vendredi 23 septembre 2011

Note spéciale : Lucien Jerphagnon

Lucien Jerphagnon est mort

Lucien Jerphagnon est mort le 16 septembre dernier.

Sa disparition n’a pas fait les grands titres de la presse. Et cela lui aurait parfaitement convenu. Pourtant, qui l’a vu ne peut l’oublier : un homme tout fin, le cheveu et la moustache en bataille, avec un visage comme une lame de couteau, et surtout un oeil pétillant de joie, joie de chercher, joie de discuter, joie de vivre. Il faut par exemple avoir assisté à ces débats entre lui et Paul Veyne pour comprendre quel grand esprit on vient de perdre : des hommes physiquement si chétifs et intellectuellement si puissants !

Lucien Jerphagnon n’avait aucune arrogance, aucune opinion arrêtée, aucune prétention. Il était l’exact contraire de la cuistrerie. Son immense savoir, il ne s’en servait que pour faire vaciller les certitudes et pour rendre au bon sens la seule fonction qui lui convienne : mettre à mal les préjugés. On sait combien la recherche historique est sans cesse menacée par l’anachronisme et le chronocentrisme. Mais on sait moins comment faire comprendre à tout un chacun en quoi réside exactement ces dangers. Jerphagnon, en abordant ce genre de problème par ses aspects les plus triviaux, arrivait à rendre très concret les inclinations dont il fallait se garder. Ainsi, parlant des croyances anciennes, et redoutant qu’elles soient mal comprises, il écrivait ceci - qui mérite d’être savouré comme un cautère appliqué sur l’orgueil de la contemporanéité :
« […] alors que commence le troisième millénaire […], le mythe, c’est ce que croient les autres.
Cet état d’esprit fort répandu trahit l’existence d’un préjugé dont il serait utile de découvrir le fondement. Passons sur l’inculture galopante de notre temps en matière d’histoire et de lettres. Quand un monsieur se prend aujourd’hui à porter un jugement sur les croyances d’hier, il y a gros à parier qu’il s’en tiendra à son cours de sixième ou de cinquième, à supposer qu’il lui en est resté quelque chose. A moins que ne lui revienne un reportage télévisé, ou que son regard ne tombe sur un magazine fatigué dans la salle d’attente du dentiste. Presque toujours, ce sera le même étonnement amusé, le même soulagement aussi de n’en être plus là. C’est la réaction de l’Homo plus ou moins sapiens, ou plus probablement de l’Homo loquax, celui que n’aimait pas trop Bergson. La réaction du monsieur à qui on ne la fait pas, puisqu’il domine – enfin à peu près – l’atome, l’espace, l’ADN, l’informatique, les antibiotiques et le clonage. N’en revenant pas de découvrir dans les temps anciens autant de naïveté, il s’enchante de son propre sens critique, cette grâce dont il se sait redevable à la raison. Pardon : à la déesse Raison que tant vénérait Robespierre. Lui en a-t-on assez parlé en classe, des Lumières avec un grand L, de l’Avenir de la science, de l’Avenir d’une illusion, quand ce n’était pas de la religion opium du peuple, d’un peuple enfin désintoxiqué, puisqu’aux dernières nouvelles, Dieu est mort, sans d’ailleurs qu’on sache au juste de quoi. Je l’ai souvent surpris, ce regard-là, dans mon métier de spécialistes des modernités révolues. Un regard mi-indulgent mi-farceur : pauvres chers hommes d’alors !
[…] Oui, que de fables qui aujourd’hui n’ont plus cours chez les gens sérieux, se dit Homo sapiens et fier de l’être. Qu’expliquent-elles de façon rationnelle ? – Rien. Qu’évoque aujourd’hui le Paradis perdu ? Peut-être un livre de Milton, si le monsieur a un peu lu, ou encore deux vers de Lamartine récités en classe :
‘Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.’
Beau. Mais voilà, dans les temps où Lamartine fignolait son poème, les savants découvraient, preuves à l’appui, que l’homme descend du singe. L’ange avait fait une mauvaise chute. Aujourd’hui, la généalogie s’était affinée : on savait que les singes et les hommes sont cousins à la mode de Bretagne. Dans notre biosphère, tout le monde vous a un air de parenté, et si votre interlocuteur est frotté de paléontologie, il aura un petit sourire et vous présentera l’archaeoptérix, mâtiné de reptile et d’oiseau, ou quelque autre pièce à conviction. Je l’entends d’ici : Adam, Ève, Zeus, Athéna et les autres, fini tout cela. Foin de ces vieux fantasmes : la raison a fait place nette. Elle a exorcisé des peurs ancestrales qui n’avaient que trop duré et qui nous empêchaient de vivre à notre gré. Ouf ! L’Homme avec un grand H, avec sa logique, ses mathématiques, sa physique, sa chimie, son carbone 14, ses techniques de plus en plus pointues, comme on dit – l’Homme sait à quoi s’en tenir et sa liberté a fait un grand bond en avant, comme disait l’autre. Dans cette perspective, le mythe, c’est tout juste l’expression de l’illusoire, aliénant de surcroît. Il ne signifie plus que l’insignifiant, puisque de l’irrationnel il fait un réel et qu’il n’est de réel que le rationnel, autrement dit ce qui se constate et se mesure au mètre, à l’ampèremètre, au manomètre, etc. Circulez : il n’y a rien à croire.
» (1)

Lucien Jerphagnon a su allier l’exigence de précision historique et le souci de raconter sans ennuyer. Il a réussi à marier les contraintes d’une recherche historique en rupture avec un événementiel au service du présent et la nécessité de réintégrer les faits, dans ce qu’ils ont de très humain, au sein même des analyses les plus abstraites. Pour ceux qui ne l’ont jamais lu, quoi de mieux qu’un extrait pour donner à voir sa manière de faire vivre le passé. J’ai hésité sur la page à retenir. Et puis, presque au hasard, j’ai retenu son récit de l’arrivée de l’empereur Constantin à Rome, celui qu’il appelle non sans malice Constantin l’apostat :
« Il devait y avoir affluence dans les rues de la vieille capitale en cette fin d’octobre 312, pour voir défiler un cortège triomphal que nul, à vrai dire, n’attendait si tôt. Depuis quelque six ans, Rome vivait plutôt tranquille sous ce Maxence, fils de Maximien Auguste, qui se disait empereur. Qu’il le fût régulièrement ou pas, le peuple ne faisait pas la différence. Il avait d’ailleurs embelli la Ville aux frais des sénateurs et des plus riches familles qu’il écrasait d’impôts. Et puis, il laissait tranquilles les chrétiens, nombreux à Rome. Sans une pénurie sévère, qui venait de ce qu’on était coupé de l’Espagne et de l’Afrique, et qui avait provoqué des troubles sanglants, on ne se serait trouvé ni mieux ni plus mal que sous n’importe quel autre prince. On s’attendait pourtant à une guerre imminente, car on disait que les troupes de Constantin, le fils de Constance Chlore, marchaient sur la Ville. La lutte serait sûrement longue, car Maxence, solidement retranché derrière le mur d’Aurélien dans une Rome bien défendue, ne redoutait pas grand-chose aussi longtemps qu’il s’y tenait. C’était d’ailleurs ce qu’un oracle lui avait conseillé, les dieux ne répondant de rien s’il en sortait. Mais quelle mouche avait piqué Maxence ? Avait-il interprété l’oracle de travers ? Toujours est-il que, le 28 octobre 312, il avait commis l’erreur stratégique de se porter à la rencontre de Constantin dans les environs du pont Milvius. On sait la suite : son armée avait été défaite et Maxence lui-même avait péri noyé dans le Tibre, à l’instar du Pharaon poursuivant les Hébreux, qui s’était trouvé englouti par la mer Rouge. Le détail est d’Eusèbe, qui n’est jamais en retard d’un symbolisme biblique. Du côté des vainqueurs, on pavoisait. Sur leurs boucliers, ses soldats arboraient un signe bizarre, un X traversé d’un I, et ceux qui savaient disaient aux autres que c’était là le monogramme de Christus, le dieu des chrétiens. Constantin prenait possession de sa conquête avec une satisfaction qui faisait plaisir à voir. Sa reconnaissance envers le dieu chrétien, qui lui avait censément donné la victoire, était sans bornes : il se disait qu’Il lui revaudrait ça sous peu. » (2)
Voilà qui présente les choses en conservant l’incertitude de l’avenir, sans nier que pourtant on le connaît : un talent qui respecte l’approche prudente du passé et qui, en même temps, accroche l’attention. Qui ne voudrait en effet connaître la suite ?

(1) Lucien Jerphagnon, Les dieux ne sont jamais loin, Desclée de Brouwer, 2002, pp. 13-16. J’ai déjà cité cet extrait dans une note du 4 octobre 2005.
(2) Lucien Jerphagnon, Histoire de la Rome antique. Les armes et les mots, 4e édition, Tallandier éditions, 2002, pp. 487-488.

dimanche 11 septembre 2011

Note d’opinion : la théorie du genre

À propos de la théorie du genre

Dans un article paru en page 9 du journal Le Monde des 11 et 12 septembre 2011, Stéphanie Le Bars rend compte de la polémique qu’a fait naître l’introduction de la théorie du genre au sein de manuels scolaires. Un seul point, mais d’importance, me semble mériter des précisions. Pour en saisir la portée, il me faut reproduire quelques citations figurant dans cet article.

Et d’abord, des déclarations d’autorités catholiques. Stéphanie Le Bars nous apprend ainsi que, dans la préface de Gender, la controverse (1), Tony Anatrella, prêtre, psychanalyste et "consulteur" au Vatican sur les questions de famille et de santé, parle de la théorie du genre comme d’une « idéologie totalitaire, plus oppressive et pernicieuse que l'idéologie marxiste ». Selon elle, l’Église catholique verrait dans cette théorie « un changement de paradigme remettant en question la différence sexuelle intrinsèque à l'humanité ». Et de citer aussi Mgr Bernard Ginoux, évèque de Montauban, qui en juin dernier aurait écrit ceci : « Ce sujet est grave et pose les principes d'une société qui, refusant la nature et donc la création, fait de l'être humain son propre créateur, se choisissant sa sexualité et organisant son mode de vie à partir de ce choix ».

Dans un petit encart intitulé «Ce que disent les manuels de biologie de 1ère L et ES », on trouve quelques-unes des phrases qui ont suscité la polémique. Celle-ci d’abord, dans un manuel des Éditions Belin : « La sexualité humaine ne se réduit pas à ces seuls facteurs biologiques, [...] Le contexte socioculturel influence de manière importante le comportement sexuel individuel [...]. Chez l'homme, il existe deux aspects complémentaires de la sexualité : l'identité sexuelle, qui correspond au genre (masculin ou féminin) et relève de l'espace social, et l'orientation sexuelle, qui relève de l'intimité de la personne. » Et puis, dans un manuel des Éditions Hatier, celle-ci : « Hommes et femmes peuvent aussi se distinguer par des caractéristiques comportementales. [...] L'orientation sexuelle, qui peut parfois différer de l'identité sexuelle, ne dépend pas de caractères chromosomiques ou anatomiques, mais relève de l'intimité et des choix de vie. L'hétérosexualité, l'homosexualité, la bisexualité sont des orientations sexuelles. »

Voilà des adversaires - catholiques et théoriciens des gender studies - qui, au-delà de leur différend explicite, s’entendent implicitement sur un point, à savoir que les comportements sexuels non conformes à la banale hétérosexualité seraient délibérés et correspondraient à un libre choix, répréhensibles pour les premiers, à protéger sinon encourager pour les seconds.

Que la sexualité relève de l’intimité n’est vrai que par rapport au devoir moral de discrétion qui s’impose sans doute en la matière ; mais elle dépasse évidemment l’intimité dans ses conséquences sociales, il ne faudrait pas l’oublier.

Que la sexualité, quelle qu’en soit l’orientation, puisse être vécue de la manière la plus épanouissante qui soit - n’en déplaise à l’Église catholique - est une opinion qui me plaît ; mais qu’elle s’impose souvent dans ses voies, bien plus qu’elle ne réponde à une libre préférence, ne peut être écarté sans examen - les préférences n’étant compréhensibles que par ce qui les déterminent.

Qu’en cette affaire, les catholiques - du moins ceux qui se sont exprimés dans le sens discuté - cherchent à distinguer de bons et de mauvais comportements sur la base de leurs dogmes semble évident (ce qui ne les empêche pas, à l’occasion, de dire des choses pertinentes, comme lorsqu’ils évoquent l’âge auquel ce sujet devrait être soumis à la réflexion (2)) ; mais bien des théoriciens des gender studies regardent quant à eux les formes de sexualité que l’Église condamne comme des avancées d’une libération qui atteindrait là ses formes les plus exemplaires, ce qui dénote une vision plus idéologique que lucide sur la question.

Ce que l’article de Stéphanie Le Bras passe sous silence, ce sont les approches sans parti pris qui s’attachent à comprendre les rapports complexes existant entre les nécessités de la vie en société et les formes variées de sexualité, ce que de nombreuses recherches ethnologiques abordent de manière intéressantes.

(1) Tony Anatrella, Gender, Éd. Tequi, 2011.
(2) On trouve dans l’article de Stéphanie Le Bars cette déclaration de Jean Matos : « Ce n'est pas la même chose d'ouvrir un enseignement sur les "gender studies" à Sciences Po pour des étudiants de plus de 20 ans et d'aborder ces sujets avec des adolescents qui n'ont pas la même maturité humaine et psychologique »