samedi 20 juin 2020

Note de lecture : Marcel Aymé et la statue

Le monument
de Marcel Aymé


Et voilà qu’il est question de renverser des statues et d’abattre des monuments ! D’autres - que ces initiatives dérangent un peu - proposent plutôt d’ériger de nouveaux monuments, voire des contre-monuments ! (1) C’est à croire que les illusions symboliques ne peuvent céder que devant de nouvelles illusions symboliques. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Marcel Aymé. D’abord parce que je trouve très sain - lorsque la vie sociale nous fait balancer entre le rire et les pleurs - de penser à lui et à ce mélange de dilection et de causticité dont il usait discrètement ; ensuite parce qu’il a écrit une nouvelle intitulée Le monument (2), une nouvelle qui nous en dit tant sur l’érection de pareil faiseur de postérité.

Il est plaisant de constater que la nouvelle de Marcel Aymé - écrite en 1948 - évoque une époque antérieure à 1914, époque durant laquelle on ne se priva pas d’ériger des statues, de celles-là précisément dont certains ont honte aujourd’hui. Parce qu’on se dit, en le lisant, que toute honte serait bue et tout souhait de proscription serait éteint à qui serait suffisamment informé du contexte et des circonstances qui ont présidé à leur construction.

En l’occurrence, il a été décidé de vouer un monument à la mémoire d’un général Frévière dont on ignore ce qu’il a fait pour mériter un tel honneur (mais qui aurait pu, par exemple, se couvrir de gloire dans les colonies). Le héros de la nouvelle, c’est l’arrière-petit-cousin du général. Et celui-ci rêve d’être admis au sein du Comité du monument. Avant même de bien comprendre son dessein, on apprend bien des choses à son sujet, toutes participant cependant à le situer socialement. Un exemple : sur le chemin qu’il emprunte pour répondre au rendez-vous que le Comité lui a fixé, il fait une rencontre inopinée.
« Soudain il devint écarlate, ses yeux s’arrondirent et son cœur se mit à battre à grands coups. Dans la ruelle déserte, à quinze ou vingt pas, sous un porche, une jeune femme élégamment vêtue découvrait sa jambe jusqu’au mollet. La main droite, engagée sous la jupe qu’elle n’osait relever plus haut et la gauche tâtonnant sous l’étoffe, elle s’efforçait vraisemblablement de rattacher sa jarretelle. Une fine dentelle blanche moussait au retroussis de la jambe, moulée dans un bas de fil noir, qui se détachait sur la peinture claire d’une porte cochère. Troublé par cette vision bouleversante, Frévière sentait son regard adhérer au mollet cambré qui bandait la couture du bas et ses yeux mêmes s’échapper de sa tête. La jeune femme, ayant entendu son pas, tourna vers lui un visage traqué et il reconnut alors Mme Courtemain, femme du Dr Courtemain et fille de Triel, le propriétaire des grands magasins où il avait été vendeur autrefois. Elle rabattit sa jupe avec précipitation et s’éloigna moins vite qu’elle n’eût souhaité, d’un pas court, sautillant, bridé par le bas de sa robe fourreau, qui dissimulait maintenant ses bottines. Son sac de perles pendu à son avant-bras, son parapluie accroché à l’autre poignet, elle eut, de ses deux mains gantées de mitaines, un geste gracieux pour assurer son grand chapeau vert sur lequel roulait une grosse plume d’autruche et dont l’un des bords touchait presque la pointe de son épaule. Frévière marchait derrière elle et ne la quittait pas des yeux. Il voyait encore la jambe sous la robe, il voyait les deux jambes, les suivait au-delà du genoux, s’égarait sous les festons brodés. Même, il imagina la jeune femme dépouillée de sa jupe et le pantalon ouvert bâillant sur un abîme voluptueux qui, chez cette dame de la haute société blémontoise, se paraît d’un mystère de coffre-fort. Mme Courtemain, qui entendait marcher derrière elle un homme au pas saccadé, sembla prendre peur et se jeta dans une rue latérale. Frévière retrouva son sang-froid. Il se reprocha les imaginations révoltantes auxquelles il venait de se complaire. Ce n’était pas qu’il fut le moins du monde puritain. La semaine passée, par exemple, il s’en était payé avec l’épicière d’un hameau des environs, qu’il avait culbutée dans son arrière-boutique, sans toutefois parvenir à lui placer une boîte de biscuits. C’était là une de ces femmes du commun auxquelles il était permis de penser sans aucune précaution. Même les plus jolies n’avaient pour elles que d’être des femmes, et peut-être un peu, la morale. Il en allait autrement de celles dont la naissance, l’éducation, la fortune, avaient fait des créatures précieuses. Élevées au couvent, sachant jouer du piano et faire de la tapisserie, leurs manières exquises les suivaient au lit comme dans les salons. D’ailleurs, les hommes du monde s’y prenaient avec elles de façon à ne jamais leur faire sentir vraiment qu’elles commettaient l’acte. Chez les Courtemain comme chez les Jeandot ou les Valloton, l’étreinte, consommée avec un tact infini, devait passer presque inaperçue, comme une simple allusion au cours d’une conversation. Frévière avait toujours pensé que les hommes de condition possédaient un sexe de dimensions très réduites, tout en nuances, et pouvaient ainsi honorer les dames sans heurter la délicatesse de leurs sentiments. Il y avait donc de la bassesse et de la déloyauté à imaginer qu’on disposait des dessous de Mme Courtemain et de ses pareilles. C’était presque aussi sale que de penser à des coucheries avec Lakmé ou avec Mignon. Pourtant, Frévière n’arrivait pas à chasser de son esprit l’image de la jambe. Avec un peu de tristesse, il songea aux privilèges du Dr Courtemain, un homme assez mal bâti, la figure de travers, qui s’efforçait de cacher sa laideur sous une épaisse barbe noire. Il lui semblait qu’auprès de Mme Courtemain, il réussirait aussi bien que le docteur et qu’en dépit de sa verge d’homme du peuple, il saurait se faire agréer à force d’enjouement, de discrétion et de douceur persuasive. » (pp. 1104-1105)

Qui oserait me dire que ce n’est pas dans un intermède de ce genre que l’on mesure le mieux ces barrières sociales qui construisent l’esprit du personnage, jusque dans ses débridements les plus instinctifs ? L’idée que Frévière se fait des femmes selon leur rang, des hommes selon leur condition, de la force du savoir-vivre jusque dans les moments les moins retenus - et même des avatars les plus physiques auxquels conduit la naissance -, tout cela n’est pas étranger à ce qu’il aurait pu apporter au débat relatif à l’érection du monument célébrant son parent s’il n’avait finalement été - précisément pour la même raison - écarté du Comité.

Mais pourquoi a-t-il été écarté du Comité ? On apprend parfois bien davantage sur ce qui a motivé les décideurs en prêtant attention à ce qui a conduit à les choisir et les rassembler qu’en se bornant à observer ce qu’ils ont décidé. En l’occurrence, une cooptation est envisagée et elle donne lieu à un débat parmi ceux qui ont déjà intégré le Comité. Celui-ci se réunit chez la marquise, là où Frévière se rend plein d’espérance. « Ces gens du monde et ces hautes personnalités de Blémont n’avaient pas le moindre prétexte à invoquer pour évincer un homme honorable, bien vêtu et, malgré la modestie de ses origines, pouvant se prévaloir d’une parenté glorieuse » (p. 1102), se dit-il. Et pourtant ! « Dans l’ensemble, les invités de la marquise se montraient hostiles à l’idée d’accueillir Jules Frévière au sein du Comité du monument. Le maire fit ressortir, à la satisfaction générale, que l’épouse de ce Frévière, une matrone forte en gueule, n’était pas la distinction même et que sa présence aux premiers rangs de la tribune d’honneur paraîtrait déplacée. » (p. 1106) Le seul épicier présent s’exclama d’ailleurs : « À l’heure qu’il est [Frévière] est représentant des biscuits Sorlin pour la région. Ça ressemblerait à quelque chose s’il représentait un bonne marque. Mais les biscuits Sorlin, laissez-moi rire. » (p. 1106) Et comme le colonel ne comprenait pas pourquoi il fallait interdire le Comité à Frévière alors qu’on l’avait ouvert à l’épicier, c’est la marquise qui lui répondit : « Colonel, il y a dans cette affaire des finesses qui nous dépassent quelque peu, dit-elle avec un accent de douceur complice. Pour ma part, j’avoue n’y voir pas bien clair et pourtant, j’y sens quelque chose d’infiniment sérieux. Monsieur le curé vous dirait beaucoup mieux que moi à quoi peuvent tenir, dans une petite ville comme la nôtre, le niveau moral et la santé des esprits. » (p. 1106) Sur quoi la marquise renvoya innocemment vers l’avis de Jeandot, le notaire. Mais… « L’avant-veille il était allé se plaindre [au colonel] de ce qu’un capitaine du régiment des hussards fût l’amant de sa femme. Emporté par la jalousie et l’indignation, il avait très mal parlé des hussards et le colonel avait répondu que, les femmes du monde étant peu nombreuses dans la garnison, ses officiers étaient bien obligés de prendre leurs maîtresses où ils pouvaient. » (p. 1107) L’avis du notaire poussa ainsi le colonel à maintenir l’opinion que la parenté de Frévière avec le général honoré était incontestable. Et ce fut le maire qui précisa « qu’il y a seulement huit jours, ce M. Jules Frévière ignorait encore qu’il était un arrière-petit-cousin du général et il a fallu qu’un hasard le lui apprenne. » (p. 1107)

Tout cela pour expliquer que, lorsque Frévière fut devant le Comité et qu’il argua que, en sa qualité de parent du général, il pouvait se rendre utile, le maire lui répondit : « C’est une pensée qui vous honore, […] mais en toute sincérité, je ne vois pas comment vous pourriez vous rendre utile. Le monument est en voie d’exécution, la date de l’inauguration est presque fixée et les invitations sont déjà lancées. Étant donné que le comité est constitué depuis six mois, il n’est pas possible de lui adjoindre, au pied levé, un membre nouveau. Ce serait ouvrir la porte à d’autres réclamations qui ne sont pas plus recevables que la vôtre. » (p. 1109)

En retenant ainsi quelques petits passages du texte, je n’ai voulu qu’épingler l’un ou l’autre exemple de ces détails qui éclairent l’affaire du monument en question. Le texte entier recèle bien davantage, de par le ton autant que par le récit. Et ce que j’ai voulu dire par là - et j’imagine facilement que je ne convaincrai pas tout le monde -, c’est que le symbole que l’on croit reconnaître dans un monument ou dans une statue cache quasi tout de ce qui a présidé à son érection. Bien sûr, il y a le symbole. Mais au moment de le promouvoir, celui-ci est une telle évidence que ce qui va l’illustrer doit tout autant à des rapports sociaux qui lui sont au moins aussi étrangers que ne peuvent l’être les raisons qui conduisent les membres du Comité à refuser la présence de Frévière en leur sein et qui les poussent aussi à lui cacher ces raisons-là. Ou, pour le dire autrement, ce qui conduit certains à souhaiter un symbole en rapport avec telle ou telle opinion, c’est autant ce qui les amène à vivre des rapports sociaux qui véhiculent de multiples discriminations que la chose que le symbole magnifie. Ou encore, que le symbole ne résulte pas uniquement de ce qu’il magnifie, mais aussi de tout ce qui a participé à le rendre estimable dans un monde social où, parmi tant d’autres choses, il a trouvé sa place.

On me répondra certainement que les liaisons que je tisse ainsi sont ténues et que cela ne rend pas moins indignes les symboles qui constituent des hommages à des formes d’inégalité, voire à des maltraitances, aujourd’hui inadmissibles. J’en conviens volontiers, à ceci près que les comités qui décident ou préconisent les déboulonnages ne fonctionnent sans doute pas très différemment de ceux qui ont accompagnés les boulonnages et qu’ils sont très probablement tout autant agités par des considérations de prestige, ne serait-ce que celui d’exhiber un goût rémunérateur pour la vertu. Ce qui a sans doute changé, ce sont les formes de vertu que chaque époque préfère. Très sincèrement, je ne suis pas opposé à la disparition de certains témoignages du passé ; simplement, je ris autant de la naïveté de ceux qui les réclament actuellement, que je n’ai pu rire - avec l’aide de Marcel Aymé - de celle de ceux qui ont demandé qu’ils soient édifiés.

Tout notre environnement est fait de témoignages du passé, depuis les monuments les plus illustres, jusqu’aux paysages les moins humanisés. Ces traces de nos ancêtres peuvent nous aider à comprendre par quels chemins l’humanité s’est perpétuée jusqu’aujourd’hui. Une statue est peut-être plus symbolique que les reliques d’un cimetière abandonné ; même si l’on peut y bien réfléchir. En fait, c’est le présent qui confère ou non aux choses la valeur de symboles. Or, c’est également le présent qui corrige continûment l’histoire pour qu’elle s’adapte aux désirs les plus actuels, tant politiques que moraux. Ce qui signifie que ceux qui - par ces temps de déboulonnage - revendiquent une réparation de l’histoire ne feront, s’ils réussissent, qu’accélérer une évolution par ailleurs inéluctable. Et ceux qui sont attachés à une approche la plus objective possible de l’histoire regretteront peut-être l’atteinte faite à des traces matérielles de façons de penser qui ne sont plus les nôtres.

Qui sait si, avant même de penser bien, de penser pour le bien, il n’est pas encore plus important de penser vrai, c’est-à-dire de mesurer le plus exactement possible ce qui sépare le présent du passé et donc d’accéder le plus correctement possible à ce qui fut cru, aimé et pensé en des temps antérieurs au nôtre.

(1) Cf. par exemple l’article de Marie-Louise Ryback Jansen et Steven Stegers, « Déboulonner les statues “reste une victoire à la Pyrrhus, un acte purement symbolique” », in Le Monde du 15 juin 2020.
(2) Marcel Aymé, “Le monument” in Nouvelles complètes, Gallimard, Quarto, 2002, pp. 1101-1116.


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