des exigences que je ne sacrifierais sans doute pas à la tranquillité ; car il est des convictions qui me semblent mériter d’être combattues dès lors qu’elles encouragent l’injustice, la haine ou la violence. (7) À quoi s’ajoute qu’il est aussi des projets qui ne les encouragent pas, mais qui néanmoins y mènent. Ce qui me conduit à me demander si bien des programmes - politiques ou autres - n’embrigadent pas un peu vite bien des gens qui y voient l’occasion de satisfaire leur souci d’agir utilement, alors même que les chemins ainsi suivis se hérissent d’entraves aux principes initialement défendus.

Je voudrais reproduire à présent un article que George Orwell a écrit en 1941 et qu’il avait intitulé “Les socialistes peuvent-ils être heureux ?” Il est certes un peu long ; je répugne à le mutiler de quelque façon que ce soit, mais je n’y ajouterai pas un mot.
« Penser à Noël fait presque automatiquement penser à Charles Dickens, et pour deux bonnes raisons. Pour commencer, Dickens est un des rares écrivains anglais à avoir réellement écrit sur Noël. Noël est la plus populaire des fêtes anglaises, et pourtant elle a produit étonnement peu de littérature. Il y a les chants de Noël, la plupart d’origine médiévale ; il y a une petite poignée de poèmes de Robert Bridges, de T. S. Eliot et de quelques autres, et puis il y a Dickens ; mais c’est à peu près tout. Deuxièmement, Dickens est remarquable, je dirais même presque unique, parmi les écrivains modernes pour être capable d’exprimer une image convaincante du bonheur.
Dickens a traité Noël deux fois et avec succès, dans un chapitre des
Aventures de Mr Pickwick et dans Un chant de Noël. Ce dernier fut lu à Lénine sur son lit de mort et, selon son épouse, il en trouva le “sentimentalisme bourgeois” absolument intolérable. Or, dans un sens, Lénine avait raison : mais s’il avait été en meilleure santé, il aurait sans doute remarqué que l’histoire a d’intéressantes implications sociologiques. Pour commencer, même si l’épaisseur de la couche de peinture étalée par Dickens est un peu épaisse, même si le “pathos” de Tiny Tim est écœurant, la famille Cratchit donne l’impression de s’amuser. Ils ont l’air heureux, ce qui n’est pas le cas, par exemple, des citoyens des Nouvelles de Nulle Part de William Morris (*1). En outre - et la compréhension qu’en a Dickens est un des secrets de sa force -, leur bonheur vient en grande partie d’un contraste. Ils sont très joyeux parce que, pour une fois, il semble qu’ils aient suffisamment à manger. Le loup est à la porte, mais il remue la queue. La vapeur du Christmas pudding flotte devant un arrière-plan de prêteurs sur gages et d’exploitation des travailleurs, et le spectre de Scrooge se tient près de la table du dîner dans un double sens. Bob Cratchit voudrait même boire à la santé de Scrooge, ce que Mrs Cratchit refuse de faire, avec raison. Si les Cratchit peuvent apprécier Noël, c’est justement parce que la fête n’a lieu qu’une fois par an. Leur bonheur est convaincant pour la bonne raison qu’il est décrit comme incomplet (*2).
Au contraire, tous les efforts pour décrire un bonheur
permanent ont été des échecs. Les utopies (d’ailleurs, le mot inventé “utopie” ne signifie pas “un bon endroit”, mais simplement “un endroit non existant”) sont fréquentes dans la littérature des trois ou quatre derniers siècles, bien que les utopies “favorables” soient invariablement peu appétissantes et qu’elles manquent d’ailleurs de vitalité.
Les meilleurs utopies modernes connues sont de loin celles de H.G. Wells. La vision du futur de Wells, implicite dans ses premiers livres et partiellement mise en œuvre dans
Anticipations et dans Une utopie moderne, est exprimée avec force dans deux livres écrits au début des années 1920, Le Rêve et Mr Barnstaple chez les hommes-dieux. Wells nous y donne une image du monde tel qu’il aimerait le voir - ou tel qu’il pense vouloir le voir. C’est un monde dont les idées-forces sont un hédonisme éclairé et la curiosité scientifique. Tous les maux et toutes les misères dont nous souffrons aujourd’hui ont disparu. Ignorance, guerre, pauvreté, saleté, maladie, frustration, faim, peur, surmenage, superstition - tout cela a disparu. Ainsi exprimé, il est impossible de nier qu’il s’agit du genre de monde que nous espérons tous. Nous voulons tous éliminer les choses que Wells veut éliminer. Mais existe-t-il réellement quelqu’un qui désire vivre dans une utopie wellsienne ? Au contraire, ne pas vivre dans un tel monde, ne pas s’éveiller dans un jardin hygiénique de banlieue infesté d’institutrices nues, est en fait devenu un objectif politique conscient. Un livre tel Le meilleur des mondes est l’expression de la véritable peur que ressent l’homme moderne devant la société hédoniste rationnelle qu’il pourrait avoir la capacité de créer. Un écrivain catholique a dit récemment que les utopies sont maintenant techniquement possibles et que, en conséquence, comment éviter l’utopie est devenu un problème sérieux. Maintenant que nous avons le mouvement fasciste devant les yeux, nous ne pouvons pas éliminer tout simplement cette remarque comme étant idiote. Car l’une des sources du mouvement fasciste est le désir d’éviter un monde trop rationnel et trop confortable.
Toutes les utopies
favorables semblent se ressembler en ce qu’elles postulent la perfection sans être capables de suggérer le bonheur. Les Nouvelles de Nulle Part sont une version gentillette de l’utopie wellsienne. Tout le monde est gentil et raisonnable, tous les meubles viennent de chez Liberty, mais l’impression que laissent ces mondes est celle d’une mélancolie délayée. L’effort fait récemment par lord Samuel dans la même direction, An Unknown Country (*3), est encore plus lugubre. Les habitants de Bensalem (le nom est emprunté à Francis Bacon (*4)) donnent l’impression de considérer la vie comme un mal qu’il faut accepter en s’en plaignant le moins possible. Tout ce que leur a apporté leur sagesse est d’être déprimés en permanence. Il est bien plus impressionnant de voir que Jonathan Swift, un des écrivains les mieux pourvu d’imagination qui ait jamais vécu, ne réussit pas plus que les autres à construire une utopie favorable.
Les premières parties des
Voyages de Gulliver sont sans doute l’attaque la plus accablante de la société des hommes qui ait jamais été écrite. Chacun des mots retentit encore aujourd’hui ; par endroit, on y trouve des prophéties très détaillées des horreurs politiques de notre propre époque. Là où Swift échoue, cependant, c’est lorsqu’il tente de décrire une race d’êtres qu’il admire vraiment. Dans la dernière partie, en contraste avec les Yahoos dégoûtants, il nous présente les nobles Houyhnhnms, une race de chevaux intelligents libérés des défauts humains. Or ces chevaux, malgré l’élévation de leur caractère et leur bon sens infaillible, sont des créatures remarquablement ennuyeuses. Comme les habitants de diverses autres utopies, ils cherchent surtout à éviter tout problème. Ils vivent des vies tranquilles, prudentes, “raisonnables”, d’où sont absents disputes, désordres ou insécurité de toutes sortes, mais en est également absente la “passion”, y compris l’amour physique. Ils choisissent leur compagne ou compagnon selon des principes eugénistes, évitent les excès d’affection et paraissent assez content de mourir quand vient leur heure. Dans les premières parties du livre, Swift avait montré où la folie et la fripouillerie des hommes pouvaient les mener ; mais, enlevez folie et fripouillerie : il ne vous reste plus apparemment, qu’une sorte d’existence tiédasse, qui ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue.
Les tentatives de description d’un bonheur appartenant définitivement à l’autre monde n’ont pas eu plus de succès. Le paradis est un vide, tout comme l’utopie, bien que l’enfer occupe une place respectable en littérature, et qu’il ait souvent été décrit avec une grande précision et de manière convaincante.
C’est un lieu commun de dire que le paradis chrétien, tel qu’il nous est habituellement présenté, n’attirerait personne. Presque tous les écrivains chrétiens qui se sont préoccupés du paradis soit annoncent franchement qu’il est indescriptible soit évoquent de vagues images d’or, de pierres précieuses, ainsi que d’hymnes chantés du matin au soir. Ceci, il est vrai, a inspiré quelques-uns des meilleurs poèmes du monde :

Tes murailles sont de calcédoine
Tes remparts de diamants taillés
Tes portes de fines perles d’Orient
Tellement riches et abondantes ! (*5)

Ou :

Saint, saint, saint, les saints tous T’adorent et
Déposent leurs couronnes d’or sur les eaux lisses,
Chérubins et séraphins sont à genoux devant Toi,
Toi qui était, es, et seras à tout jamais ! (*6)

Mais une chose était impossible : décrire un endroit ou une situation que l’être humain ordinaire désirerait réellement. Nombre de prêcheurs revivalistes, nombre de jésuites (regardez, par exemple, le terrible sermon dans
Portrait de l’artiste de James Joyce) ont effrayé leur congrégation jusqu’à leur glacer le sang dans les veines avec leurs images verbales de l’enfer. Mais dès qu’il s’agit du paradis on ne tarde pas à tomber sur des mots comme “extase” et “béatitude”, sans grands efforts pour dire ce qu’ils signifient vraiment. Un des textes les plus vivants sur ce sujet est peut-être le célèbre passage dans lequel Tertullien explique qu’un des plus grands bonheurs du paradis consiste à regarder les tortures des damnés.
Les diverses versions païennes du paradis ne sont certainement pas meilleures. On a l’impression qu’un crépuscule infini règne sur les Champs Élysées. L’Olympe, où vivaient les dieux, avec leur nectar et leur ambroisie, avec leurs nymphes et leurs Hébé, les “poules immortelles” comme les appelait D.H. Lawrence, est sans doute un peu plus attrayant que le paradis chrétien, mais on n’aurait pas envie d’y rester très longtemps. Quant au paradis musulman, avec ses soixante-dix-sept houris pour chaque homme, toutes réclamant sans doute qu’on s’occupe d’elles en même temps, ce n’est qu’un cauchemar. Et les spiritualistes, bien qu’ils ne cessent de nous assurer que “tout est éclatant et magnifique”, ne parviennent pas non plus à décrire la moindre activité de l’autre monde qu’une personne capable de réfléchir trouverait supportable, et encore moins séduisante.
On obtient le même résultat avec les tentatives de description du bonheur parfait qui ne viennent ni d’une utopie ni de l’au-delà, mais qui sont simplement sensuelles. Elles donnent toujours une impression de creux, de vulgarité, ou les deux à la fois. Au début de
La Pucelle, Voltaire décrit la vie de Charles IX avec sa maîtresse, Agnès Sorel. Ils étaient “toujours heureux”, dit-il. Et en quoi consistait leur bonheur ? Une suite incessante de festins, de boissons, de chasses et d’amour. Qui ne se lasserait pas d’une telle existence après quelques semaines ? Rabelais décrit les esprits fortunés qui ont du bon temps dans l’autre monde parce qu’ils ont eu une vie dure dans celui-ci. Ils chantent une chanson que je paraphrase grossièrement comme suit : “Sauter, danser, jouer des tours, boire du vin rouge et du vin blanc, et ne rien faire de toute la journée sinon compter des couronnes en or” (*7) - comme cela paraît ennuyeux, en fin de compte ! La vacuité de toute cette conception d’un “bon temps” éternel est bien montrée dans la peinture de Brueghel, Le Pays de cocagne, dans lequel trois grosses masses de graisse sont étendues et dorment, tête contre tête, tandis que les œufs durs et les jambons rôtis viennent d’eux-mêmes pour être mangés.
Il semblerait que les êtres humains soient incapables de décrire, voire d’imaginer le bonheur si ce n’est en termes de contraste. C’est pour cela que la conception du paradis ou de l’utopie change d’époque en époque. Dans la société préindustrielle, le paradis était décrit comme un lieu de repos éternel, pavé d’or, parce que l’expérience de l’être humain ordinaire était le surmenage et la pauvreté. Les houris du paradis musulman sont les reflets d’une société polygame dans laquelle la plupart des femmes disparaissaient dans les harems des riches. Mais ces images de “béatitude éternelle” ont toujours été un échec parce que, lorsque la béatitude devenait éternelle (l’éternité étant considérée comme un temps infini), le contraste cessait de fonctionner. Certaines des conventions intégrées à notre littérature sont nées à l’origine de conditions physiques qui ont cessé d’exister. Le culte du printemps en est un exemple. Au Moyen Âge, le printemps ne représentait pas simplement les hirondelles et les fleurs sauvages. Il représentait des légumes verts, du lait et de la viande fraîche après des mois de porc salé dans des cabanes enfumées et sans fenêtres. Les chansons du printemps étaient gaies :

Ne rien faire sinon manger et être gais,
Et remercier le ciel pour une bonne année,
De viande abondante et d’épouses aimées,
De garçons costauds qui vont de ci de là.
Tant de gaieté.
Et partout chez tous tant de gaieté ! (*8)
parce qu’il y avait une raison d’être gai. L’hiver était terminé, c’était ce qui comptait le plus. Noël est lui-même une fête préchrétienne dont l’existence est sans doute due au besoin d’un excès de nourriture et de boisson afin de rompre la monotonie des hivers insupportables du Nord.
L’incapacité de l’humanité à imaginer le bonheur autrement que sous la forme d’un
soulagement, après un effort ou une souffrance, présente un grave problème aux socialistes. Dickens est capable de décrire une famille dans le dénuement se régalant d’une dinde rôtie et sait les faire apparaître comme heureux ; d’autre part, les habitants d’univers parfaits ne semblent pas connaître la gaieté spontanée et sont par-dessus le marché assez répugnants. Mais il est clair que nous ne sommes pas en quête du genre de monde décrit par Dickens, ni, sans doute, de tout autre monde qu’il pouvait imaginer. L’objectif du socialisme n’est pas une société où tout finit bien parce que de vieux messieurs pleins de gentillesse distribuent des dindes. Que cherchons-nous sinon une société dans laquelle la “charité” serait inutile ? Nous voulons un monde où Scooge, avec ses dividendes, et où Tiny Tim, avec sa jambe tuberculeuse, seraient tout deux impensables. Mais cela veut-il dire que nous sommes en quête d’une utopie sans souffrance, sans effort ?
Au risque de dire quelque chose que les rédacteurs de
Tribune pourraient ne pas approuver, je suggère que le véritable objectif du socialisme n’est pas le bonheur. Le bonheur, jusqu’ici, a été une conséquence et, pour autant que nous le sachions, il en sera peut-être toujours ainsi. Le véritable objectif du socialisme est la fraternité humaine. C’est ce que tout le monde pense plus ou moins, bien que ce ne soit pas souvent dit, ou en tout cas pas suffisamment fort. Si les hommes s’épuisent dans des luttes politiques déchirantes, se font tuer dans des guerres civiles ou torturer dans les prisons secrètes de la Gestapo, ce n’est pas afin de mettre en place un paradis avec chauffage central, air conditionné et éclairage a giorno mais parce qu’ils veulent un monde dans lequel les hommes s’aiment les uns les autres au lieu de s’escroquer et de se tuer les uns les autres. Et ils veulent ce monde comme une première étape. Où ils iront ensuite est bien moins certain et les tentatives de prédire leur avenir en détail ne font que brouiller la question.
La pensée socialiste doit se préoccuper de prédiction, mais seulement en termes généraux. Il faut souvent viser des objectifs qu’on ne perçoit que très vaguement. En ce moment, par exemple, le monde est en guerre et désire la paix. Et pourtant le monde n’a aucune expérience de la paix et n’en a jamais eu, à moins que le bon sauvage ait vraiment existé un jour. Le monde veut quelque chose dont il reconnaît vaguement la possibilité sans pouvoir le définir avec précision. En ce jour de Noël, des milliers d’hommes vont saigner à mort dans les neiges de Russie, ils se noieront dans des eaux glaciales, ou encore ils se feront mutuellement sauter à coup de grenades dans les îles marécageuses du Pacifique ; des enfants sans abri iront gratter dans les ruines des villes allemandes pour trouver un peu à manger. Rendre tout cela impossible est un bon objectif. Mais expliquer en détail à quoi ressemblera un monde en paix est une autre paire de manches, et tenter de le faire pourrait aisément mener aux horreurs avec tant d’enthousiasme par Gerald Heard (*9).
Presque tous les créateurs d’utopie ressemblent à l’homme qui a mal aux dents et qui pense donc que le bonheur est de ne pas avoir mal aux dents. Ils voulaient produire une société parfaite en proposant quelque chose d’indéfini qui n’a pourtant de valeur que parce qu’il est temporaire. La solution la plus sage serait de dire qu’il y a certaines voies le long desquelles l’humanité doit avancer, que la stratégie, dans son ensemble, a été décidée, mais que les prophéties détaillées ne sont pas de notre ressort. Quiconque essaye d’imaginer la perfection ne fait que révéler sa propre vacuité. Il en va ainsi même avec un grand écrivain tel que Swift, qui sait si bien éreinter un évêque ou un homme politique mais qui, lorsqu’il tente de créer un surhomme, nous laisse simplement avec l’impression - la dernière chose qu’il aurait voulu - que les Yahoos puants avaient en eux davantage de possibilités de développement que les Houyhnhnms éclairés.
 » (8)

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 1052.
(2) Montesquieu, Œuvres complètes tome premier, Librairie Hachette et Cie, 1873, pp. 219-221.
(3) Le propos de Montesquieu fait immanquablement penser à l’idée du juste milieu, chère à Aristote (cf. Éthique à Nicomaque, livre II, chap. 6). Il y aurait cependant bien des choses à dire sur ce qui les sépare. En toute hypothèse, je préfère personnellement insister sur la nécessité d’une analyse éventuellement susceptible de définir plus ou moins l’attitude adaptée aux faits, plutôt que de la situer sur un axe imaginaire dont elle occuperait le centre.
(4) Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2011, pp. 61-62.
(5) Cf. Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 21-48. Il y dit notamment ceci : « Sans doute nous berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes, sans que soit compromise leur diversité. Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu’elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles, indispensables entre les individus comme entre les groupes, s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité. » (pp. 47-48)
(6) Bien des projets visent au contraire à sortir à son avantage d’une discorde ; c’est notamment le cas des programmes politiques d’extrême droite.
(7) La morale a immanquablement le dernier mot. Encore faut-il que ce soit effectivement le dernier, c’est-à-dire qu’elle ne pose ses conditions qu’après que les faits eussent été interrogés en long et en large et sans que jamais elle n’interfère dans ce démêlage du vrai et du faux. Que celui-ci soit rarement complètement achevé plaide pour de la retenue dans l’expression des préférences morales.
(*1) Classique de la littérature utopique, les Nouvelles de Nulle Part (1890) décrivent le bonheur dans une société du futur collectiviste et démocratique, essentiellement agraire et artisanale, où n’existent plus ni propriété privée, ni grandes villes, ni autorité, ni monnaie, ni tribunaux, ni prisons, ni classes sociales.
(*2) Employé sous-payé de l’avare misanthrope Scrooge, Bob Cratchit peine à nourrir sa famille, dont Tiny Tim, malade et infirme, est le plus jeune enfant.
(*3) En réalité, An Unknow Land, de Herbert Samuel (1942).
(*4) Dans La Nouvelle Atlantide.
(*5) Strophe d’un hymne tiré d’un poème anonyme du XVIe siècle, Hierusalem My Happy Home (1583), lui-même écrit à partir d’un texte de saint Augustin.
(*6) Strophe d'un hymne à la Trinité, Holy Holy Holy, composé en 1826 par Reginald Heber.
(*7) Cette chanson se trouve dans la traduction anglaise d’Urquart (1653), mais pas dans Rabelais.
(*8) Chanson chantée par Silence dans Henry IV de Shakespeare (partie II, acte V, scène 3)
(*9) Auteur prolifique d’essais sur la science, la religion, l’évolution de l’humanité, et sur ce qui deviendra le “développement personnel”, Gerald Heard était un proche d’Aldous Huxley.
(8) George Orwell, Écrits politiques (1928-1949), trad. par Bernard Hoepffner, Agone, Marseille, 2009, pp. 226-236. L’article a été publié sous le pseudonyme John Freeman ; son attribution à Orwell est quasi certaine.