vendredi 19 avril 2019

Note de non lecture : Michel Houellebecq

Sérotonine
de Michel Houellebecq


Non, je n’ai pas lu le dernier livre de Michel Houellebecq. Et je n’ai pas - tant qu’à présent - l’intention de le lire.

Cela mérite-t-il d’être dit ? N’y a-t-il pas quelque chose d’arrogant à affirmer de la sorte sa volonté de ne pas lire un livre, alors que les raisons de ne pas le faire ne peuvent sans doute être jugées qu’à la lecture de l’ouvrage ? Ces questions ne sont pas anodines ; elles traduisent en effet un certain rapport au monde culturel, où le tri de ce dont il faut prendre connaissance voudrait s’allier à une préoccupation d’indépendance.

Ce qui m’a conduit à en parler, c’est une tribune de Jean-Philippe Domecq publiée le 19 avril 2019 en page 27 du journal Le Monde. Elle est intitulée “Michel Houellebecq ou le dégoût de l’émancipation” et commence par ces mots : « Sauf à considérer qu’une récompense républicaine n’a plus de sens, on ne peut laisser sans discussion l’octroi de la Légion d’honneur à Michel Houellebecq. ». Si, on peut laisser sans discussion cet octroi, la Légion d’honneur ne reflétant le plus souvent que des complicités ou des guerres d’ego. Mais la place qu’occupe actuellement Houellebecq dans le firmament de la renommée mérite une analyse de ce lieu de reconnaissance, lequel révèle d’une part combien les voies du succès sont redevables à l’argent et si peu aux aptitudes et d’autre part ce que l’audience doit aux engouements populaires.

Ce n’est pas la lettre du propos de Jean-Philippe Domecq qui m’a plu, mais bien la façon dont sa réflexion s’inscrit dans un mouvement de résistance aux dérives populo-démagogiques qui altèrent de plus en plus l’école, les bonnes manières, la culture et la politique. Comment exprimer la déception qui nous étreint face aux évolutions d’une société qui ne défend plus l’excellence (et laquelle !) que dans le management et dans le sport et qui méprise ce qui longtemps guida tout ceux qui voulaient distinguer le bon du mauvais et le progrès de la régression. Nous, ce sont ceux-là pour qui la vulgarité n’est pas toujours un signe de sincérité et pour qui aussi les valeurs ne se réduisent pas à un égalitarisme bien fait pour accroître les inégalités, ceux-là encore qui sont conscients de l’intérêt que représentent les œuvres du passé dès lors qu’il s’agit de choisir comment il faut bâtir l’avenir. (1)

Le paradoxe dont j’ai ressenti le besoin de parler concerne l’impossible conjugaison entre le devoir de lire les livres sur lesquels on porte un jugement et le souci de ne pas céder aux injonctions de lire qui entourent les livres des auteurs contemporains renommés. Il est bien sûr possible - du moins théoriquement - de s’abstenir de parler de ces livres, de renoncer à les juger de quelque façon que ce soit, bref de les ignorer. Mais ce n’est pas aussi aisé qu’on pourrait le croire, tant la pression est constante et tant elle finit à l’occasion par interpeller tout le monde. Car la renommée met souvent en demeure de juger ; c’en est même une des caractéristiques en ce qu’elle consiste à n’être ignoré de quasi personne.

Les procédés qui conduisent à choisir ce qu’on va lire sont nombreux et variés. Si l’on accepte de discerner entre ce qui vaut d’être lu et ce qui mérite d’être négligé, on est nécessairement amené à se faire une idée de livres que l’on n’a pas lu. C’est normalement à quoi servent les critiques qui figurent dans les journaux, dans les revues, et plus généralement dans les médias. Mais bien d’autres critères peuvent être appelés à la rescousse, y compris des opinions très subjectives dont il est souvent malaisé de se défendre. Reste que l’exercice est malaisé, même s’il équivaut à la gageure que représente tous les choix, que ce soit celui d’un métier, d’un conjoint, d’un logement ou d’une cravate. On choisit avant de savoir et on choisit en renonçant, ce qui explique que l’on se trompe et que, souvent, on passe à côté du meilleur.

Houellebecq, je m’en suis fait une opinion en lisant La carte et le territoire (2). Mais je dois avouer d’emblée que la photographie de l’auteur figurant en quatrième de couverture ne m’avait guère prédisposé à l’aimer. L’exhibition était patente et misait, m’avait-il semblé, sur une fascination quelque peu morbide, une sorte de pied-de-nez au bon goût et à l’amabilité. Ce n’est pas qu’il ne soit légitime de pratiquer le contre-pied, bien au contraire. Mais encore faudrait-il qu’il soit justifié d’une manière ou d’une autre. Or, le roman ne m’a pas permis d’en discerner le moindre commencement au détour d’une histoire qui s’astreint à faire du banal le fil conducteur de toute anecdote. Alors, disait-on, il reste un style. Parlons-en ! La syntaxe est bousculée, jusqu’à dépasser très largement la licence de l’oralité ; la ponctuation défie le rythme et véhicule une sorte de défi adressé à toute rationalité et à toute pensée un tant soit peu élaborée, pour ne laisser place qu’à une succession d’impressions et d’opinions rudimentaires. Ce n’est sans doute pas sans raison que Domecq s’interroge aujourd’hui : « Est-il possible de faire entendre enfin, malgré le concert de louanges qui accueille la parution de chaque roman de Michel Houellebecq, qu’il y a un décalage, profond mais passé sous silence, entre la ferveur médiatique dont il bénéficie et l’appréciation critique que beaucoup de lecteurs ont de son œuvre ? Tout un lectorat qui n’a pas de leçon d’ouverture d’esprit à recevoir a fort bien perçu que chaque narrateur des romans de Houellebecq exprime son dégoût de l’émancipation. » J’ignore s’il y a tant de lecteurs habités par cette idée, mais la seule lecture de La carte et le territoire m’a permis de comprendre ce que Domecq vise par l’expression dégoût de l’émancipation et elle me semble assez juste. Il ne s’agit de rien d’autre que de décourager toute aspiration à l’indépendance d’esprit.

Et puis, j’ai eu l’occasion de lire quelques articles et quelques interviews de Houellebecq. Je n’y ai jamais perçu - mais peut-être ai-je manqué de perspicacité - qu’un homme débraillé cherchant à faire de ce laisser aller une sorte de choix adressant une grimace à ceux-là qui refuseraient ce débraillement. Triste apparence, triste discours, triste posture qui ne désenchantent même plus le monde, mais le vivent comme dégoûté de lui-même.

Dois-je le répéter : je n’ai pas le droit de porter un jugement définitif sur Michel Houellebecq. Pas même un jugement provisoire qui s’estimerait éclairé. Tout au plus une impression suffisante, me semble-t-il, pour asseoir mon choix de ne pas le lire. Ainsi sont les choses qu’il faut bien agir ou s’abstenir d’agir en procédant de la sorte. Et dire ce qui m’a guidé dans mon choix, c’est me donner l’occasion de me voir opposer des avis mieux fondés et - qui sait ? - changer le mien.

(1) Ne nous trompons pas : l’émotion générale suscitée par l’incendie de Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019 ne témoigne très probablement que d’un rapport à la culture et à la religion qui doit bien davantage à la notoriété ordinaire dont le tourisme et la ferveur religieuse font leur profit qu’à un intérêt pour ce que l’histoire peut nous apprendre. Un milliard d'euros recueillis en 3 jours pour la reconstruction, voilà qui donne à réfléchir.
(2) Flammarion, 2010.