mercredi 30 septembre 2009

Note de lecture : Géralde Nakam

Montaigne et son temps
de Géralde Nakam


À propos du dernier chapitre du livre III des Essais, "De l’expérience", Géralde Nakam écrit ceci (1) :
« Montaigne a relu cet essai ayant, dit-il, "outrepassé tanstot de six ans le cinquantième" (III, 13, C, 1097 (2)) : c’était donc en 1589, dès son retour des États de Blois. Il le complète alors, et le rend plus percutant dans la satire, plus matérialiste dans la description, plus fervent dans son amour de la Nature et de la vie, plus rieur et plus tendre à la fois dans son langage et dans son espérance.
Depuis trente ans, il s’agissait de vivre, malgré les haines et la guerre, de ne pas se perdre, se dissoudre, dans les affrontements, les ambitions, les théories. Depuis 1568-1570, date de naissance probable des
Essais, "la théorique", comme disait Palissy, était, pour Montaigne aussi, l’ennemie de la réflexion et de l’invention. Sa "pratique" de l’humain, son "intelligence des choses naturelles", Montaigne les a développées en "artisan", comme Palissy. Si trente années de guerre ont passé finalement pour rien – car bien mince et bien fragile est le résultat de tant de luttes acharnées ; mais c’est toujours ainsi que procède "l’Histoire" – du moins se trouva-t-il, tout au bout du siècle, un homme pour expliquer, d’expérience, que le rôle d’un être humain était d’être soi-même, de l’être totalement, sans haine, sans prétentions et aussi sans frontières, totalement semblable aux autres, et totalement différent.
La sagesse grecque l’avait enseigné, la Renaissance l’avait appris : connais-toi toi-même. Le seigneur italien Vicino Orsini avait fait graver sur la terrasse de son château de Bomarzo : tu seras toi-même, "te ipsum eris". La sagesse juive dit depuis toujours : contente-toi seulement d’être toi-même.
Ce qui rendit Montaigne heureux, et ce qui fait de lui l’un des plus grands poètes du bonheur, c’est de s’être rencontré lui-même au bout de son chemin, et d’avoir vérifié, grâce à son livre et grâce à la liberté de son "babil", en un temps de haines et de contrainte, qu’il n’avait jamais cessé d’être lui-même, dans la liberté, l’amitié, l’intelligence de ses
Essais. » (p. 422-423)
Voilà quelques paragraphes qui permettent d’apercevoir ce que Géralde Nakam tente dans son livre : cerner la réalité historique face à laquelle Montaigne a rédigé ses Essais. Et, par voie de conséquence, mesurer la distance qu’il a su prendre avec son temps, plus précisément avec les événements de son temps.

Il ne me paraît pas inutile de tenter de mieux expliciter de quoi il s’agit exactement. Car prendre de la distance avec son temps est une expression qui peut laisser croire à une sorte de sagesse intemporelle, apte à surplomber l’histoire anecdotique en ce que celle-ci dissimulerait des vérités profondes. Or, ce n’est justement pas cela. C’est plutôt tenter de dire ce que cette histoire anecdotique révèle sans qu’il soit nécessaire ni d’en rendre compte, ni surtout d’y prendre parti. C’est à la fois accepter de ne rien connaître d’autre que ce que l’expérience enseigne, et en même temps s’écarter de la relation de celle-ci et des jugements préconçus qu’elle suggère, afin de mieux prendre en compte son caractère relatif. Il y a là comme un espace de la pensée rarement exploré, un espace où il serait possible d’échapper aux déterminations les plus grossières de l’opinion, sans pour autant se calfeutrer dans les abstractions, les axiomatiques, les théories qui déréalisent le discours. Dans les Essais, Montaigne a su embrasser la vie et le monde – et je pense que Géralde Nakam l’a bien compris – selon un mode qui, à la fois, ne laisse rien de côté de ce que l’un comme l’autre nous donne à voir, et aussi ne surcharge ce qui mérite d’en être dit d’aucun de ces suppléments d’âme, de cœur ou de raison qui se muent en fuite dans l’imaginaire.

Il n’est pas davantage inutile – je crois – de clarifier ce qu’il faut comprendre de ce « être soi-même » qu’évoque Géralde Nakam. Car l’expression être soi-même est devenue commune, dans un sens qui me semble assez éloigné de l’usage qui en est fait à propos de Montaigne. En effet, il existe aujourd’hui plusieurs courants de pensée enclins à suggérer que chacun détiendrait en son for intérieur une nature propre, spécifique et libre, qu’une bonne et juste manière de vivre permettrait d’extérioriser. De nos jours, bien des disciplines plus ou moins ésotériques et plus ou moins exotiques se donnent d’ailleurs pour mission de rendre possible pareille extériorisation. Ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit en l’occurrence. Montaigne se rencontre lui-même en ce qu’il balise les déterminations jusqu’à se forger une opinion qui en esquive ce que lui-même appelle les « opiniastretés » (3). En ce sens-là, être soi-même, c’est tenir son jugement dans une expectative permanente de telle sorte que s’y insinuent le moins possible de ces opinions que le monde social charrie. Et voilà pourquoi, au fil de l’écriture des Essais – davantage dans le livre III que dans les deux premiers, davantage aussi dans les ajouts C que dans les versions A ou B – Montaigne tait les événements ou, en tout cas, se fait allusif à leur égard. Il se penche toujours davantage sur ce que l’histoire vécue insuffle à sa propre pensée, sur la manière dont celle-ci s’actionne et évolue : il se penche de plus en plus sur lui-même, il se rencontre lui-même. C’est somme toute qu’il accepte de courir le risque d’être « guelfe aux gibelins et gibelin aux guelfes » (p. 140)

On aura ainsi compris l’extrême importance du travail considérable entrepris par Géralde Nakam : recréer autant que possible le lien invisible existant entre l’événement et la pensée ; donner au lecteur le moyen de mesurer l’effort fait par Montaigne et l’ampleur très concrète de la relativité de son propos.

On n’en finirait pas de relever les données historiques que Géralde Nakam avance pour montrer combien, en France, dès le début de la sixième décennie du XVIe siècle, les conflits, les guerres, les haines sont omniprésents dans la vie de tout un chacun. Et combien par conséquent il est assez vain d’espérer pénétrer pleinement les propos de Montaigne sans tenir compte de ce contexte, en ce compris lorsqu’ils restent silencieux sur des faits aussi manifestes que, par exemple, la Saint-Barthélemy. Ainsi, indiquer par comparaison quelle fut l’attitude face aux événements d’un Ronsard participe à conférer à celle de Montaigne toute sa particularité :
« L’escalade verbale de Ronsard, des Élégies de 1560 à Des Masures et Des Autels, à la Response aux injures et calomnies de je ne sçay quels Prédicans et Ministres de Genève d’avril 1563, montre la dégradation du climat et préfigure dramatiquement l’escalade de la violence physique. Les mots n’ont aucune innocence. Ronsard est le porte-parole de toute la faction catholique orthodoxe de la cour, et de la majeure partie de l’opinion catholique, aussi mal informée que lui-même sur le calvinisme, mais épouvantée comme lui par les désordres que la Réforme engendre ou qu’elle met au jour (*). Le jeu ironique (et parfois l’humour, le burlesque même) de la Response aux injures ne doit pas faire illusion : dans sa structure profonde, la pièce est un pugilat ; pour Ronsard dès ce moment, comme plus tard dans L’hydre deffaict, l’adversaire doit être terrassé. » (p. 136-137)
Encore faut-il savoir interpréter la différence d’avec Montaigne, sans ignorer certaines convergences :
« Sur le plan religieux et politique, peut-on dire, par exemple, que [Montaigne] partage les vues de Ronsard ? Comme Ronsard, comme Monluc et beaucoup d’hommes de sa génération, Montaigne n’est pas resté indifférent aux arguments moraux et au gallicanisme de la Réforme ; comme Ronsard, il a reflué vers le catholicisme, plus "respirable", plus "habitable" pour l’homme d’une Renaissance baignée d’italianisme, plus facile à concilier avec l’humanisme épicurien. Les deux hommes ont la même pudeur à l’égard de Dieu, "caché" et secret, comme le dit Ronsard dans la Remonstrance au peuple de France, "déité" indéfinissable, "perfection", comme il l’affirme encore dans sa Response aux injures ; la même indifférence à l’égard du Christ. Montaigne n’aime pas beaucoup, lui non plus (mais il le dit avec moins d’âpreté agressive), que le premier venu se mêle de théologie et discute en langue vulgaire des textes sacrés. Comme Ronsard, Montaigne est un serviteur de la monarchie. Et l’attachement que Ronsard voue à l’Église peut, mutatis mutandis, se retrouver dans la profession de foi catholique de Montaigne au Parlement de Paris.
Mais tout cela reste d’apparence, très extérieur. Naturellement, le poète de cour est un poète de circonstance et il n’est pas d’événement, de personnage important, auquel il ne consacre une pièce. L’Église est sa mère nourricière. Les pensions et les bénéfices ecclésiastiques qu’il reçoit, sous Charles IX, le font plus que jamais poète officiel, et plus que jamais dépendant : ses recueils deviennent de plus en plus l’écho des polémiques ou des plaisirs de la cour. Montaigne a ses terres et son office ; il est d’un autre monde.
Tous deux sont catholiques par tradition plutôt que par attachement profond à la religion, catholiques plus que chrétiens, et nationalistes gallicans. Mais l’intérêt, la passion, l’escalade des faits et des mots entraîneront le poète à produire, après la série des
Discours, les appels meurtriers de l’Hydre deffaict et des Éléments ennemis de l’hydre (1569) – qui lui vaudront les compliments du pape Pie V – et à collaborer à maint recueil d’apologie du massacre de 1572 qu’il cautionne de son nom illustre. » (pp. 151-152)

Voilà qui trace la voie des spécificités de Montaigne, des spécificités dont Géralde Nakam parle par exemple comme ceci :
« […] ses propos […] se guident plus ou moins consciemment (les Essais les élucideront) sur deux lois simples, de morale et de politique, de réflexion et de création (**) . D’une part, la constatation d’un droit permanent, "naturel", inscrit dans la nature du vivant, et en vertu duquel un être réclame un dû qui ne peut être mauvais : ce "naturalisme" n’est pas le fait d’un penseur indulgent, "nonchalant" ; Montaigne le fonde en réalité, en parlant de besoins, d’exigences. D’autre part, l’existence, pour tout principe, code, loi, institution, interprétation – bref, pour toute "opinion", chose historique, humaine – de son contraire : par conséquent leur mobilité ou leur "inconstance", leurs similitudes ou leurs contradictions, leur non-identité, et la coexistence des différences. » (p. 159)

Le livre de Géralde Nakam va sans doute longtemps traîner à portée de ma main. Car, une fois lu, on ne peut qu’être tenté d’y retourner à l’occasion de chaque lecture qu’on fait d’un chapitre des Essais. Quelle mine d’inspiration, en effet, que cette mise en contexte historique d’une œuvre qu’on ne peut avoir la naïveté de considérer comme celle d’un anachorète !

(1) Géralde Nakam, Montaigne et son temps. Les événements et les Essais. L’histoire, la vie, le livre, (1ère éd.1982, chez Nizet) Gallimard, Tel, 1993.
(2) Cette référence renvoie à l’édition des Essais de Pierre Villey, telle qu’elle fut réimprimée sous la direction de V.-L. Saulnier (PUF, 1965).
(3) Le mot est présent dans ce sens dans les derniers chapitres du livre III, particulièrement dans "De l’art de conférer".
(*) « Escalade verbale de Ronsard : dans la Continuation du Discours des Misères de ce temps à la Reine (1562), glissement d’une comparaison épique virgilienne à la suggestion d’exterminer, "Comme ces laboureurs…/ Un toufeau de chenilles /… D’étouffer de bonne heure une telle semence" (Didier, pp. 55-56, v. 351-367). Puis dans la Remonstrance au peuple de France (1563), l’extermination est recommandée : "Périsse mille fois cette tourbe mutine / Qui folle court après la nouvelle doctrine" (p. 76, v. 235-236) ; la pièce se termine par l’appel au meurtre de Coligny et au massacre des rebelles, p. 105-106, v. 827-844 : "Donne que de son sang il enyvre la terre, / Et que ses compaignons au milieu de la guerre / Renversés à ses pieds, haletans et ardans…" Cette pièce sera réimprimée en 1569, et en 1572 à Paris et à Lyon. » (note de Géralde Nakam)
(**) « Lois qui ne sont contradictoires qu’au regard de systèmes et pour des esprits systématiques. » (note de Géralde Nakam)

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

Autre note sur Géralde Nakam :
D’un bout à l’autre

3 commentaires:

  1. Bonjour,
    C'est un livre passionnant que j'avais acheté car je ne connaissais pas bien le contexte historique autour des essais, à la lire certains passages des Essais sont éclairés
    Elle a écrit aussi un livre que j'aime particulièrement " Le dernier Montaigne" aux éditions Honoré champion
    Une étude des derniers écrits de Montaigne, des ajouts "de sa dernière main" une étude des métamorphoses des Essais que G Nakkam considère comme un organisme vivant Excellent vraiment

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  2. Je vous dois, chère Dominique, d’avoir découvert ce livre, puisque l’idée de m’y plonger remonte à ce que vous m’en dîtes le 15 juin dernier.
    Merci beaucoup.

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  3. J'ai lu et relu tous les ouvrages de Géralde Nakam consacrés à Montaigne; ils sont une source de réflexions quasi-inépuisables pour tout montaigniste.A 63 ans, la fascination exercée par les Essais n'a jamais cessé; c'est au grand écrivain et au professeur exceptionnel que fut Madame Nakam que je le dois (j'ai eu la chance d'être un de ses étudiants au début des années 70; ses cours étaient prodigieux d'intelligence comme le sont ses livres.Je suis heureux de le dire et de remercier cette immense enseignante de tout ce qu'elle nous a donné et qui continue de nous nourrir. Hervé Barbarin

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