lundi 29 avril 2024

Note de lecture : Jean-Jacques Rousseau

La “Profession de foi du vicaire savoyard” in l'Émile
de Jean-Jacques Rousseau


Il arrive que je provoque l’étonnement de certains lorsque je me laisse aller à dire que j’aime Jean-Jacques Rousseau. Et je devine ce qui agite leur esprit : pourquoi diable un athée comme lui peut-il éprouver tant d’intérêt pour ce théiste impénitent ? Je me risque à m’en justifier.

C’est bien sûr une tâche complexe et qui se heurte à bien des ambiguïtés que de justifier une préférence. « Laissons parler notre cœur » aurait dit Rousseau, trouvant là le plus légitime des fondements. Quoi qu’on en pense, il y a dans cette solution un renoncement à la raison qui pose problème, en ce compris chez Rousseau lui-même, puisqu’il n’est pas de ceux qui la négligent ou la combattent. Mais efforçons-nous de prendre les choses dans un certain ordre, la question restant de savoir pourquoi et comment aimé-je Jean-Jacques Rousseau.

D’emblée, il convient d’enfoncer une porte ouverte : aimer quelqu’un, un philosophe, un écrivain, un artiste, un quidam, un voisin, un parent, cela ne réclame pas d’être totalement d’accord avec lui. Il est même assez probable qu’être conscient de ce qui nous sépare de celui qui a notre préférence peut quelquefois intensifier les sentiments. Pourtant, il convient d’admettre aussi que tous les désaccords n’ont pas le même effet. Il en est qui sont rédhibitoires. C’est un excellent exercice que de s’appliquer à rechercher ce qui nous conduit à aimer l’un et à honnir l’autre, car on parvient à l’occasion à percevoir ce qu’il y a de partialité subreptice, de subjectivité clandestine, de préjugé déguisé dans nos inclinations. C’est aussi un exercice qui permet parfois d’isoler ce que nos affinités doivent à des manières d’être plaisantes et ce qu’elles doivent à des choix rationnels.

Côté désaccords, quel serait celui qui me semble le plus important ? Là encore, cela dépend du critère choisi.

Prenons un exemple.

Dans l’Émile, Rousseau écrit ceci :
« Mais qui suis-je ? Quel droit ai-je de juger les choses et qu’est-ce qui détermine mes jugements ? S’ils sont entraînés, forcés par les impressions que je reçois, je me fatigue en vain à ces recherches, elles ne se feront point, ou se feront d’elles-mêmes, sans que je me mêle de les diriger. Il faut donc tourner d’abord mes regards sur moi pour connaître l’instrument dont je veux me servir, et jusqu’à quel point je puis me fier à son usage.
J’existe et j’ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe, et à laquelle je suis forcé d’acquiescer. Ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations ? Voilà mon premier doute, qu’il m’est, quant à présent, impossible de résoudre. Car étant continuellement affecté de sensations, ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir si le sentiment du
moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations, et s’il peut être indépendant d’elles ? » (1)

Nul doute que Rousseau s’estime libre de penser et de choisir à quoi penser. Il se sait cependant affecté par des influences extérieures, celles qu’exercent sur lui ses sensations. Mais il va plus loin, puisqu’il s’interroge sur sa légitimité à juger : « qu’est-ce qui détermine mes jugements ? » se demande-t-il. Et c’est là qu’il dessine une alternative très intéressante : « S’ils sont entraînés, forcés par les impressions que je reçois, je me fatigue en vain à ces recherches, elles ne se feront point, ou se feront d’elles-mêmes, sans que je me mêle de les diriger. » Donc, de deux choses l’une, ou bien je suis soumis à mes sensations au point de chercher vainement à m’en libérer, ou bien j’ai en moi une instance qui délibère sur ces influences - du moins sur celles dont cette instance prend conscience - et qui permet d’imprimer sa propre marque aux choses.

Si Rousseau n’embraye pas sur les traces de Spinoza, c’est peut-être - qui sait ? - parce que l’idée déterministe aurait réduit son œuvre à très peu de choses. Se reconnaître une marge de manœuvre, c’est ouvrir tant de possibles dans le domaine politique, dans le domaine éducatif et surtout dans le domaine moral. Mais il s’est posé la question et mieux peut-être que n’importe qui. « Ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations ? » : voilà qui confère à l’interrogation une dimension exceptionnelle. Car cette formulation situe les savoirs a priori dans l’orbite des sensations, comme si ce que nous ne devons pas directement à nos sens n’était encore qu’un effet différé et oblique de ceux-ci.

Rousseau sans son “je” est bien entendu inimaginable. Pourtant, ne serait-ce qu’un court instant, lui l’a imaginé. Je l’aime comme ça, convaincu de son propre libre-arbitre (comme nous tous, dans l’instant de nos expériences) et préoccupé sans cesse d’approfondir ce vers quoi sa réflexion le porte.

Arrivé à ce point, je voudrais définir le mouvement très général qui m’a conduit à aimer Rousseau, précisément à cause de ce qui m’en sépare. Il y a bien longtemps que je suis convaincu que l’on est en meilleure posture pour élargir sa réflexion lorsqu’on lit un auteur dont on ne partage pas toutes les idées. On reconnaîtra là ce que dit Montaigne dans le chapitre VIII du Livre 3 des Essais. Mais cela va bien au-delà de ça. Car comme le dit encore Montaigne, « Autant peut faire le sot celuy qui dit vray, que celuy qui dit faux : car nous sommes sur la manière, non sur la matiere du dire. » (2) Oui, l’essentiel est dans la manière, pas dans la matière. Prendre connaissance d’une bonne argumentation à propos d’une opinion que l’on continue de désapprouver reste bien plus réjouissant que de lire des conjectures auxquelles on adhère alors qu’elles sont platement énoncées. Pour le dire sans précaution, je préfère Jean-Jacques Rousseau théiste à Bertrand Russel athée. (3) Plus que cela encore : je suis ému par les efforts consentis par Rousseau pour justifier une façon de penser qui doit quasi tout à sa sincérité et qui témoigne d’une difficulté à vivre que - il me faut l’avouer - je ne connais guère, sinon sous la forme de l’expérience humaine la plus commune qui soit.

Puis-je tenter d’éclairer mon sentiment à partir de la “Profession de foi du vicaire savoyard” ? Essayons.

Le plus simple est peut-être de s’arrêter aux propos qui justifient ce qu’on appellera l’Être suprême, encore qu’il me paraisse possible d’en dire autant à propos de bien des thématiques abordées, y compris ailleurs dans l’Émile.

Il y a d’abord une disposition de départ de laquelle part la réflexion, sans aucune considération pour quelque révélation ou tradition que ce soit. Je cite :
« Je juge de l’ordre du monde, quoique j’en ignore la fin, parce que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer les parties entre elles, d’étudier leur concours, leurs raports, d’en remarquer le concert. J’ignore pourquoi l’univers existe, mais je ne laisse pas de voir comment il est modifié, je ne laisse pas d’apercevoir l’intime correspondance par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un secours mutüel. Je suis comme un homme qui verroit pour la première fois une montre ouverte et qui ne laisseroit pas d’en admirer l’ouvrage, quoiqu’il ne connût pas l’usage de la machine et qu’il n’eût point vu le cadran. » (LP, p. 578)
Le monde est-il ordonné ? Les êtres composant l’univers se réduisent-ils aux hommes ? Ceux-ci se caractérisent-ils par le secours mutuel qu’ils se prêtent ? On peut évidemment en douter. Mais l’important est de se rendre compte que Rousseau s’appuie sur ces constats - tout incertains qu’ils soient - pour chercher à comprendre. Et comprendre, comme le disait Pascal, c’est à la fois mettre le monde en soi et se voir dans le monde. (4)

Il y a aussi un doute profond, une attirance pour le scepticisme, qui finira par provoquer le rebond.
« Voyant par de tristes observations renverser les idées que j’avois du juste, de l’honnête et de tous les devoirs de l’homme, je perdais chaque jour quelqu’une des opinions que j’avois receues ; celles qui me restoient ne suffisant plus pour faire ensemble un corps qui pût se soutenir par lui-même, je sentis peu à peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des principes, et réduit enfin à ne savoir plus que penser, je parvins au même point où vous êtes [le vicaire s’adresse à Rousseau, N.D.R.], avec cette différence que mon incrédulité, fruit tardif d’un âge plus mûr, s’étoit formée avec plus de peine et devoir être plus difficile à détruire. » (LP, p. 567)
Pourquoi ne pas regarder le scepticisme comme une réponse au pied de laquelle il est possible de s’installer ? Et bien non ! Il faut vite s’en garder.
« Comment peut-on être sceptique par sistême et de bonne foi ? Je ne saurois le comprendre. Ces philosophes, ou n’existent pas, ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu’il nous importe de connaître est un état trop violent pour l’esprit humain ; il n’y résiste pas longtems, il se décide malgré lui de maniére ou d’autre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire. » (LP, 568)

Reste alors à trouver du solide. Oui, mais comment ?
« Imaginez tous vos philosophes anciens et modernes ayant d’abord épuisé leurs bizarres sistêmes de forces réciproques de chances, de hazard, d’atomes, de monde animé, de matière éternelle, de mouvement nécessaire, et après eux tous l’illustre Clarke annonçant le premier au monde le vrai theïsme et la religion naturelle. Avec quelle universelle admiration avec quel applaudissement unanime n’eut point été recel ce nouveau sistême si grand si consolant, si sublime, si propre à elever l’ame à donner une base à la vertu et en même tems si frappant, si lumineux si simple, et ce me semble offrant moins de choses incompréhensibles à l’esprit humain qu’il n’en trouve d’absurdes en tout autre sistème. Je me disais les objections insolubles sont communes à tous parce que l’esprit de l’homme est trop borné pour les resoudre, elles ne prouvent donc contre aucun par préférence mais quelle différence entre les preuves […] Celui [le système de Clarke, N.D.R.] qui sert de base à tous les autres doit seul leur être préféré.
Ecoutons le sentiment intérieur quel esprit sain peut se refuser à son témoignage, à quels yeux non prévenus l’ordre sensible de l’univers n’annonce-t-il pas une suprême intelligence et que de subtilités ne faut-il point entasser pour se refuser à l’évidence de l’unité d’orientation dans le soin de cette grande machine et du concours de chaque pièce pour la conservation du tout pour méconnoitre l’harmonie des êtres et l’admirable concours de chaque pièce pour la conservation des autres. Qu’on me parle tant qu’on voudra de combinaisons et de chances. Que vous sert de me réduire au silence si vous ne pouvez m’amener à la persuasion et comment m’oterez-vous le sentiment involontaire qui vous dément toujours malgré moi.
 » (CG, pp. 366-367)

Voilà qui permet de se faire une idée, fût-elle circonscrite au minimum.
« Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment je l’expose. Le monde est donc gouverné par une intelligence puissante et sage, je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m’importe à savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé, y a-t-il un principe unique des choses, y en a-t-il deux ou plusieurs et quelle est leur nature ? Je n’en sais rien, mais que m’importe, à mesure que ces connaissances me deviendront interessantes, je m’efforcerai de les acquerir ; jusques là je renonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour propre mais qui sont inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison.
Cet être qui veut et qui peut cet être actif qu’il soit qui meut l’univers et ordonne toutes choses je l’appelle Dieu. Ce nom exprime les idées de puissance et de volonté que j’ai rassemblées ; mais je n’en connais pas mieux l’être auquel je l’ai donné ; Je sais que Dieu est il échappe à mes sens et à mon entendement
[…] plus j’y pense plus je me confonds, je sais très certainement qu’il existe, mais quel est son essence est-il matière ou ne l’est-il pas, le monde lui-même je sais que mon existence est subordonnée à la sienne et l’ouvrage de sa volonté et de sa puissance, je sais que toutes les choses qui me sont connues sont absolument dans le même cas car je vois clairement que chaque chose est faite pour le tout et que le tout est un et résulte d’un seul et même sistême. j’aperçois Dieu par tout dans ses œuvres, je le sens en moi je le vois autour de moi, mais sitôt que je veux le contempler lui-même, sitôt que je veux chercher ce qu’il est où il est quelle est sa substance il m’échappe et mon esprit troublé n’aperçoit plus rien. » (CG, pp. 369-370)

Je vais m’arrêter là, car je n’ambitionnais ni de rendre précisément compte de la pensée de Rousseau, ni d’en discuter de quelque façon que ce soit la pertinence. Juste donner à voir le récit de la genèse d’une idée, dès lors que c’est le sentiment intérieur qui parle et la rage de comprendre qui s’exprime.

On pourra me reprocher d’avoir choisi les extraits cités très subjectivement. Le manuscrit Favre - qui est le premier jet de l’Émile écrit en 1758-1759 - n’a pas subi un toilettage formel et comporte donc bien des coquilles, particulièrement en ce qui regarde la ponctuation. Mais il présente l’intérêt d’exposer des réflexions qui seront exclues de la version définitive de l’Émile. Comment expliquer ces abandons ? Je laisse la question aux spécialistes de Rousseau. Peu importe dès lors qu’il s’agit de remonter vers la source d’une conviction - en l’occurrence l’idée de Dieu -, puisqu’il semble que la sincérité soit au moins aussi présente dans le manuscrit Favre que dans l’Émile.

On pourra aussi me reprocher d’ignorer des passages qui éclairent autrement les idées de Rousseau. Je pense tout particulièrement au concept de substance, lequel s’inscrit dans un courant philosophique qui poussera à des démarcations que l’histoire de la philosophie retiendra comme importantes. On trouve dans le manuscrit Favre une dissertation sur la substance spirituelle (cf. CG, pp. 543 et ss.) qui pourrait être regardée comme une participation plus directe aux avatars de l’idéalisme. Je ne pense pas personnellement que cela diminue en rien la spontanéité du vicaire, laquelle est bien sûr celle de Rousseau. (5)

N’y a-t-il pas quelque chose d’émouvant à découvrir les raisons de douter, les raisons de chercher l’ordre, les raisons de subordonner la raison aux impératifs du cœur, les raisons de lier les parties au tout et le tout aux parties, les raisons de ne pas se donner trop vite raison, les raisons de garder raison que Rousseau tente d’exposer ? Il est indispensable, lorsqu’on accepte d’en apprécier l’intelligence, de se souvenir du contexte, bien sûr, et de ne pas embarrasser la lecture par les déterminations philosophiques que notre époque nous vaut. En relativisant l’approche de l’auteur, que ce soit par suite de l’écart temporel, que ce soit par suite de l’écart idéologique, que ce soit par suite de tout ce qui sépare, il est possible d’atteindre une compréhension qui rend justice aux efforts consentis, à la sincérité mise en pratique, à la morale ratifiée aussi, quand le rapport à celle-ci trahit une acceptation du siècle bien davantage qu’une prétention à l’universel. Le goût de l’universel appartient à une morale datée, ce qui conduit à penser que l’universel - tout séduisant qu’il soit - est lui-même daté et même localisé, comme peut l’être le port du complet veston.

On pourra donc me reprocher d’aimer Rousseau d’une façon qui le tire vers autre chose que ce qu’il fut. Et même de l’aimer pour ce qui me différencie de lui. En viendrais-je à moins l’aimer ? J’en doute.


(1) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1969, p. 570-571. Formellement, c’est le vicaire qui parle, tels que ses propos figurent dans la version publiée en 1762 et que je désignerai par les lettres LP (pour La Pléiade). La version connue sous le nom de Manuscrit Fabre (Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes. Tome XI A 1758-1759, Classiques Garnier, 2021, pp. 353-422), je la désignerai par les lettres CG (pour Classiques Garnier).
(2) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 973.
(3) Je fais référence aux conférences de Russel publiées sous le titre Pourquoi je ne suis pas chrétien (Guilde du Livre, Lausanne, 1957) qui exposent naïvement, tel un indécrottable scientiste, et avec la conviction de quelqu’un qui ne veut rien céder aux opinions contraires, des idées que j’approuve très largement.
(4) Pascal, Pensées, éd. Lafuma, Seuil, 1962, fr. 113 : « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point : par la pensée je le comprends. »
(5) Sur cette question, cf. François Calori, “À propos de la dualité des substances” in La fabrique de l’Émile, sous la dir. de Frédéric Brahami et Louis Guerpillon, Vrin, 2022, pp. 327-339.