dimanche 20 juillet 2025

Note de lecture : Jacques Derrida

Force de loi
de Jacques Derrida
(codicille)


Dans ma note du 3 juillet dernier, j’ai oublié de manifester ce que m’inspire le peu que Derrida dit du droit, sinon qu’il est déconstructible. La justice le mobilise beaucoup, parce qu’elle témoigne de la déconstruction en raison même du fait qu’elle n’est pas déconstructible. Ce qui est déconstructible est commun, contingent, éphémère, alors que la justice - toute inatteignable et indéfinissable qu’elle soit - intrigue et suscite les meilleures questions par son mystère et par l’occasion qu’elle offre de l’« expérience de l’impossible » (p. 35).

Pourtant, le livre a pris comme titre Force de loi (1). Il annonce ainsi le droit - pas la justice - et place immédiatement le droit dans la sphère de la force, fort près de la violence. Si la question du droit mérite si peu d’être dissimulée derrière le grand thème de la justice, alors il s’impose peut-être - contrairement à l’esquive opérée dans ma note du 3 juillet - de commenter cette deuxième partie du livre intitulée “Prénom de Benjamin” et, surtout, la Critique de la violence (2), ce texte de Walter Benjamin auquel cette deuxième partie est consacrée.

Au risque de paraître négliger bien des considérations émises par Derrida à propos du texte de Benjamin, je voudrais me borner à relever que - une nouvelle fois - il accorde toute son attention à la question de la justice. Et il n’hésite pas, pour ce faire, à renvoyer à un autre texte de Benjamin, à savoir Sur le langage en général et sur le langage humain (3). Je cite :
« […] Benjamin veut donc penser ici une finalité, une justice des fins qui ne soit plus liée à la possibilité du droit, en tout cas à ce qu’on conçoit toujours comme universalisable. L’universalisation du droit est sa possibilité même, elle est analytiquement inscrite dans le concept de justice (Gerechttigkeit). Mais ce qu’on ne comprend pas alors, c’est que cette universalité est en contradiction avec Dieu lui-même, à savoir avec celui qui décide de la légitimité des moyens et de la justice des fins au-dessus de la raison et même au-dessus de la violence destinale. Cette référence soudaine à Dieu au-dessus de la raison et de l’universalité, au-delà d’une sorte d’Aufklärung du droit n’est autre, me semble-t-il, qu’une référence à la singularité irréductible de chaque situation. Et la pensée audacieuse, aussi nécessaire que périlleuse de ce qu’on appellerait ici une sorte de justice sans droit, une justice au-delà du droit (ce n’est pas une expression de Benjamin) vaut aussi bien pour l’unicité de l’individu que pour le peuple et pour la langue, bref pour l’histoire. » (pp. 120-121)
On sent bien que, là encore, c’est la justice qui vaut d’être explorée. Or, dans le texte de Benjamin relatif à la violence, c’est l’aspect politique et social de la question qui est discuté. La violence fondatrice et la violence conservatrice sont examinées, essentiellement en rapport avec leur justification politique. Benjamin y laisse transparaître son intérêt pour la pensée de Marx, et aussi pour celle de Georges Sorel. Il faut dire que ce texte fut rédigé en 1921, deux ans à peine après la révolte spartakiste. Alors que le texte relatif au langage (4) dans lequel Derrida va puiser est de 1916 et sera en partie contredit par l’auteur lui-même dans une optique moins spiritualiste (5).

Pour aller sans tarder à ce qui me paraît essentiel, je pense que l’universalisation du droit est une idée assez paradoxale, dans la mesure où c’est encore la morale localement et temporellement émergente qui dicte cette idée d’universalisation. Elle se fonde en fait sur la conviction que l’expression de préférences morales traduit une aspiration naturelle, ou à tout le moins unanimement partagée. Or - et cela est pour moi capital -, ce n’est pas la morale qui fait l’histoire, mais bien plutôt l’histoire qui fait la morale. C’est pour la même raison que je considère que l’explication du droit positif par la force, la violence ou même l’intimidation ne fournit pas la clé du phénomène.

Walter Benjamin n’hésite pas à écrire :
« Le droit naturel s’efforce de “justifier” les moyens par la justice des fins ; le droit positif s’efforce de “garantir” la justice des fins par la légitimité des moyens. » (6)
Il offre ainsi à la réflexion ce que serait la nature profonde du jusnaturalisme et du juspositivisme. Ce n’est pas pour autant très convaincant, d’abord parce que les points de vue n’ont pas toujours été aussi tranchés, ensuite parce que les débats tournant autour de ces conceptions du droit connaîtrons ultérieurement divers bouleversements (7). Curieusement, la recherche des fondements du droit reste marquée par l’idée que le droit serait une manifestation de quelque chose qui dépasse la vie sociale, comme si la parole contenait là une révélation ou plus simplement une consigne qui transcende l’organisation de la société (ce que, par exemple, donne à voir le Décalogue). Le positivisme n’évite pas l’écueil, ainsi que j’ai tenté de le montrer à propos du Cap des tempêtes de Lucien François (8).

Peu importe qu’il faille donner raison à Thomas Hobbes ou à Jean-Jacques Rousseau, l’idée même de contrat social n’est qu’une manière de réclamer un ordre juridique différent, despotique pour Hobbes, démocratique pour Rousseau. Un ordre juridique existait déjà, celui qu’il fallait modifier ou remplacer. Le fait qui me semble le plus déterminant, c’est ce besoin de règles qui caractérise toute vie sociale et qui, selon moi, relègue la force, le pouvoir et la violence dans la part de conséquences que ce besoin entraîne à sa suite. Il n’est évidemment pas question de négliger le rôle que joue la domination dans le contenu du droit. Mais dès lors qu’il s’agit de s’interroger sur la nature du droit, il me paraît malaisé de ne pas mettre en avant le besoin de règles, notamment en raison du fait qu’il permet d’expliquer tous les droits, toutes les règles, y compris celles qui échappent à toute justification rationnelle. Cela devient assez évident dès lors que l’on se penche sur les règles les plus irrationnelles, telles les interdits alimentaires à caractère religieux.

Par exemple, le cacherout interdit de consommer ensemble viande et produits lactés. « Tu ne feras point cuire un chevreau dans le lait de sa mère. », répété trois fois dans le Tanakh (9), reste un argument bien faible, non seulement parce qu’il relève de la Révélation, mais aussi parce que le cacherout exige beaucoup plus que ce que le verset affirme. Mais je pourrais tout aussi bien évoquer ces règles invisibles que s’infligent les jeunes qui participent à un festival de rock et qui dictent ce qui se fait et ce qui ne se fait pas en pareille occasion, pas davantage fondées sur une motivation rationnelle. Le besoin de règle va de paire avec un attachement aux règles dont on sous-estime souvent la puissance, notamment lorsqu’on juge si ingénument la difficulté d’intégration des immigrés.

Après avoir conféré à la notion de justice une primauté justifiée par son indéconstructibilité, Derrida n’hésite pas à rapprocher justice et vérité, comme si l’inatteignabilité de l’une comme de l’autre les rendait intrinsèquement complices. Or, c’est avec la raison que la vérité doit être associée, puisque c’est la raison qui, en principe, ambitionne de démêler le vrai du faux. Le réel nous apprend que la justice n’est évoquée que pour soumettre les règles au filtre de la morale.

(1) Jacques Derrida, Force de loi. Le “fondement mystique de l’autorité”, Galilée, 1994.
(2) Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Folio, 2000, pp. 210-243.
(3) Walter Benjamin, Op. cit., pp. 142-165.
(4) Personnellement, je trouve ce texte très intéressant. On y découvre une conception des « contenus spirituels » et de l’ « essence spirituelle » - mise en rapport avec le langage - qui me semble éclairante, y compris lorsqu’elle fonde sa réflexion sur ce que la Bible laisse supposer de l’épiphanie du langage.
(5) Cf. Walter Benjamin, “Sur le pouvoir d’imitation” in Œuvres II, Gallimard, Folio, 2000, pp. 359-363.
(6) Walter Benjamin, Œuvres I, p. 212.
(7) Sur ces bouleversements, cf. notamment Jean-Baptiste Le Bohec, “Norberto Bobbio et la crise du positivisme juridique dans l’Italie d’après-guerre” in Varia, n° 112, mars 2022, pp. 511-532, consultable sur le site Cairn-info. Le Bohec y définit les deux courants comme suit : « De même que nous pouvons définir le jusnaturalisme comme la doctrine selon laquelle il existe un droit naturel immuable au-delà du droit positif conventionnel et changeant, nous pouvons considérer le positivisme comme la doctrine d’après laquelle il n’existe pas de droit, au sens propre, en dehors du droit positif. »
(8) Lucien François, Le cap des tempêtes, 2e éd., Bruylant & L.G.D.J, Bruxelles, 2012. Cf. sur ce livre mes notes des 29 juin 2010, 7 décembre 2012 et 4 février 2015.
(9) Exode 23:19 et 34:26 ; Deutéronome 14:21.

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Derrida de Benoît Peeters
Force de loi

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