À propos de l’épochè
Que savons-nous du passé ? Que savons-nous du lointain ? L’histoire et la géographique sont synthétiques, nécessairement synthétiques. Les conséquences de ces états de choses sont décisives. En prendre conscience peut peut-être en atténuer les effets aveuglants.
L’histoire est synthétique parce qu’il n’est possible d’évoquer le passé qu’en sélectionnant quelques faits supposés révélateurs d’une réalité infiniment encombrées de faits de toutes sortes. Ce qui guide la sélection ainsi opérée est révélateur de préférences affirmées et conscientes ou tues et non conscientes. Par exemple, le récit national - cette version de l’histoire d’un pays plus ou moins partagée en son sein - répond à des ambitions idéologiques peu affirmées telles, mais suffisamment prégnantes pour peser sur la sélection des faits et, davantage encore, sur leur interprétation.
La géographie est synthétique parce qu’il n’est pas possible d’appréhender l’espace dans sa totalité, non seulement dans sa totalité intrinsèque, mais également dans la totalité de tout segment circonscrit, quelle qu’en soit l’exiguïté. Que ce soient dans ses aspects naturels ou artificiels, dans ses composantes physiques ou biologiques, dans ses caractéristiques telluriques ou économiques, chaque endroit est le résultat d’une infinité de déterminations qui échappent au seul inventaire. Par exemple, chaque élément recensé en quelque lieu que ce soit est le produit d’une histoire dont la connaissance seule pourrait éclairer la préhension la plus vraisemblable. C’est dire si la synthèse dont on est contraint de se satisfaire conserve une imprécision dont profite les velléités idéologiques, voulues ou occultes.
La première des conclusions qui peut être tirée de tout cela, c’est que l’histoire et la géographie sont une même chose en ce qu’elles visent toutes deux, ensemble, à démêler le vrai du faux à propos du découlement de la réalité, à l’inverse des autres sciences qui se penchent sur ce qui explique le type de découlement spécifique à telle ou telle réalité. Davantage encore que pour les autres sciences dites humaines, la tâche est rendue d’autant plus malaisée que, le plus souvent, la réalité observée est déjà embuée par un grand nombre de prédications tenaces. La deuxième conclusion possible, c’est que nos jugements communs sur le monde sont à ce point pollués par les synthèses engagées répandues par la doxa qu’il serait judicieux - forts de ce type de lucidité - de suspendre tous ces diagnostics, toutes ces évaluations, toutes ces prises de parti que la vie sociale nous incite à rejoindre. Qu’aurions-nous à souffrir d’une épochè idéologique, sinon d’un peu de solitude ?
Un exemple de la manière de raisonner sur pareille base serait le bienvenu. Je le trouve dans un article que l’on doit à Francesca Melandri et qui a été publié par le journal Le Monde le 30 mai dernier (1).
La question que cet article pose, c’est celle de l’empathie sélective. Parmi les souffrances que l’homme inflige à l’homme, y a-t-il lieu de distinguer celles qui, pour quelque raison que ce soit, méritent d’être déplorées ? Dans quelle mesure le nombre et la durée des maltraitances fournissent-ils un critère de sélectivité susceptible d’établir une hiérarchie des horreurs ?
Dans les années 90, Francesca Melandri fut témoin du sort des Lhotshampas, une minorité népalaise du Bouthan déportée dans des camps et violentée. Ayant documenté ces faits, elle se heurta au refus des télévisions italiennes de faire écho à cette information au motif que l’épuration ethnique en cours en Bosnie retenait toute leur attention. Elle en vint ainsi à constater : « Il existe des génocides plus populaires que d’autres. » Le Soudan, la République démocratique du Congo, l’Ukraine, Gaza : des situations parmi d’autres qui témoignent de la férocité dont les humains sont capables, mais des situations aussi vis-à-vis desquelles l’information circule ou pas, vis-à-vis desquelles également l’esprit partisan s’exprime. Et Francesca Melandri d’avancer l’idée que ces discriminations trouveraient leur source dans l’identité.
Je ne suis pas sûr que le concept d’identité soit en l’occurence le plus approprié. Mais peu importe, ai-je envie de dire. Ce qui est visé, c’est cette indécrottable tendance à préférer nos préférences, y compris lorsque nous avons le sentiment très subjectif d’être impartial et objectif. Emporté par l’opinion de ceux dont nous nous sentons proches, nous adhérons au pour et bâillonnons le contre d’autant plus facilement que réfréner toute opinion serait plus mal vu encore que d’exprimer une opinion contraire.
C’est évidemment les prises de position suscitées par les attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2024 et par la dévastation de la bande de Gaza décidée ensuite par le Gouvernement israélien qui illustrent le mieux ce désir irrépressible d’engagement politique. Quoi qu’ait eu d’exceptionnel le génocide dont furent victimes les juifs d’Europe (organisation industrielle de l’extermination), le souhait de certains des survivants et de certains de leurs descendants de n’admettre aucune comparaison entre leur malheur et celui d’autres victimes d’horreurs insignes a conduit notamment certains dirigeants israéliens à attribuer sans vergogne à l’antisémitisme toute critique des actions menées à Gaza. Le malheur engendré par l’horreur qui sert à justifier une autre horreur et à nier un autre malheur : peut-on aller plus loin dans l’insanité ?
S’il fallait un argument supplémentaire afin de convaincre tout un chacun de différer tout jugement et de s’arroger le droit de ne pas prendre position sans s’être donné le temps d’examiner les causes et les raisons des opinions a priori les plus repoussantes, ce serait de reconnaître que tout humain, aussi bienveillant et pacifique soit-il, peut être entraîné par des circonstances nouvelles et prédominantes à commettre des horreurs qu’il n’imagine même pas. Nous ne choisissons pas d’être innocent (de cela, bien sûr) ; c’est notre histoire qui nous rend tel.
(1) Francesca Melandri, “L’empathie sélective pour les peuples en souffrance est un échec éthique colossal” in Le Monde, 30 mai 2025, p. 26.
Je trouve éclairant et stimulant le recours au concept d’épokhè. Il n’est peut-être pas trop arbitraire de remarquer, au risque de ne mettre l’accent que sur un point de la note, que « la déconstruction » – au sens philosophique et non dans l’usage intempérant et surtout carrément idéologique qui en est fait un peu partout – s’appuie également sur l’épokhè. Ainsi Derrida souligne-t-il dans ‘Force de loi’ ce « moment de suspens, ce temps de l’épokhè, sans lequel il n’y a pas de déconstruction possible » (p. 46). Ce premier moment débouche précisément sur la mise en évidence de ce qu’il appelle « l’indécidable ». C’est, il est vrai, pour, dans un deuxième temps, estimer quant à lui, de manière hyperbolique, que toute décision véritable comporte un saut tel qu'elle « ne doit pas être pas la conséquence ou l’effet d’[un]savoir théorique ou historique » (p. 58).
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