À propos de l’universalisme
Le 20 novembre dernier, je suis allé écouter Souleymane Bachir Diagne parler de son avant-dernier livre, Universaliser (1). L’évènement se passait à la librairie Pax à Liège, où il était interrogé par Robert Neys à l’occasion de la remise du Prix Paris Liège de l’essai 2025. Alors que la foule venue l’écouter se dispersait, une amie m’a demandé si j’allais acheter le livre ainsi primé et, après une hésitation, j’ai répondu : « Pas immédiatement. » Il me semblait malaisé de dire sur l’heure que je n’envisageais pas de le lire, tant Diagne avait séduit l’auditoire. Pourtant, sauf à en apprendre davantage sur l’ouvrage par l’un ou l’autre biais, je ne compte pas m’y atteler.
J’ai déjà eu l’occasion de dire combien il me semblait inapproprié de céder sans discernement aux invitations à lire. Un des facteurs qui découragent la lecture réside dans la profusion de livres et dans l’opinion sommaire que beaucoup s’en font, pris qu’ils sont dans le battage perpétré par les marchands de livres et par les auteurs en quête de renommée. Tout et son contraire sont ainsi proposé d’une façon si décourageante que le ratio entre le nombre de livres vendus et le nombre de livres lus grandit sans cesse. C’est au point qu’il n’est pas totalement incongru de supposer qu’un auteur et un livre qui échappe à la fureur publicitaire a quelque chance d’être de qualité.
N’allez pas en déduire que je considère l’Universaliser de Souleymane Bachir Diagne comme un livre médiocre. Bien loin de là. Mais, malgré ou à cause de ce que j’ai entendu chez Pax le 20 novembre, il ne me semble pas correspondre à mon propre programme de lecture, en tout cas pas immédiatement. En guise d’exemple des façons dont il m’arrive d’écarter un livre, ne serait-ce que provisoirement, sur la base d’éléments très parcellaires, je vais livrer ce que furent mes impressions, très subjectives et très hâtives, à l’issue de l’interview de Diagne.
Quant à son itinéraire qui a été retracé par Robert Neys et dont, préalablement, je m’étais enquis très sommairement par le biais de Wikipédia, je relève qu’il a fait hypokhâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand de Paris, qu’il a suivi les enseignements de Louis Althusser et de Jacques Derrida et qu’il a soutenu sa thèse sous la direction de Jean-Toussaint Desanti. Il a ensuite lui-même enseigné à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, a conseillé le Président Abdou Diouf durant six ans, avant d’enseigner à nouveau à l’université Northwestern d’Evanston, puis à l’université Columbia de New-York. Parmi les auteurs dont il évoque l’influence, il y a notamment Bergson, Senghor, Césaire, Glissant, et même Theilard de Chardin, mais aussi Kant, à qui il emprunte la définition des Lumières, toutes ces références étant bien sûr captées au vol, sans aucune certitude quant à la juste place qu’elles occupent dans la pensée de Diagne. Celui-ci s’est par ailleurs fortement intéressé à la logique et plus particulièrement à l’œuvre de George Boole, mais il n’en fut pas question lors de l’interview.
Si le livre primé s’intitule Universaliser : ‘L'humanité par les moyens d’humanité’, c’est parce que son auteur accorde à la pensée universelle une valeur toute particulière, principalement quant aux ressources qu’elle offrirait pour résister aux dérives politiques dont le monde est aujourd’hui accablé. Il a opportunément signalé que, à présent, il serait politiquement impossible d’obtenir un consensus sur les droits de l’homme aussi général que celui qui permit l’adoption de la Déclaration universelle en 1948.
Cela dit, l’idée que les droits de l’homme soit la solution me semble lestée d’une certaine naïveté, dans la mesure où, à bien des égards, il se révèle plutôt être le problème. Si j’incline à admettre la nécessité de combattre ceux qui, au sein de la société occidentale, récusent ou enfreignent les droits de l’homme, et donc de défendre ceux-ci avec la force de la conviction qui m’y attache, force est d’admettre aussi qu’ils restent une construction intellectuelle propre à l’Occident. Si les droits ainsi libellés expriment un désir d’accéder à une pensée dont la valeur se mesure à son universalité, ils supposent aussi - et assez rares sont ceux qui en prennent conscience - de ne pas être universellement validés.
Lorsque Diagne insiste sur le fait qu’il faille regarder le monde comme pluriel, il me paraît accorder aux droits de l’homme, tels qu’issus des Lumières, la valeur d’un dépassement de cette pluralité. Faut-il rappeler que les droits ainsi proclamés à la fin du XVIIIe siècle précèdent la furie colonisatrice des XIXe et XXe siècles, laquelle, sous couvert d’une extension de la civilisation - de notre civilisation - a organisé une gigantesque rapine du monde ?
Sans vouloir aucunement offenser Souleymane Bachir Diagne et son extraordinaire parcours intellectuel, je ne puis m’empêcher de penser à ce que Claude Lévi-Strauss fut amené à préciser après les difficultés qu’il éprouva lors du discours de 1971 à l’UNESCO (2). L’approche des droits de l’homme par un Africain - et plus particulièrement par un Africain qui a inscrit son parcours intellectuel personnel dans une tradition européenne - n’est pas le même que l’approche d’un Européen qui aurait par ailleurs suivi le même parcours. Laquelle de ces deux approches mériterait d’être mieux prise en considération, voilà une question qui n’a guère de sens.
Si j’en reviens à mon choix de ne pas lire le livre de Diagne, il me faut ajouter que, quoi qu’il en soit, les chances que je me trompe sont évidemment grandes et je puis toujours espéré qu’on m’en convainque. Mais, j’ai voulu ici préciser quelque peu ce qui, à l’instant où j’ai répondu à mon amie, était sans doute bien davantage encore très informe dans mon esprit. Il ne faudrait pas que la décision de s’épargner une lecture prenne plus de temps que n’en prendrait la lecture elle-même. Si je prends pareille décision immédiate, c’est uniquement parce qu’il me semble utile de dire ce qu’il y a de légitime dans la démarche qui vise à inscrire ses lectures dans une trajectoire. De cette trajectoire - aussi bricolée qu’elle soit -, on attend davantage qu’une information tellement éclectique qu’elle accroît le risque de confusion.
(1) Souleymane Bachir Diagne, Universaliser, Albin Michel, 2024.
(2) Cf. Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 11-17.
samedi 22 novembre 2025
lundi 10 novembre 2025
Note d’opinion : Montaigne et la déprise de soi
À propos de la déprise de soi
« […] c’est moi que je peins. » (1) Voilà ce que Montaigne nous dit d’emblée dans l’adresse au lecteur qu’il a placée en tête des Essais. Pourtant, il y peint bien des choses et bien des gens, de telle sorte que l’on peut s’interroger : est-il vraiment son sujet ou ne cherche-t-il pas plutôt à dire ce qu’il pense du monde et des humains au prétexte que l’avis qu’il énonce à leur égard est encore le sien ?
Les Essais forment une œuvre copieuse, diverse et peu méthodique, du moins dans l’ordre d’exposition des idées. C’est ce qui décourage souvent sa lecture. L’effort que réclame la compréhension d’une langue qui n’est plus tout à fait la nôtre et la difficulté à trouver un fil à suivre dans les considérations émises, tout cela use les meilleures intentions de lecture. Il en va ainsi des œuvres du passé dans lesquelles il est plus aisé d’entrer en lisant d’abord ceux qui en ont bien parlé, de telle manière que l’on puisse rapidement replacer ce qui est lu dans l’œuvre en question dans un canevas déjà connu, quitte à s’en libérer ensuite pour se forger une lecture personnelle.
Selon moi, une des clés importantes qui permettent d’aborder Montaigne plus facilement, c’est ce que je synthétise dans l’expression se déprendre de soi. Oui, je crois que Montaigne a bel et bien voulu se peindre et je crois aussi qu’il l’a fait parce qu’il pensait qu’il fallait se méfier de soi. Se méfier de soi parce que c’est de soi que viennent d’abord les occasions de se tromper. Cette vigilance à son propre égard, elle doit s’exercer à tout moment, y compris lorsqu’on parle d’autrui ou avec autrui. « Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire » (2) écrit Montaigne : on ne peut pas être plus explicite.
Comment s’y prendre pour se déprendre de soi ? Plusieurs voies s’offrent à celui qui - rompant avec les habitudes les plus courantes - se propose de quereller ses propres idées. Parmi la multitude de moments qui rendent ce projet possible, il en est deux pour lesquels Montaigne suggère une méthode, soit explicitement, soit implicitement. D’abord, il y a le profit qu’il est possible de tirer des conversations, ce qu’il explicite clairement dans le chapitre VIII du Livre III des Essais, “De l’art de conférer”. Ensuite, il y a ce que certains ont appelé l’“estrangement”, c’est-à-dire une façon de modifier la perspective que l’on a de ses propres convictions, une façon qui flotte en quelque sorte dans toute l’œuvre de Montaigne.
De ce que les conversations peuvent parfois nous apprendre sur nous
Dans la notice introductive qu’il a placée devant le chapitre VIII du Livre III des Essais, Pierre Villey a cherché à situer les propos de Montaigne dans l’évolution que connurent les habitudes de conversation aux XVIe et XVIIe siècles. Il est fort intéressant de s’arrêter un peu à ce qu’il en dit.
« Par sa conception de la conversation, Montaigne est singulièrement en avance sur son temps, où les guerres civiles entravent momentanément les progrès de la politesse et de la vie en société. Il se montre un précurseur des mondains du XVIIe siècle : Pascal l’appellera “l’incomparable auteur de l’art de conférer”. Il définit déjà très bien le plaisir propre de la conversation, dégage clairement les caractères de la conversation de l’honnête homme et surtout marque avec force les défauts à éviter. Nulle part en particulier il n’a attaqué le pédantisme avec plus de vigueur. Et, comme s’il voulait joindre l’exemple au principe, jamais peut-être son style n’a eu plus que dans cet essai la couleur et le mouvement du style de la causerie familière. Pourtant, si l’on comprend que les mondains du siècle suivant aient particulièrement goûté cet essai, que La Rochefoucauld s’en soit sans doute souvenu, peut-être observera-t-on que Montaigne n’a pas encore la parfaite possession de soi, la préoccupation exclusive de laisser l’interlocuteur satisfait que mettront au premier plan les théoriciens du XVIIe siècle ; dans l’irritation qu’il ne peut contenir en compagnie des sots, et qu’il se reproche d’ailleurs, on sent une individualité encore trop vigoureuse, et que n’a pas limée une longue pratique de la vie en société. Il est très préoccupé de la justesse, de la pensée et de la recherche de la vérité, et par là en même temps qu’un “art de conférer”, il nous donne encore un art de conduire sa pensée. » (3)
Oui, qu’il le veuille ou non, Montaigne s’inscrit bien dans une évolution. Mais il ne faudrait pas regarder cette évolution comme la voie d’un progrès qui mène à des échanges policés auxquels les assauts de politesse donnent une tonalité divertissante. Si le mouvement a ce caractère - encore cela mériterait-il d’être fortement tempéré, ne serait-ce qu’en raison des analyses que l’on doit aux moralistes du XVIIe siècle -, chaque étape vaut par ses propres caractéristiques. (4) Et, à cet égard, Montaigne représente à lui seul une étape qui témoigne d’un équilibre original : dénoncer longuement toutes les formes d’affectation, depuis le pédantisme jusqu’aux multiples vanités, d’une part ; recommander la franchise et l’écoute productive, d’autre part.
La franchise préconisée, c’est ce franc-parler sur lequel Diogène de Sinope fonda sa réputation.
« J’ayme, entre les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement, que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier l’ouie et la durcir contre cette tandreur du son ceremonieux des parolles. J’ayme une société et familiarité forte et virile, une amitié qui se flatte en l’aspreté et vigueur de son commerce, comme l’amour, és morsures et esgratigneures sanglantes. » (5)
C’est là ce qui mérite, je crois, d’être appelé la parrhèsia. (6)
Quant à l’écoute productive, elle touche au profit que l’on peut attendre d’une mise en cause de ses propres opinions.
« Je me sens bien plus fier de la victoire que je gaigne sur moy quand, en l’ardeur mesme du combat, je me fais plier soubs sous la force de la raison de mon adversaire. » (7)
On pourrait croire qu’il s’agit là d’une manière de parler, propre à celui qui veut se montrer ouvert dans la conversation, comme on aime à dire aujourd’hui. Mais non, c’est beaucoup plus que cela. Il s’agit avant tout de mesurer le plaisir et le profit que l’on peut attendre - j’y suis personnellement très sensible - de ces objections que l’on rencontre à l’occasion et qui se révèlent une sorte de tournant dans la manière de penser. La conversation offre en effet de se voir proposer des idées qui ne nous ont encore jamais effleurés et qui, à elles seules, peuvent quelquefois bouleverser l’ordre de nos préoccupations. Cela réclame évidemment d’être réceptif, non pas complaisamment à tout, comme le recommandent les gourous de la sociabilité sous une forme simpliste d’empathie, mimée ou sincère. Être réceptif avant tout à ce qui est susceptible d’ébranler nos convictions : voilà l’état de vigilance dans lequel il convient de tenter de se maintenir.
Cela représente une occasion de se découvrir incertain, fragile, oscillant, ce qui est certainement la meilleure des choses qui puisse nous arriver dans un monde où nous sommes sans cesse mis en demeure de prendre parti, de nous aligner, d’adhérer à des corpus de croyances, de se ranger face à des dilemmes, de rendre notre esprit dépendant.
L’“estrangement”
Deux auteurs contemporains vont m’aider à approcher cette étrange notion d’“estrangement”.
Le premier de ces deux auteurs, c’est l’historien italien Carlo Ginzburg, éminent représentant de ce qu’on appelle la microhistoire. La microhistoire, c’est un courant de recherche né en Italie dans les années 70, un courant qui délaisse les grands faits historiques, les masses, les classes pour s’intéresser à des individus. Comme le dit Giovanni Levi, le chef de ligne de ce courant, il ne s’agit pas pour autant de s’occuper de “petites choses”, mais bien plutôt de “lire les choses avec un microscope”, de “montrer combien de choses importantes se passent alors que rien apparemment ne se passe”.
En 1998, Ginzburg a publié un ouvrage intitulé Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza. (Si je fournis le titre en italien, il y a une raison à ça.) Gli occhiacci di legno - les gros yeux de bois -, ce sont ceux de Pinocchio, ce que j’interprète personnellement comme celui qui ne peut se voir sans se dire qu'il n'est pas celui qu'il croit être. J’y reviendrai.
Ce livre, Occhiacci di legno, explore différentes circonstances - depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours -, des circonstances dans lesquelles un effort de distance est fourni par l’un ou l’autre pour surmonter les habitudes, les coutumes, les usages, les manières, les train-train, les routines, les rites, les idéologies et voir ainsi les choses avec un regard neuf, propice à tout comprendre autrement. Si l’on s’efforce de capter ce qui paraît bizarre, on s’ouvre à des points de vue différents de ce qui est initialement le nôtre.
Pour être sûr de faire comprendre de quoi il retourne, je voudrais m’arrêter un instant sur une notion que Ginzburg n’évoque pas directement (8) - et il a peut-être raison de ne pas l’évoquer à ce moment-là -, mais à laquelle j’ai immédiatement pensé en le lisant. Je veux parler de ce que Leibniz appelle le géométral de toutes les perspectives (9). Un point de vue, c’est un endroit d’où l'on voit, on sent, on perçoit quelque chose. Mais ce quelque chose, on peut le voir, le sentir et le percevoir de bien des endroits. Autrement dit, tout est susceptible d’être perçu d’une multitude de points de vue. Imaginez un paysage : un paysage, c’est une vue d’ensemble, appréhendée à distance. Mais ce qui est vu ainsi peut être vu d’ailleurs, de là où le même paysage sera différent, très différent, si différent qu’il aura l’apparence d’un tout autre paysage. Chaque point de vue offre sur les choses une perspective qui lui est propre. Leibniz parle de Dieu et il affirme que Dieu ne voit pas les choses au départ d’un point de vue, d’une perspective. Dieu voit tout en même temps d’une façon telle qu’il semble bénéficier de toutes les perspectives à la fois. Il est le géométral de toutes les perspectives. On pourrait tout autant dire : il voit les choses sans perspective, car il les voit sans aucun recul, sans distance. Peu importe Dieu, si je puis dire ! La réflexion de Leibniz à son sujet nous permet de comprendre à quel point, n’étant pas Dieu, nous sommes condamnés à n’avoir sur les choses que des points de vue. Or un point de vue, quel qu’il soit, doit ce qu’il est à l’endroit d’où il naît bien davantage qu’à la chose qu’il vise.
Parmi une foule d’exemples, Ginzburg s’arrête sur un passage de Montaigne où il est raconté ceci.
Cela se passe en 1562. Montaigne est à Rouen avec le Roi et la cour. Le Roi, Charles IX, a alors 12 ans. Sur le quai du port de Rouen se trouvent trois natifs de ce qui est aujourd’hui le Brésil, transportés en France. Montaigne est stupéfait face aux récits qui présentent ces amérindiens comme des survivants de l’âge d’or, pacifiques et innocents. Mais ce qu’il va retenir - à l’époque il n’a pas encore commencé d’écrire les Essais -, ce sont les réponses que vont faire ces habitants des Nouvelles Terres lorsqu’il leur sera demandé ce qui les avait le plus frappé depuis qu’ils ont débarqué. Deux choses :
ils trouvaient fort étrange que tant d’hommes grands, barbus et armés - les Suisses de la garde très certainement - consentent à obéir à un enfant, plutôt que de choisir l’un d’eux pour commander ;
face à la magnificence de la cour et désignant les gens aux alentours, décharnés par la faim et la pauvreté, ils estimaient étrange que ceux-là supportent cette injustice et ne prennent pas les autres à la gorge.
Voilà ce qui amène Montaigne à écrire, je cite :
« […] je trouve […] qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage; comme de vray il semble que nous n'avons autre mire de la verité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. » (10)
Et lorsqu’on les appelle cannibales, c’est-à-dire lorsqu’on les désigne comme des populations - il s’agit des Tupinambas - qui, rituellement, mangent l’une ou l’autre partie du corps de leurs ennemis morts, il écrit :
« Je ne suis pas marry [fâché] que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy [mais plutôt du fait que], jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes [supplices], un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux. » (11)
Car il a vu agir ainsi les catholiques et les protestants qui se font la guerre.
Ce que Ginzburg veut mettre ainsi en évidence, c’est que nous jugeons les autres au départ de nos propres préjugés. La distance - géographique, temporelle ou culturelle - nous conduit à un point de vue qui fait fi de tous les autres points de vue possibles. Nous n’avons qu’un point de vue et il reste un point de vue, c’est-à-dire une perception spécifique à partir d'un endroit, qui ignore ce que les autres endroits auraient pu nous apprendre. Idée apparemment banale, dira-t-on. Sauf que, dès lors que l’on retourne cette logique contre nous-mêmes, dès lors que l’on s’imagine la cible d’un ou plusieurs points de vue sans rapport avec le nôtre, alors la méthode devient autrement fructueuse. Il s’agit d’effacer autant que possible tout ce qui nous rend à nos propres yeux prévisibles, devinables, normaux, et de se forcer à se voir étranges, inattendus, insolites.
Cette méthode, Carlo Ginzburg l’appelle en italien lo straniamento. Il invente un mot (à partir d’un mot russe, mais je laisserai de côté cet aspect-là de l’invention) qui exprime le choix de se regarder étrange. Il s’agit de se dénaturaliser - de ne plus regarder comme naturel ce que l’habitude nous mène à faire ou à penser -, de se défamiliariser - de rompre avec cette aisance qui nous lie à ce qui nous est familier -, de se délégitimer - de cesser de se croire justifié dans ses actes et ses opinions. Lo straniamento est un substantif qui part de l’adjectif strano, étrange en italien, mais qui est proche aussi de straniero, étranger en italien, comme s’il s’agissait de se rendre à la fois étrange et étranger à soi-même.
Souvenons-nous : Ginzburg a donné pour titre à son livre Occhiacci di legno, gros yeux de bois. Pinocchio, c’est une marionnette de bois amenée magiquement à la vie. S’il s’observe, il n’arrive sans doute pas à croire qu’il est ce qu’il est. Ce qui revient à comprendre qu’il est autre chose que ce qu’on croit qu’il est, mais aussi autre chose que ce qu’il croit être.
Le livre de Ginzburg a été traduit en français et publié en 2001 chez Gallimard sous le titre À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire (12). La première des neuf réflexions, des neuf essais, était intitulée dans la version originale Lo straniamento. Comment traduire straniamento ? Le traducteur, Pierre-Antoine Fabre, finit par choisir l’estrangement, un mot que l’on trouve dans les Essais à huit reprises, mais sous sa forme adverbiale, pas en substantif. Ce mot va surtout être porté par le deuxième auteur contemporain dont je comptais parler, à savoir Bernard Sève, professeur émérite de philosophie et d’esthétique à l’Université de Lille.
Je ne connais pas d’article ni de livre de Bernard Sève dans lequel il traiterait explicitement de l’estrangement. Dans un livre qu’il a publié en 2007 intitulé Montaigne. Des règles pour l’esprit (13), il avait notamment mis l’accent sur le fait que Montaigne insistait tantôt sur les vertus de la coutume - vertus de stabilisation et de pacification -, tantôt sur l’aspect aveuglant de la coutume, sur l’emprise de l’habitude.
Dans ce merveilleux livre qu’est le Montaigne. Des règles pour l’esprit, Bernard Sève s’efforce de montrer que les Essais - contrairement à ce qui est quelquefois affirmé - fournissent bien des réponses à cette question fondamentale : comment fonctionne l’esprit humain ? Ce qui pèse sur le comportement et sur les opinions, c’est la coutume, c’est le corps et c’est aussi le rapport avec autrui ? Ce qui pèse, ce sont comme des règles auxquelles il faut se soumettre. Mais ce sont ce que Sève appelle des règles supplétives, c’est-à-dire des règles qui ne sont pas premières, qui ne sont pas immanentes ou transcendantales. Car il n’y a pas de règles premières, pas plus au regard de la raison qu’au regard de quelqu’autre impératif. Faute de ces règles-là, on s’en remet à d’autres bien moins absolues. Et s’il existe quelquefois une règle des règles, c’est précisément celle qui recommande de suivre la règle supplétive.
Prenons l’exemple de la coutume, puisque l’estrangement y est lié. Dans “De la coustume et de ne changer aisément une loy reçeüe” (le chapitre 23 du Livre I) Montaigne commence par dénoncer la force excessive de la coutume - je rappelle que, par coutume, il faut entendre habitudes, opinions courantes, rites, usages et autres ; lois aussi bien sûr, lois écrites et rédigées par un législateur, (comme le dit le titre du chapitre) -, il dénonce la force excessive de la coutume, parce que son fondement est faible ou inexistant. « […] c’est à la vérité une violente et traistresse maistresse d’escole, que la coutume » (14) écrit Montaigne.
Et puis, il opère un virage : les coutumes expriment la folie de l’esprit humain, mais ce serait une autre folie que de vouloir s’en exempter. Car suivre les coutumes locales, aussi absurdes et aberrantes qu’elle soient, c’est au moins se mettre à l’abri des “nouvelletés”, ces autres règles qui sont dites meilleures alors qu’elles sont tout aussi absurdes et aberrantes que celles qu’elles prétendent remplacer.
On me dira peut-être que Montaigne exclut de la sorte ce que, à partir du XVIIIe siècle, on appellera l’universalisme, c’est-à-dire cette ambition d’imaginer des règles supérieures, universelles, justifiables en tout lieu et en tout temps et compatibles avec les règles locales quelles qu’elles soient, des règles dont les valeurs affirmées seraient qualifiées par exemple de droits humains. C’est là un autre débat dans lequel je n’entrerai pas aujourd’hui et qui réclamerait d’aborder la difficile question du caractère progressif de la philosophie. Par exemple, Hegel a-t-il fait faire un pas en avant ou un pas en arrière à la philosophie ? La réponse à ce genre de question est d’importance quant à la façon de lire Montaigne. Parce que ces règles supérieures, universelles, ne seraient-elles pas moins de violentes et traitresses maitresses d’école, comme les autres ? Il y a un universalisme chez Montaigne ; il est fait de l’universelle condition humaine, l’universelle bigarrure des humains, égale dans sa totale diversité. Pour le reste, devant ce que nous croyons qui témoignerait d’une vérité générale, Montaigne s’écrie, je cite :
« [… ]c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (15)
La question des bonnes règles serait alors sans solution. Oui, sans doute, à ceci près que Montaigne nous livre un moyen très personnel, très singulier - dans tous les sens du mot -, de démasquer l’arbitraire de la coutume. Et ce moyen, c’est l’estrangement.
À propos de l’estrangement, Bernard Sève a donné deux conférences, faciles à trouver sur Internet : la première le 28 mars 2017 au lycée Voltaire d’Orléans intitulée L’étrange et l’étranger dans la pensée de Montaigne (durée : 56 minutes) et la deuxième le 6 mars 2020 pour la Bibliothèque Nationale de France sous le titre L’estrangement (durée : 1 h 27).
De tout ce qu’il nous dit au sujet de l’estrangement, je vais retenir trois choses.
La première, c’est une définition simple et parlante : pratiquer l’estrangement, c’est rendre étrange ce qui ne l’est pas ; et c’est avant tout le faire vis-à-vis de soi-même, vis-à-vis de nos propres coutumes, c’est-à-dire nos habitudes, nos opinions, nos inclinations, nos souhaits, nos raisonnements. Cela peut se faire à l’égard des autres si on partage les habitudes qu’ils ont contractées, mais cela peut surtout se pratiquer à notre propre égard. La méthode vaut essentiellement comme exploration de nous-mêmes. Je n’appellerais pas cela de l’introspection. Simplement une attention spéciale prêtée à ce qui nous meut, si souvent à notre insu. D’une certaine manière, c’est un peu prendre au pied de la lettre la formule que Rimbaud employa dans une courrier qu’il adressa en mai 1871 à Paul Demeny : « Je est un autre ».
La deuxième chose, c’est qu’il est important de ne pas user de cette méthode dans le but de juger ce qui est rendu étrange. Rendre étrange suffit, car c’est cela qui suscite les meilleurs interrogations. Bernard Sève aime citer cette phrase de Montaigne :
« Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si nous considérons […] combien l’accoustumance hebete nos sens. » (16)
Montaigne a appris que, chez certains peuples, on aime manger des sauterelles, des fourmis, des lézards ou des crapauds. Et bien, si on accepte l’idée que nos habitudes hébètent nos sens, que notre esprit est hébété par nos coutumes, alors nous devons admettre que ces mœurs en vigueur chez des peuples étrangers ne sont pas étranges. Et, retournant l’exercice sur nous-mêmes, sur nos propres mœurs, essayons donc aussi souvent que possible de supposer étrange ce qui, au départ, ne semble pas l’être. Ce n’est pas plus pour condamner nos habitudes que pour les approuver. Simplement pour prendre conscience de ce qu’elles doivent à nos positions spatiale et temporelle. Il ne s’agit pas de changer de point de vue ; il s’agit de s’apercevoir de la multiplicité des points de vue possibles.
La troisième chose, c’est que connaître n’est pas reconnaître. Ce que nous reconnaissons, nous ne le connaissons plus. Tout ce qui nous entoure nous est à ce point familier que nous ne le voyons plus. Un objet, un lieu, une personne que nous avons l’habitude de fréquenter, nous les reconnaissons, c’est-à-dire que nous les identifions comme du déjà connu, donc comme des choses qu’il n’est plus nécessaire de connaître. C’est à ce point machinal que nous ne nous rendons pas compte que nous avons cessé de les regarder comme nous regardons tout ce qui nous apparaît pour la première fois. Imaginons que cet objet, ce lieu, cette personne, nous les découvrons, au point de les trouver étranges, alors nous allons les voir avec des yeux nouveaux, moins assujettis à nos préconceptions. Cette étrangeté fabriquée va peut-être nous conduire à dissoudre notre partialité.
* * *
On peut changer le monde de mille façons et avec les intentions les plus diverses. Nul ne peut prétendre en maîtriser le projet, car nul - aussi puissant soit-il - ne peut obtenir le changement auquel il aspire. Tout dérive sans cesse vers l’imprévu. Par contre, chacun peut espérer empreindre son propre comportement de motivations moins obscures. Cela réclame de se déprendre de soi, c’est-à-dire de résister à cette foi aveugle accordée à nos convictions. Bien davantage que de mettre en procès les idées d’autrui, ce sont les nôtres propres qu’il faut s’habituer à critiquer. Cela ne nous libérera pas de ce qui nous détermine, mais cela pourrait possiblement nous éviter d’être le pantin de nos déterminations les plus rudimentaires. Montaigne nous a indiqué deux voies possibles permettant de faire de la déprise de soi une habitude, l’habitude de veiller sur les effets aveuglants de nos habitudes. Ainsi, ce qui nous paraît semblable - et qui nous pousse à calquer notre comportement sur celui des autres - peut apparaître différent, dès lors que nous acceptons de briser les accoutumances.
Il y a une phrase de Montaigne que je trouve d’une richesse infinie, une phrase qui pousse à une réflexion inépuisable. Elle figure dans le dernier chapitre des Essais, “De l’expérience”. Elle dit ceci :
« La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre. » (17)
En l’occurrence, la différence dont j’ai voulu parler, c’est celle qui sépare celui que nous croyons être et celui que nous sommes. Elle vaut d’être explorée, ce qui réclame de se déprendre de soi, c’est-à-dire de mesurer autant que possible ce que le moi a d’irréel. Vingt ans durant, Claude Lévi-Strauss a étudié les mythes, ce qui l’a conduit à écrire :
« S’il est […] une expérience intime dont vingt années vouées à l’étude des mythes […] ont pénétré celui qui écrit ces lignes, elle réside en ceci que la consistance du moi, souci majeur de toute la philosophie occidentale, ne résiste pas à son application continue au même objet qui l’envahit tout entier et l’imprègne du sentiment vécu de son irréalité. Car ce peu de réalité à quoi il ose encore prétendre est celle d’une singularité, au sens que les astronomes donnent à ce terme : lieu d’un espace, moment d’un temps relatifs l’un par rapport à l’autre, où se sont passés, se passent ou se passeront des événements dont la densité, elle aussi relative par rapports à d’autres événements non moins réels mais plus dispersés, permet approximativement de le circonscrire, pour autant que ce nœud d’événements écoulés, actuels ou probables n’existe pas comme substrat, mais en ceci seulement qu’il s’y passe des choses et bien que ces choses elles-mêmes, qui s’y entrecroisent, surgissent d’innombrables ailleurs et le plus souvent on ne sait d’où… » (18)
(1) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 3.
(2) Op. cit., p. 148.
(3) Op. cit., p. 921.
(4) Le paroxysme de l’hypocrisie sociale est peut-être atteint au XVIIIe siècle, à la veille de la Révolution. Dans un livre que Jean-François de Saint-Lambert a consacré à Helvétius, on trouve cette anecdote : « Marivaux, quoique excellent homme, avait de l’humeur et devenait aigre dans la dispute. Il n’était pas celui des amis d’Helvétius pour lequel celui-ci avait le plus de goût ; mais du moment qu’il lui eut fait une pension, il fut celui des amis pour lequel il eut le plus d’attentions et d’égards. […] Dans une discussion, Marivaux, s’étant emporté, ne ménagea point sont ami ; lorsqu’il fut parti, Helvétius se contenta de dire : ‘Comme je lui aurais répondu, si je ne lui avais pas l’obligation d’accepter mes bienfaits !’ » (Jean-François de Saint-Lambert, Essai sur la vie et les ouvrages d’Helvétius, cité d’après Helvétius, Réflexions sur l’homme & autres textes, Coda, 2006, p. 7.)
(5) Montaigne, Op. cit., p. 924.
(6) Cf. au sujet de la parrhèsia ma note du 10 novembre 2011.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 925.
(8) Il parle néanmoins de la métaphore leibnizienne de la perspective lorsqu’il évoque les correspondances échangées par Descartes et la princesse Élisabeth (Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. de Pierre-Antoine Fabre, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2001, p. 160).
(9) Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique suivi de Monadologie, Gallimard, Tel, 1995, p. 106.
(10) Montaigne, Op. cit., p. 205.
(11) Op. cit., p. 209.
(12) Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. de Pierre-Antoine Fabre, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2001.
(13) Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, 2007. À propos de ce livre, cf. ma note du 14 juin 2009.
(14) Montaigne, Op. cit., p. 109.
(15) Op. cit., p. 524.
(16) Op. cit., p. 109.
(17) Op. cit., p. 1065.
(18) Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, Plon, 1971, p. 559.
Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au-delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais
Le chapitre “Du repentir” des Essais
Montaigne, pensées frivoles et vaines écorces de Bernard Bourrit
« […] c’est moi que je peins. » (1) Voilà ce que Montaigne nous dit d’emblée dans l’adresse au lecteur qu’il a placée en tête des Essais. Pourtant, il y peint bien des choses et bien des gens, de telle sorte que l’on peut s’interroger : est-il vraiment son sujet ou ne cherche-t-il pas plutôt à dire ce qu’il pense du monde et des humains au prétexte que l’avis qu’il énonce à leur égard est encore le sien ?
Les Essais forment une œuvre copieuse, diverse et peu méthodique, du moins dans l’ordre d’exposition des idées. C’est ce qui décourage souvent sa lecture. L’effort que réclame la compréhension d’une langue qui n’est plus tout à fait la nôtre et la difficulté à trouver un fil à suivre dans les considérations émises, tout cela use les meilleures intentions de lecture. Il en va ainsi des œuvres du passé dans lesquelles il est plus aisé d’entrer en lisant d’abord ceux qui en ont bien parlé, de telle manière que l’on puisse rapidement replacer ce qui est lu dans l’œuvre en question dans un canevas déjà connu, quitte à s’en libérer ensuite pour se forger une lecture personnelle.
Selon moi, une des clés importantes qui permettent d’aborder Montaigne plus facilement, c’est ce que je synthétise dans l’expression se déprendre de soi. Oui, je crois que Montaigne a bel et bien voulu se peindre et je crois aussi qu’il l’a fait parce qu’il pensait qu’il fallait se méfier de soi. Se méfier de soi parce que c’est de soi que viennent d’abord les occasions de se tromper. Cette vigilance à son propre égard, elle doit s’exercer à tout moment, y compris lorsqu’on parle d’autrui ou avec autrui. « Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire » (2) écrit Montaigne : on ne peut pas être plus explicite.
Comment s’y prendre pour se déprendre de soi ? Plusieurs voies s’offrent à celui qui - rompant avec les habitudes les plus courantes - se propose de quereller ses propres idées. Parmi la multitude de moments qui rendent ce projet possible, il en est deux pour lesquels Montaigne suggère une méthode, soit explicitement, soit implicitement. D’abord, il y a le profit qu’il est possible de tirer des conversations, ce qu’il explicite clairement dans le chapitre VIII du Livre III des Essais, “De l’art de conférer”. Ensuite, il y a ce que certains ont appelé l’“estrangement”, c’est-à-dire une façon de modifier la perspective que l’on a de ses propres convictions, une façon qui flotte en quelque sorte dans toute l’œuvre de Montaigne.
De ce que les conversations peuvent parfois nous apprendre sur nous
Dans la notice introductive qu’il a placée devant le chapitre VIII du Livre III des Essais, Pierre Villey a cherché à situer les propos de Montaigne dans l’évolution que connurent les habitudes de conversation aux XVIe et XVIIe siècles. Il est fort intéressant de s’arrêter un peu à ce qu’il en dit.
« Par sa conception de la conversation, Montaigne est singulièrement en avance sur son temps, où les guerres civiles entravent momentanément les progrès de la politesse et de la vie en société. Il se montre un précurseur des mondains du XVIIe siècle : Pascal l’appellera “l’incomparable auteur de l’art de conférer”. Il définit déjà très bien le plaisir propre de la conversation, dégage clairement les caractères de la conversation de l’honnête homme et surtout marque avec force les défauts à éviter. Nulle part en particulier il n’a attaqué le pédantisme avec plus de vigueur. Et, comme s’il voulait joindre l’exemple au principe, jamais peut-être son style n’a eu plus que dans cet essai la couleur et le mouvement du style de la causerie familière. Pourtant, si l’on comprend que les mondains du siècle suivant aient particulièrement goûté cet essai, que La Rochefoucauld s’en soit sans doute souvenu, peut-être observera-t-on que Montaigne n’a pas encore la parfaite possession de soi, la préoccupation exclusive de laisser l’interlocuteur satisfait que mettront au premier plan les théoriciens du XVIIe siècle ; dans l’irritation qu’il ne peut contenir en compagnie des sots, et qu’il se reproche d’ailleurs, on sent une individualité encore trop vigoureuse, et que n’a pas limée une longue pratique de la vie en société. Il est très préoccupé de la justesse, de la pensée et de la recherche de la vérité, et par là en même temps qu’un “art de conférer”, il nous donne encore un art de conduire sa pensée. » (3)
Oui, qu’il le veuille ou non, Montaigne s’inscrit bien dans une évolution. Mais il ne faudrait pas regarder cette évolution comme la voie d’un progrès qui mène à des échanges policés auxquels les assauts de politesse donnent une tonalité divertissante. Si le mouvement a ce caractère - encore cela mériterait-il d’être fortement tempéré, ne serait-ce qu’en raison des analyses que l’on doit aux moralistes du XVIIe siècle -, chaque étape vaut par ses propres caractéristiques. (4) Et, à cet égard, Montaigne représente à lui seul une étape qui témoigne d’un équilibre original : dénoncer longuement toutes les formes d’affectation, depuis le pédantisme jusqu’aux multiples vanités, d’une part ; recommander la franchise et l’écoute productive, d’autre part.
La franchise préconisée, c’est ce franc-parler sur lequel Diogène de Sinope fonda sa réputation.
« J’ayme, entre les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement, que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier l’ouie et la durcir contre cette tandreur du son ceremonieux des parolles. J’ayme une société et familiarité forte et virile, une amitié qui se flatte en l’aspreté et vigueur de son commerce, comme l’amour, és morsures et esgratigneures sanglantes. » (5)
C’est là ce qui mérite, je crois, d’être appelé la parrhèsia. (6)
Quant à l’écoute productive, elle touche au profit que l’on peut attendre d’une mise en cause de ses propres opinions.
« Je me sens bien plus fier de la victoire que je gaigne sur moy quand, en l’ardeur mesme du combat, je me fais plier soubs sous la force de la raison de mon adversaire. » (7)
On pourrait croire qu’il s’agit là d’une manière de parler, propre à celui qui veut se montrer ouvert dans la conversation, comme on aime à dire aujourd’hui. Mais non, c’est beaucoup plus que cela. Il s’agit avant tout de mesurer le plaisir et le profit que l’on peut attendre - j’y suis personnellement très sensible - de ces objections que l’on rencontre à l’occasion et qui se révèlent une sorte de tournant dans la manière de penser. La conversation offre en effet de se voir proposer des idées qui ne nous ont encore jamais effleurés et qui, à elles seules, peuvent quelquefois bouleverser l’ordre de nos préoccupations. Cela réclame évidemment d’être réceptif, non pas complaisamment à tout, comme le recommandent les gourous de la sociabilité sous une forme simpliste d’empathie, mimée ou sincère. Être réceptif avant tout à ce qui est susceptible d’ébranler nos convictions : voilà l’état de vigilance dans lequel il convient de tenter de se maintenir.
Cela représente une occasion de se découvrir incertain, fragile, oscillant, ce qui est certainement la meilleure des choses qui puisse nous arriver dans un monde où nous sommes sans cesse mis en demeure de prendre parti, de nous aligner, d’adhérer à des corpus de croyances, de se ranger face à des dilemmes, de rendre notre esprit dépendant.
L’“estrangement”
Deux auteurs contemporains vont m’aider à approcher cette étrange notion d’“estrangement”.
Le premier de ces deux auteurs, c’est l’historien italien Carlo Ginzburg, éminent représentant de ce qu’on appelle la microhistoire. La microhistoire, c’est un courant de recherche né en Italie dans les années 70, un courant qui délaisse les grands faits historiques, les masses, les classes pour s’intéresser à des individus. Comme le dit Giovanni Levi, le chef de ligne de ce courant, il ne s’agit pas pour autant de s’occuper de “petites choses”, mais bien plutôt de “lire les choses avec un microscope”, de “montrer combien de choses importantes se passent alors que rien apparemment ne se passe”.
En 1998, Ginzburg a publié un ouvrage intitulé Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza. (Si je fournis le titre en italien, il y a une raison à ça.) Gli occhiacci di legno - les gros yeux de bois -, ce sont ceux de Pinocchio, ce que j’interprète personnellement comme celui qui ne peut se voir sans se dire qu'il n'est pas celui qu'il croit être. J’y reviendrai.
Ce livre, Occhiacci di legno, explore différentes circonstances - depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours -, des circonstances dans lesquelles un effort de distance est fourni par l’un ou l’autre pour surmonter les habitudes, les coutumes, les usages, les manières, les train-train, les routines, les rites, les idéologies et voir ainsi les choses avec un regard neuf, propice à tout comprendre autrement. Si l’on s’efforce de capter ce qui paraît bizarre, on s’ouvre à des points de vue différents de ce qui est initialement le nôtre.
Pour être sûr de faire comprendre de quoi il retourne, je voudrais m’arrêter un instant sur une notion que Ginzburg n’évoque pas directement (8) - et il a peut-être raison de ne pas l’évoquer à ce moment-là -, mais à laquelle j’ai immédiatement pensé en le lisant. Je veux parler de ce que Leibniz appelle le géométral de toutes les perspectives (9). Un point de vue, c’est un endroit d’où l'on voit, on sent, on perçoit quelque chose. Mais ce quelque chose, on peut le voir, le sentir et le percevoir de bien des endroits. Autrement dit, tout est susceptible d’être perçu d’une multitude de points de vue. Imaginez un paysage : un paysage, c’est une vue d’ensemble, appréhendée à distance. Mais ce qui est vu ainsi peut être vu d’ailleurs, de là où le même paysage sera différent, très différent, si différent qu’il aura l’apparence d’un tout autre paysage. Chaque point de vue offre sur les choses une perspective qui lui est propre. Leibniz parle de Dieu et il affirme que Dieu ne voit pas les choses au départ d’un point de vue, d’une perspective. Dieu voit tout en même temps d’une façon telle qu’il semble bénéficier de toutes les perspectives à la fois. Il est le géométral de toutes les perspectives. On pourrait tout autant dire : il voit les choses sans perspective, car il les voit sans aucun recul, sans distance. Peu importe Dieu, si je puis dire ! La réflexion de Leibniz à son sujet nous permet de comprendre à quel point, n’étant pas Dieu, nous sommes condamnés à n’avoir sur les choses que des points de vue. Or un point de vue, quel qu’il soit, doit ce qu’il est à l’endroit d’où il naît bien davantage qu’à la chose qu’il vise.
Parmi une foule d’exemples, Ginzburg s’arrête sur un passage de Montaigne où il est raconté ceci.
Cela se passe en 1562. Montaigne est à Rouen avec le Roi et la cour. Le Roi, Charles IX, a alors 12 ans. Sur le quai du port de Rouen se trouvent trois natifs de ce qui est aujourd’hui le Brésil, transportés en France. Montaigne est stupéfait face aux récits qui présentent ces amérindiens comme des survivants de l’âge d’or, pacifiques et innocents. Mais ce qu’il va retenir - à l’époque il n’a pas encore commencé d’écrire les Essais -, ce sont les réponses que vont faire ces habitants des Nouvelles Terres lorsqu’il leur sera demandé ce qui les avait le plus frappé depuis qu’ils ont débarqué. Deux choses :
ils trouvaient fort étrange que tant d’hommes grands, barbus et armés - les Suisses de la garde très certainement - consentent à obéir à un enfant, plutôt que de choisir l’un d’eux pour commander ;
face à la magnificence de la cour et désignant les gens aux alentours, décharnés par la faim et la pauvreté, ils estimaient étrange que ceux-là supportent cette injustice et ne prennent pas les autres à la gorge.
Voilà ce qui amène Montaigne à écrire, je cite :
« […] je trouve […] qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage; comme de vray il semble que nous n'avons autre mire de la verité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. » (10)
Et lorsqu’on les appelle cannibales, c’est-à-dire lorsqu’on les désigne comme des populations - il s’agit des Tupinambas - qui, rituellement, mangent l’une ou l’autre partie du corps de leurs ennemis morts, il écrit :
« Je ne suis pas marry [fâché] que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy [mais plutôt du fait que], jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes [supplices], un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux. » (11)
Car il a vu agir ainsi les catholiques et les protestants qui se font la guerre.
Ce que Ginzburg veut mettre ainsi en évidence, c’est que nous jugeons les autres au départ de nos propres préjugés. La distance - géographique, temporelle ou culturelle - nous conduit à un point de vue qui fait fi de tous les autres points de vue possibles. Nous n’avons qu’un point de vue et il reste un point de vue, c’est-à-dire une perception spécifique à partir d'un endroit, qui ignore ce que les autres endroits auraient pu nous apprendre. Idée apparemment banale, dira-t-on. Sauf que, dès lors que l’on retourne cette logique contre nous-mêmes, dès lors que l’on s’imagine la cible d’un ou plusieurs points de vue sans rapport avec le nôtre, alors la méthode devient autrement fructueuse. Il s’agit d’effacer autant que possible tout ce qui nous rend à nos propres yeux prévisibles, devinables, normaux, et de se forcer à se voir étranges, inattendus, insolites.
Cette méthode, Carlo Ginzburg l’appelle en italien lo straniamento. Il invente un mot (à partir d’un mot russe, mais je laisserai de côté cet aspect-là de l’invention) qui exprime le choix de se regarder étrange. Il s’agit de se dénaturaliser - de ne plus regarder comme naturel ce que l’habitude nous mène à faire ou à penser -, de se défamiliariser - de rompre avec cette aisance qui nous lie à ce qui nous est familier -, de se délégitimer - de cesser de se croire justifié dans ses actes et ses opinions. Lo straniamento est un substantif qui part de l’adjectif strano, étrange en italien, mais qui est proche aussi de straniero, étranger en italien, comme s’il s’agissait de se rendre à la fois étrange et étranger à soi-même.
Souvenons-nous : Ginzburg a donné pour titre à son livre Occhiacci di legno, gros yeux de bois. Pinocchio, c’est une marionnette de bois amenée magiquement à la vie. S’il s’observe, il n’arrive sans doute pas à croire qu’il est ce qu’il est. Ce qui revient à comprendre qu’il est autre chose que ce qu’on croit qu’il est, mais aussi autre chose que ce qu’il croit être.
Le livre de Ginzburg a été traduit en français et publié en 2001 chez Gallimard sous le titre À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire (12). La première des neuf réflexions, des neuf essais, était intitulée dans la version originale Lo straniamento. Comment traduire straniamento ? Le traducteur, Pierre-Antoine Fabre, finit par choisir l’estrangement, un mot que l’on trouve dans les Essais à huit reprises, mais sous sa forme adverbiale, pas en substantif. Ce mot va surtout être porté par le deuxième auteur contemporain dont je comptais parler, à savoir Bernard Sève, professeur émérite de philosophie et d’esthétique à l’Université de Lille.
Je ne connais pas d’article ni de livre de Bernard Sève dans lequel il traiterait explicitement de l’estrangement. Dans un livre qu’il a publié en 2007 intitulé Montaigne. Des règles pour l’esprit (13), il avait notamment mis l’accent sur le fait que Montaigne insistait tantôt sur les vertus de la coutume - vertus de stabilisation et de pacification -, tantôt sur l’aspect aveuglant de la coutume, sur l’emprise de l’habitude.
Dans ce merveilleux livre qu’est le Montaigne. Des règles pour l’esprit, Bernard Sève s’efforce de montrer que les Essais - contrairement à ce qui est quelquefois affirmé - fournissent bien des réponses à cette question fondamentale : comment fonctionne l’esprit humain ? Ce qui pèse sur le comportement et sur les opinions, c’est la coutume, c’est le corps et c’est aussi le rapport avec autrui ? Ce qui pèse, ce sont comme des règles auxquelles il faut se soumettre. Mais ce sont ce que Sève appelle des règles supplétives, c’est-à-dire des règles qui ne sont pas premières, qui ne sont pas immanentes ou transcendantales. Car il n’y a pas de règles premières, pas plus au regard de la raison qu’au regard de quelqu’autre impératif. Faute de ces règles-là, on s’en remet à d’autres bien moins absolues. Et s’il existe quelquefois une règle des règles, c’est précisément celle qui recommande de suivre la règle supplétive.
Prenons l’exemple de la coutume, puisque l’estrangement y est lié. Dans “De la coustume et de ne changer aisément une loy reçeüe” (le chapitre 23 du Livre I) Montaigne commence par dénoncer la force excessive de la coutume - je rappelle que, par coutume, il faut entendre habitudes, opinions courantes, rites, usages et autres ; lois aussi bien sûr, lois écrites et rédigées par un législateur, (comme le dit le titre du chapitre) -, il dénonce la force excessive de la coutume, parce que son fondement est faible ou inexistant. « […] c’est à la vérité une violente et traistresse maistresse d’escole, que la coutume » (14) écrit Montaigne.
Et puis, il opère un virage : les coutumes expriment la folie de l’esprit humain, mais ce serait une autre folie que de vouloir s’en exempter. Car suivre les coutumes locales, aussi absurdes et aberrantes qu’elle soient, c’est au moins se mettre à l’abri des “nouvelletés”, ces autres règles qui sont dites meilleures alors qu’elles sont tout aussi absurdes et aberrantes que celles qu’elles prétendent remplacer.
On me dira peut-être que Montaigne exclut de la sorte ce que, à partir du XVIIIe siècle, on appellera l’universalisme, c’est-à-dire cette ambition d’imaginer des règles supérieures, universelles, justifiables en tout lieu et en tout temps et compatibles avec les règles locales quelles qu’elles soient, des règles dont les valeurs affirmées seraient qualifiées par exemple de droits humains. C’est là un autre débat dans lequel je n’entrerai pas aujourd’hui et qui réclamerait d’aborder la difficile question du caractère progressif de la philosophie. Par exemple, Hegel a-t-il fait faire un pas en avant ou un pas en arrière à la philosophie ? La réponse à ce genre de question est d’importance quant à la façon de lire Montaigne. Parce que ces règles supérieures, universelles, ne seraient-elles pas moins de violentes et traitresses maitresses d’école, comme les autres ? Il y a un universalisme chez Montaigne ; il est fait de l’universelle condition humaine, l’universelle bigarrure des humains, égale dans sa totale diversité. Pour le reste, devant ce que nous croyons qui témoignerait d’une vérité générale, Montaigne s’écrie, je cite :
« [… ]c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (15)
La question des bonnes règles serait alors sans solution. Oui, sans doute, à ceci près que Montaigne nous livre un moyen très personnel, très singulier - dans tous les sens du mot -, de démasquer l’arbitraire de la coutume. Et ce moyen, c’est l’estrangement.
À propos de l’estrangement, Bernard Sève a donné deux conférences, faciles à trouver sur Internet : la première le 28 mars 2017 au lycée Voltaire d’Orléans intitulée L’étrange et l’étranger dans la pensée de Montaigne (durée : 56 minutes) et la deuxième le 6 mars 2020 pour la Bibliothèque Nationale de France sous le titre L’estrangement (durée : 1 h 27).
De tout ce qu’il nous dit au sujet de l’estrangement, je vais retenir trois choses.
La première, c’est une définition simple et parlante : pratiquer l’estrangement, c’est rendre étrange ce qui ne l’est pas ; et c’est avant tout le faire vis-à-vis de soi-même, vis-à-vis de nos propres coutumes, c’est-à-dire nos habitudes, nos opinions, nos inclinations, nos souhaits, nos raisonnements. Cela peut se faire à l’égard des autres si on partage les habitudes qu’ils ont contractées, mais cela peut surtout se pratiquer à notre propre égard. La méthode vaut essentiellement comme exploration de nous-mêmes. Je n’appellerais pas cela de l’introspection. Simplement une attention spéciale prêtée à ce qui nous meut, si souvent à notre insu. D’une certaine manière, c’est un peu prendre au pied de la lettre la formule que Rimbaud employa dans une courrier qu’il adressa en mai 1871 à Paul Demeny : « Je est un autre ».
La deuxième chose, c’est qu’il est important de ne pas user de cette méthode dans le but de juger ce qui est rendu étrange. Rendre étrange suffit, car c’est cela qui suscite les meilleurs interrogations. Bernard Sève aime citer cette phrase de Montaigne :
« Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si nous considérons […] combien l’accoustumance hebete nos sens. » (16)
Montaigne a appris que, chez certains peuples, on aime manger des sauterelles, des fourmis, des lézards ou des crapauds. Et bien, si on accepte l’idée que nos habitudes hébètent nos sens, que notre esprit est hébété par nos coutumes, alors nous devons admettre que ces mœurs en vigueur chez des peuples étrangers ne sont pas étranges. Et, retournant l’exercice sur nous-mêmes, sur nos propres mœurs, essayons donc aussi souvent que possible de supposer étrange ce qui, au départ, ne semble pas l’être. Ce n’est pas plus pour condamner nos habitudes que pour les approuver. Simplement pour prendre conscience de ce qu’elles doivent à nos positions spatiale et temporelle. Il ne s’agit pas de changer de point de vue ; il s’agit de s’apercevoir de la multiplicité des points de vue possibles.
La troisième chose, c’est que connaître n’est pas reconnaître. Ce que nous reconnaissons, nous ne le connaissons plus. Tout ce qui nous entoure nous est à ce point familier que nous ne le voyons plus. Un objet, un lieu, une personne que nous avons l’habitude de fréquenter, nous les reconnaissons, c’est-à-dire que nous les identifions comme du déjà connu, donc comme des choses qu’il n’est plus nécessaire de connaître. C’est à ce point machinal que nous ne nous rendons pas compte que nous avons cessé de les regarder comme nous regardons tout ce qui nous apparaît pour la première fois. Imaginons que cet objet, ce lieu, cette personne, nous les découvrons, au point de les trouver étranges, alors nous allons les voir avec des yeux nouveaux, moins assujettis à nos préconceptions. Cette étrangeté fabriquée va peut-être nous conduire à dissoudre notre partialité.
On peut changer le monde de mille façons et avec les intentions les plus diverses. Nul ne peut prétendre en maîtriser le projet, car nul - aussi puissant soit-il - ne peut obtenir le changement auquel il aspire. Tout dérive sans cesse vers l’imprévu. Par contre, chacun peut espérer empreindre son propre comportement de motivations moins obscures. Cela réclame de se déprendre de soi, c’est-à-dire de résister à cette foi aveugle accordée à nos convictions. Bien davantage que de mettre en procès les idées d’autrui, ce sont les nôtres propres qu’il faut s’habituer à critiquer. Cela ne nous libérera pas de ce qui nous détermine, mais cela pourrait possiblement nous éviter d’être le pantin de nos déterminations les plus rudimentaires. Montaigne nous a indiqué deux voies possibles permettant de faire de la déprise de soi une habitude, l’habitude de veiller sur les effets aveuglants de nos habitudes. Ainsi, ce qui nous paraît semblable - et qui nous pousse à calquer notre comportement sur celui des autres - peut apparaître différent, dès lors que nous acceptons de briser les accoutumances.
Il y a une phrase de Montaigne que je trouve d’une richesse infinie, une phrase qui pousse à une réflexion inépuisable. Elle figure dans le dernier chapitre des Essais, “De l’expérience”. Elle dit ceci :
« La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre. » (17)
En l’occurrence, la différence dont j’ai voulu parler, c’est celle qui sépare celui que nous croyons être et celui que nous sommes. Elle vaut d’être explorée, ce qui réclame de se déprendre de soi, c’est-à-dire de mesurer autant que possible ce que le moi a d’irréel. Vingt ans durant, Claude Lévi-Strauss a étudié les mythes, ce qui l’a conduit à écrire :
« S’il est […] une expérience intime dont vingt années vouées à l’étude des mythes […] ont pénétré celui qui écrit ces lignes, elle réside en ceci que la consistance du moi, souci majeur de toute la philosophie occidentale, ne résiste pas à son application continue au même objet qui l’envahit tout entier et l’imprègne du sentiment vécu de son irréalité. Car ce peu de réalité à quoi il ose encore prétendre est celle d’une singularité, au sens que les astronomes donnent à ce terme : lieu d’un espace, moment d’un temps relatifs l’un par rapport à l’autre, où se sont passés, se passent ou se passeront des événements dont la densité, elle aussi relative par rapports à d’autres événements non moins réels mais plus dispersés, permet approximativement de le circonscrire, pour autant que ce nœud d’événements écoulés, actuels ou probables n’existe pas comme substrat, mais en ceci seulement qu’il s’y passe des choses et bien que ces choses elles-mêmes, qui s’y entrecroisent, surgissent d’innombrables ailleurs et le plus souvent on ne sait d’où… » (18)
(1) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 3.
(2) Op. cit., p. 148.
(3) Op. cit., p. 921.
(4) Le paroxysme de l’hypocrisie sociale est peut-être atteint au XVIIIe siècle, à la veille de la Révolution. Dans un livre que Jean-François de Saint-Lambert a consacré à Helvétius, on trouve cette anecdote : « Marivaux, quoique excellent homme, avait de l’humeur et devenait aigre dans la dispute. Il n’était pas celui des amis d’Helvétius pour lequel celui-ci avait le plus de goût ; mais du moment qu’il lui eut fait une pension, il fut celui des amis pour lequel il eut le plus d’attentions et d’égards. […] Dans une discussion, Marivaux, s’étant emporté, ne ménagea point sont ami ; lorsqu’il fut parti, Helvétius se contenta de dire : ‘Comme je lui aurais répondu, si je ne lui avais pas l’obligation d’accepter mes bienfaits !’ » (Jean-François de Saint-Lambert, Essai sur la vie et les ouvrages d’Helvétius, cité d’après Helvétius, Réflexions sur l’homme & autres textes, Coda, 2006, p. 7.)
(5) Montaigne, Op. cit., p. 924.
(6) Cf. au sujet de la parrhèsia ma note du 10 novembre 2011.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 925.
(8) Il parle néanmoins de la métaphore leibnizienne de la perspective lorsqu’il évoque les correspondances échangées par Descartes et la princesse Élisabeth (Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. de Pierre-Antoine Fabre, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2001, p. 160).
(9) Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique suivi de Monadologie, Gallimard, Tel, 1995, p. 106.
(10) Montaigne, Op. cit., p. 205.
(11) Op. cit., p. 209.
(12) Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. de Pierre-Antoine Fabre, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2001.
(13) Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, 2007. À propos de ce livre, cf. ma note du 14 juin 2009.
(14) Montaigne, Op. cit., p. 109.
(15) Op. cit., p. 524.
(16) Op. cit., p. 109.
(17) Op. cit., p. 1065.
(18) Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, Plon, 1971, p. 559.
Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au-delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais
Le chapitre “Du repentir” des Essais
Montaigne, pensées frivoles et vaines écorces de Bernard Bourrit
dimanche 9 novembre 2025
Note di lettura : Carlo Ginzburg e lo “straniamento”
Carlo Ginzburg e lo “straniamento” (*)
Carlo Ginzburg è uno storico italiano, eminente rappresentante della cosiddetta microstoria. Suo padre, Leone Ginzburg, emigrato russo e diventato partigiano fu torturato a morte dalla Gestapo nel 1944. Sua madre, Natalia Ginzburg, nata Levi, divenne famosa come romanziera e vinse il Premio Strega nel 1963.
Carlo Ginzburg è noto per diversi motivi. È stato professore di storia all'Università di Bologna, poi all'Università della California negli Stati Uniti. Ha ricevuto numerosi premi, tra cui il titolo di dottore Honoris Causa dell'Università di Liegi nel 2015.
Si è fatto conoscere anche per alcune polemiche accademiche finite sui giornali, in particolare all'inizio degli anni '90, riguardo alle idee sostenute dal filologo e storico francese Georges Dumézil.
Due parole sulla microstoria. La microstoria è una corrente di ricerca nata in Italia negli anni '70, che abbandona i grandi fatti storici, le masse, le classi sociali per interessarsi agli individui. Come afferma Giovanni Levi, il capofila di questa corrente, non si tratta però di occuparsi di « piccole cose », ma piuttosto di « leggere le cose con un microscopio », di « mostrare quante cose importanti accadono quando apparentemente non accade nulla ».
Piuttosto che passare in rassegna tutte le ricerche e le scoperte che dobbiamo a Carlo Ginzburg, ho scelto di spiegare una delle sue intuizioni che considero la più importante : lo “straniamento”.
Che cos'è lo “straniamento” ? Per descrivere questo concetto un po' complicato, mi riferirò a Carlo Ginzburg, che ne è il creatore, ma anche a un filosofo francese contemporaneo che lo ha diffuso nel mondo intellettuale francofono, ovvero Bernard Sève, professore emerito di filosofia ed estetica all'Università di Lille.
Nel 1998 Ginzburg ha pubblicato un libro intitolato Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza. Gli occhiacci di legno sono gli occhi di Pinocchio, che io interpreto personalmente come colui che non può guardarsi allo specchio senza pensare di non essere quello che crede di essere. Tornerò su questo punto più avanti.
Questo libro, Occhiacci di legno, esplora diverse circostanze - dall'antichità ai giorni nostri - in cui uno o l'altro compie uno sforzo di distacco per superare abitudini, costumi, usi, modi di fare, routine, rituali, ideologie e vedere così le cose con uno sguardo nuovo, che permette di comprendere tutto in modo diverso. Se ci sforziamo di cogliere ciò che sembra strano, ci apriamo a punti di vista diversi da quelli che inizialmente sono i nostri.
Per essere sicuro di far capire di cosa si tratta, vorrei soffermarmi un attimo su un concetto che Ginzburg non menziona direttamente (1) - e forse ha ragione a non menzionarla in quel momento -, ma a cui ho immediatamente pensato leggendolo. Mi riferisco a ciò che Leibniz chiama il geometrale di tutte le prospettive (2). Un punto di vista è un luogo da cui si vede, si sente, si percepisce qualcosa. Ma quel qualcosa può essere visto, sentito e percepito da molti luoghi diversi. In altre parole, tutto può essere percepito da una moltitudine di punti di vista. Immaginate un paesaggio : un paesaggio è una visione d'insieme, colta da lontano. Ma ciò che si vede in questo modo può essere visto anche da altrove, da dove lo stesso paesaggio sarà diverso, molto diverso, talmente diverso da sembrare un paesaggio completamente diverso. Ogni punto di vista offre una prospettiva propria sulle cose. Leibniz parla di Dio e afferma che Dio non vede le cose da un punto di vista, da una prospettiva. Dio vede tutto contemporaneamente in un modo tale [tel] che sembra beneficiare di tutte le prospettive allo stesso tempo. È il geometrale di tutte le prospettive. Si potrebbe anche dire : vede le cose senza prospettiva, perché le vede senza alcun distacco, senza distanza. Non importa Dio, se così posso dire ! La riflessione di Leibniz su questo argomento ci permette di capire quanto, non essendo Dio, siamo condannati ad avere solo punti di vista sulle cose. Ora, un punto di vista, qualunque esso sia, deve ciò che è al luogo da cui nasce molto più che alla cosa che mira .
Tra una miriade di esempi, Ginzburg si sofferma su un passaggio di Montaigne in cui viene raccontato quanto segue.
È il 1562. Montaigne si trova a Rouen con il re e la corte. Il re, Carlo IX, ha allora 12 anni. Sul molo del porto di Rouen si trovano tre nativi di quella che oggi è il Brasile, trasportati in Francia. Montaigne è sbalordito [étonné] dai racconti che descrivono questi indigeni come sopravvissuti dell'età dell'oro, pacifici e innocenti. Ma ciò che gli rimarrà impresso [lui restera gravé dans la mémoire] - all'epoca non ha ancora iniziato a scrivere I Saggi - sono le risposte che questi abitanti delle Nuove Terre daranno quando verrà loro chiesto cosa li abbia colpiti di più da quando sono sbarcati. Due cose :
- trovavano molto strano che tanti uomini alti, barbuti e armati - sicuramente le guardie svizzere - accettassero di obbedire a un bambino, piuttosto che scegliere uno di loro come comandante ;
- di fronte alla magnificenza della corte e indicando le persone intorno a loro, emaciate dalla fame e dalla povertà, trovavano strano che queste ultime sopportassero tale ingiustizia e non si ribellassero.
Questo è ciò che porta Montaigne a scrivere, cito (in francese, naturalmente, la lingua di Montaigne) : « […] je trouve […] qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vray il semble que nous n'avons autre mire de la verité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. » (3)
E quando vengono definiti cannibali, ovvero quando vengono indicati come popolazioni - si tratta dei Tupinambas - che, ritualmente, mangiano una o l'altra parte del corpo dei loro nemici morti, egli scrive :
« Je ne suis pas marry [fâché] que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy [mais plutôt du fait que], jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes [supplices], un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux. » (4)
Perché ha visto agire così i cattolici e i protestanti che si fanno la guerra.
Ciò che Ginzburg vuole mettere in evidenza è che giudichiamo gli altri sulla base dei nostri pregiudizi. La distanza - geografica, temporale o culturale - ci porta ad adottare un punto di vista che ignora tutti gli altri punti di vista possibili. Abbiamo un solo punto di vista e rimane un punto di vista, ovvero una percezione specifica da un luogo, che ignora ciò che altri luoghi avrebbero potuto insegnarci. Un'idea apparentemente banale, si dirà. Tuttavia, quando ribaltiamo [retournons] questa logica contro noi stessi, quando immaginiamo di essere il bersaglio di uno o più punti di vista estranei al nostro, allora il metodo diventa molto più fruttuoso. Si tratta di cancellare il più possibile tutto ciò che ci rende prevedibili, normali ai nostri occhi, e di sforzarsi di vedersi strani, inaspettati, insoliti.
Carlo Ginzburg chiama questo metodo lo “straniamento”. Egli inventa una parola (da una parola russa, ma tralascerò questo aspetto dell'invenzione) che esprime la scelta di guardarsi con estraneità. Si tratta di snaturarsi, di non considerare più naturale ciò che l'abitudine ci porta a fare o a pensare, di defamiliarizzarsi, di rompere con quella disinvoltura che ci lega a ciò che ci è familiare, di delegittimarsi, di smettere di credere giustificati nelle proprie azioni e opinioni. Lo “straniamento” è un sostantivo che deriva dall'aggettivo strano, ma che è anche vicino a straniero, come se si trattasse di rendersi allo stesso tempo strani e stranieri a se stessi.
Ricordiamo: Ginzburg ha intitolato il suo libro Occhiacci di legno. Pinocchio è un burattino di legno magicamente portato in vita. Se si osserva, probabilmente non riesce a credere di essere ciò che è. Ciò equivale a capire che è qualcosa di diverso da ciò che si crede che sia, ma anche qualcosa di diverso da ciò che lui crede di essere.
Il libro di Ginzburg è stato tradotto in francese e pubblicato nel 2001 da Gallimard con il titolo À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire. La prima delle nove riflessioni, dei nove saggi, era intitolata nella versione originale “Lo straniamento”. Come tradurre straniamento in francese ? Il traduttore, Pierre-Antoine Fabre, alla fine ha scelto “estrangement”, una parola che si trova otto volte nei Saggi di Montaigne, ma nella sua forma avverbiale, non sostantivale. Questa parola sarà ripresa soprattutto dal secondo autore contemporaneo di cui vi parlerò, Bernard Sève.
Non conosco alcun articolo o libro di Bernard Sève in cui egli tratti esplicitamente di l’“estrangement”. In un libro pubblicato nel 2007 intitolato Montaigne. Des règles pour l’esprit (5), aveva sottolineato in particolare il fatto che Montaigne insistesse talvolta sulle virtù della consuetudine - virtù di stabilizzazione e pacificazione -, talvolta sull'aspetto accecante della consuetudine, sul dominio dell'abitudine.
Vorrei qui permettermi una piccola digressione, un po' estranea all’“estrangement” ; anche se... In questo meraviglioso libro che è Montaigne. Des règles pour l’esprit (Montaigne. Regole per la mente), Bernard Sève si sforza di dimostrare che gli Saggi - contrariamente a quanto talvolta si afferma - forniscono effettivamente delle risposte a questa domanda fondamentale : come funziona la mente umana ? Ciò che influenza il comportamento e le opinioni sono le consuetudini, il corpo e anche il rapporto con gli altri. Ciò che influenza sono come delle regole a cui bisogna sottostare. Ma sono quelle che Sève chiama regole suppletive, cioè regole che non sono primarie, che non sono immanente o trascendentale. Perché non esistono regole primarie, né dal punto di vista della ragione né dal punto di vista di qualche altro imperativo. In mancanza di queste regole, ci si affida ad altre molto meno assolute. E se a volte esiste una regola delle regole, è proprio quella che raccomanda di seguire la regola suppletiva.
Prendiamo l'esempio della consuetudine, poiché l'“estrangement” è legata ad essa. In “De la coustume et de ne changer aisément une loy reçeüe” (il capitolo 23 del Libro I) Montaigne inizia denunciando l'eccessiva forza della consuetudine - ricordo che per consuetudine si intendono abitudini, opinioni comuni, usi e costumi e altro ancora ; leggi, naturalmente, leggi scritte e redatte da un legislatore (come recita il titolo del capitolo) -, denuncia l'eccessiva forza della consuetudine perché il suo fondamento è debole o inesistente. « […] c’est à la vérité une violente et traistresse maistresse d’escole, que la coutume » (6) scrive Montaigne.
E poi, cambia rotta : le usanze esprimono la follia dello spirito umano, ma sarebbe un'altra follia voler esimersi da esse. Perché seguire le usanze locali, per quanto assurde e aberranti possano essere, significa almeno mettersi al riparo dalle “novità”, quelle altre regole che vengono definite migliori, ma che sono altrettanto assurde e aberranti di quelle che pretendono di sostituire.
Qualcuno potrebbe obiettare che Montaigne esclude in questo modo ciò che, a partire dal XVIII secolo, verrà definito universalismo, ovvero l'ambizione di immaginare regole superiori, universali, giustificabili in ogni luogo e in ogni tempo e compatibili con le regole locali, qualunque esse siano, regole i cui valori affermati sarebbero qualificati, ad esempio, come diritti umani. Si tratta di un altro dibattito in cui non entrerò oggi e che richiederebbe di affrontare la difficile questione del carattere progressista della filosofia. Perché queste regole superiori, universali, non sarebbero meno di violentes et traitresses maitresses d’école, come gli altri ? C'è un universalismo in Montaigne ; è fatto della condizione umana universale, della varietà universale degli esseri umani, uguali nella loro totale diversità. Per il resto, di fronte a ciò che crediamo testimoniare una verità generale, Montaigne esclama, cito : « [… ] c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (7)
La questione delle regole giuste rimarrebbe quindi senza soluzione. Sì, senza dubbio, tranne per il fatto che Montaigne ci offre un modo molto personale, molto singolare - in tutti i sensi del termine - per smascherare l'arbitrarietà delle consuetudini. E questo modo è l’“estrangement”, lo “straniamento”.
Chiudo la parentesi e torno così all'“estrangement”.
A proposito dell'“estrangement”, Bernard Sève ha tenuto due conferenze, facilmente reperibili su Internet : la prima il 28 marzo 2017 al liceo Voltaire di Orléans, intitolata L’étrange et l’étranger dans la pensée de Montaigne (durata : 56 minuti) e la seconda il 6 marzo 2020 per la Bibliothèque Nationale de France con il titolo L’estrangement (durata: 1 ora e 27 minuti).
Di tutto ciò che ci dice sull'“estrangement”, ricorderò tre cose.
La prima è una definizione semplice ed eloquente : praticare l’“estrangement”, lo “straniamento”, significa rendere strano ciò che non lo è ; e significa soprattutto farlo nei confronti di se stessi, nei confronti delle proprie abitudini, ovvero dei propri costumi, delle proprie opinioni, delle proprie inclinazioni, dei propri desideri, dei propri ragionamenti. Ciò può essere fatto nei confronti degli altri se condividiamo le abitudini che hanno acquisito, ma può essere praticato soprattutto nei confronti di noi stessi. Il metodo vale essenzialmente come esplorazione di noi stessi. Non lo definirei introspezione. Semplicemente una particolare attenzione a ciò che ci muove, spesso a nostra insaputa [insu]. In un certo senso, è un po' come prendere alla lettera la formula che Rimbaud usò in una lettera indirizzata a Paul Demeny nel maggio 1871: « Io è un altro. »
La seconda cosa è che è importante non usare questo metodo con l'obiettivo di giudicare ciò che viene reso strano. È sufficiente rendere strano, perché è questo che suscita le domande migliori. Bernard Sève ama citare questa frase di Montaigne :
« Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si nous considérons […] combien l’accoustumance hebete nos sens. » (8)
Montaigne ha imparato che alcuni popoli amano mangiare cavallette, formiche, lucertole o rospi. Ebbene, se accettiamo l'idea che le nostre abitudini ottundono i nostri sensi, che la nostra mente è ottusa dalle nostre consuetudini, allora dobbiamo ammettere che questi costumi in vigore presso i popoli stranieri non sono strani. E, ribaltando l'esercizio su noi stessi, sui nostri costumi, cerchiamo quindi il più spesso possibile di supporre strano ciò che, in partenza, non sembra esserlo. Non si tratta né di condannare le nostre abitudini né di approvarle. Si tratta semplicemente di prendere coscienza di ciò che esse devono alla nostra posizione spaziale e temporale. Non si tratta di cambiare punto di vista, ma di rendersi conto della molteplicità dei punti di vista possibili.
La terza cosa è che conoscere non significa riconoscere. Ciò che riconosciamo, non lo conosciamo più. Tutto ciò che ci circonda ci è talmente familiare che non lo vediamo più. Un oggetto, un luogo, una persona che frequentiamo abitualmente, li riconosciamo, cioè li identifichiamo come già conosciuti, quindi come cose che non è più necessario conoscere. È talmente meccanico che non ci rendiamo conto di aver smesso di guardarli come guardiamo tutto ciò che ci appare per la prima volta. Immaginiamo di scoprire questo oggetto, questo luogo, questa persona, al punto da trovarli strani, allora li vedremo con occhi nuovi, meno soggetti ai nostri preconcetti. Questa stranezza artificiale forse ci porterà a dissolvere la nostra parzialità.
Et voilà. Spero di avervi invogliato a leggere Carlo Ginzburg. E spero di aver attirato la vostra attenzione su questo consiglio che viene da Montaigne e che è stato riformulato da Carlo Ginzburg e Bernard Sève : l'indipendenza di spirito inizia con un distacco da sé stessi ; prima ancora di denunciare le convinzioni degli altri, è importante mettere sotto processo le nostre stesse convinzioni. È utile, molto utile, praticare lo “straniamento”, ovvero l'“estrangement”.
(*) Questa nota riproduce una presentazione tenuta l'8 novembre 2025 durante un corso di italiano presso la Dante-Liège.
(1) Egli parla tuttavia della metafora leibniziana della prospettiva quando evoca la corrispondenza tra Cartesio e la principessa Elisabetta (Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. di Pierre-Antoine Fabre, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2001, p. 160).
(2) Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique suivi de Monadologie, Gallimard, Tel, 1995, p. 106.
(3) Montaigne, Les Essais, PUF, Quadrige, 2013, p. 205.
(4) Montaigne, Op. cit.., p. 209.
(5) Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, 2007.
(6) Montaigne, Op. cit., p. 109.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 524.
(8) Montaigne, Op. cit., p. 109.
Carlo Ginzburg è uno storico italiano, eminente rappresentante della cosiddetta microstoria. Suo padre, Leone Ginzburg, emigrato russo e diventato partigiano fu torturato a morte dalla Gestapo nel 1944. Sua madre, Natalia Ginzburg, nata Levi, divenne famosa come romanziera e vinse il Premio Strega nel 1963.
Carlo Ginzburg è noto per diversi motivi. È stato professore di storia all'Università di Bologna, poi all'Università della California negli Stati Uniti. Ha ricevuto numerosi premi, tra cui il titolo di dottore Honoris Causa dell'Università di Liegi nel 2015.
Si è fatto conoscere anche per alcune polemiche accademiche finite sui giornali, in particolare all'inizio degli anni '90, riguardo alle idee sostenute dal filologo e storico francese Georges Dumézil.
Due parole sulla microstoria. La microstoria è una corrente di ricerca nata in Italia negli anni '70, che abbandona i grandi fatti storici, le masse, le classi sociali per interessarsi agli individui. Come afferma Giovanni Levi, il capofila di questa corrente, non si tratta però di occuparsi di « piccole cose », ma piuttosto di « leggere le cose con un microscopio », di « mostrare quante cose importanti accadono quando apparentemente non accade nulla ».
Piuttosto che passare in rassegna tutte le ricerche e le scoperte che dobbiamo a Carlo Ginzburg, ho scelto di spiegare una delle sue intuizioni che considero la più importante : lo “straniamento”.
Che cos'è lo “straniamento” ? Per descrivere questo concetto un po' complicato, mi riferirò a Carlo Ginzburg, che ne è il creatore, ma anche a un filosofo francese contemporaneo che lo ha diffuso nel mondo intellettuale francofono, ovvero Bernard Sève, professore emerito di filosofia ed estetica all'Università di Lille.
Nel 1998 Ginzburg ha pubblicato un libro intitolato Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza. Gli occhiacci di legno sono gli occhi di Pinocchio, che io interpreto personalmente come colui che non può guardarsi allo specchio senza pensare di non essere quello che crede di essere. Tornerò su questo punto più avanti.
Questo libro, Occhiacci di legno, esplora diverse circostanze - dall'antichità ai giorni nostri - in cui uno o l'altro compie uno sforzo di distacco per superare abitudini, costumi, usi, modi di fare, routine, rituali, ideologie e vedere così le cose con uno sguardo nuovo, che permette di comprendere tutto in modo diverso. Se ci sforziamo di cogliere ciò che sembra strano, ci apriamo a punti di vista diversi da quelli che inizialmente sono i nostri.
Per essere sicuro di far capire di cosa si tratta, vorrei soffermarmi un attimo su un concetto che Ginzburg non menziona direttamente (1) - e forse ha ragione a non menzionarla in quel momento -, ma a cui ho immediatamente pensato leggendolo. Mi riferisco a ciò che Leibniz chiama il geometrale di tutte le prospettive (2). Un punto di vista è un luogo da cui si vede, si sente, si percepisce qualcosa. Ma quel qualcosa può essere visto, sentito e percepito da molti luoghi diversi. In altre parole, tutto può essere percepito da una moltitudine di punti di vista. Immaginate un paesaggio : un paesaggio è una visione d'insieme, colta da lontano. Ma ciò che si vede in questo modo può essere visto anche da altrove, da dove lo stesso paesaggio sarà diverso, molto diverso, talmente diverso da sembrare un paesaggio completamente diverso. Ogni punto di vista offre una prospettiva propria sulle cose. Leibniz parla di Dio e afferma che Dio non vede le cose da un punto di vista, da una prospettiva. Dio vede tutto contemporaneamente in un modo tale [tel] che sembra beneficiare di tutte le prospettive allo stesso tempo. È il geometrale di tutte le prospettive. Si potrebbe anche dire : vede le cose senza prospettiva, perché le vede senza alcun distacco, senza distanza. Non importa Dio, se così posso dire ! La riflessione di Leibniz su questo argomento ci permette di capire quanto, non essendo Dio, siamo condannati ad avere solo punti di vista sulle cose. Ora, un punto di vista, qualunque esso sia, deve ciò che è al luogo da cui nasce molto più che alla cosa che mira .
Tra una miriade di esempi, Ginzburg si sofferma su un passaggio di Montaigne in cui viene raccontato quanto segue.
È il 1562. Montaigne si trova a Rouen con il re e la corte. Il re, Carlo IX, ha allora 12 anni. Sul molo del porto di Rouen si trovano tre nativi di quella che oggi è il Brasile, trasportati in Francia. Montaigne è sbalordito [étonné] dai racconti che descrivono questi indigeni come sopravvissuti dell'età dell'oro, pacifici e innocenti. Ma ciò che gli rimarrà impresso [lui restera gravé dans la mémoire] - all'epoca non ha ancora iniziato a scrivere I Saggi - sono le risposte che questi abitanti delle Nuove Terre daranno quando verrà loro chiesto cosa li abbia colpiti di più da quando sono sbarcati. Due cose :
- trovavano molto strano che tanti uomini alti, barbuti e armati - sicuramente le guardie svizzere - accettassero di obbedire a un bambino, piuttosto che scegliere uno di loro come comandante ;
- di fronte alla magnificenza della corte e indicando le persone intorno a loro, emaciate dalla fame e dalla povertà, trovavano strano che queste ultime sopportassero tale ingiustizia e non si ribellassero.
Questo è ciò che porta Montaigne a scrivere, cito (in francese, naturalmente, la lingua di Montaigne) : « […] je trouve […] qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vray il semble que nous n'avons autre mire de la verité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. » (3)
E quando vengono definiti cannibali, ovvero quando vengono indicati come popolazioni - si tratta dei Tupinambas - che, ritualmente, mangiano una o l'altra parte del corpo dei loro nemici morti, egli scrive :
« Je ne suis pas marry [fâché] que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy [mais plutôt du fait que], jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes [supplices], un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux. » (4)
Perché ha visto agire così i cattolici e i protestanti che si fanno la guerra.
Ciò che Ginzburg vuole mettere in evidenza è che giudichiamo gli altri sulla base dei nostri pregiudizi. La distanza - geografica, temporale o culturale - ci porta ad adottare un punto di vista che ignora tutti gli altri punti di vista possibili. Abbiamo un solo punto di vista e rimane un punto di vista, ovvero una percezione specifica da un luogo, che ignora ciò che altri luoghi avrebbero potuto insegnarci. Un'idea apparentemente banale, si dirà. Tuttavia, quando ribaltiamo [retournons] questa logica contro noi stessi, quando immaginiamo di essere il bersaglio di uno o più punti di vista estranei al nostro, allora il metodo diventa molto più fruttuoso. Si tratta di cancellare il più possibile tutto ciò che ci rende prevedibili, normali ai nostri occhi, e di sforzarsi di vedersi strani, inaspettati, insoliti.
Carlo Ginzburg chiama questo metodo lo “straniamento”. Egli inventa una parola (da una parola russa, ma tralascerò questo aspetto dell'invenzione) che esprime la scelta di guardarsi con estraneità. Si tratta di snaturarsi, di non considerare più naturale ciò che l'abitudine ci porta a fare o a pensare, di defamiliarizzarsi, di rompere con quella disinvoltura che ci lega a ciò che ci è familiare, di delegittimarsi, di smettere di credere giustificati nelle proprie azioni e opinioni. Lo “straniamento” è un sostantivo che deriva dall'aggettivo strano, ma che è anche vicino a straniero, come se si trattasse di rendersi allo stesso tempo strani e stranieri a se stessi.
Ricordiamo: Ginzburg ha intitolato il suo libro Occhiacci di legno. Pinocchio è un burattino di legno magicamente portato in vita. Se si osserva, probabilmente non riesce a credere di essere ciò che è. Ciò equivale a capire che è qualcosa di diverso da ciò che si crede che sia, ma anche qualcosa di diverso da ciò che lui crede di essere.
Il libro di Ginzburg è stato tradotto in francese e pubblicato nel 2001 da Gallimard con il titolo À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire. La prima delle nove riflessioni, dei nove saggi, era intitolata nella versione originale “Lo straniamento”. Come tradurre straniamento in francese ? Il traduttore, Pierre-Antoine Fabre, alla fine ha scelto “estrangement”, una parola che si trova otto volte nei Saggi di Montaigne, ma nella sua forma avverbiale, non sostantivale. Questa parola sarà ripresa soprattutto dal secondo autore contemporaneo di cui vi parlerò, Bernard Sève.
Non conosco alcun articolo o libro di Bernard Sève in cui egli tratti esplicitamente di l’“estrangement”. In un libro pubblicato nel 2007 intitolato Montaigne. Des règles pour l’esprit (5), aveva sottolineato in particolare il fatto che Montaigne insistesse talvolta sulle virtù della consuetudine - virtù di stabilizzazione e pacificazione -, talvolta sull'aspetto accecante della consuetudine, sul dominio dell'abitudine.
Vorrei qui permettermi una piccola digressione, un po' estranea all’“estrangement” ; anche se... In questo meraviglioso libro che è Montaigne. Des règles pour l’esprit (Montaigne. Regole per la mente), Bernard Sève si sforza di dimostrare che gli Saggi - contrariamente a quanto talvolta si afferma - forniscono effettivamente delle risposte a questa domanda fondamentale : come funziona la mente umana ? Ciò che influenza il comportamento e le opinioni sono le consuetudini, il corpo e anche il rapporto con gli altri. Ciò che influenza sono come delle regole a cui bisogna sottostare. Ma sono quelle che Sève chiama regole suppletive, cioè regole che non sono primarie, che non sono immanente o trascendentale. Perché non esistono regole primarie, né dal punto di vista della ragione né dal punto di vista di qualche altro imperativo. In mancanza di queste regole, ci si affida ad altre molto meno assolute. E se a volte esiste una regola delle regole, è proprio quella che raccomanda di seguire la regola suppletiva.
Prendiamo l'esempio della consuetudine, poiché l'“estrangement” è legata ad essa. In “De la coustume et de ne changer aisément une loy reçeüe” (il capitolo 23 del Libro I) Montaigne inizia denunciando l'eccessiva forza della consuetudine - ricordo che per consuetudine si intendono abitudini, opinioni comuni, usi e costumi e altro ancora ; leggi, naturalmente, leggi scritte e redatte da un legislatore (come recita il titolo del capitolo) -, denuncia l'eccessiva forza della consuetudine perché il suo fondamento è debole o inesistente. « […] c’est à la vérité une violente et traistresse maistresse d’escole, que la coutume » (6) scrive Montaigne.
E poi, cambia rotta : le usanze esprimono la follia dello spirito umano, ma sarebbe un'altra follia voler esimersi da esse. Perché seguire le usanze locali, per quanto assurde e aberranti possano essere, significa almeno mettersi al riparo dalle “novità”, quelle altre regole che vengono definite migliori, ma che sono altrettanto assurde e aberranti di quelle che pretendono di sostituire.
Qualcuno potrebbe obiettare che Montaigne esclude in questo modo ciò che, a partire dal XVIII secolo, verrà definito universalismo, ovvero l'ambizione di immaginare regole superiori, universali, giustificabili in ogni luogo e in ogni tempo e compatibili con le regole locali, qualunque esse siano, regole i cui valori affermati sarebbero qualificati, ad esempio, come diritti umani. Si tratta di un altro dibattito in cui non entrerò oggi e che richiederebbe di affrontare la difficile questione del carattere progressista della filosofia. Perché queste regole superiori, universali, non sarebbero meno di violentes et traitresses maitresses d’école, come gli altri ? C'è un universalismo in Montaigne ; è fatto della condizione umana universale, della varietà universale degli esseri umani, uguali nella loro totale diversità. Per il resto, di fronte a ciò che crediamo testimoniare una verità generale, Montaigne esclama, cito : « [… ] c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (7)
La questione delle regole giuste rimarrebbe quindi senza soluzione. Sì, senza dubbio, tranne per il fatto che Montaigne ci offre un modo molto personale, molto singolare - in tutti i sensi del termine - per smascherare l'arbitrarietà delle consuetudini. E questo modo è l’“estrangement”, lo “straniamento”.
Chiudo la parentesi e torno così all'“estrangement”.
A proposito dell'“estrangement”, Bernard Sève ha tenuto due conferenze, facilmente reperibili su Internet : la prima il 28 marzo 2017 al liceo Voltaire di Orléans, intitolata L’étrange et l’étranger dans la pensée de Montaigne (durata : 56 minuti) e la seconda il 6 marzo 2020 per la Bibliothèque Nationale de France con il titolo L’estrangement (durata: 1 ora e 27 minuti).
Di tutto ciò che ci dice sull'“estrangement”, ricorderò tre cose.
La prima è una definizione semplice ed eloquente : praticare l’“estrangement”, lo “straniamento”, significa rendere strano ciò che non lo è ; e significa soprattutto farlo nei confronti di se stessi, nei confronti delle proprie abitudini, ovvero dei propri costumi, delle proprie opinioni, delle proprie inclinazioni, dei propri desideri, dei propri ragionamenti. Ciò può essere fatto nei confronti degli altri se condividiamo le abitudini che hanno acquisito, ma può essere praticato soprattutto nei confronti di noi stessi. Il metodo vale essenzialmente come esplorazione di noi stessi. Non lo definirei introspezione. Semplicemente una particolare attenzione a ciò che ci muove, spesso a nostra insaputa [insu]. In un certo senso, è un po' come prendere alla lettera la formula che Rimbaud usò in una lettera indirizzata a Paul Demeny nel maggio 1871: « Io è un altro. »
La seconda cosa è che è importante non usare questo metodo con l'obiettivo di giudicare ciò che viene reso strano. È sufficiente rendere strano, perché è questo che suscita le domande migliori. Bernard Sève ama citare questa frase di Montaigne :
« Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si nous considérons […] combien l’accoustumance hebete nos sens. » (8)
Montaigne ha imparato che alcuni popoli amano mangiare cavallette, formiche, lucertole o rospi. Ebbene, se accettiamo l'idea che le nostre abitudini ottundono i nostri sensi, che la nostra mente è ottusa dalle nostre consuetudini, allora dobbiamo ammettere che questi costumi in vigore presso i popoli stranieri non sono strani. E, ribaltando l'esercizio su noi stessi, sui nostri costumi, cerchiamo quindi il più spesso possibile di supporre strano ciò che, in partenza, non sembra esserlo. Non si tratta né di condannare le nostre abitudini né di approvarle. Si tratta semplicemente di prendere coscienza di ciò che esse devono alla nostra posizione spaziale e temporale. Non si tratta di cambiare punto di vista, ma di rendersi conto della molteplicità dei punti di vista possibili.
La terza cosa è che conoscere non significa riconoscere. Ciò che riconosciamo, non lo conosciamo più. Tutto ciò che ci circonda ci è talmente familiare che non lo vediamo più. Un oggetto, un luogo, una persona che frequentiamo abitualmente, li riconosciamo, cioè li identifichiamo come già conosciuti, quindi come cose che non è più necessario conoscere. È talmente meccanico che non ci rendiamo conto di aver smesso di guardarli come guardiamo tutto ciò che ci appare per la prima volta. Immaginiamo di scoprire questo oggetto, questo luogo, questa persona, al punto da trovarli strani, allora li vedremo con occhi nuovi, meno soggetti ai nostri preconcetti. Questa stranezza artificiale forse ci porterà a dissolvere la nostra parzialità.
Et voilà. Spero di avervi invogliato a leggere Carlo Ginzburg. E spero di aver attirato la vostra attenzione su questo consiglio che viene da Montaigne e che è stato riformulato da Carlo Ginzburg e Bernard Sève : l'indipendenza di spirito inizia con un distacco da sé stessi ; prima ancora di denunciare le convinzioni degli altri, è importante mettere sotto processo le nostre stesse convinzioni. È utile, molto utile, praticare lo “straniamento”, ovvero l'“estrangement”.
(*) Questa nota riproduce una presentazione tenuta l'8 novembre 2025 durante un corso di italiano presso la Dante-Liège.
(1) Egli parla tuttavia della metafora leibniziana della prospettiva quando evoca la corrispondenza tra Cartesio e la principessa Elisabetta (Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. di Pierre-Antoine Fabre, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2001, p. 160).
(2) Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique suivi de Monadologie, Gallimard, Tel, 1995, p. 106.
(3) Montaigne, Les Essais, PUF, Quadrige, 2013, p. 205.
(4) Montaigne, Op. cit.., p. 209.
(5) Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, 2007.
(6) Montaigne, Op. cit., p. 109.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 524.
(8) Montaigne, Op. cit., p. 109.
mardi 21 octobre 2025
Note d’opinion : Macron et Sarkozy
À propos de Macron et Sarkozy
Dans son éditorial du 20 octobre (1), le journal Le Monde passe en revue les « symptômes de plus en plus inquiétants » de ce qu’il appelle « la crise de la démocratie ». À juste titre - je crois - le journal, en collaboration avec l’Institut IPSOS, recherche ces signes susceptibles de révéler un basculement vers un régime politique, sinon nouveau, du moins propre à rappeler des temps douloureux. Et d’évoquer par exemple une « parole politique [qui] ne cesse de s’abîmer. »
La parole politique s’abîme effectivement ; le geste aussi. Car que penser du Président de la République, Emmanuel Macron, qui, le 17 octobre, reçoit Nicolas Sarkozy en son palais de l’Élysée ? « Il était normal que, sur le plan humain, je reçoive un de mes prédécesseurs, dans ce contexte » a-t-il déclaré, ajoutant d’une façon qu’il est malaisé de ne pas qualifier d’hypocrite : « J’ai eu des propos publics toujours très clairs sur l’indépendance de l’autorité judiciaire dans le rôle qui est le mien. » En l’espèce, la parole s’abîme en cherchant à dénier la signification du geste, lequel geste ébranle la fonction que son auteur est censé incarner.
Puisqu’il évoque le contexte, parlons-en.
Le 25 septembre 2025, Nicolas Sarkozy a été déclaré coupable d’association de malfaiteurs par la 32e chambre du Tribunal judiciaire de Paris et condamné à 5 ans de prison, condamnation assortie d’une exécution provisoire. (2) Cette décision a immédiatement donné lieu, de la part du condamné, à des interprétations outrancières et mensongères, à des remarques perfides et à des propos vengeurs. Se livrant à un véritable barnum, celui-ci a réussi à mobiliser de nombreuses notabilités qui, par des prises de position souvent acrobatiques, ont distrait tout qui aurait eu l’idée de lire le jugement en cause. Tant et si bien que les médias ont été amenés à s’interroger bien davantage sur les intentions des juges que sur les faits qui ont motivé leur décision.
Nicolas Sarkozy reste présumé innocent, puisqu’aucune décision à son égard n’est encore coulée en force de chose jugée. (3) Et il est bien entendu en droit d’affirmer son innocence. Mais il ne s’est pas contenté de dénoncer des erreurs que le jugement comporterait, ce qu’il devra bien se résoudre à faire en appel. Il a déclaré - avec l’emphase et la solennité auxquelles l'autorise sa qualité d’ancien président de la République - que la condamnation qui lui était infligée était « d’une gravité extrême pour l’état de droit ». Puis, visant bien évidemment les auteurs du jugement, il a ajouté : « la haine n’a donc décidément aucune limite » ; « ceux qui me haïssent à ce point pensent m’humilier ; ce qu’ils ont humilié aujourd’hui, c’est la France, c’est l’image de la France. Et si quelqu’un a trahi les Français, ce n’est pas moi, c’est cette injustice invraisemblable… »
On comprend aisément que celui qui a occupé une charge aussi considérable puisse être bouleversé au plus haut point par une condamnation qui en flétrit le prestige. Mais cela justifie-t-il qu’il use de l’influence qu’il conserve pour ébranler aussi brutalement cet état de droit (4) qu’il prétend injustement avoir été mis en péril par ses juges ? La sagesse lui aurait plutôt recommandé un retrait silencieux qui n’aurait donné que plus d’éclat à la victoire finale dont il prétend ne pas douter.
Voilà le contexte dans lequel l’actuel chef de l’État a reçu l’ancien en son palais, visiblement, de façon presque ostentatoire. S’il advenait que Sarkozy soit reconnu définitivement coupable, cela ne pourrait être compris que comme un raffermissement de l’état de droit, et non comme son affaiblissement. Non pas parce qu’il mériterait d’être condamné (ce qui ne peut être affirmé aujourd’hui), mais tout simplement parce qu’un pays qui condamnerait un ancien président qui l’aurait mérité prouverait la force de ses institutions. En recevant officiellement Sarkozy, Macron a posé un geste qui accorde du crédit aux différentes indignations injustifiées dont les médias se sont fait l’écho depuis le 25 septembre, indignations qui participent à ébranler l’état de droit.
Il n’en est pas à son coup d’essai. En avril 2020, il avait rendu visite à Didier Raoult, dans le bureau même de ce dernier, persistant encore le 2 septembre 2021 à déclarer : « Il faut rendre justice à Didier Raoult qui est un grand scientifique. » (5) Tout cela en dépit des alarmes lancées par les milieux scientifiques à propos des dérives du directeur de l’IHU Méditerranée Infection. Ce n’était pas alors l’état de droit qui était en cause, mais plus simplement la confiance à accorder aux avancées scientifiques qui contribuent à préserver la santé des populations.
(1) Publié dans l’édition datée du 21 octobre 2025, p. 25.
(2) Pour une analyse mesurée de ce jugement, cf. par exemple Cécile Guérin-Bargues, Condamnation de Nicolas Sarkozy : anatomie d’un verdict, JP Blog.
(3) Je parle bien entendu de l’affaire dite Sarkozy-Kadhafi. Dans l’affaire dite des écoutes ou Bismuth, la Cour de cassation a confirmé le 18 décembre 2024 sa condamnation à trois ans de prison, dont un ferme.
(4) L’état de droit est une expression initialement destinée à désigner l’ensemble des règles légales qui s’imposent à chacun. Elle a pris - notamment dans le débat suscité par la condamnation de Sarkozy - un sens quelque peu différent, ne serait-ce que parce que c’est le condamné lui-même qui l’a invoquée pour contester le sort qui lui est fait. On devrait la comprendre comme ce qui garantit la démocratie, dans la mesure où ce serait ce qui protège du basculement vers un régime différent.
(5) Cf. notamment “Macron-Raoult, un compagnonnage très politique malgré les polémiques”, article d’Ariane Chemin in Le Monde du 4 septembre 2021.
Dans son éditorial du 20 octobre (1), le journal Le Monde passe en revue les « symptômes de plus en plus inquiétants » de ce qu’il appelle « la crise de la démocratie ». À juste titre - je crois - le journal, en collaboration avec l’Institut IPSOS, recherche ces signes susceptibles de révéler un basculement vers un régime politique, sinon nouveau, du moins propre à rappeler des temps douloureux. Et d’évoquer par exemple une « parole politique [qui] ne cesse de s’abîmer. »
La parole politique s’abîme effectivement ; le geste aussi. Car que penser du Président de la République, Emmanuel Macron, qui, le 17 octobre, reçoit Nicolas Sarkozy en son palais de l’Élysée ? « Il était normal que, sur le plan humain, je reçoive un de mes prédécesseurs, dans ce contexte » a-t-il déclaré, ajoutant d’une façon qu’il est malaisé de ne pas qualifier d’hypocrite : « J’ai eu des propos publics toujours très clairs sur l’indépendance de l’autorité judiciaire dans le rôle qui est le mien. » En l’espèce, la parole s’abîme en cherchant à dénier la signification du geste, lequel geste ébranle la fonction que son auteur est censé incarner.
Puisqu’il évoque le contexte, parlons-en.
Le 25 septembre 2025, Nicolas Sarkozy a été déclaré coupable d’association de malfaiteurs par la 32e chambre du Tribunal judiciaire de Paris et condamné à 5 ans de prison, condamnation assortie d’une exécution provisoire. (2) Cette décision a immédiatement donné lieu, de la part du condamné, à des interprétations outrancières et mensongères, à des remarques perfides et à des propos vengeurs. Se livrant à un véritable barnum, celui-ci a réussi à mobiliser de nombreuses notabilités qui, par des prises de position souvent acrobatiques, ont distrait tout qui aurait eu l’idée de lire le jugement en cause. Tant et si bien que les médias ont été amenés à s’interroger bien davantage sur les intentions des juges que sur les faits qui ont motivé leur décision.
Nicolas Sarkozy reste présumé innocent, puisqu’aucune décision à son égard n’est encore coulée en force de chose jugée. (3) Et il est bien entendu en droit d’affirmer son innocence. Mais il ne s’est pas contenté de dénoncer des erreurs que le jugement comporterait, ce qu’il devra bien se résoudre à faire en appel. Il a déclaré - avec l’emphase et la solennité auxquelles l'autorise sa qualité d’ancien président de la République - que la condamnation qui lui était infligée était « d’une gravité extrême pour l’état de droit ». Puis, visant bien évidemment les auteurs du jugement, il a ajouté : « la haine n’a donc décidément aucune limite » ; « ceux qui me haïssent à ce point pensent m’humilier ; ce qu’ils ont humilié aujourd’hui, c’est la France, c’est l’image de la France. Et si quelqu’un a trahi les Français, ce n’est pas moi, c’est cette injustice invraisemblable… »
On comprend aisément que celui qui a occupé une charge aussi considérable puisse être bouleversé au plus haut point par une condamnation qui en flétrit le prestige. Mais cela justifie-t-il qu’il use de l’influence qu’il conserve pour ébranler aussi brutalement cet état de droit (4) qu’il prétend injustement avoir été mis en péril par ses juges ? La sagesse lui aurait plutôt recommandé un retrait silencieux qui n’aurait donné que plus d’éclat à la victoire finale dont il prétend ne pas douter.
Voilà le contexte dans lequel l’actuel chef de l’État a reçu l’ancien en son palais, visiblement, de façon presque ostentatoire. S’il advenait que Sarkozy soit reconnu définitivement coupable, cela ne pourrait être compris que comme un raffermissement de l’état de droit, et non comme son affaiblissement. Non pas parce qu’il mériterait d’être condamné (ce qui ne peut être affirmé aujourd’hui), mais tout simplement parce qu’un pays qui condamnerait un ancien président qui l’aurait mérité prouverait la force de ses institutions. En recevant officiellement Sarkozy, Macron a posé un geste qui accorde du crédit aux différentes indignations injustifiées dont les médias se sont fait l’écho depuis le 25 septembre, indignations qui participent à ébranler l’état de droit.
Il n’en est pas à son coup d’essai. En avril 2020, il avait rendu visite à Didier Raoult, dans le bureau même de ce dernier, persistant encore le 2 septembre 2021 à déclarer : « Il faut rendre justice à Didier Raoult qui est un grand scientifique. » (5) Tout cela en dépit des alarmes lancées par les milieux scientifiques à propos des dérives du directeur de l’IHU Méditerranée Infection. Ce n’était pas alors l’état de droit qui était en cause, mais plus simplement la confiance à accorder aux avancées scientifiques qui contribuent à préserver la santé des populations.
(1) Publié dans l’édition datée du 21 octobre 2025, p. 25.
(2) Pour une analyse mesurée de ce jugement, cf. par exemple Cécile Guérin-Bargues, Condamnation de Nicolas Sarkozy : anatomie d’un verdict, JP Blog.
(3) Je parle bien entendu de l’affaire dite Sarkozy-Kadhafi. Dans l’affaire dite des écoutes ou Bismuth, la Cour de cassation a confirmé le 18 décembre 2024 sa condamnation à trois ans de prison, dont un ferme.
(4) L’état de droit est une expression initialement destinée à désigner l’ensemble des règles légales qui s’imposent à chacun. Elle a pris - notamment dans le débat suscité par la condamnation de Sarkozy - un sens quelque peu différent, ne serait-ce que parce que c’est le condamné lui-même qui l’a invoquée pour contester le sort qui lui est fait. On devrait la comprendre comme ce qui garantit la démocratie, dans la mesure où ce serait ce qui protège du basculement vers un régime différent.
(5) Cf. notamment “Macron-Raoult, un compagnonnage très politique malgré les polémiques”, article d’Ariane Chemin in Le Monde du 4 septembre 2021.
mercredi 8 octobre 2025
Note d’opinion : ce à quoi il faut penser et ce dont il faut parler
À propos de ce à quoi il faut penser et de ce dont il faut parler
Il n’est peut-être rien qui révèle mieux l’absence complète de liberté que la succession des choses auxquelles on se surprend à penser, de même que la suite des choses abordées lorsqu’on s’adresse à autrui. Qui croit maîtriser ces aspects si décisifs de la vie s’illusionne ; et s’illusionne tout autant celui qui, conscient du problème, s’imagine découvrir une possession de soi qu’une naïveté première avait totalement entravée. Quiconque laisse sa pensée vagabonder au gré des multiples sollicitations qui l’engendre ne choisit pas ce qui va mobiliser son esprit, pas davantage d’ailleurs que le déroulé de ce qui en résultera. Et toute rencontre avec autrui aboutit à une sollicitation supplémentaire qui conduit à dire - dans quelque registre que ce soit - des choses qui semblent traduire une intention, laquelle pourtant ne résulte pas d’une quelconque volonté.
Nul doute cependant qu’il est très malaisé de convaincre de l’inéluctabilité du ressort ignoré des pensées et des paroles, comme d’ailleurs des actes. C’est que l’esprit est ainsi fait qu’il lui est nécessaire de postuler la liberté de penser et d’agir. La langue elle-même contient ce qu’il faut pour entretenir ce leurre, puisque le vocabulaire et la syntaxe recèlent tout ce qui est utile à transformer en évidence ce sentiment qui fait de nos convictions le résultat d’un choix. Le plus déterministe des philosophes ne peut s’exprimer sans donner à voir un discours qui a toutes les apparences d’être le produit d’une libre délibération. Spinoza lui-même, si convaincu qu’il fut pourtant de la force des déterminations ne put se soustraire à maintenir dans son système la liberté d’accepter la force des causes, jusqu’à manifester par différents plis rationnels l’accession à la béatitude et au salut. (1)
Ce qui se joue ainsi au niveau individuel est peut-être plus aisé à saisir au niveau collectif. Car s’interroger sur l’origine d’une conviction en présupposant qu’elle n’est due qu’à une influence occulte réclame de passer outre l’idée qu’elle provient d’une influence identifiée ou d’un effort de réflexion. Par contre, admettre qu’une opinion très partagée obéit à une tendance du moment est bien plus facilement acceptable. On repère aisément chez les autres ce qu’ils doivent à des persuasions actuelles, là où l’on se croit plus apte à s’orienter selon de véritables préférences personnelles. Lucidités et aveuglements croisés nous conduisent à voir la paille, pas la poutre.
Ce regard si différent que l’on porte sur soi-même et sur les autres nous donne la mesure de notre exclusivisme. Ce qui ne nous permet pourtant pas - sinon très difficilement - de cerner les causes des mouvements collectifs. Or, l’enjeu est de taille.
L’histoire de l’humanité est faite de mouvements mystérieux. L’identification de ces mouvements, leur succession, les luttes qu’ils ont provoquées, les solidarités qu’ils ont fait naître, tout cela alimente des récits qui se veulent le reflet de ce qui s’est passé. Mais les causes de ces mouvements, ce qui les déclenche, ce qui pousse à adhérer à ce qui assure leur succès, voilà qui reste souvent indéchiffrable. Entendons-nous : on peut sans trop de mal discerner des chaînes causales qui expliquent des évolutions, surtout quand celles-ci s’inscrivent dans ce que nous sommes portés à regarder comme une logique. De là à croire que nous comprenons ce qui fait l’histoire, il y a là un pas qu’il serait hardi de franchir.
L’époque contemporaine nous offre un exemple très clair de l’opacité de l’histoire, un exemple qui devrait inciter plus d’un à regarder tout récit historique - de quelque passé qu’il s’agisse - comme une esquisse qui n’atteint pas la vérité des mouvements qu’il évoque.
L’exemple dont il est question, c’est ce mouvement qui voit les idées qualifiées d’extrême droite bénéficier d’un succès inattendu dans bien des régions du monde. S’il est une évolution imprévue, c’est bien celle-là. Malgré le fait que certains partis qualifiés tels gagnèrent en influence dans les deux premières décennies du siècle, la véritable explosion dans les années 20 des idées qui les caractérisent a représenté une surprise, y compris pour nombre de ceux qui les partagent. La plupart de celles des analyses consacrées au phénomène qui ne s’en réjouissent pas s’empressent d'en stigmatiser les propagandistes, partant de l’idée que ceux qui en acceptent le catéchisme renoncent à toute probité et se font volontiers une fierté du mal. Cela témoigne d’une attitude morale aisément partagée par tous ceux que révoltent le mensonge décomplexé, la liberté de dire le pire, l’autoritarisme assumé, le goût pour la violence et le rejet du différent. Pourtant, une posture morale de ce genre - dont je me dépêche de dire que je la partage - n’est qu’une posture morale, c’est-à-dire un jugement qui reste muet sur les causes de ce qu’il condamne et qui puise sa pertinence dans une manière de penser locale et actuelle. Comme le disait si bien Montaigne : « [… ] c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (2)
Nul doute que nombreux seront ceux qui verront dans mes propos une forme inacceptable de relativisme. La question mérite pourtant d’être posée : peut-on relever le défi qui consisterait à prouver la supériorité d’une morale sur une autre, d’une culture sur une autre ? Je continue d’en douter, probablement parce que je fais partie de ceux de ma génération qui furent fortement ébranlés par les discours que Claude Lévi-Strauss prononça en 1952 et en 1971 à l’UNESCO (3). Cela dévalorise-t-il la morale que l’on sent sienne ? Nullement, car c’est une garantie d’homogénéité sociale que de partager la morale des siens, voire de s’inscrire dans les luttes morales et culturelles qui en forgent le devenir. Que cet attachement à une morale toute relative puisse sembler étrange, cela s’explique par notre incapacité à identifier l’origine véritable de nos pensées et de nos actes. Là où la plupart invoque une liberté de choix, j’incline plutôt à n’y voir qu’une contrainte masquée que nous prenons comme de notre fait.
Les convictions naissent de cet impératif sans cesse réitéré : il faut que je pense à ceci et de la sorte ; il faut je parle dans ce sens et de cette façon. L’illusion que c’est moi qui me prononce, qui prend parti, qui préfère, est tellement puissante qu’il est n’est possible d’y échapper que le temps d’en admettre la probabilité. L’instant d’après, j’y succombe à nouveau. C’est dire s’il est malaisé de reconnaître que les causes que j’attribue à mes convictions n’expliquent rien, sinon ce processus par lequel je me donne raison de les nourrir. Voilà qui rend compte du mystère entourant ces mouvements qui voient une société basculer rapidement d’une morale à une autre au gré de ce qu’on appelle l’histoire. La proportion de gens qui, dans ce que l’on a longtemps appelé les pays démocratiques, s’affirment plus ou moins en accord avec les mensonges nécessaires, avec la liberté de médire et diffamer, avec un pouvoir autocratique, avec des solutions violentes, avec le rejet du différent, a grandi vite et fort parce que ceux-là se sont dit : il faut que je pense ainsi ; il faut que je parle comme ça. Toutes les hypothèses que l’on pourra formuler quant aux causes de ce brusque changement ne leur seront pas opposables. Telle une mode, le ressort véritable du tournant pris reste inexplicable. Telle une mode, moins sans doute que de se combattre, elle réclame qu’on attende qu’elle passe. Ce qui ne m’empêchera pas, fidèle à la morale qui a ma préférence, de m’y opposer de toute la force de mes moyens.
(1) Spinoza, Éthique, trad. et commentaires de Robert Misrahi, Éditions de l’éclat, 2005, en particulier les Propositions 67 à 73 de la Partie IV, pp. 277-282.
(2) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 1965, p. 524.
(3) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire [1952], Denoël-Gonthier, 1974 ; “Race et culture” [1971] in Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 21-48.
Il n’est peut-être rien qui révèle mieux l’absence complète de liberté que la succession des choses auxquelles on se surprend à penser, de même que la suite des choses abordées lorsqu’on s’adresse à autrui. Qui croit maîtriser ces aspects si décisifs de la vie s’illusionne ; et s’illusionne tout autant celui qui, conscient du problème, s’imagine découvrir une possession de soi qu’une naïveté première avait totalement entravée. Quiconque laisse sa pensée vagabonder au gré des multiples sollicitations qui l’engendre ne choisit pas ce qui va mobiliser son esprit, pas davantage d’ailleurs que le déroulé de ce qui en résultera. Et toute rencontre avec autrui aboutit à une sollicitation supplémentaire qui conduit à dire - dans quelque registre que ce soit - des choses qui semblent traduire une intention, laquelle pourtant ne résulte pas d’une quelconque volonté.
Nul doute cependant qu’il est très malaisé de convaincre de l’inéluctabilité du ressort ignoré des pensées et des paroles, comme d’ailleurs des actes. C’est que l’esprit est ainsi fait qu’il lui est nécessaire de postuler la liberté de penser et d’agir. La langue elle-même contient ce qu’il faut pour entretenir ce leurre, puisque le vocabulaire et la syntaxe recèlent tout ce qui est utile à transformer en évidence ce sentiment qui fait de nos convictions le résultat d’un choix. Le plus déterministe des philosophes ne peut s’exprimer sans donner à voir un discours qui a toutes les apparences d’être le produit d’une libre délibération. Spinoza lui-même, si convaincu qu’il fut pourtant de la force des déterminations ne put se soustraire à maintenir dans son système la liberté d’accepter la force des causes, jusqu’à manifester par différents plis rationnels l’accession à la béatitude et au salut. (1)
Ce qui se joue ainsi au niveau individuel est peut-être plus aisé à saisir au niveau collectif. Car s’interroger sur l’origine d’une conviction en présupposant qu’elle n’est due qu’à une influence occulte réclame de passer outre l’idée qu’elle provient d’une influence identifiée ou d’un effort de réflexion. Par contre, admettre qu’une opinion très partagée obéit à une tendance du moment est bien plus facilement acceptable. On repère aisément chez les autres ce qu’ils doivent à des persuasions actuelles, là où l’on se croit plus apte à s’orienter selon de véritables préférences personnelles. Lucidités et aveuglements croisés nous conduisent à voir la paille, pas la poutre.
Ce regard si différent que l’on porte sur soi-même et sur les autres nous donne la mesure de notre exclusivisme. Ce qui ne nous permet pourtant pas - sinon très difficilement - de cerner les causes des mouvements collectifs. Or, l’enjeu est de taille.
L’histoire de l’humanité est faite de mouvements mystérieux. L’identification de ces mouvements, leur succession, les luttes qu’ils ont provoquées, les solidarités qu’ils ont fait naître, tout cela alimente des récits qui se veulent le reflet de ce qui s’est passé. Mais les causes de ces mouvements, ce qui les déclenche, ce qui pousse à adhérer à ce qui assure leur succès, voilà qui reste souvent indéchiffrable. Entendons-nous : on peut sans trop de mal discerner des chaînes causales qui expliquent des évolutions, surtout quand celles-ci s’inscrivent dans ce que nous sommes portés à regarder comme une logique. De là à croire que nous comprenons ce qui fait l’histoire, il y a là un pas qu’il serait hardi de franchir.
L’époque contemporaine nous offre un exemple très clair de l’opacité de l’histoire, un exemple qui devrait inciter plus d’un à regarder tout récit historique - de quelque passé qu’il s’agisse - comme une esquisse qui n’atteint pas la vérité des mouvements qu’il évoque.
L’exemple dont il est question, c’est ce mouvement qui voit les idées qualifiées d’extrême droite bénéficier d’un succès inattendu dans bien des régions du monde. S’il est une évolution imprévue, c’est bien celle-là. Malgré le fait que certains partis qualifiés tels gagnèrent en influence dans les deux premières décennies du siècle, la véritable explosion dans les années 20 des idées qui les caractérisent a représenté une surprise, y compris pour nombre de ceux qui les partagent. La plupart de celles des analyses consacrées au phénomène qui ne s’en réjouissent pas s’empressent d'en stigmatiser les propagandistes, partant de l’idée que ceux qui en acceptent le catéchisme renoncent à toute probité et se font volontiers une fierté du mal. Cela témoigne d’une attitude morale aisément partagée par tous ceux que révoltent le mensonge décomplexé, la liberté de dire le pire, l’autoritarisme assumé, le goût pour la violence et le rejet du différent. Pourtant, une posture morale de ce genre - dont je me dépêche de dire que je la partage - n’est qu’une posture morale, c’est-à-dire un jugement qui reste muet sur les causes de ce qu’il condamne et qui puise sa pertinence dans une manière de penser locale et actuelle. Comme le disait si bien Montaigne : « [… ] c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (2)
Nul doute que nombreux seront ceux qui verront dans mes propos une forme inacceptable de relativisme. La question mérite pourtant d’être posée : peut-on relever le défi qui consisterait à prouver la supériorité d’une morale sur une autre, d’une culture sur une autre ? Je continue d’en douter, probablement parce que je fais partie de ceux de ma génération qui furent fortement ébranlés par les discours que Claude Lévi-Strauss prononça en 1952 et en 1971 à l’UNESCO (3). Cela dévalorise-t-il la morale que l’on sent sienne ? Nullement, car c’est une garantie d’homogénéité sociale que de partager la morale des siens, voire de s’inscrire dans les luttes morales et culturelles qui en forgent le devenir. Que cet attachement à une morale toute relative puisse sembler étrange, cela s’explique par notre incapacité à identifier l’origine véritable de nos pensées et de nos actes. Là où la plupart invoque une liberté de choix, j’incline plutôt à n’y voir qu’une contrainte masquée que nous prenons comme de notre fait.
Les convictions naissent de cet impératif sans cesse réitéré : il faut que je pense à ceci et de la sorte ; il faut je parle dans ce sens et de cette façon. L’illusion que c’est moi qui me prononce, qui prend parti, qui préfère, est tellement puissante qu’il est n’est possible d’y échapper que le temps d’en admettre la probabilité. L’instant d’après, j’y succombe à nouveau. C’est dire s’il est malaisé de reconnaître que les causes que j’attribue à mes convictions n’expliquent rien, sinon ce processus par lequel je me donne raison de les nourrir. Voilà qui rend compte du mystère entourant ces mouvements qui voient une société basculer rapidement d’une morale à une autre au gré de ce qu’on appelle l’histoire. La proportion de gens qui, dans ce que l’on a longtemps appelé les pays démocratiques, s’affirment plus ou moins en accord avec les mensonges nécessaires, avec la liberté de médire et diffamer, avec un pouvoir autocratique, avec des solutions violentes, avec le rejet du différent, a grandi vite et fort parce que ceux-là se sont dit : il faut que je pense ainsi ; il faut que je parle comme ça. Toutes les hypothèses que l’on pourra formuler quant aux causes de ce brusque changement ne leur seront pas opposables. Telle une mode, le ressort véritable du tournant pris reste inexplicable. Telle une mode, moins sans doute que de se combattre, elle réclame qu’on attende qu’elle passe. Ce qui ne m’empêchera pas, fidèle à la morale qui a ma préférence, de m’y opposer de toute la force de mes moyens.
(1) Spinoza, Éthique, trad. et commentaires de Robert Misrahi, Éditions de l’éclat, 2005, en particulier les Propositions 67 à 73 de la Partie IV, pp. 277-282.
(2) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 1965, p. 524.
(3) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire [1952], Denoël-Gonthier, 1974 ; “Race et culture” [1971] in Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 21-48.
lundi 29 septembre 2025
Note : Beaumarchais
La folle journée, ou le mariage de Figaro
de Beaumarchais
Je n’ignore pas être quelquefois regardé comme rétrograde, particulièrement dans le domaine de l’art et du spectacle. C’est probablement que, à force d’avoir sans cesse risqué du nouveau, d’avoir sans cesse tout essayé, cette part cultivée de la culture est peut-être allée jusqu’à signifier trop peu pour qu’elle ne s’abîme tout entière dans ce qu’elle voulut étrenner.
En ce qui concerne le théâtre, l’évolution dernière me paraît si regrettable que, depuis une vingtaine d’années, je ne m’y déplace plus guère. Si Paris fut l’endroit des audaces les plus désespérantes, elle reste aussi la ville où le vrai théâtre trouve encore à s’afficher. Le 27 septembre dernier, j’y ai assisté, à La Scala, à une représentation de La folle journée, ou le mariage de Figaro de Beaumarchais dans une mise en scène de Léna Bréban. Ah ! quel plaisir ! Quelle stimulation de l’esprit ! Quelle richesse emmagasinée qui vous poursuit des jours durant de réflexions rebondissantes !
La troupe, emmenée par un Philippe Torreton virevoltant, confère à la pièce une énergie merveilleusement adaptée au génie de Beaumarchais. Marie Vialle (Suzanne) et Grégoire Oestermann (Almaviva) sont magistraux ; Annie Mercier (Marceline), impressionnante. Quant à Antoine Prud’homme de la Boussinière, il incarne un Chérubin étonnant, ne serait-ce que par sa stature, un Chérubin qui convainc davantage encore par sa démesure que par son assertivité.
Bien sûr, il y a Beaumarchais : un texte qui révèle de façon extraordinaire comment la justesse de la langue peut trahir une époque. Dans cette pièce, les classes vacillent : d’un côté, le noble se justifie ; de l’autre - Figaro tient le propos des deux -, le roturier nargue et le bourgeois énonce la vérité de demain. C’est tout le XVIIIe siècle qui vient mourir sous la plume du dramaturge.
Le hasard a voulu que la veille de la représentation, j’eus l’occasion de voir l’exposition que le Petit Palais consacrait à Jean-Baptiste Greuze. Rassemblant des œuvres venues du Louvre, du Musée Fabre de Montpellier, du Metropolitan Museum of Art de New York, du Rijksmuseum d’Amsterdam ou encore des collections royales d’Angleterre, principalement guidée par le thème de l’enfance, les cimaises y donnaient à voir un grand nombre de tableaux bien représentatifs du talent de Greuze. À l’inverse de bien des gens qui le regardent comme un peintre un peu mièvre, j’aime énormément cette façon qu’il a de ne rien exagérer, de tout contenir dans un regard, dans un geste, dans un objet symbolique. Ainsi, La cruche cassée, cette jeune fille sur le point de pleurer - comme l’a si bien écrit Diderot (1) -, dit plus sur le tourment des femmes que n’ont pu nous en apprendre Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Les regards, les mains, les postures témoignent de ce souci de l’enfant partagé par Rousseau ou Condorcet. Voilà ce qui guide souvent le pinceau de Greuze.
On me dira sans ménagement que Rousseau abandonna ses enfants. Ça, c’est le XVIIIe siècle, un siècle où tout se mêle, tout déborde, comme les stucs du rococo. Finis les grands systèmes dans lesquels tout découle de tout (Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz) : on n’est plus forcé de cerner le champ du plaisir, pas davantage que celui de la souffrance. Le libertin mènera parfois jusqu’à Casanova ou Sade, mais aussi jusqu’à Helvétius et D’Holbach. On me dira encore que cela débouchera aussi sur des principes à l’allure universelle, au nom desquels d’ailleurs on coupera des têtes. Oui : les paradoxes sont là et ne désespéreront que le siècle suivant. Ce qui semble vrai est évoqué sans certitude affichée, même s’il faut faire couler le sang pour témoigner de ses convictions, des convictions dont l’expression est souvent incidente. Dans le monologue de l’acte V, Figaro s’écrie d’une traite :
« 0 bizarre suite d'événements !
Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres? Qui les a fixées sur ma tête ?
Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé. »
Dans Un air de liberté, Chantal Thomas décrit ce qui, selon elle, sépare Beaumarchais de Mozart. Le Figaro du premier a fait profession de gaieté ; il n’est aucune considération si grave soit-elle qui justifierait de perdre sa bonne humeur. Celui du second est dominé par l’amour avant même que de l’être par un comte tyrannique. Et là, c’est la musique qui porte le message, jusqu’à réduire le propos à bien peu : « […] le plus beau duo qu’ait écrit Mozart se trouve être celui qui ouvre le premier acte des Noces de Figaro, dans lequel Suzanna fait des commentaires sur un chapeau, tandis que Figaro compte le nombre de toises de son parquet. » (2)
Moins que les nouveautés dont il se revendique, l’art contemporain me chagrine parce qu’il coupe tout lien avec le passé. Ce qui réjouit dans ce qu’on appelle encore les classiques, c’est l’occasion qu’ils offrent de découvrir des manières de penser qui ne sont plus les nôtres, mais qui exhibent - si l’on accepte de se donner la peine de le chercher - ce chemin qui a conduit à nous les rendre si difficilement compréhensibles et quelquefois si difficilement acceptables, mais aussi ce même chemin qu’ils ont participé à tracer.
(1) « Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signifie cet air rêveur et mélancolique ? […] Ça, petite, ouvrez-moi votre cœur, parlez-moi vrai […]. Vous baissez les yeux, vous ne me répondez pas. Vos pleurs sont prêts à couler. Je ne suis pas père, je ne suis ni indiscret ni sévère. » (Diderot, Salon de 1765)
(2) Didier Raymond, Mozart. Une folie de l’allégresse, Mercure de France, 1990, p. 98, cité par Chantal Thomas in Un air de liberté. Variations sur l’esprit du XVIIIe siècle, Payot & Rivages, Rivages Poche, 2023, p. 112.
de Beaumarchais
Je n’ignore pas être quelquefois regardé comme rétrograde, particulièrement dans le domaine de l’art et du spectacle. C’est probablement que, à force d’avoir sans cesse risqué du nouveau, d’avoir sans cesse tout essayé, cette part cultivée de la culture est peut-être allée jusqu’à signifier trop peu pour qu’elle ne s’abîme tout entière dans ce qu’elle voulut étrenner.
En ce qui concerne le théâtre, l’évolution dernière me paraît si regrettable que, depuis une vingtaine d’années, je ne m’y déplace plus guère. Si Paris fut l’endroit des audaces les plus désespérantes, elle reste aussi la ville où le vrai théâtre trouve encore à s’afficher. Le 27 septembre dernier, j’y ai assisté, à La Scala, à une représentation de La folle journée, ou le mariage de Figaro de Beaumarchais dans une mise en scène de Léna Bréban. Ah ! quel plaisir ! Quelle stimulation de l’esprit ! Quelle richesse emmagasinée qui vous poursuit des jours durant de réflexions rebondissantes !
La troupe, emmenée par un Philippe Torreton virevoltant, confère à la pièce une énergie merveilleusement adaptée au génie de Beaumarchais. Marie Vialle (Suzanne) et Grégoire Oestermann (Almaviva) sont magistraux ; Annie Mercier (Marceline), impressionnante. Quant à Antoine Prud’homme de la Boussinière, il incarne un Chérubin étonnant, ne serait-ce que par sa stature, un Chérubin qui convainc davantage encore par sa démesure que par son assertivité.
Bien sûr, il y a Beaumarchais : un texte qui révèle de façon extraordinaire comment la justesse de la langue peut trahir une époque. Dans cette pièce, les classes vacillent : d’un côté, le noble se justifie ; de l’autre - Figaro tient le propos des deux -, le roturier nargue et le bourgeois énonce la vérité de demain. C’est tout le XVIIIe siècle qui vient mourir sous la plume du dramaturge.
Le hasard a voulu que la veille de la représentation, j’eus l’occasion de voir l’exposition que le Petit Palais consacrait à Jean-Baptiste Greuze. Rassemblant des œuvres venues du Louvre, du Musée Fabre de Montpellier, du Metropolitan Museum of Art de New York, du Rijksmuseum d’Amsterdam ou encore des collections royales d’Angleterre, principalement guidée par le thème de l’enfance, les cimaises y donnaient à voir un grand nombre de tableaux bien représentatifs du talent de Greuze. À l’inverse de bien des gens qui le regardent comme un peintre un peu mièvre, j’aime énormément cette façon qu’il a de ne rien exagérer, de tout contenir dans un regard, dans un geste, dans un objet symbolique. Ainsi, La cruche cassée, cette jeune fille sur le point de pleurer - comme l’a si bien écrit Diderot (1) -, dit plus sur le tourment des femmes que n’ont pu nous en apprendre Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Les regards, les mains, les postures témoignent de ce souci de l’enfant partagé par Rousseau ou Condorcet. Voilà ce qui guide souvent le pinceau de Greuze.
On me dira sans ménagement que Rousseau abandonna ses enfants. Ça, c’est le XVIIIe siècle, un siècle où tout se mêle, tout déborde, comme les stucs du rococo. Finis les grands systèmes dans lesquels tout découle de tout (Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz) : on n’est plus forcé de cerner le champ du plaisir, pas davantage que celui de la souffrance. Le libertin mènera parfois jusqu’à Casanova ou Sade, mais aussi jusqu’à Helvétius et D’Holbach. On me dira encore que cela débouchera aussi sur des principes à l’allure universelle, au nom desquels d’ailleurs on coupera des têtes. Oui : les paradoxes sont là et ne désespéreront que le siècle suivant. Ce qui semble vrai est évoqué sans certitude affichée, même s’il faut faire couler le sang pour témoigner de ses convictions, des convictions dont l’expression est souvent incidente. Dans le monologue de l’acte V, Figaro s’écrie d’une traite :
« 0 bizarre suite d'événements !
Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres? Qui les a fixées sur ma tête ?
Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé. »
Dans Un air de liberté, Chantal Thomas décrit ce qui, selon elle, sépare Beaumarchais de Mozart. Le Figaro du premier a fait profession de gaieté ; il n’est aucune considération si grave soit-elle qui justifierait de perdre sa bonne humeur. Celui du second est dominé par l’amour avant même que de l’être par un comte tyrannique. Et là, c’est la musique qui porte le message, jusqu’à réduire le propos à bien peu : « […] le plus beau duo qu’ait écrit Mozart se trouve être celui qui ouvre le premier acte des Noces de Figaro, dans lequel Suzanna fait des commentaires sur un chapeau, tandis que Figaro compte le nombre de toises de son parquet. » (2)
Moins que les nouveautés dont il se revendique, l’art contemporain me chagrine parce qu’il coupe tout lien avec le passé. Ce qui réjouit dans ce qu’on appelle encore les classiques, c’est l’occasion qu’ils offrent de découvrir des manières de penser qui ne sont plus les nôtres, mais qui exhibent - si l’on accepte de se donner la peine de le chercher - ce chemin qui a conduit à nous les rendre si difficilement compréhensibles et quelquefois si difficilement acceptables, mais aussi ce même chemin qu’ils ont participé à tracer.
(1) « Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signifie cet air rêveur et mélancolique ? […] Ça, petite, ouvrez-moi votre cœur, parlez-moi vrai […]. Vous baissez les yeux, vous ne me répondez pas. Vos pleurs sont prêts à couler. Je ne suis pas père, je ne suis ni indiscret ni sévère. » (Diderot, Salon de 1765)
(2) Didier Raymond, Mozart. Une folie de l’allégresse, Mercure de France, 1990, p. 98, cité par Chantal Thomas in Un air de liberté. Variations sur l’esprit du XVIIIe siècle, Payot & Rivages, Rivages Poche, 2023, p. 112.
dimanche 24 août 2025
Note d’opinion : des prénotions à l’émergence
Des prénotions à l’émergence
S’il fallait que, d’un mot, je donne à comprendre ce qui m’a conduit à évoquer des concepts aussi philosophiques que prénotions ou émergence, je me verrais contraint de contourner ma propre histoire - qui sait ce qu’elle fut vraiment ? - et de réduire à trois étapes le chemin par lequel j’ai l’impression d’être passé : d’abord, la politique (sous une forme passionnelle), ensuite les sciences sociales (sous le couvert d’une formation), enfin la philosophie (en autodidacte). La deuxième étape m’a très vite guéri de la première et la troisième m’a très lentement éloigné de la deuxième. Non sans conséquences.
Ma propre histoire n’est guère intéressante, mais elle offre peut-être une occasion de mesurer ce qui conduit d’une manière de penser à une autre - de passer d’une erreur à une autre, devrais-je dire - selon un parcours durant lequel l’illusion de s’y mieux prendre masque l’inanité des vains efforts consentis pour se comprendre et comprendre ce qui nous comprend. Je dois ajouter que, lorsque je me retourne sur mon passé, je m’expose évidemment à prendre pour un réel périmé des réédifications qui contentent l’état actuel de mes réflexions. De cela aussi témoigne ce que je vais dire.
Peut-être le point de départ de ce que je me propose d’évoquer réside-t-il dans la perte de la foi, laquelle m’a probablement poussé à une sorte de contre-pied systématique, tant vis-à-vis de tous ceux qui ont œuvré à l’entretenir que vis-à-vis des représentations théoriques auxquelles je l’associais. À l’âge de 14 ou 15 ans, j’avais dévoré dans une sorte de passion fiévreuse le Jean Barois de Roger Martin du Gard, écartant ce que la fin de vie du personnage pouvait laisser entendre, et je m’étais persuadé que la science opposait à la religion des arguments irréfutables. Sans en prendre clairement conscience, j’adoptai dès lors le pli d’écarter comme intempestives des notions telles que métaphysique, transcendance ou spiritualité, croyant naïvement savoir ce qu’elles voulaient dire, ce qui n’était évidemment pas le cas.
Le contre-pied impliqua l’engagement politique, ce dont mon milieu familial catholique me semblait s’abstenir ; à gauche, bien sûr, jusqu’à participer activement à cette mouvance qui déboucha ultérieurement sur mai 68. (1) Voilà ce qui m’amena à entamer des études dans ce qui s’appelait alors les sciences politiques et sociales, le versant politique m’accrochant initialement bien davantage que le versant social.
Je découvris la sociologie dans un contexte qui prêterait à rire, s’il n’illustrait parfaitement la confiance qu’un jeune issu d’un milieu modeste pouvait quelquefois éprouver à l’égard du monde universitaire. L’Institut de sociologie de l’Université de Liège se composait alors d’une équipe placée sous la direction du professeur René Clémens, une équipe qui expérimentait les réunions dites de dynamique de groupe, sortes de brainstormings prétendument inspirés de Kurt Lewin et Didier Anzieu. J’y entendais parler d’une discipline aux ambitions scientifiques, ce qui correspondait pour moi à l’immixtion de la préoccupation du vrai dans un domaine inaccoutumé à cela. J’ai toujours conservé en mémoire la leçon au cours de laquelle Clémens avait écrit au tableau cette définition de la science - « étude des relations constantes existant entre les faits » -, une définition si simple qu’elle permettait d’espérer ingénument l’élucidation du monde social. Ce dont je ne m’étais absolument pas aperçu, c’est à quel point cette équipe et son pilote partageaient des conceptions politiques colonialistes, conservatrices et catholiques, bref très à droite. (2) C’est presque impardonnable. Toujours est-il que, après les candidatures (3), avide de scientificité, je m’orientai vers les sciences sociales plutôt que vers la science politique.
Un auteur dont on parlait beaucoup à l’Institut de sociologie, c’était Émile Durkheim. Il était en quelque sorte celui à qui on devait de croire en une science sociale au vrai sens du mot. Bien sûr, je n’ai lu alors de lui que quelques extraits censés illustrer sa pensée. Mais, dans la mesure où tout dans ses prises de position me séduisait, j’ai ultérieurement exploré son œuvre, au point d’y puiser une certaine hiérarchisation des savoirs dont je suis resté longtemps prisonnier. Au-delà des ses principaux ouvrages bien connus, j’ai notamment découvert sa conception de la sociologie par le biais des recueils de Textes publiés en 1975 (4). C’est à ce moment-là que j’ai conforté mon opinion selon laquelle, si l’on excepte les sciences de la nature, la sociologie occupait au sein du savoir une place centrale. Que ce soit vis-à-vis des recherches spécialisées, en deçà de la sociologie (telles « l’ethnologie juridique » ou « l’anthropologie religieuse ») ou que ce soit vis-à-vis de la philosophie, au-delà de la sociologie, il convenait de dépasser les prénotions, lesquelles étaient regardées dans un cas comme des « notions communes, non préalablement soumises à la critique » et dominant le travail « à son insu », dans l’autre cas comme des doctrines idéologiques qui méconnaissent ce qu’elle doivent à une « vie sociale débordant de tous les côtés la conscience ». (5) Bref, encouragé par mon incrédulité face aux spiritualités comme aux opinions premières, j’ai accordé à la recherche relative aux mécanismes sociaux le bénéfice de mettre au jour les déterminations cachées qui orchestrent la vie sociale.
À l’époque, je n’ai très certainement pas accordé au concept de prénotions l’importance que, rétrospectivement, je lui donne aujourd’hui. Il m’avait quand même suffisamment marqué pour que, dans les années 80, dans le cadre du cours de sociologie que je dispensais, je consacre tout spécialement une leçon à la façon dont Durkheim en parlait (6). Il s’agissait d’insister sur le principe de non-conscience, tel que Bourdieu l’illustrait abondamment dans ses travaux. « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions » disait Durkheim (7). Si ce n’est que le mot pouvait aussi désigner cet effort fait pour saisir cette part du savoir qui ne doit rien aux sens, à l’observation, à l’empirie, et que l’on parvient difficilement à négliger totalement. « Je crois, Sganarelle, que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit » dit Don Juan (8) Qui en disconviendrait ?
Deux et deux font quatre : qu’est-ce donc que cela, qui parvient à être vrai sans être ? Pareille question, je la formule à présent. Ce n’est pas elle qui m’a porté à lire les philosophes. Mais c’est à tout le moins le sentiment que les sciences sociales ne résolvaient pas tout et qu’il était légitime de se poser des questions qui leur échappaient totalement. Dans les années 60, j’avais beaucoup apprécié le cours de philosophie de Philippe Devaux, axé sur son livre De Thalès à Bergson (9). Il m’avait conforté dans une sorte de positivisme naïf qui ne rechignait nullement aux prolongements moraux que, par exemple, un Bertrand Russel me semblait lui donner. Il était toujours question d’écarter les prénotions - ou disons plus simplement ce qui relevait de ce qu’il appelait le substantialisme -, mais, si lire apprend, lire inculque aussi l’hésitation et le doute. En philosophie, plus on cherche à savoir, plus on mesure qu’on ne sait pas, ce qui m’a conduit sur les rives du scepticisme.
Plus on en sait, moins aussi on maîtrise nos préférences, car celles-ci s’expriment dans un maquis de propositions de plus en plus touffu. Seul le temps permet parfois de reconnaître le caractère si souvent arbitraire des préférences. Et davantage on les démasque, davantage on incline au scepticisme, jusqu’à en faire une nouvelle préférence, pas moins arbitraire. Je regrette quelquefois de n’avoir pas bénéficié d’une formation philosophique en bonne et due forme. Si ce n’est que celle-ci m’aurait peut-être amarré - qui sait ? - au confort d’un dogmatisme dûment étayé.
Mes préférences ont été principalement distinguables par mes antipathies. D’abord sans doute une grande aversion pour toute forme d’essentialisme, de substantialisme et de spiritualisme et, du même coup, une forte défiance vis-à-vis de la métaphysique et de tout ce qui prête une quelconque réalité à des mots qui doivent tout à l’évidence, à l’intuition et à toute aperception spontanée. Ce qui ne m’empêcha sans doute pas de commettre moi-même le forfait ainsi dénoncé, sans trop m’en rendre compte. Le jugement synthétique a priori de Kant me gênait énormément, même s’il manifestait une forme pointue de rationalité. Devaux disait que la Critique de la raison pratique avait ressuscité l’essentialisme chrétien, ce qui jetait un doute sur ce que Kant disait de la raison pure. Mais c’est surtout les objections formulées à son encontre par les membres du Cercle de Vienne qui m’ont semblé convaincantes. (10)
Au moment où Sartre connaissait sa plus grande gloire, je m’en distançai rapidement. Il me paraissait paradoxal d’adhérer au marxisme et, simultanément, de s’agripper à la liberté de l’homme comme il le faisait. C’était selon moi reproduire en pire la contradiction sur laquelle reposait le marxisme, lequel prétendait inéluctable l’avénement du communisme et affirmait néanmoins nécessaire de lutter pour son éclosion. Outre quoi, la Critique de la raison dialectique m’apparaissait comme de la très mauvaise sociologie, pleine d’intuitions subjectives. Je ne m’appesantirai pas sur l’espèce de fin de non-recevoir que j’opposai à Michel Foucault. Tout dans son œuvre me semblait tant devoir au souci d’étonner et de séduire (ce dont témoignait son succès), alors que les approximations historiques sur la base desquelles il s’autorisa à disserter sur la folie à l’âge classique, l’irrationalité des opinions qu’il défendit à propos des asiles et des prisons, et surtout l’impulsion qu’il prétendit trouver chez Nietzsche et Heidegger (11) - en réalité très équivoque - l’inscrivaient selon moi dans les errements de la gauche intellectuelle française. À sa suite, je ne pus que me rebeller contre ceux que l’on classait dans cette philosophie postmoderne, tellement encline à faire le procès de la rationalité et à décupler les galimatias de la phénoménologie. Le cap moderniste que conserva quelqu’un comme Jacques Bouveresse me parut salutaire.
Reste que, en philosophie, tant de choses paraissaient si malaisées à comprendre que, toujours quelque peu obnubilé par cette passerelle que j’établissais bien maladroitement entre prénotions (12) et métaphysique, j’ai davantage lu de la philosophie et, par voie de conséquence, moins de sociologie, celle-ci s’égarant selon moi dans ce qu’on qualifia de pragmatique, là où le principe de non-conscience était aboli. Il me faut répéter que, de sociologie proprement dite, je n’en fis jamais, dès lors qu’en faire consiste en recherches et non en enseignement.
Il me faut à présent tenter de décrire ce que je pourrais appeler mon point aveugle. Aveugle, parce que la répugnance que j’éprouvais à l’égard de la métaphysique - liée à la conviction que celle-ci créait continûment du surnaturel sur le modèle du Dieu des religions - me porta à jeter un même discrédit sur toutes ces tentatives qui visent à psychologiser la philosophie, comme le faisaient la plupart des phénoménologues et des heideggeriens. Heidegger a eu beau prétendre qu’il s’était débarrassé de la métaphysique, il ne fabulait pas moins qu’elle lorsqu’il affirma que sa propre ontologie était intuitivement annoncée par Kant.
« Kant n’a pas voulu nous donner une théorie de la science de la nature, mais il a voulu manifester la problématique de la métaphysique, plus exactement de l’ontologie. Le but que je me propose est d’élaborer ce noyau qui est le fondement positif de la Critique de la raison pure, pour la réintégrer positivement dans l’ontologie. Sur la base de mon interprétation de la dialectique comme ontologie, je crois pouvoir montrer que le problème de l’apparence dans la Logique transcendantale, qui chez Kant n’est là que négativement, du moins à ce qu’il semble au premier abord, est en réalité un problème positif et que la question qui se pose est celle-ci : l’apparence n’est-elle qu’un fait que nous constatons, ou bien le problème tout entier de la raison doit-il être compris de telle façon que l’on saisisse d’emblée comment à la nature de l’homme appartient nécessairement l’apparence. » (13)
Si je cite ce texte extrait du débat de 1929 avec Cassirer, c’est parce qu’il révèle clairement, me semble-t-il, combien - indépendamment des convictions nazies et antisémites d’Heidegger - on ne peut que s’étonner de l’emballement qu’il suscita en France, alors qu’il suggère que la raison humaine serait inféodée à l’apparence. À l’inverse des sceptiques, il ne fait pas de l’apparence un obstacle auquel la raison est partiellement ou totalement confrontée ; il la désigne comme appartenant à la nature de l’homme. Qu’il faille étudier le phénomène en ce qu’il n’est qu’une apparence, loin de moi l’idée de le contester. C’était le projet initial de Husserl. Mais on s’égare vite, selon moi, lorsque, sur la seule apparence, on bâtit des billevesées sans plus aucune accroche empirique de quelque nature qu’elle soit, des billevesées qui ne servent qu’à alimenter des acrobaties intellectuelles dont on chercherait en vain ce qu’elles nous apprennent.
Peu avant la pandémie de Covid, j’avais lu le livre de Claudine Tiercelin Le ciment des choses (14). Il s’agit d’un ouvrage difficile, raisonnant quelquefois au-delà de mes propres capacités de compréhension. Il m’avait néanmoins troublé par la perspective qu’il ouvrait, dans le sillage de l’œuvre de Charles Peirce, sur la possibilité d’une métaphysique réaliste. Cela m’avait même amené à relire des pages de Descartes et de Kant, dans l’espoir d’explorer de nouvelles incertitudes. Si l’incertitude est sans nul doute le meilleur ferment de la réflexion, elle réclame de surveiller une forme d’expression empreinte de conviction à laquelle elle incite par contrecoup. C’est de cette perplexité dont témoigne ma note du 17 novembre 2020 relative à l’objet et au sujet.
Il m’est ainsi progressivement apparu que la métaphysique pouvait quelquefois participer à connaître les choses. S’il n’y a rien derrière le réel, celui-ci peut néanmoins réclamer d’être abordé grâce à des productions de la pensée étrangères à l’expérience. Après tout : « Personne n’a jamais vu une cause. C’est notre esprit qui en suppose l’intervention pour s’expliquer ce que nous voyons. » (15) Voilà qui me conduisit récemment à adoucir mon attitude envers la métaphysique et aussi envers la phénoménologie, même si ce fut souvent pour admettre que j’utilisais sans m’en rendre compte des concepts qui leur devait quelque chose. J’avais depuis longtemps approuvé l’approche de la science qui était celle de Karl Popper, moins en ce qui concerne son critère de falsifiabilité qu’en ce qui regarde le caractère perpétuellement hypothétique des savoirs scientifiques. Puis, j’ai découvert grâce à la réimpression en 2022 de La connaissance objective (16) ce qu’il appelle le troisième monde - le monde des intelligibles - et la façon dont il en affirme l’objectivité (17). Sans vouloir revenir sur la question de la réalité des nombres et des propositions mathématiques (dont je continue personnellement d’ignorer la nature), je trouve très intéressante cette distinction qu’il opère au sein de ce qui n’appartient pas au monde physique entre les états mentaux et les intelligibles, ces derniers trouvant selon lui leur objectivité dans leur conformité à la logique. C’est en tout cas une théorie qui prête à la réflexion.
Or, tandis que je m’interrogeais plus que jamais sur la validité des jugements synthétiques a priori, il me vint des doutes à propos de certains développement de la philosophie matérialiste. Celle-ci est bien moins connue et bien moins célébrée que la philosophie spiritualiste. Elle ne fait pas moins l’objet de développements complexes, d’autant qu’elle touche à la philosophie de la science, avec laquelle elle partage un même objet. Un des débats les plus âpres au sein de cette branche de la philosophie porte sur ce qu’on appelle l’émergentisme (18), lequel offre une configuration présentant des similitudes avec le problème de la réalité métaphysique.
Selon un physicalisme pur et dur, toute réalité se réduit en principe aux éléments qui la constitue : la vie n’est faite que d’éléments matériels spécifiquement disposés ; la pensée n’est faite que de mouvements somatiques affectant des éléments du cerveau. Mais la vie et la pensée manifestent des propriétés qui ne sont pas réductibles sans doute possible à leurs éléments constitutifs, de telle sorte qu’il conviendrait d’admettre l’émergence de propriétés totalement nouvelles. Toute la problématique réside donc dans la question de savoir si l’émergence signifie l’apparition d’une réalité qui devrait quelque chose à un ou des éléments d’une nature non matérielle ou bien plutôt à l’ignorance d’un mécanisme qui relie les deux niveaux de réalité. Il y a là un coin dans lequel Dieu ne manquera pas de s’insinuer, ne serait-ce que le Dieu de Spinoza.
Qu’ajouter à ce mauvais pitch, qui bouscule sans nul doute un temps perdu qu’aucune recherche ne peut rendre pleinement accessible ? Il s’y trouve certainement bien davantage de sincérité dans l’envie décelable que ce se soit passé de la sorte que dans quelque fidélité que ce soit aux faits révolus. Après tout, nous ne sommes que ce que nous sommes voués à être, y compris dans nos variations successives. Comme le remarquait Montaigne :
« […] nous avons beau dire, la coustume et l’usage de la vie commune nous emporte. La plus part de mes actions se conduisent par exemple, non par chois. Toutesfois je ne m’y conviay pas proprement, on m’y mena, et y fus porté par des occasions estrangères. Car non seulement les choses incommodes, mais il n’en est aucune si laide et vitieuse et evitable qui ne puisse devenir acceptable par quelque condition et accident : tant l’humaine posture est vaine. » (19)
(1) D’emblée, je fus très anticommuniste, attiré plutôt par les espérances anarchistes de l’époque.
(2) Sur la personnalité de René Clémens, cf. le billet écrit en 2014 par l’historien Vincent Genin sur le site de l’Académie royale des sciences d’outre-mer.
(3) En Belgique, avant la mise en application du Processus de Bologne, ce qui est aujourd’hui’ dénommé bachalauréat était appelé candidatures et ce qui est dénommé master était appelé licence.
(4) Émile Durkheim, Textes, 3 volumes, présentés par Victor Karady, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1975.
(5) Même si je n’ai pas le souvenir de m’être arrêté particulièrement à ces textes (l’un présenté en 1904 à la Sociological Society de Londres, l’autre inséré dans le n° 10 de L’année sociologique), cf. par exemple “De la relation de la sociologie avec les sciences sociales et la philosophie” et “Ethnologie juridique et méthode sociologique” in Émile Durkheim, Textes I, pp. 166-169 et 258-260.
(6) Cf. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, Quadrige, 1981, pp. 31 et ss., ainsi que les commentaires qu’en donnent Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron in Le métier de sociologue troisième éd. [1968], Mouton, La Haye, 1980, pp. 27-29 et 124-129.
(7) Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, p. 60.
(8) Molière, Don Juan ou Le Festin de pierre, acte III, scène 1. On trouve dans La peste de Camus et dans 1984 d’Orwell l’idée que deux plus deux font quatre peut s’inscrire dans la lutte contre la tyrannie.
(9) Philippe Devaux, De Thalès à Bergson. Introduction à la philosophie européenne [1947], Sciences et lettres, Liège, 1955.
(10) « […] c’est dans le refus de la possibilité d’une connaissance synthétique a priori que réside la thèse fondamentale de l’empirisme moderne » (Antonia Soulez (dir.), Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, PUF, 1985, p. 118.)
(11) Sur la filiation à Heidegger, cf. Michel Foucault, Dits et écrits. 1954-1988 tome IV, Gallimard, 1994, texte n° 362.
(12) On retrouve bien sûr le concept en philosophie, comme par exemple pour traduire la prolèpsis chez Épicure ou pour désigner ce qui inspire la recherche avant toute recherche chez Francis Bacon (cf. Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], trad. de Michèle Le Doeuff, Gallimard, Tel, 1991).
(13) Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débats sur le kantisme et la philosophie et autres textes de 1929-1931, trad. de Pierre Aubenque, Beauchesne, 1972, p. 29.
(14) Claudine Tiercelin, Le ciment des choses, Éditions d’Ithaque, 2011.
(15) Le 18 septembre 2017, dans une note relative au livre qu’il a intitulé Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs, j’ai reproché à Lucien François d’user de ces phrases au motif qu’il ne convenait pas de battre en brèche tous les concepts abstraits. J’avais tort, dans la mesure où il ne s’agissait pas seulement d’un concept abstrait, mais bien également d’une irréalité utile à la structuration du réel, ce qu’exprimait parfaitement les mots qu’il employa.
(16) Karl Popper, La connaissance objective, trad. de Jean-Jacques Rosat, Flammarion, Champs, 1998.
(17) Ibid., pp. 245-293.
(18) Sur la question peu connue de l’émergentisme, cf. par exemple Jaegwon Kim, “L’émergence, les modèles de réduction et le mental”, Philosophiques, 27(1), 11–26. doi:10.7202/004937ar ; traduit et reproduit par Le matérialisme contemporain, volume 27, n° 1, printemps 2000 ; lisible sur le site érudit.org.
(19) Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 852.
S’il fallait que, d’un mot, je donne à comprendre ce qui m’a conduit à évoquer des concepts aussi philosophiques que prénotions ou émergence, je me verrais contraint de contourner ma propre histoire - qui sait ce qu’elle fut vraiment ? - et de réduire à trois étapes le chemin par lequel j’ai l’impression d’être passé : d’abord, la politique (sous une forme passionnelle), ensuite les sciences sociales (sous le couvert d’une formation), enfin la philosophie (en autodidacte). La deuxième étape m’a très vite guéri de la première et la troisième m’a très lentement éloigné de la deuxième. Non sans conséquences.
Ma propre histoire n’est guère intéressante, mais elle offre peut-être une occasion de mesurer ce qui conduit d’une manière de penser à une autre - de passer d’une erreur à une autre, devrais-je dire - selon un parcours durant lequel l’illusion de s’y mieux prendre masque l’inanité des vains efforts consentis pour se comprendre et comprendre ce qui nous comprend. Je dois ajouter que, lorsque je me retourne sur mon passé, je m’expose évidemment à prendre pour un réel périmé des réédifications qui contentent l’état actuel de mes réflexions. De cela aussi témoigne ce que je vais dire.
Peut-être le point de départ de ce que je me propose d’évoquer réside-t-il dans la perte de la foi, laquelle m’a probablement poussé à une sorte de contre-pied systématique, tant vis-à-vis de tous ceux qui ont œuvré à l’entretenir que vis-à-vis des représentations théoriques auxquelles je l’associais. À l’âge de 14 ou 15 ans, j’avais dévoré dans une sorte de passion fiévreuse le Jean Barois de Roger Martin du Gard, écartant ce que la fin de vie du personnage pouvait laisser entendre, et je m’étais persuadé que la science opposait à la religion des arguments irréfutables. Sans en prendre clairement conscience, j’adoptai dès lors le pli d’écarter comme intempestives des notions telles que métaphysique, transcendance ou spiritualité, croyant naïvement savoir ce qu’elles voulaient dire, ce qui n’était évidemment pas le cas.
Le contre-pied impliqua l’engagement politique, ce dont mon milieu familial catholique me semblait s’abstenir ; à gauche, bien sûr, jusqu’à participer activement à cette mouvance qui déboucha ultérieurement sur mai 68. (1) Voilà ce qui m’amena à entamer des études dans ce qui s’appelait alors les sciences politiques et sociales, le versant politique m’accrochant initialement bien davantage que le versant social.
Je découvris la sociologie dans un contexte qui prêterait à rire, s’il n’illustrait parfaitement la confiance qu’un jeune issu d’un milieu modeste pouvait quelquefois éprouver à l’égard du monde universitaire. L’Institut de sociologie de l’Université de Liège se composait alors d’une équipe placée sous la direction du professeur René Clémens, une équipe qui expérimentait les réunions dites de dynamique de groupe, sortes de brainstormings prétendument inspirés de Kurt Lewin et Didier Anzieu. J’y entendais parler d’une discipline aux ambitions scientifiques, ce qui correspondait pour moi à l’immixtion de la préoccupation du vrai dans un domaine inaccoutumé à cela. J’ai toujours conservé en mémoire la leçon au cours de laquelle Clémens avait écrit au tableau cette définition de la science - « étude des relations constantes existant entre les faits » -, une définition si simple qu’elle permettait d’espérer ingénument l’élucidation du monde social. Ce dont je ne m’étais absolument pas aperçu, c’est à quel point cette équipe et son pilote partageaient des conceptions politiques colonialistes, conservatrices et catholiques, bref très à droite. (2) C’est presque impardonnable. Toujours est-il que, après les candidatures (3), avide de scientificité, je m’orientai vers les sciences sociales plutôt que vers la science politique.
Un auteur dont on parlait beaucoup à l’Institut de sociologie, c’était Émile Durkheim. Il était en quelque sorte celui à qui on devait de croire en une science sociale au vrai sens du mot. Bien sûr, je n’ai lu alors de lui que quelques extraits censés illustrer sa pensée. Mais, dans la mesure où tout dans ses prises de position me séduisait, j’ai ultérieurement exploré son œuvre, au point d’y puiser une certaine hiérarchisation des savoirs dont je suis resté longtemps prisonnier. Au-delà des ses principaux ouvrages bien connus, j’ai notamment découvert sa conception de la sociologie par le biais des recueils de Textes publiés en 1975 (4). C’est à ce moment-là que j’ai conforté mon opinion selon laquelle, si l’on excepte les sciences de la nature, la sociologie occupait au sein du savoir une place centrale. Que ce soit vis-à-vis des recherches spécialisées, en deçà de la sociologie (telles « l’ethnologie juridique » ou « l’anthropologie religieuse ») ou que ce soit vis-à-vis de la philosophie, au-delà de la sociologie, il convenait de dépasser les prénotions, lesquelles étaient regardées dans un cas comme des « notions communes, non préalablement soumises à la critique » et dominant le travail « à son insu », dans l’autre cas comme des doctrines idéologiques qui méconnaissent ce qu’elle doivent à une « vie sociale débordant de tous les côtés la conscience ». (5) Bref, encouragé par mon incrédulité face aux spiritualités comme aux opinions premières, j’ai accordé à la recherche relative aux mécanismes sociaux le bénéfice de mettre au jour les déterminations cachées qui orchestrent la vie sociale.
À l’époque, je n’ai très certainement pas accordé au concept de prénotions l’importance que, rétrospectivement, je lui donne aujourd’hui. Il m’avait quand même suffisamment marqué pour que, dans les années 80, dans le cadre du cours de sociologie que je dispensais, je consacre tout spécialement une leçon à la façon dont Durkheim en parlait (6). Il s’agissait d’insister sur le principe de non-conscience, tel que Bourdieu l’illustrait abondamment dans ses travaux. « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions » disait Durkheim (7). Si ce n’est que le mot pouvait aussi désigner cet effort fait pour saisir cette part du savoir qui ne doit rien aux sens, à l’observation, à l’empirie, et que l’on parvient difficilement à négliger totalement. « Je crois, Sganarelle, que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit » dit Don Juan (8) Qui en disconviendrait ?
Deux et deux font quatre : qu’est-ce donc que cela, qui parvient à être vrai sans être ? Pareille question, je la formule à présent. Ce n’est pas elle qui m’a porté à lire les philosophes. Mais c’est à tout le moins le sentiment que les sciences sociales ne résolvaient pas tout et qu’il était légitime de se poser des questions qui leur échappaient totalement. Dans les années 60, j’avais beaucoup apprécié le cours de philosophie de Philippe Devaux, axé sur son livre De Thalès à Bergson (9). Il m’avait conforté dans une sorte de positivisme naïf qui ne rechignait nullement aux prolongements moraux que, par exemple, un Bertrand Russel me semblait lui donner. Il était toujours question d’écarter les prénotions - ou disons plus simplement ce qui relevait de ce qu’il appelait le substantialisme -, mais, si lire apprend, lire inculque aussi l’hésitation et le doute. En philosophie, plus on cherche à savoir, plus on mesure qu’on ne sait pas, ce qui m’a conduit sur les rives du scepticisme.
Plus on en sait, moins aussi on maîtrise nos préférences, car celles-ci s’expriment dans un maquis de propositions de plus en plus touffu. Seul le temps permet parfois de reconnaître le caractère si souvent arbitraire des préférences. Et davantage on les démasque, davantage on incline au scepticisme, jusqu’à en faire une nouvelle préférence, pas moins arbitraire. Je regrette quelquefois de n’avoir pas bénéficié d’une formation philosophique en bonne et due forme. Si ce n’est que celle-ci m’aurait peut-être amarré - qui sait ? - au confort d’un dogmatisme dûment étayé.
Mes préférences ont été principalement distinguables par mes antipathies. D’abord sans doute une grande aversion pour toute forme d’essentialisme, de substantialisme et de spiritualisme et, du même coup, une forte défiance vis-à-vis de la métaphysique et de tout ce qui prête une quelconque réalité à des mots qui doivent tout à l’évidence, à l’intuition et à toute aperception spontanée. Ce qui ne m’empêcha sans doute pas de commettre moi-même le forfait ainsi dénoncé, sans trop m’en rendre compte. Le jugement synthétique a priori de Kant me gênait énormément, même s’il manifestait une forme pointue de rationalité. Devaux disait que la Critique de la raison pratique avait ressuscité l’essentialisme chrétien, ce qui jetait un doute sur ce que Kant disait de la raison pure. Mais c’est surtout les objections formulées à son encontre par les membres du Cercle de Vienne qui m’ont semblé convaincantes. (10)
Au moment où Sartre connaissait sa plus grande gloire, je m’en distançai rapidement. Il me paraissait paradoxal d’adhérer au marxisme et, simultanément, de s’agripper à la liberté de l’homme comme il le faisait. C’était selon moi reproduire en pire la contradiction sur laquelle reposait le marxisme, lequel prétendait inéluctable l’avénement du communisme et affirmait néanmoins nécessaire de lutter pour son éclosion. Outre quoi, la Critique de la raison dialectique m’apparaissait comme de la très mauvaise sociologie, pleine d’intuitions subjectives. Je ne m’appesantirai pas sur l’espèce de fin de non-recevoir que j’opposai à Michel Foucault. Tout dans son œuvre me semblait tant devoir au souci d’étonner et de séduire (ce dont témoignait son succès), alors que les approximations historiques sur la base desquelles il s’autorisa à disserter sur la folie à l’âge classique, l’irrationalité des opinions qu’il défendit à propos des asiles et des prisons, et surtout l’impulsion qu’il prétendit trouver chez Nietzsche et Heidegger (11) - en réalité très équivoque - l’inscrivaient selon moi dans les errements de la gauche intellectuelle française. À sa suite, je ne pus que me rebeller contre ceux que l’on classait dans cette philosophie postmoderne, tellement encline à faire le procès de la rationalité et à décupler les galimatias de la phénoménologie. Le cap moderniste que conserva quelqu’un comme Jacques Bouveresse me parut salutaire.
Reste que, en philosophie, tant de choses paraissaient si malaisées à comprendre que, toujours quelque peu obnubilé par cette passerelle que j’établissais bien maladroitement entre prénotions (12) et métaphysique, j’ai davantage lu de la philosophie et, par voie de conséquence, moins de sociologie, celle-ci s’égarant selon moi dans ce qu’on qualifia de pragmatique, là où le principe de non-conscience était aboli. Il me faut répéter que, de sociologie proprement dite, je n’en fis jamais, dès lors qu’en faire consiste en recherches et non en enseignement.
Il me faut à présent tenter de décrire ce que je pourrais appeler mon point aveugle. Aveugle, parce que la répugnance que j’éprouvais à l’égard de la métaphysique - liée à la conviction que celle-ci créait continûment du surnaturel sur le modèle du Dieu des religions - me porta à jeter un même discrédit sur toutes ces tentatives qui visent à psychologiser la philosophie, comme le faisaient la plupart des phénoménologues et des heideggeriens. Heidegger a eu beau prétendre qu’il s’était débarrassé de la métaphysique, il ne fabulait pas moins qu’elle lorsqu’il affirma que sa propre ontologie était intuitivement annoncée par Kant.
« Kant n’a pas voulu nous donner une théorie de la science de la nature, mais il a voulu manifester la problématique de la métaphysique, plus exactement de l’ontologie. Le but que je me propose est d’élaborer ce noyau qui est le fondement positif de la Critique de la raison pure, pour la réintégrer positivement dans l’ontologie. Sur la base de mon interprétation de la dialectique comme ontologie, je crois pouvoir montrer que le problème de l’apparence dans la Logique transcendantale, qui chez Kant n’est là que négativement, du moins à ce qu’il semble au premier abord, est en réalité un problème positif et que la question qui se pose est celle-ci : l’apparence n’est-elle qu’un fait que nous constatons, ou bien le problème tout entier de la raison doit-il être compris de telle façon que l’on saisisse d’emblée comment à la nature de l’homme appartient nécessairement l’apparence. » (13)
Si je cite ce texte extrait du débat de 1929 avec Cassirer, c’est parce qu’il révèle clairement, me semble-t-il, combien - indépendamment des convictions nazies et antisémites d’Heidegger - on ne peut que s’étonner de l’emballement qu’il suscita en France, alors qu’il suggère que la raison humaine serait inféodée à l’apparence. À l’inverse des sceptiques, il ne fait pas de l’apparence un obstacle auquel la raison est partiellement ou totalement confrontée ; il la désigne comme appartenant à la nature de l’homme. Qu’il faille étudier le phénomène en ce qu’il n’est qu’une apparence, loin de moi l’idée de le contester. C’était le projet initial de Husserl. Mais on s’égare vite, selon moi, lorsque, sur la seule apparence, on bâtit des billevesées sans plus aucune accroche empirique de quelque nature qu’elle soit, des billevesées qui ne servent qu’à alimenter des acrobaties intellectuelles dont on chercherait en vain ce qu’elles nous apprennent.
Peu avant la pandémie de Covid, j’avais lu le livre de Claudine Tiercelin Le ciment des choses (14). Il s’agit d’un ouvrage difficile, raisonnant quelquefois au-delà de mes propres capacités de compréhension. Il m’avait néanmoins troublé par la perspective qu’il ouvrait, dans le sillage de l’œuvre de Charles Peirce, sur la possibilité d’une métaphysique réaliste. Cela m’avait même amené à relire des pages de Descartes et de Kant, dans l’espoir d’explorer de nouvelles incertitudes. Si l’incertitude est sans nul doute le meilleur ferment de la réflexion, elle réclame de surveiller une forme d’expression empreinte de conviction à laquelle elle incite par contrecoup. C’est de cette perplexité dont témoigne ma note du 17 novembre 2020 relative à l’objet et au sujet.
Il m’est ainsi progressivement apparu que la métaphysique pouvait quelquefois participer à connaître les choses. S’il n’y a rien derrière le réel, celui-ci peut néanmoins réclamer d’être abordé grâce à des productions de la pensée étrangères à l’expérience. Après tout : « Personne n’a jamais vu une cause. C’est notre esprit qui en suppose l’intervention pour s’expliquer ce que nous voyons. » (15) Voilà qui me conduisit récemment à adoucir mon attitude envers la métaphysique et aussi envers la phénoménologie, même si ce fut souvent pour admettre que j’utilisais sans m’en rendre compte des concepts qui leur devait quelque chose. J’avais depuis longtemps approuvé l’approche de la science qui était celle de Karl Popper, moins en ce qui concerne son critère de falsifiabilité qu’en ce qui regarde le caractère perpétuellement hypothétique des savoirs scientifiques. Puis, j’ai découvert grâce à la réimpression en 2022 de La connaissance objective (16) ce qu’il appelle le troisième monde - le monde des intelligibles - et la façon dont il en affirme l’objectivité (17). Sans vouloir revenir sur la question de la réalité des nombres et des propositions mathématiques (dont je continue personnellement d’ignorer la nature), je trouve très intéressante cette distinction qu’il opère au sein de ce qui n’appartient pas au monde physique entre les états mentaux et les intelligibles, ces derniers trouvant selon lui leur objectivité dans leur conformité à la logique. C’est en tout cas une théorie qui prête à la réflexion.
Or, tandis que je m’interrogeais plus que jamais sur la validité des jugements synthétiques a priori, il me vint des doutes à propos de certains développement de la philosophie matérialiste. Celle-ci est bien moins connue et bien moins célébrée que la philosophie spiritualiste. Elle ne fait pas moins l’objet de développements complexes, d’autant qu’elle touche à la philosophie de la science, avec laquelle elle partage un même objet. Un des débats les plus âpres au sein de cette branche de la philosophie porte sur ce qu’on appelle l’émergentisme (18), lequel offre une configuration présentant des similitudes avec le problème de la réalité métaphysique.
Selon un physicalisme pur et dur, toute réalité se réduit en principe aux éléments qui la constitue : la vie n’est faite que d’éléments matériels spécifiquement disposés ; la pensée n’est faite que de mouvements somatiques affectant des éléments du cerveau. Mais la vie et la pensée manifestent des propriétés qui ne sont pas réductibles sans doute possible à leurs éléments constitutifs, de telle sorte qu’il conviendrait d’admettre l’émergence de propriétés totalement nouvelles. Toute la problématique réside donc dans la question de savoir si l’émergence signifie l’apparition d’une réalité qui devrait quelque chose à un ou des éléments d’une nature non matérielle ou bien plutôt à l’ignorance d’un mécanisme qui relie les deux niveaux de réalité. Il y a là un coin dans lequel Dieu ne manquera pas de s’insinuer, ne serait-ce que le Dieu de Spinoza.
Qu’ajouter à ce mauvais pitch, qui bouscule sans nul doute un temps perdu qu’aucune recherche ne peut rendre pleinement accessible ? Il s’y trouve certainement bien davantage de sincérité dans l’envie décelable que ce se soit passé de la sorte que dans quelque fidélité que ce soit aux faits révolus. Après tout, nous ne sommes que ce que nous sommes voués à être, y compris dans nos variations successives. Comme le remarquait Montaigne :
« […] nous avons beau dire, la coustume et l’usage de la vie commune nous emporte. La plus part de mes actions se conduisent par exemple, non par chois. Toutesfois je ne m’y conviay pas proprement, on m’y mena, et y fus porté par des occasions estrangères. Car non seulement les choses incommodes, mais il n’en est aucune si laide et vitieuse et evitable qui ne puisse devenir acceptable par quelque condition et accident : tant l’humaine posture est vaine. » (19)
(1) D’emblée, je fus très anticommuniste, attiré plutôt par les espérances anarchistes de l’époque.
(2) Sur la personnalité de René Clémens, cf. le billet écrit en 2014 par l’historien Vincent Genin sur le site de l’Académie royale des sciences d’outre-mer.
(3) En Belgique, avant la mise en application du Processus de Bologne, ce qui est aujourd’hui’ dénommé bachalauréat était appelé candidatures et ce qui est dénommé master était appelé licence.
(4) Émile Durkheim, Textes, 3 volumes, présentés par Victor Karady, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1975.
(5) Même si je n’ai pas le souvenir de m’être arrêté particulièrement à ces textes (l’un présenté en 1904 à la Sociological Society de Londres, l’autre inséré dans le n° 10 de L’année sociologique), cf. par exemple “De la relation de la sociologie avec les sciences sociales et la philosophie” et “Ethnologie juridique et méthode sociologique” in Émile Durkheim, Textes I, pp. 166-169 et 258-260.
(6) Cf. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, Quadrige, 1981, pp. 31 et ss., ainsi que les commentaires qu’en donnent Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron in Le métier de sociologue troisième éd. [1968], Mouton, La Haye, 1980, pp. 27-29 et 124-129.
(7) Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, p. 60.
(8) Molière, Don Juan ou Le Festin de pierre, acte III, scène 1. On trouve dans La peste de Camus et dans 1984 d’Orwell l’idée que deux plus deux font quatre peut s’inscrire dans la lutte contre la tyrannie.
(9) Philippe Devaux, De Thalès à Bergson. Introduction à la philosophie européenne [1947], Sciences et lettres, Liège, 1955.
(10) « […] c’est dans le refus de la possibilité d’une connaissance synthétique a priori que réside la thèse fondamentale de l’empirisme moderne » (Antonia Soulez (dir.), Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, PUF, 1985, p. 118.)
(11) Sur la filiation à Heidegger, cf. Michel Foucault, Dits et écrits. 1954-1988 tome IV, Gallimard, 1994, texte n° 362.
(12) On retrouve bien sûr le concept en philosophie, comme par exemple pour traduire la prolèpsis chez Épicure ou pour désigner ce qui inspire la recherche avant toute recherche chez Francis Bacon (cf. Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], trad. de Michèle Le Doeuff, Gallimard, Tel, 1991).
(13) Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débats sur le kantisme et la philosophie et autres textes de 1929-1931, trad. de Pierre Aubenque, Beauchesne, 1972, p. 29.
(14) Claudine Tiercelin, Le ciment des choses, Éditions d’Ithaque, 2011.
(15) Le 18 septembre 2017, dans une note relative au livre qu’il a intitulé Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs, j’ai reproché à Lucien François d’user de ces phrases au motif qu’il ne convenait pas de battre en brèche tous les concepts abstraits. J’avais tort, dans la mesure où il ne s’agissait pas seulement d’un concept abstrait, mais bien également d’une irréalité utile à la structuration du réel, ce qu’exprimait parfaitement les mots qu’il employa.
(16) Karl Popper, La connaissance objective, trad. de Jean-Jacques Rosat, Flammarion, Champs, 1998.
(17) Ibid., pp. 245-293.
(18) Sur la question peu connue de l’émergentisme, cf. par exemple Jaegwon Kim, “L’émergence, les modèles de réduction et le mental”, Philosophiques, 27(1), 11–26. doi:10.7202/004937ar ; traduit et reproduit par Le matérialisme contemporain, volume 27, n° 1, printemps 2000 ; lisible sur le site érudit.org.
(19) Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 852.
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