vendredi 27 mai 2022

Note d’opinion : ma génération

À propos de ma génération

Pour avoir entendu déjà Alain Finkielkraut tenir des propos que j’avais jugés très contestables à propos de l’écologie en général et de la crise climatique en particulier, l’idée m’est venue d’écouter l’émission du 21 mai 2022 consacrée à Penser l’écologie (1). Peut-être serait-ce là une occasion de mieux comprendre sa position sur le sujet, me suis-je dit. Il avait invité Bérénice Levet et Alain Lipietz, ce qui - en ce qui concerne la première à tout le moins - ne me semblait pas de bon augure. Effectivement, la discussion fut confuse et les participants souvent bêcheurs et très éloignés des enjeux que le thème annonçait. On railla l’urgence, on disserta sur la beauté - particulièrement sur celle des éoliennes -, on évoqua les précurseurs qu’auraient été George Sand et Hannah Arendt, on ne manqua pas de citer Heidegger et Jonas, mais on se querella aussi sur le burkini et sur l’écriture inclusive ; bref, on oublia de penser l’écologie.

Je suis né en 1945. C’est dire si j’appartiens à la génération qui précipita les choses, celle dont les générations ultérieures pourront regretter le comportement, celle qui hypothéqua l’avenir d’une façon probablement irréversible. S’il n’est déjà là, le procès de cette génération viendra. Et je plaiderais volontiers coupable, s’il ne fallait admettre qu’il n’est aucune génération, si loin que l’on remonte dans l’histoire des hommes, qui ne soit à l’abri du reproche d’avoir fait ce qu’elle n’a aucunement fait : je veux parler de l’histoire. Mais je me garderai pourtant de me dire innocent, la faute en cause étant cette incroyable perméabilité à l’illusion qui pousse les choses à n’être pas ce que nous désirons qu’elles soient.

Tentons de clarifier un peu le problème.

Autant j’incline à croire à l’enchaînement des choses, autant il m’est malaisé de supposer que ces enchaînements conduisent quelque part. Quand je dis quelque part, je désigne ce qu’on appelle communément un destin, c’est-à-dire un sort réservé, un aboutissement, une issue déjà programmée. Selon moi, tout est possible, rien n’est exclu, car le futur n’obéit à aucun projet. Les physiciens - et surtout les astrophysiciens - m’expliqueront que la connaissance du passé révèle des relations constantes, des lois, et que celles-ci fixent un cadre dont les choses ont peu de chances de sortir. J’entends bien, mais cette pente reste opaque, tant les facteurs qui la déterminent sont nombreux, enchevêtrés et finalement incertains. Et ce que je dis en l’occurrence de la physique vaut pour toutes les sciences, sinon que les autres sont encore plus incertaines à long terme.

Même si les efforts sérieux consentis pour y parvenir sont rares, nous cherchons tous à connaître le passé, essentiellement pour deviner l’avenir qui nous attend. Et lorsque l’avenir alimente davantage d’inquiétudes, celles-ci sont communément expliquées par des erreurs du passé, l’une de ces erreurs citées étant quelquefois l’ignorance coupable. Prenons un exemple, mais pas n’importe lequel. On fait grand cas de nos jours du danger que représentent pour la vie sur Terre les OPD (objets potentiellement dangereux) qui - tels certains astéroïdes - voyagent dans l’espace et pourraient entrer en collision avec notre planète. L’humanité a vécu et évolué des centaines de milliers d’années sans s’en préoccuper, alors même que ce danger n’était pas moindre (2). Sauf à juger que l’imprévoyance est toujours une faute, il est bien difficile de déclarer cette ignorance coupable ; elle est plutôt à ranger dans cette inconscience profitable qui permet de s’attribuer des possibilités d’action que la réalité pourrait annihiler instantanément. Et ce que j’appelle profitable, en pareil cas, est ce qui est à tout le moins propice à la survie de l’espèce. Il en ressort que l’accroissement des connaissances, tout relatif qu’il soit, a stimulé dans un premier temps la conviction que les chances de survie et d’une survie plus confortable s’accroissaient pareillement, alors que, dans un deuxième temps, il a généré des angoisses nouvelles dans une proportion telle que l’idée de progrès s’en est trouvée ébranlée. La variation de l’état d’esprit le plus commun varie très fort selon l’époque et détermine un type de comportement qui façonne les hommes et le monde. Il varie en outre selon les régions du monde et il serait évidemment très abusif de ramener le sort du monde aux agissements des Occidentaux, même et surtout lorsque l’on mesure combien il a pesé sur les populations qui entretenaient un état d’esprit très différent.

Pour être déclaré coupable, il faut avoir commis volontairement un ou des actes considérés répréhensibles. Ma génération - si l’on peut généraliser de semblable façon - a commis des actes considérés aujourd’hui comme répréhensibles. La liste en est tellement longue, et à ce point accablante, qu’on pourrait s’arrêter là. Mais il ne me semble pas inutile de distinguer au sein de cette liste ce qui constitue des transgressions à des exigences légales ou morales requises dès avant les actes et ce qui relève de comportements dont on a découvert a posteriori qu’ils méritaient d’être désapprouvés. Pour les premières se pose la question de leur caractère volontaire, laquelle question ne peut se résoudre de manière certaine que si l’on disposait de la capacité de découvrir pour chaque transgression qu’elle fut commise en pleine connaissance de son caractère transgressif (3). Il conviendrait ensuite d’admettre que cette preuve si malaisée à établir pour les premières n’a même pas lieu d’être recherchée pour les seconds. Se posent ainsi la question du moment auquel on peut faire remonter la conscience de dangers nouveaux, étant entendu que la découverte d’un risque ne coïncide évidemment pas avec la conviction commune de son existence, mais aussi la question de la persévérance de comportements risqués bien au-delà de ce que la prudence la plus élémentaire conseillait.

On peut classer les comportements humains selon qu’ils transgressent ou non une règle morale, évidemment une règle reconnue telle au moment des faits (4). On peut également classer les comportements humains au regard de leur impact favorable ou défavorable à la survie et au bien-être de l’espèce (5). Ces deux classements ne se recouvrent évidemment pas. Mais, parmi les seconds, il en est bien sûr qui appartiennent à la catégorie de ceux qui transgressent une règle morale. C’est dire combien l’appartenance à une génération ne peut constituer à elle seule la preuve d’un comportement fautif. C’est dire aussi combien la même appartenance peut entraîner une suspicion, laquelle se nourrit des avantages dont celle-ci aurait bénéficié.

Car si le procès de ma génération devait un jour s’ouvrir, il serait sans doute souhaité par ceux que motivent les privilèges dont elle a bénéficié. Et ils sont très nombreux. Une grande partie de l’Europe a continué, après 1945, de se nourrir, de se vêtir, de se chauffer, de se soigner, de se déplacer, de se distraire sur le compte du reste du monde. L’espérance de vie y a grimpé d’autant plus vite qu’une grande part du reste du monde stagnait sur ce point, notamment en raison d’une démographie galopante à laquelle elle échappait. Cette même partie de l’Europe n’a plus connu la guerre, l’exportant en quelque sorte outre-mer. Le gaspillage y est devenu arrogant, jusqu’à se faire le signe de la réussite, dans une sorte de logique du après moi les mouches. Et je ne parle pas de la dévastation des milieux naturels et des atteintes à la biodiversité. Évidemment, même si s’exprimer de la sorte n’est pas faux, cela camoufle tout ce qui sépare des autres les privilégiés des privilégiés. Et cela d’une façon telle que les autres en question cessent d’appartenir aux privilégiés, leur sort n’étant souvent guère plus enviable que celui des damnés de la terre. À quoi s’ajoute encore le fait qu’il n’existe aucun instrument apte à mesurer la véritable dose de bonheur dont jouirait le privilégié des privilégiés, celui-ci vivant quelquefois une vie de chien dont le déshérité n’a évidemment aucune idée.

L’histoire nous avale, alors même que nous croyons y participer. Puisqu’elle nous comprend, cherchons à la comprendre. Mais ne rêvons pas de la maîtriser.

(1) France culture, Répliques, épisode du samedi 21 mai 2022.
(2) Il est fréquent d’entendre dire qu’un danger dont on connaît la fréquence statistique s’accroît au fur et à mesure que s’éloigne la dernière occurrence. C’est évidemment faux. A chaque instant, la probabilité reste la même quel que soit le nombre d’échéances dépassées, sauf si le dépassement contraint à réviser la fréquence. Bien des joueurs ont tout perdu en raison de ce mauvais raisonnement.
(3) Le fait que quelqu’un commette un acte répréhensible en sachant qu’il l’est ne modifie en rien le caractère très incertain du caractère volontaire de l’acte. Si l’on admet que l’acte est déterminé, sans influence réelle de ce qu’on appelle la volonté, il reste que l’accomplir en sachant ou en ignorant qu’il est réputé répréhensible traduit une détermination différente : quelqu’un qui est conduit à transgresser une règle n’a pas la même histoire que celui qui agit sans savoir qu’il y contrevient.
(4) La seule morale dont on puisse tenir compte pour juger les hommes est celle qui s’applique ou s’appliquait à ceux-ci. S’armer de la morale d’ici et maintenant pour dénoncer des hommes d’ailleurs ou du passé réclame de croire à une morale objective, universelle ou permanente, ce qui ne coïncide pas avec mes propres convictions.
(5) Il serait sans doute opportun d’étendre l’impact analysé à la vie en général, dans la mesure où la survie du groupe humain d’abord, et de l’espèce entière ensuite, doit beaucoup à la dynamique et à la diversité du vivant.