samedi 11 février 2017

Note de lecture : Jean-Pierre Castel

Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste?
de Jean-Pierre Castel


Avant même de parler de ce livre - que je n’aurais jamais eu l’idée de lire si son auteur n’avait affirmé y développer les arguments qui manquaient à ses commentaires (1) -, je voudrais évoquer un instant la question assez générale de ce qui sépare une prise de position de la manière de la faire valoir. À mes yeux, il est en effet souvent plus condamnable de défendre une position qui mérite d’être regardée comme justifiée, si c’est avec des arguments qui se révèlent injustifiés, que de défendre une position apparemment injustifiée, mais avec des arguments qui peuvent être considérés comme légitimes. Et rien ne me désole autant qu’une bonne idée appuyée sur de mauvais raisonnements.

Il y a quelque chose d’un peu provocateur à laisser croire que l’on préfère l’argument à l’opinion qu’il conforte. Aussi vais-je tenter de me faire bien comprendre.

En fait, il ne s’agit pas véritablement de ne distinguer que les arguments, sans considération pour l’opinion. Car l’opinion n’est que ce que les arguments en font et, par conséquent, selon ce que sont les arguments, ainsi est l’opinion. Autrement dit, une opinion n’est défendable que si les arguments l’entourent des nuances utiles à sa juste adaptation à ce qui nous paraît vrai. Pour prendre un exemple en rapport avec le livre dont il va être question, s’affirmer athée ne me paraît possible que si l’opinion à laquelle le mot renvoie est assortie d’une foule de précisions et de nuances qui écartent le sens le plus courant et le plus sommaire que l’on y attache communément. Si être athée, c’est nier l’existence de Dieu, sans plus, alors je ne puis me dire athée. Je pense plutôt que Dieu est une hypothèse qui n’est ni indispensable ni convaincante quant à l’origine des choses, ce qui me porte volontiers à ne pas trop m’en préoccuper. Mais je me sais par ailleurs incapable de prouver que Dieu n’existe pas, du moins dans sa forme la moins anthropomorphe qui soit. Je dois ajouter que je ne vois guère l’intérêt qu’il y a à proclamer son athéisme, que ce soit à l’unisson d’autres athées avec lesquels on souhaiterait partager cette idée ou que ce soit à la face de croyants de qui on se plairait à se démarquer. Et je n’ai encore rien dit là de tout ce qui mériterait d’être précisé quant à la croyance en un quelconque surnaturel.

On comprendra donc que ce qui me pousse à porter mon attention sur l’argument provient de la méfiance qu’il importe d’entretenir envers tout ce qui nous rattache - consciemment ou inconsciemment - à des opinions toutes faites. Le ressort de cette inclination assez spontanée pour les causes ( au sens de parti ou de principe que l’on soutient et que l’on veut voir triompher) réside dans nos préférences, avec ce qu’elles ont souvent d’irrationnel. Car l’examen de nos opinions devrait le plus souvent déboucher sur le constat qu’elles ont été adoptées parce qu’elles étaient défendues par telle personne, telle œuvre, tel camp auquel on s’en était préalablement remis, ou encore par une déduction simpliste propre à satisfaire un dogme, un credo, une théorie, un principe auquel on s’est convaincu qu’il faut tout subordonner. Et l’opinion ainsi construite n’envisage plus la nécessité de s’entourer d’arguments que pour vaincre par tous les moyens la résistance qu’elle rencontre en d’autres opinions.

Il importe évidemment de bien mesurer combien se déprendre de ses préférences est un exercice très malaisé. Démêler le vrai du faux n’est pas agir ; c’est au contraire suspendre toute ambition de peser sur les choses. Mettre en œuvre quoi que ce soit réclame en effet de convaincre - ne serait-ce que se convaincre soi-même -, ce qui conduit à choisir l’argument en raison de sa capacité à emporter l’adhésion et non à justifier un quelconque partage entre le vrai et le faux. Il en va ainsi de l’argument par le sacrifice dont Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca nous disent qu’il est « celui qui fait état du sacrifice que l’on est disposé à subir pour obtenir un certain résultat » (2) À titre d’exemple, ils citent Pascal lorsque celui-ci affirme : « Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger. » (3). Et si les témoins eux-mêmes étaient prêts à se laisser égorger pour des préférences ?

L’attitude la plus propice à démasquer l’erreur consiste donc à rechercher en soi ce qui nous y induit, donc à s’exercer à la méfiance vis-à-vis de nos préférences et de tout ce qui les forge. Alors, et alors seulement, il nous revient d’entretenir la même méfiance à l’égard d’autrui. Cela suppose une forme particulière de solitude en ce qu’il importe de renoncer aux adhésions, aux appartenances, aux ralliements. La lucidité avec laquelle Hannah Arendt a analysé le cas Eichmann doit beaucoup à la manière radicale dont elle s’est gardée de toute affiliation, ce qui lui a permis d’entrevoir des motifs de comportement qui échappaient nécessairement à ceux qui ne pouvaient se distraire d’un jugement global et définitif dans lequel le cas était irrémédiablement englobé. Voici un extrait d’une lettre qu’elle a adressée le 24 juillet 1963 à Gershom Scholem et qui illustre fort bien cet effort de se déprendre des adhésions et les difficultés que cet effort doit surmonter :
« Je commencerai […] par ce que vous appelez l’“amour du peuple juif” ou Ahavat Israel (entre parenthèses, je vous serais très reconnaissante de bien vouloir me dire depuis quand ce concept a joué un rôle dans le judaïsme, quand il a été utilisé pour la première fois dans la langue et la littérature hébraïque, etc.). Vous avez tout à fait raison : je ne suis animée d’aucun “amour” de ce genre, et cela pour deux raisons : je n’ai jamais ni “aimé” aucun peuple, aucune collectivité - ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni rien de tout cela. J’aime “uniquement” mes amis et la seule espèce d’amour que je connaisse et en laquelle je croie est l’amour des personnes. En second lieu, cet “amour des Juifs” me paraîtrait, comme je suis juive moi-même plutôt suspect. Je ne peux pas m’aimer moi-même, aimer ce que je sais être une partie, un fragment de ma propre personne. » (4)

Je m’en voudrais de laisser croire que la posture ainsi décrite offre un accès à la lucidité. C’en est peut-être une condition nécessaire, nullement une condition suffisante. Et remarquer qu’elle n’est pas accessible à tout le monde ne revient pas à désigner une élite qui disposerait ainsi d’une clairvoyance exclusive, mais au contraire à faire la part de ce à quoi la recherche doit renoncer, comme par exemple à cette capacité à agir qui est le monopole de ceux qui jugent vite, préfèrent fort et prescrivent sans hésitation. Ce dont se séparent ceux qui cherchent activement à démêler le vrai du faux, c’est de ceux qui veulent activement participer à modifier le cours des choses ; et ceux-ci ne sont pas moins dignes de considération que ceux-là. Il convient seulement qu’aucun n’ambitionne trop de jouer le rôle de l’autre, même si le contexte social les porte tous à prétendre plus ou moins s’y livrer.

Venons-en au livre de Jean-Pierre Castel.

Une question en est le sujet et en constitue le titre : la guerre de religion et la police de la pensée seraient-elles des inventions que l’on doit au monothéisme ? Comprenons bien qu’il ne s’agit donc pas de s’interroger sur ce qui mériterait d’être appelé une guerre de religion (même si la définition de celle-ci en constituera un passage obligé), et moins encore sur ce qu’il convient d’appeler police de la pensée. Autrement dit, le livre n’ambitionne pas d’étudier des phénomènes dont il serait opportun d’évaluer notamment s’ils sont à mettre en rapport avec certaines formes de croyance, telles que par exemple celles qu’on appelle monothéistes. La thèse précède la recherche : une seule relation est à caractériser, celle qui existe nécessairement entre le monothéisme et une forme de foi à laquelle on doit des violences extraordinaires et des contraintes de pensée non moins exceptionnelles. Le but du livre n’est pas d’inviter à réfléchir ; il est de convaincre.

Il est donc assez légitime de s’interroger sur l’objectif que poursuit l’auteur. D’ailleurs, en quatrième de couverture, un autre livre est annoncé, lequel « suggérera une voie de solution ». Le diagnostic - aussi contesté qu’il soit - est donc à ce point certain qu’il importe de lui appliquer un remède. Ce qui trahit davantage une volonté de convaincre que de chercher. Dans le fond, le titre du livre - par la question qu’il pose - contient déjà toute l’univocité du propos et annonce que seront impitoyablement combattues toutes les nuances que certains pourraient formuler à propos des déterminations que Jean-Pierre Castel juge décisives dans l’explication de l’histoire mondiale et pluriséculaire.

Il serait assez vain - je crois - d’analyser les arguments que le livre contient. Tous, on n’ose y penser ; les plus importants - lesquels sont-ils ? - découragent toute contradiction, tant ils sont présentés comme péremptoires. Trois remarques me sont venues à l’esprit au fil du livre.

La première concerne un usage débridé de la citation. Capter la parole d’un auteur - de préférence connu et reconnu - pour s’en faire un allié, sans considération pour ce que son œuvre pourrait contenir de nuances, voire de contradictions, à l’égard de l’interprétation propice d’un propos, voilà un travers très répandu et que je ne me lasserai pourtant jamais de dénoncer. Épingler les auteurs selon qu’ils sont des amis ou des ennemis (entendez de la thèse défendue) est un procédé hérité des idéologues tant et si justement décriés. Je n’en citerai aucun exemple, car leur dénombrement serait accablant.

La deuxième remarque porte sur le caractère essentiellement déductif de l’argumentation utilisée. Et ici, je me permettrai de citer un paragraphe qui me semble assez bien révéler la nature de bien d’autres :
« La tâche première de toute société, car elle conditionne sa possibilité de survie, consiste à s’outiller pour gérer les conflits. Il s’agit de développer un système de valeurs et de procédures ad hoc, comprenant en particulier une codification des fautes, leur reconnaissance, leur jugement, leur sanction, leur réparation, leur prévention. Les sociétés humaines ont élaborés à cette fin des solutions extrêmement diverses, organisées notamment autour des notions de honte - par rapport à ce que l’on est -, de culpabilité - par rapport à ce que l’on fait -, de responsabilité - par rapport aux conséquences de ses actes. » (p. 158)
Cette façon d’ériger en principe une nécessité face à laquelle toute société aurait rationnellement construit un système dans lequel va s’insérer la thèse à démontrer heurte une foule de constats que l’on doit à l’anthropologie et qui rendent autrement modeste quant aux rapports qui ont pu exister et qui existent encore entre les croyances et la construction des institutions. Il est pour le moins paradoxal de découvrir ainsi - au sein même du projet visant notamment à discréditer la pensée scolastique - une forme de raisonnement qui ressemble tant à ce que Montaigne dénonçait chez Aristote :
« Il est bien aisé sur des fondemens avouez, de bastir ce qu’on veut ; car selon la loy et ordonnance de ce commencement, le reste des pieces du bastiment se conduit aisément, sans se dementir. Par cette voye nous trouvons nostre raison bien fondée, et discourons à boule-veue : Car nos maistres præoccupent et gaignent avant main, autant de lieu en nostre creance, qu’il leur en faut pour conclurre après ce qu’ils veulent ; à la mode des Geometriciens par leurs demandes avouées : le consentement et approbation que nous leur prestons, leur donnant de quoi nous trainer à gauche et à dextre, et nous pyrouetter à leur volonté. Quiconque est creu de ses presuppositions, il est notre maistre et notre Dieu : il prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé, que par iceux il nous pourra monter, s’il veut, jusques aux nues. » (5)
Je n’ose croire - bien sûr - que la pensée de Montaigne serait jugée impertinente du seul fait qu’il n’a pas pris position contre le monothéisme.

Quant à ma troisième remarque (qui ne clôt évidemment pas la liste des réactions auxquelles m’a conduit la lecture du livre), elle porte sur l’omniprésence d’une forme assez radicale d’intransigeance, propre à la militance. Les contre-exemples et les objections ne sont évoqués que lorsqu’ils sont aisément contredits et aucune hypothèse - aussi sérieusement construite soit-elle - n’a droit de citer dès lors qu’elle pourrait affaiblir de quelque façon que ce soit la thèse de l’auteur. Ce ne serait que moyennement désolant si celui-ci ne se donnait l’allure d’un homme guidé par la sagesse, la raison et la rigueur et préoccupé de combattre l’obscurantisme et la violence qu’il engendre.

J’aurais aimé ne pas devoir le dire : je ne suis pas convaincu qu’il soit erroné d’affirmer que le monothéisme est à l’origine d’une forme particulière de violence, ni qu’il a constitué une importante occasion de contraindre la pensée. Mais je ne suis pas davantage convaincu qu’il soit faux de considérer la violence et la guerre comme des phénomènes comportementaux qui puisent leurs prétextes dans des aspects très variés de la vie sociale, pas plus que de regarder l’indépendance d’esprit comme une possibilité rarement offerte à l’homme dès lors que l’entrave une multitude de facteurs parmi lesquels la croyance religieuse n’est qu’un exemple. C’est que l’histoire des croyances obéit à des causes à ce point multiples qu’elles induisent autant de contradiction que de cohérence. Que le message chrétien de miséricorde ait conduit à des massacres cyniques ou que les guerres de religion aient engendré une conception nouvelle de la tolérance, voilà qui incite à la circonspection. Face à tout cela, il y a sans doute bien davantage de questions à résoudre que de réponses à défendre.

Les dernières décennies ont vu reculer un certain respect à l’égard de la méthode scientifique. Se parent dorénavant du nom de scientifiques des discours qui doivent peu au souci tenace de démêler le vrai du faux. Bien mieux, le simple respect des faits, tels qu’une analyse précise des conditions de leur connaissance peut les isoler, est trop souvent battu en brèche et remplacé par l’affirmation tranchante d’une réalité seyante (6). Et lorsque le goût du rationnel demeure, il est volontiers assorti d’une forme de certitude qui ressemble étrangement à la ferme conviction qu’enfantent la révélation et les dogmes.

Lorsqu’on ne partage pas une croyance, lorsqu’on la trouve non fondée, il est bien évidemment légitime de ne pas lui manifester le respect qu’impose la réalité qu’on juge confirmée. Mais il ne convient pas davantage de prêter à ceux qui y adhèrent un manque de lucidité qui déborderait de l’opinion ainsi circonscrite pour s’étendre à tout jugement moral ou factuel dont ils s’estiment capables. Qu’une croyance ou même un certain type de croyances pousse - ne serait-ce qu’inconsciemment - à des violences spécifiques, voilà une opinion qui mérite une recherche autrement étayée qu’un simple plaidoyer, d’autant que son affirmation tonitruante ne peut elle-même qu’exacerber les oppositions, quelquefois jusqu’à la violence.

Bien des choses dites par Jean-Pierre Castel sont vraisemblables, intéressantes et propices à la réflexion. C’est la forme démonstrative de ce propos qui - selon moi - en fait la faiblesse.

(1) Jean-Pierre Castel, Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ?, L'Harmattan, 2016. Cf. commentaires figurant au bas de ma note du 23 octobre 2016.
(2) Chaïm Perelman et Lucie Olbrecht-Tyteca, Traité de l’argumentation, Éditions de l’Université de Bruxelles, 5e éd., 1988, p. 334.
(3) Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma (fr. 822) , Seuil, 1962, p. 324. Il serait hautement intéressant de se pencher sur le poids des préférences de Pascal sur les preuves qu’il prétend apporter à propos de Moïse, de Jésus-Christ et de bien d’autres choses liées à la foi chrétienne, alors même qu’il a montré une telle lucidité au sujet de la misère à laquelle l’homme est confronté.
(4) Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Gallimard, Quarto, 2002, p. 1354. Je n’évoque pas le cas d’Hannah Arendt par hasard, mais bien parce que Jean-Pierre Castel l’esquinte copieusement (cf. pp. 187-191), sans aucunement faire la part de ce qui est serait digne d’intérêt ou de ce qui lui semblerait contestable dans une œuvre par ailleurs si dense et si riche. Le seul fait qu’une opinion qu’elle défend puisse éventuellement fragiliser la thèse de Castel lui vaut d’être blâmée sans le moindre ménagement, ainsi que l’ont souvent fait - effectivement - les inquisiteurs qu’il dénonce.
(5) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 571.
(6) On va jusqu’à parler à présent de faits alternatifs ou de post-réalité !