de Jacques Derrida
Force de loi est un ouvrage de Jacques Derrida (1) qui serait dorénavant introuvable, mais que l’amitié de Daniel Giovannangeli m’a valu d’obtenir. Je m’y suis plongé, alors même que peu de choses avaient changé dans les préjugés que je nourrissais sur Derrida il y a une douzaine d’années (2), sinon - et ce n’est pas rien - ce que Daniel m’en a dit.
Ce qui m’attirait dans ce livre, c’est qu’il propose une réflexion sur la justice et le droit, thèmes particulièrement intéressant pour tout qui réfléchit à la morale, à son contenu, à sa pertinence sociale, à sa valeur intrinsèque, à son impact.
Lire Derrida réclame de la patience, parce que le propos est sans cesse emberlificoté dans une multitude de niveaux de langage et de niveaux de propos, comme si chaque idée avancée réclamait une mise en abîme. C’est au moins en partie l’effet que produit ce qu’il appelle la déconstruction. Encore celle-ci n’est-elle pas seulement ce qui pousse à l’emberlificotage ; elle est aussi à la fois la méthode et l’objet d’une certaine manière de penser. C’est à ce point envahissant que l’on en viendrait facilement à se dire que la justice et le droit, l’autorité et le juge, la force et la règle ne sont pas les thématiques principales de l’ouvrage : la thématique centrale, c’est la déconstruction.
La déconstruction est un concept emprunté à Heidegger (Zerstörung, Abbau, Destruktion), mais qui a été réinvestit par Derrida pour lui donner un sens qui n’est sans doute pas lié uniquement à la question de l’être. Que faut-il en penser à partir de son emploi dans Force de loi ? Arrêtons-nous sur quelques-unes de ses invocations.
« La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou au-delà du droit, n’est pas déconstructible. Pas plus que la déconstruction elle-même, si quelque chose de tel existe. La déconstruction est la justice. C’est peut-être parce que le droit (que je tenterai donc régulièrement de distinguer de la justice) est constructible, en un sens qui déborde l’opposition de la convention et de la nature, c’est peut-être en tant qu’il déborde cette opposition qu’il est constructible - donc déconstructible et, mieux, qu’il rend possible la déconstruction, ou du moins l’exercice d’une déconstruction qui procède au fond toujours à des questions de droit et au sujet du droit. D’où ces trois propositions :
La déconstructibilité du droit (par exemple) rend la déconstruction possible.
L’indéconstructibilité de la justice rend aussi la déconstruction possible, voire se confond avec elle.
Conséquence : la déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare l’indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit. Elle est possible comme une expérience de l’impossible, là où, même si elle n’existe pas, si elle n’est pas présente, pas encore ou jamais, il y a la justice. Partout où l’on peut remplacer, traduire, déterminer le X de la justice, on devrait dire : la déconstruction est possible, comme impossible, dans la mesure (là) où il y a X (indéconstructible), donc dans la mesure (là) où il y a (l’indéconstructible).
Autrement dit, l’hypothèse et les propositions vers lesquelles je tâtonne ici, appelleraient plutôt pour sous-titre : la justice comme possibilité de déconstruction, la structure du droit ou de la loi, de la fondation, ou de l’auto-autorisation du droit comme possibilité de l’exercice de la déconstruction. Je suis sûr que cela n’est pas clair. J’espère, sans en être sûr, que cela le deviendra un peu tout à l’heure. » (pp. 35-36)
Pas clair ? Oui, c’est le moins que l’on puisse dire. Tentons cependant de cerner autant que possible ce que Derrida veut dire.
La justice est bien évidemment un concept totalement indéfini. Les efforts fournis par le recours à des expressions telles justice distributive, justice commutative, justice immanente, montre bien que le mot appelle du juste sans que ce juste puisse être caractérisé de quelque façon que ce soit. À l’inverse, le droit désigne des règles clairement identifiables, des règles qui aspirent à favoriser le juste, sans y parvenir. Rien là de bien original.
Ce que Derrida ajoute à ce constat, c’est la façon dont la distinction entre justice et droit éclaire - selon lui - la notion de déconstruction. Ici, il me faut tenter de définir ce que Derrida appelle déconstruction, sans trop me préoccuper du fait que lui-même se refuse à la définir, puisqu’elle n’est pas davantage déconstructible que la justice. Je n’ai pas les mêmes raisons que lui d’être prudent (puisque ce mot m’importe peu) ; donc, je me lance :
Déconstruire un concept, une notion, un discours, une parole, c’est rechercher ce qui les fait tels qu’ils apparaissent, alors qu’ils dissimulent d’où ils viennent. À cette fin, tous les moyens sont bons : la généalogie, la philologie, l’étymologie, l’histoire, l’analyse, la logique, la philosophie, et même l’anthropologie. (Il existe un modèle premier de cette ambition de décryptage, c’est La Généalogie de la morale de Nietzsche (3).) Mais la définir de cette façon pourrait laisser croire qu’elle aboutit à un résultat tangible, un résultat qui éclaire la chose déconstruite. Or, chez Derrida à tout le moins, les seules avancées décelables sont celles qui permettraient - faut-il y croire ? - d’éclairer la déconstruction elle-même, souvent évoquée comme une sorte de réalité exorbitante de la méthode. (4)Lorsque Derrida affirme que la justice n’est pas déconstructible, il veut sans doute dire qu’il s’agit d’un mot qui renvoie à quelque chose de tellement fondamental, de tellement général - il dirait peut-être de tellement mystique -, qu’elle est en quelque sorte sans ancêtres, sans antécédents, sans passé, qu’elle est préexistante. Elle est donc indécontructible et, par voie de conséquence, son indéconstructibilité montre que d’autres choses, qui n’ont pas cette nature particulière, tel le droit, sont quant à elles déconstructibles. Et puisque la déconstruction est également sans quoi que ce soit qui la fonde, elle est également indéconstructible. La troisième de ces propositions en vient donc à hypostasier la déconstruction, jusqu’à la désigner comme ce que la justice - justice égale dans sa déconstructibilité - rendrait possible.
On peut se demander si Derrida ne nourrit pas l’espoir d’atteindre, grâce à la déconstruction, la vérité de la justice, même s’il prétend plutôt atteindre la vérité de la déconstruction grâce à la justice. Le mot vérité, lui ne l’emploie pas à ce moment-là. Mais il y a de cela quand même, par exemple lorsqu’il écrit :
« Le droit n’est pas la justice. Le droit est l’élément du calcul, et il est juste qu’il y ait du droit, mais la justice est incalculable, elle exige qu’on calcule avec de l’incalculable ; et les expériences aporétiques sont des expériences aussi improbables que nécessaires de la justice, c’est-à-dire de moments où la décision entre le juste et l’injuste n’est jamais assurée par une règle. » (p. 38)
Entendez : s’il est des moments où il est possible de décider du juste, et rien que du juste, en ne reculant pas devant l’aporétique, c’est que la justice est touchée du doigt, aussi irréductible soit-elle aux arguments rationnels. Mais, il faut bien l’admettre, aucun casus n’est soluble de la sorte.
En fait, Derrida ne méprise par ouvertement la vérité. Il tend plutôt à rendre naïve la prétention non seulement de l’atteindre, mais même de la rechercher, sans pour cela nier son existence, fût-elle inatteignable. Pour lui, ce serait notamment faire fi de tout ce qui entrave le chemin qui y mène, mais pas seulement. En effet, il écrit :
« Tout énoncé constatif reposant lui-même sur une structure performative au moins implicite […], la dimension de justesse et de vérité des énoncés théorico-consatatifs (dans tous les domaines, en particulier dans le domaine du droit) présuppose donc toujours la dimension de justice des énoncés performatifs, c’est-à-dire leur essentielle précipitation. Celle-ci ne va jamais sans une certaine dissymétrie et quelque qualité de violence. C’est ainsi que je serais tenté d’entendre la proposition de Lévinas qui, dans un tout autre langage et selon une procédure discursive toute différente, déclare que “la vérité suppose la justice”. En parodiant dangereusement l’idiome français, on finirait par dire : “La justice, il n’y a que ça de vrai.” Cela n’est pas sans conséquence, inutile de le souligner, quant au statut, si on peut encore dire de la vérité, de cette vérité dont saint Augustin rappelle qu’il faut la “faire”. » (pp. 59-60)
Je dirais volontiers ce que m’inspirent les précautions qu’il prend pour accepter la phrase de Lévinas, mais il s’agit de tenter d’être bref et donc d’aller à l’essentiel. En l’occurence, l’essentiel, c’est la référence à Augustin. Dans sa “"Confessio" liminaire” au Livre X des Confessions, on trouve ceci :
« “Et voici que tu as chéri la vérité”, / Car celui qui la fait parvient à la lumière. / Je veux donc faire la vérité, / Dans mon cœur, devant toi, par ma confession, / Mais aussi dans mon livre, pour de nombreux témoins. (5)
La vérité ainsi évoquée, c’est celle de Dieu ; c’est même Dieu lui-même. Ai-je besoin de rappeler ce tournant de la philosophie qu’a représenté cet abandon de la vérité humainement quêtée pendant l’Antiquité, tournant si bien décrit par Ernst Cassirer (6) ? Pour Augustin, la vérité se fond dans la Révélation ; pour Derrida, elle a pour le moins quelque chose de métaphysique. Ce qui est une manière de marquer son dédain pour ceux qui s’avisent de tenter une approche de la vérité. Voilà ce qui suscitait les reproches que Jacques Bouveresse adressait si souvent à ceux qu’il appelait les postmodernes.
Se tenir sur les rives de la déconstruction, c’est d’une certaine manière s’interdire tout choix, et notamment tout choix politique. Soit, mais alors il convient de rester dans l’épochè, une vraie épochè, celle qui est davantage qu’une suspension, une posture immuable. Ce qui compromet ce « il faut » lié au calcul et à la négociation. Et pourtant…
« L’ordre de ce il faut n’appartient proprement ni à la justice ni au droit. Il n’appartient à l’un des deux espaces qu’en le débordant vers l’autre. Ce qui signifie que, dans leur hétérogénéité même, ces deux ordres sont indissociables : en fait et en droit. La politisation, par exemple, est interminable même si elle ne peut et ne doit jamais être totale. Pour que cela ne soit pas un truisme ou une trivialité, il faut en reconnaître la conséquence suivante : chaque avancée de la politisation oblige à reconsidérer, donc à réinterpréter les fondements mêmes du droit tels qu’ils avaient été préalablement calculés ou délimités. Cela fut vrai par exemple à la Déclaration des droits de l’homme, à l’abolition de l’esclavage, dans toutes les luttes émancipatrices qui restent et devront rester en cours, partout dans le monde, pour les hommes et pour les femmes. Rien ne me semble moins périmé que le classique idéal émancipatoire. On ne peut tenter de le disqualifier aujourd’hui, que ce soit de façon grossière ou sophistiquée, sans au moins quelque légèreté et sans nouer les pires complicités. » (pp. 62-63)
Il me semble assez paradoxal de jouer sans cesse avec cette notion très floue de déconstruction qui, en toute hypothèse, traduit le refus de se contenter du sens commun des mots et, en même temps, d’adhérer sans nuance à cet « idéal émancipatoire » qui n’est que la morale du lieu et de l’époque, laquelle s’émancipe d’une morale d’un autre lieu ou d’une autre époque. Voilà qui met Derrida dans ce camp du progrès, un camp qui veut un présent au-dessus du passé ! Aurait-il oublié de déconstruire cette émancipation-là ?
La deuxième partie du livre de Derrida est consacrée à un texte de Walter Benjamin : Critique de la violence (7). J’ai relu ce texte - que j’avais oublié - et je me suis trouvé tant de raisons de le commenter, et davantage encore tant de raisons de commenter ce qu’en dit Derrida, que j’ai renoncé à m’en expliquer dès à présent.
Je l’avouerai sans difficulté : malgré tous mes efforts, je ne comprends pas la déconstruction, ni dans son utilité, ni dans ses ambitions, ni dans sa pertinence, sinon comme une façon (certes intelligente) de montrer que l’on ne tombe jamais dans le piège, le piège que nous tend le monde, le monde social, le monde intime, celui de croire comprendre ce qui nous comprend.
Force m’est d’admettre, cependant, que la lecture de Derrida excite la réflexion. Ainsi, en le lisant, m’est venue l’idée suivante. Une chose peu étudiée, c’est l’impact des doctrines, théories et considérations philosophiques sur le sens commun, de même que l’impact du sens commun sur celles-ci. Toute mesure de ces impacts est évidemment très malaisée, étant donné qu’elle exigerait de vérifier, pour chaque occurrence, la distance qui sépare la pensée d’origine - notamment telle qu’elle est en principe coulée dans le texte qui en témoigne - de ses interprétations, savantes d’abord, triviales ensuite. J’en donne trois exemples relatifs à de ces préceptes pseudo-éclairés qui circulent dans les médias. Il y a d’abord ces “passions tristes” qui permettent de s’autoriser de Spinoza pour condamner certaines opinions. (8) Il y a ensuite cette affirmation selon laquelle “ce qui ne me tue pas, me rend plus fort”, laquelle encourage en quelque sorte de se consoler d’un échec, les plus informés de ceux qui en usent espérant qu’on leur reconnaîtra une certaine connaissance de Nietzsche. (9) Il y a enfin la distinction entre “déconstruit et construit” qui confère une allure d’analyse approfondie aux opinions défendues, laissant supposer aux mieux avertis une référence à Derrida. (10)
(1) Jacques Derrida, Force de loi. Le “fondement mystique de l’autorité”, Galilée, 1994.
(2) Cf. ma note du 21 juillet 2013.
(3) Friedrich Nietzsche, “La généalogie de la morale” in Œuvres vol. 2, Laffont, Bouquins, pp. 739-889.
(4) Il va de soi que l’audace que je me reconnais alors que je tente de définir la déconstruction est bien peu de chose, comparée à l’audace avec laquelle Derrida en parle. Ainsi, évoquant « son impossible possibilité », il renvoie à ce qu’il en disait dans Psyché, Inventions de l’autre (Galilée, 1987, pp. 26-27) : « La déconstruction ne s’est jamais présentée comme quelque chose de possible. […] elle ne perd rien à s’avouer impossible […]. Le danger pour une tâche de déconstruction, ce serait plutôt la possibilité, et de devenir un ensemble disponible de procédures réglées, de pratiques méthodiques, de chemins accessibles. L’intérêt de la déconstruction, de sa force et de son désir, si elle en a, c’est une certaine expérience de l’impossible : c’est-à-dire […] de l’autre, l’expérience de l’autre comme invention de l’impossible, en d’autres termes comme la seule invention possible. » (p. 78, n. 1)
(5) Saint Augustin, Les Confessions précédées de Dialogues philosophiques. Œuvres, I, sous la dir. de Lucien Jerphagnon, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1998, p. 981.
(6) Cf. mes notes des 5 novembre 2024 et 25 mai 2025 dans lesquelles je cite Cassirer évoquant Augustin.
(7) Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Folio, 2000, pp. 210-243.
(8) En voici un exemple, pêché sur la “toile”.
(9) En voici un exemple trouvé sur Internet. Si l’expression dont use Nietzsche est bien en rapport avec son état de santé, j’attribue personnellement sa signification à bien autre chose (cf. ma note du 15 novembre 2021).
(10) En voici un exemple des plus drôles découvert sur Youtube.