samedi 12 juillet 2003

Note de lecture : Armand Mattelart

Histoire de la société de l’information
d’Armand Mattelart


Quand on lit un livre d’histoire, on est probablement animé du désir de savoir ce qui s’est passé dans les temps anciens. C’est sans doute que l’on est convaincu que ces temps anciens peuvent nous être utiles, qu’ils peuvent nous apprendre pourquoi nous sommes ce que nous sommes, ou nous indiquer les erreurs qu’il ne faut pas répéter, ou encore nous distraire des inquiétudes contemporaines en nous faisant revivre les joies et les malheurs de nos ancêtres.

Mais connaître le passé n’est pas chose aisée. Outre que la critique des sources constitue un exercice difficile, un danger guette en permanence celui qui prétend atteindre la vérité d’époques révolues, c’est l’anachronisme. Car les moyens dont nous disposons pour penser le passé sont ceux dont le présent nous a pourvus et ils recèlent donc tous une inclination à donner aux événements et aux comportements le sens que nous leur attribuons aujourd’hui.

Pourtant, si l’histoire présente un intérêt, c’est précisément celui de nous faire découvrir des manières d’agir et de penser qui sont étrangères aux nôtres. Lorsqu’on étudie les œuvres de Platon, il s’agit bien plus de découvrir ce que le contexte historique a permis à ce philosophe de penser – y compris dans ce que cela peut avoir d’étrange, voire d’incompréhensible pour nous – plutôt que de trouver un « prêt à porter » de la pensée dont nous pourrions utilement user aujourd’hui.

Voilà sans doute ce qui justifie que l’on analyse les ouvrages d’histoire avec beaucoup d’esprit critique. Car la saveur de l’histoire réside dans l’étrangeté qu’on y découvre et non dans l’accoutumance à laquelle condamne une approche uniquement érudite. Jean-Jacques Rousseau a écrit : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés. » (1) Porter sa vue au loin, ce peut être la porter loin dans le passé, là où on peut observer les différences.

C’est dans cet esprit que j’ai ouvert le livre d’Armand Mattelart (2).

Il est peut-être utile de commencer par épingler un certain nombre de défauts du livre.

Il est écrit petit. C’est particulièrement le cas des encadrés qui interrompent la lecture. On finit par ne plus savoir si la fatigue ressentie est due aux idées désespérantes développées, au style lourd et technique employé ou à cette petitesse des caractères.

L’exposé présente le grave inconvénient de mélanger citations, idées reproduites et idées personnelles sans que l’on sache toujours très bien ce à quoi l’auteur adhère et ce qu’il ne fait que présenter. Evidemment, les deux derniers chapitres et la conclusion révèlent davantage les choix personnels de l’auteur, mais il est dommage que l’on ne puisse pas mieux déceler – particulièrement dans les quatre premiers chapitres – ce qui est décrit dans le but d’informer et ce qui est décrit dans le but de dénoncer.

Il y a quelque chose d’agaçant dans le procédé qui consiste à "convoquer" un maximum d’auteurs (philosophes, sociologues, politologues, etc.) pour démontrer que l’évolution historique dont on prétend comprendre le sens serait annoncée ou perçue par un nombre considérable de penseurs renommés. Les citations – quand elles existent – sont généralement très courtes, sorties peut-être de leur contexte, et interprétées dans un sens corroborant les idées de Mattelart.

Enfin le style employé est volontiers jargonnant et n’évite pas toujours l’enflure.

Avant même de résumer le livre, il est peut-être utile de tenter d’en donner un aperçu général.

Le sujet annoncé, c’est l’histoire de la société de l’information. Mais que faut-il entendre par « société de l’information » ? Expression très ambiguë, la société de l’information ne désigne pas une partie du monde social (celle qui serait chargée de l’information), ni davantage une société qui se distinguerait des autres par l’importance qu’elle accorde à l’information, mais bien une certaine manière de concevoir la société et qui se caractérise par le fait que l’essentiel des progrès que l’homme peut attendre viendraient de la facilitation de la circulation de l’information. « La société globale de l’information est devenue un enjeu géopolitique, et le discours qui l’entoure est une doctrine sur les nouvelles formes de l’hégémonie » (3), voilà l’idée maîtresse d’Armand Mattelart.

Il est sans doute vrai que le monde occidental contemporain est traversé par des convictions dominantes et que celles-ci influencent les institutions, l’économie et la culture. Il est même probable que cet ensemble de convictions dominantes joue un rôle très comparable à celui que l’on reconnaissait il y a vingt ou trente ans aux idéologies explicites. Mais il est bien moins sûr que le nœud central de cette nouvelle idéologie soit la société de l’information, et moins sûr encore que cette idéologie soit consciemment construite par ceux à qui elle profite. C’est pourtant de cette manière qu’Armand Mattelart nous présente les choses, succombant ainsi – me semble-t-il – à la rhétorique du complot (4), c’est-à-dire à cette détestable tentation qui s’offre à tous ceux qui veulent dénoncer les effets regrettables d’un courant de pensée en imaginant qu’il est inventé et entretenu par une concertation cynique.

Je pense personnellement que l’idéologie contemporaine est très sournoise, dans la mesure où elle n’est pas perçue comme telle. Elle s’insinue autant dans les esprits à travers des conditionnements très subtils (comme ceux qui cheminent par le biais de la publicité) que par des discours argumentés. Et, dans ce contexte, il est très malaisé de déterminer quels sont les axes principaux de cette idéologie. La circulation de l’information en est un, c’est certain, mais il en est d’autres au moins aussi importants (la démocratie participative, la communication, la logique réticulaire, le management, la prospective, la gouvernance, etc.)

Le livre peut être résumé et commenté comme suit.

Dans un premier chapitre intitulé « Le culte du nombre », Armand Mattelart plonge jusqu’au début du XVIIe siècle pour désigner, comme prémisse des phénomènes qu’il veut étudier, l’importance toute particulière que savants et philosophes accordèrent alors à l’arithmétique et à la géométrie. Il insiste sur les projets de langage universel qui, au XVIIe et XVIIIe siècles, accompagnèrent les premiers développements de la démarche scientifique moderne et suggère ainsi que le courant de pensée contemporain qu’illustre le concept de "société de l’information" serait en fait la suite logique d’une évolution de longue durée, commencée avec les premières manifestations du rationalisme quantitatif.

L’idée d’une évolution de longue durée – progressive et linéaire – est à première vue séduisante. Elle situerait ce que certains peuvent appréhender comme des modes passagères dans le contexte d’un mouvement historique multiséculaire dont on ne peut s’apercevoir que si on accepte de prendre beaucoup de distance avec les explications communes. Mattelart multiplie au fil du livre tout entier les indices destinés à accréditer l’existence de ce mouvement. Et l’image qu’il en donne est celle d’une évolution qui prend continûment le même sens, renforçant toujours et de plus en plus les tendances premières.

Mais on peut se demander si Mattelart ne s’est pas lui-même laissé aveugler par le charme et la simplicité de son hypothèse. Car, en creusant un peu les choses, on peut aisément échafauder une autre hypothèse, entièrement opposée à la sienne. En effet, au sein de l’idéologie contemporaine, on peut mettre facilement en évidence des traits qui traduiraient une rupture assez profonde avec la science moderne.

Mattelart ne cite Descartes qu’une seule fois, et c’est pour signaler qu’il avait émis « l’idée d’une langue nouvelle conçue au moyen d’un système décimal de numérotation » (5). C’est un peu court vis-à-vis de quelqu’un dont il est difficile de nier qu’il influença très profondément un grand nombre de philosophes et de scientifiques durant plusieurs siècles et marqua même les esprits communs au point de faire de son nom un adjectif marquant des qualités intellectuelles (clarté, logique, méthode, rationalité, solidité). Or, on doit bien constater que la démarche scientifique contemporaine apparaît en contradiction avec la façon dont Descartes envisageait la science. Tant et si bien que, là où Mattelart suggère la continuité, il serait peut-être tout aussi justifié de parler de rupture.

Un des fondements les plus importants de la pensée de Descartes, c’est sans doute l’idée qu’il n’y a de science que totale et unifiée. Pour lui, la diversité des objets du savoir n’implique pas une diversité corrélative des dispositions intellectuelles qui permettent de les appréhender. Toutes les sciences relèvent d’une disposition universelle à la vérité, une humaine sagesse « qui ne reçoit pas plus de diversité que n’en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire » (6). Il s’ensuit qu’il n’y a de démarche scientifique valide que pour autant que soit pris en compte le fait que les sciences forment une chaîne, une chaîne dont la solidité dépend de la façon dont chaque maillon est bien refermé sur celui qui le précède et sur celui qui le suis. Ainsi, l’image de la science que Descartes retient est celle de l’arbre « dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences » (7). Ce qui revient à dire, comme l’écrit avec justesse Philippe Hamou que « l’enchaînement des sciences est analogue à l’enchaînement des intuitions dans l’ordre déductif : il n’est valide et fructueux que si tout ce qui doit être pensé et compris à chacune des étapes est pensé et compris une fois et une fois pour toutes » (8).

Le discours savant obéit de nos jours à des principes diamétralement opposés : la vérité est généralement jugée relative au contexte dans lequel elle est proférée et le savoir est vu, non plus comme une chaîne ou un arbre, mais comme un filet dans lequel toutes les intersections ont la même valeur (heuristique, notamment), à l’instar des réseaux (dont Internet est le paradigme). La hiérarchie, celle des pouvoirs et des responsabilités, comme celle des principes et des raisons, est mal vue ; l’interconnectivité lui est préférée, une interconnectivité dans laquelle chaque unité est censée disposer des mêmes droits à participer à ce qui se passe. Mattelart rend compte de cette logique réticulaire (9), mais il semble ignorer combien ce modèle est en contradiction avec la science unifiée rêvée par les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles. (10)

Cette ignorance n’est pas sans conséquence sur son analyse. En effet, il met bien peu l’accent sur la disparition d’une certaine forme de rigueur qui avait longtemps caractérisé la démarche scientifique. De nos jours, la qualité de scientifique est de plus en plus souvent reconnue – du moins par les médias – à des travaux ou des chercheurs révélant des hypothèses ou des résultats mal étayés plutôt qu’à ceux dont la méticulosité méthodologique fait le prix. On peut se demander si le livre de Mattelart n’a pas lui-même succombé – inconsciemment peut-être – au désir de plaire aux médias ; la rigueur est loin d’y être omniprésente.

Dans le deuxième chapitre intitulé « La gestion de l’âge industriel et scientifique », Armand Mattelart poursuit la tâche qu’il s’est assignée, à savoir démontrer la continuité du courant d’idées qui – naissant avec l’esprit scientifique nouveau du début du XVIIe siècle – progresserait sans interruption réelle jusqu’à nos jours. Et d’affirmer que Saint-Simon aurait dénoncé la philosophie négative des Lumières et appelé de ses vœux une philosophie positive (11) ; citation à l’appui, il affirme que Michel Chevalier, le disciple de Saint-Simon, « est un des premiers penseurs français à montrer sa fascination à l’égard du modèle américain de domestication de l’espace des réseaux » (12).

N’y a-t-il pas dans tout cela une sollicitation un peu complaisante d’œuvres qui ont été écrites dans un contexte différent et dont la pensée est retraduite en langage et au moyen de concepts contemporains ? Je pense que la question mérite d’être posée. Et il se justifie tout autant de se la poser à propos de Charles Fourier quand on lit que sa pensée « sur l’individu polyvalent, l’éducation intégrale et la réconciliation du travail et du plaisir dessinera l’horizon des futurs alternatifs au mode de développement utilitaire » (13).

Il semble, par contre, assez judicieux d’insister comme Armand Mattelart le fait sur la place sans cesse grandissante qui fut accordée au nombre. Ce qu’il appelle la raison actuaire me paraît effectivement avoir progressivement dessiné le décor dans lequel nous vivons aujourd’hui. C’est particulièrement vrai des avancées en matière statistique qui ont énormément participé à conférer beaucoup de vraisemblance au principe selon lequel la circulation de l’information suffirait à garantir simultanément la véracité de l’information et le caractère démocratique des décisions. Je voudrais évoquer deux exemples permettant de mieux faire comprendre encore l’impact de cette évolution sur nos vies de tous les jours.

La vie politique est de plus en plus influencée par les sondages. Au point que l’on peut se demander si la réussite d’une carrière politique n’est pas aujourd’hui très dépendante de la capacité à adopter comme des idées personnelles des projets qui coïncident le mieux possible avec ce que les sondages révèlent comme majoritairement souhaité ou accepté. Le pourcentage statistique devient ainsi le point de départ d’une sorte de cercle vicieux : une idée politique favorablement accueillie par les sondés est si bien répercutée par les politiques qu’elle en devient d’autant plus populaire et renforce donc la propension qu’ont ces politiques à s’en faire les chantres. En poussant un peu loin le raisonnement – trop loin, sans doute – on aboutirait à un fonctionnement démocratique ressemblant à un homéostat, bien loin des choix libres et réfléchis.

L’importance prise par la télévision au sein de la vie culturelle est de plus en plus grande. Or, l’orientation des programmes diffusés par la télévision est elle-même de plus en plus influencée par l’audimat, c’est-à-dire par la mesure de l’audience de chaque programme. Il ne fait guère de doute que cette évolution est due en grande partie au financement des chaînes de télévision par la publicité. Mais s’y mêle sans doute aussi une logique dans laquelle il est recommandé d’aller au devant des goûts du grand nombre. Et ici aussi, le danger d’un cercle vicieux n’est pas absent : la diffusion aux meilleures heures d’une émission l’impose en quelque sorte au grand nombre, ce qui favorise son succès et, par voie de conséquence, incite à la création d’émissions similaires. Tant et si bien que les produits culturels sont de moins en moins variés et que le risque est de plus en plus grand de voir s’amenuiser énormément la frange du monde social qui reste intéressée par la culture cultivée.

Dans le troisième chapitre intitulé « L’émergence des machines informatiques », Armand Mattelart relate les circonstances dans lesquelles les machines informatiques se sont développées. Il s’appesantit longuement sur ce que ces machines doivent aux conditions de guerre.

Il cherche en outre à mettre ce développement des machines informatiques en relation avec l’évolution des idées, notamment dans le domaine du comportement humain. Et là, de nouveau, il faut bien constater qu’il manque énormément de nuance et englobe un peu facilement dans une même évolution des pensées et des auteurs qu’il prive de leur originalité.

Ainsi, par exemple, il ose affirmer ceci : « En s’alignant sur la théorie de l’information, la linguistique structurale, science-phare des années soixante, prétend offrir aux sciences sociales un modèle qui leur permette de conquérir une identité et une légitimité proche des sciences exactes. Le langage comme système définit la société comme système. La biologie moléculaire, qui vient de découvrir le patrimoine héréditaire inscrit dans l’ADN, et l’analyse structurale du discours partagent la même topographie conceptuelle : code, système d’information, programme, signe et message [Jakobson, 1962 ; Jacob, 1970]. Le texte est souverain. Le système de communication ne renvoie qu’aux seules lois de sa structure interne. Le corpus est irréductiblement clos sur lui-même. Les récepteurs ainsi que les sujets de l’énonciation et leurs intérêts s’effacent. » (14)

Il est pour le moins audacieux de prétendre que la linguistique structurale s’est alignée sur la théorie de l’information. Celle-ci, en effet, postule que c’est la liberté et le nombre d’échanges informatifs qui stimulent le mieux l’avènement d’une société « plus solidaire, plus ouverte et plus démocratique » (15). Or, à l’inverse, la théorie structuraliste met en évidence le caractère non ou peu conscient des phénomènes culturels. Ce qui signifie que « les sujets de l’énonciation et leurs intérêts » ne « s’effacent pas », mais qu’au contraire ils permettent au système social, en poursuivant des intérêts peu lucides sur les véritables enjeux, de répondre aux exigences de sa survie. Un passage d’un article publié en 1949 par Claude Lévi-Strauss permet de mesurer la différence : « C’est à Boas que revient le mérite d’avoir, avec une admirable lucidité, défini la nature inconsciente des phénomènes culturels, dans des pages où, les assimilant de ce point de vue au langage, il anticipait sur le développement ultérieur de la pensée linguistique, et sur un avenir ethnologique dont nous commençons à peine à entrevoir les promesses. Après avoir montré que la structure de la langue reste inconnue de celui qui parle jusqu’à l’avènement d’une grammaire scientifique, et que, même alors, elle continue à modeler le discours en dehors de la conscience du sujet, imposant à sa pensée des cadres conceptuels qui sont pris pour des catégories objectives, il ajoutait : "La différence essentielle, entre les phénomènes linguistiques et les autres phénomènes culturels, est que les premiers n’émergent jamais à la conscience claire, tandis que les seconds, bien qu’ayant la même origine inconsciente, s’élèvent souvent jusqu’au niveau de la pensée consciente, donnant ainsi naissance à des raisonnements secondaires et à des réinterprétations."** Mais cette différence de degré ne dissimule pas leur identité profonde, et elle ne diminue pas la valeur exemplaire de la méthode linguistique pour les recherches ethnologiques. Au contraire : "Le grand avantage de la linguistique à cet égard est que, dans l’ensemble, les catégories du langage restent inconscientes ; pour cette raison, on peut suivre le processus de leur formation sans qu’interviennent, de façon trompeuse et gênante, les interprétations secondaires, si fréquentes en ethnologie qu’elles peuvent obscurcir irrémédiablement l’histoire du développement des idées."*** » (16)

Aux yeux des structuralistes, l’information qui circule ne serait donc pas la source d’une meilleure lucidité sur le monde social, mais au contraire le moteur peu conscient des forces qui le modèlent. Il est regrettable qu’Armand Mattelart – qui souhaite manifestement prendre ses distances avec le concept de société de l’information (il termine son livre en dénonçant « les sentiers battus du millénarisme technoglobal » (17)) – se plaise néanmoins à donner du crédit à l’idée naïve que ce serait la circulation de l’information qui importerait, davantage que la qualité de son contenu.

Le quatrième chapitre intitulé « Scénarios postindustriels » est particulièrement intéressant. On y trouve énumérés les auteurs dont l’influence aurait été prépondérante dans l’émergence des idées qui conduiraient à la société de l’information : fin des idéologies, prévision, démocratie interactive, réseaux.

On comprend, bien sûr, que Mattelart se soit concentré sur les auteurs qui ont en quelque sorte fait le courant dont il parle. Ce qui a notamment comme mérite de montrer l’étroite imbrication entre savants et politiques. Il n’est effectivement pas inintéressant qu’il nous apprenne que le « panthéon » de Daniel Bell comporte « trois personnages : Saint-Simon, […] Frédéric Winslow Taylor et Robert McNamara » (18).

Mais il est gênant qu’il taise la manière dont – dans les mêmes domaines – des recherches divergentes ont pu progresser. Que Daniel Bell ait usé de l’autorité de Max Weber pour mieux contrer les thèses de Marx est sans doute vrai. Mais Weber a aussi influencé un important courant de la sociologie dont les préoccupations se situent bien loin de celles de Daniel Bell et qui, notamment, tente de rendre compte de la façon dont l’accès à l’information, sa distribution et son décryptage participe d’une logique qui, loin de favoriser la solidarité, l’ouverture et la démocratie, entretient et renforce des privilèges.

Lorsqu’il évoque le « boom de la prévision » (19), Mattelart relate les débuts de ce qu’on appelle aujourd’hui la prospective. Est-ce malicieusement qu’il cite – sans le commenter – l’exemple des travaux de Herman Kahn qui prédit en 1967 que, dans la société postindustrielle de l’an 2000, « on ne travaillera pas plus de 5 à 7 heures par jour, 4 jours par semaine, 39 semaines à l’année et on prendra 13 semaines de vacances » (20) ? Si l’on en croit les tenants (21) actuels de l’État social actif, la durée du travail devrait augmenter dans les 10 ou 20 ans à venir !

Il est évidemment aisé d’ironiser sur les prévisions. Et il ne fait guère de doute qu’il soit possible de mener des recherches permettant de mieux prévoir l’évolution du monde social, au moins à court terme. Mais la difficulté de cette tâche se concilie sans doute mal avec l’impatience des demandeurs qui se pressent sur le « marché » de « l’élaboration de scénarios d’anticipation » (22), pour reprendre une expression de Mattelart. On peut regretter que celui-ci n’évoque d’aucune façon cette confrontation de la recherche scientifique aux exigences des hommes d’action.

Dans le cinquième chapitre intitulé « Les avatars des politiques publiques », Mattelart dévoile enfin une partie de ses opinions.

Après avoir énuméré les principaux rapports sur lesquels, depuis les années 70, les autorités politiques se sont appuyées pour justifier la mise en œuvre de la computepolis, de la télématique, du free flow information, des autoroutes de l’information, et de ses corollaires que seraient l’affaiblissement de la tutelle étatique et la déréglementation, Mattelart se laisse enfin aller à évoquer certaines insuffisances. Parlant du sommet européen de Lisbonne qui s’est tenu en mars 2000, il écrit que « l’Union européenne se donne comme objectif stratégique de "devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique". » « La définition de la mission des systèmes éducatifs, ajoute-t-il, est évasive : s’adapter "tant aux besoins de la société de la connaissance qu’à la nécessité de relever le niveau d’emploi et d’en améliorer la qualité". Toujours rien sur les contenus et les usages, lance-t-il alors, sauf à considérer que la mention explicite à la nécessité pour les enseignants de se convertir en utilisateurs d’Internet peut tenir lieu de politique. » (23)

Mais on peut se demander de quelle nature est sa critique. On en a peut-être une idée quelques paragraphes plus loin, lorsque – évoquant toujours l’Union européenne – il écrit : « Construire un espace de valeurs impliquerait pour le moins que les partenaires partagent une conception plus ou moins commune des responsabilités de la puissance publique. Or, il est clair, par exemple, que le libéralisme à visage humain de la "société de marché" prôné par le parti néotravailliste britannique et sa "troisième voie" s’accorde mal de l’idée de politique publique. L’individu étant promu l’axe de l’autorégulation, le système éducatif n’est plus cette fabrique qui tend à renforcer les inégalités sociales auxquelles il convient de remédier mais le lieu où l’individu flexible construit son "employabilité" dans le cadre de la compétitivité scolaire. Le lieu où, en l’occurrence, il devient le seul responsable de son éventuel chômage. C’est ce pragmatisme social-libéral qui, lors du sommet européen de Lisbonne en mars 2000, dominé par l’axe Londres-Berlin-Madrid, a prévalu notamment dans la vision strictement instrumentale des États de l’Union sur les missions qui incombent aux systèmes éducatifs et aux enseignants dans le passage à la "société de la connaissance". » (24)

Il y a quelque chose de politicien dans cette critique qui ne vise que les étapes contemporaines de l’évolution dont tout le livre veut témoigner et qui dénonce explicitement un courant politique. Or, il faut bien constater que ce que Mattelart met en cause, ce n’est rien d’autre que la capacité qu’aurait la circulation de l’information de garantir – à elle seule – un savoir meilleur et mieux distribué. Est-il temps de s’en indigner, alors que le principe en est expliqué (sinon défendu) par le même Mattelart depuis plus de 80 pages ?

Dans le sixième et dernier chapitre intitulé « La société globale de l’information : un enjeu géopolitique », le ton du livre change du tout au tout. Dès la première phrase, les choses sont entendues : « Le paradigme techno-informationnel est devenu le pivot d’un projet géopolitique qui a pour fonction de garantir le réaménagement géoéconomique de la planète autour des valeurs de la démocratie de marché et dans un monde unipolaire. » (25) Il y aurait donc bien une sorte de complot international – « un projet géopolitique » -, voire planétaire.

Or, quelques pages plus loin, Mattelart n’hésite pas à affirmer que « les théoriciens du management global » « suppose[nt] que les médiations sont à ce point infinies et convoquent un tel éventail d’acteurs, que le technosystème mondial a atteint un tel niveau de complexité qu’il en est acéphale, et donc que personne n’est responsable. » Le « monde est non seulement sans frontières (borderless) mais sans "meneur de jeu" (leaderless) [Ohmae, 1985, 1995]. » (26)

Y a-t-il projet ou les choses évoluent-elles spontanément ? Il est dommage que Mattelart n’aborde pas la question. Tenant des propos contradictoires à son sujet, il semble même l’avoir ignorée. Or, cette question est importante, car elle a une grande incidence quant au jugement qu’il convient de porter sur ce que Mattelart appelle « l’archipel des résistances » (27).

Détaillant un certain nombre de situations dont l’existence dément les évolutions optimistes prédites, Armand Mattelart évoque les mouvements qui, à Seattle en 1999 et à Porto Alegre en 2001 notamment, ont brandi le drapeau de la contestation. « L’objectif de cet événement, écrit-il à propos de Porto Alegre, était de dépasser la phase des doléances pour entamer celle de la réflexion en vue de formuler des propositions alternatives au modèle de mondialisation ultralibéral. Objectif d’autant plus important quand on sait la tendance de nombreux groupes contestataires à escamoter le nécessaire détour par la formalisation théorique au nom de la priorité de l’action sur le terrain. » Le fait est que « la contrepartie du foisonnement des échanges est que les organisateurs ont choisi de ne pas émettre de conclusions finales » (28).

Toute l’ambiguïté est là. Et notamment celle d’Armand Mattelart. Car on peut se demander si la contestation dont il parle n’est pas elle-même traversée par les courants d’idées si multiformes dénoncés par ailleurs. On se rappelle que Porto Alegre fut notamment l’occasion d’un important engouement pour la démocratie participative que la commune où se tenait le Forum social mondial prétendait avoir mise en application. Or, le concept de démocratie participative fait partie du cortège de concepts que la société de l’information entraîne avec elle. L’idée est que le citoyen n’est véritablement citoyen que s’il participe à la vie politique en s’informant. Mais peut-on ainsi faire mine de croire que tous les citoyens sont égaux devant la démarche qui consiste à participer spontanément à des réunions politiques ? Il est bien difficile d’écarter la question. La démocratie participative – à l’insu sans doute de ceux qui s’en font les ardents défenseurs – n’aurait-elle pas pour principal effet d’offrir des moyens supplémentaires à tous ceux qui maîtrisent les techniques de constitution de dossiers, les techniques de dialogue et l’entregent grâce auquel il est possible de peser auprès de toute autorité, c’est-à-dire principalement aux lobbies ? La vertu du dialogue, dont les mérites sont tant chantés, ne masquerait-elle pas le surcroît de privilèges que la démocratie participative accorderait aux privilégiés ?

La « Conclusion » d’Armand Mattelard contient un ensemble d’idées avec lesquelles je puis me sentir d’accord. Il me paraît en effet assez juste de dire que la société de l’information s’impose à nous comme une évidence, qu’elle affectionne le principe de la « table rase », que la complexité en est souvent l’alibi, qu’elle dévalorise l’intellectuel, qu’elle impose au monde les valeurs du monde occidental, qu’elle méconnaît l’histoire.

Mais fallait-il dire toutes ces choses comme il les dit ? A propos de la façon dont fonctionne l’évidence, Mattelart écrit : « aucune pédagogie d’appropriation citoyenne du milieu technique ne peut s’abstraire de la critique des mots qui, prétendument apatrides, n’ont de cesse de faire intrusion dans le langage commun et d’encadrer les représentations collectives » (29). Qu’est-ce donc qu’une « appropriation citoyenne du milieu technique » ? Cet adjectif citoyen participe, me semble-t-il, à ces mots dont Mattelart dénonce l’intrusion dans le langage. Il n’a d’autre fonction que de placer le substantif auquel il s’applique dans un courant plus global et dans la logique que ce courant véhicule.

Mattelart ne serait-il pas victime de ce qu’il dénonce ?

Le livre d’Armand Mattelard a le mérite d’inciter à la réflexion. Il m’a notamment conduit à m’interroger sur une problématique éminemment intéressante (qu’il ignore) : qu’en est-il des rapports entre un système social et les critiques qu’il suscite ?

Nous savons peu de choses de la façon dont les animaux vivent les comportements – très souvent instinctifs – que le groupe a en commun. Mais nous pouvons supposer que – quelle que soit l’espèce animale envisagée – il n’existe sans doute rien de comparable à la façon dont l’homme – espèce pensante et réfléchissante – vit son rapport à la société. Une des caractéristiques de ce rapport est le fait que l’homme peut individuellement considérer que les règles sociales que forgent l’ensemble du groupe ne sont pas acceptables. Après tout, la politique n’est rien d’autre que la gestion de ce problème, à savoir celui de l’adéquation entre les règles sociales et ce que chaque individu pense de celles-ci.

Il n’est pas exclu que, dans un passé sans doute lointain, ou dans des régions tout aussi lointaines, existèrent des sociétés où le problème politique ne se posait pas (ou peu), parce que chaque individu était à ce point imprégné des règles sociales que celles-ci lui semblaient aller de soi. A l’inverse, la société occidentale n’a cessé d’être de plus en plus critique d’elle-même, au point que les règles sociales qui la caractérisent apparaissent comme le produit d’une confrontation permanente entre de prétendus savoirs aptes à guider les comportements et leur constante remise en cause. C’est sans doute un des effets de l’intrusion de la raison en tant que référence majeure dans l’art de bien penser.

La raison est fréquemment présentée comme un inestimable avantage de l’homme sur le reste de la nature. Et il est effectivement peu contestable qu’elle ait permis le développement de la démarche scientifique, laquelle a conféré à l’homme les moyens de maîtriser certains des obstacles qui s’opposaient à la multiplication de l’espèce. Mais l’usage qui est fait de la raison – lorsque celle-ci prétend s’appliquer aux comportements humains – fait quelquefois d’elle quelque chose comme une forme nouvelle de superstition. Il en va ainsi, me semble-t-il, des prétendus savoirs philosophiques, sociologiques ou économiques qui justifient bien des choix politiques. Il est en effet possible d’user d’arguments rationnels pour conforter un choix irrationnel ; c’est ce que fait tout qui ordonne de la manière la plus cohérente possible quelque plaidoyer que ce soit. Et il faut alors recourir à une sorte de raison seconde pour dénoncer l’irrationalité de la cause à laquelle la raison a prêté ses armes, laquelle raison seconde est à son tour passible d’une troisième, et ainsi de suite. La raison n’ayant aucun fondement premier lié à des questions premières, elle est sans cesse menacée par le sophisme.

La société contemporaine a vu se multiplier les critiques de son propre système social. Mais ces critiques sont à ce point dépendantes des outils conceptuels que le système génère (parmi lesquels la raison figure en première place) qu’il convient de s’interroger sur la nature de ces critiques. N’ont-elles pas quelquefois une fonction de raffermissement du système critiqué, comme si, en occupant et en monopolisant l’espace des possibles, elles ne déjouaient pas à leur insu les critiques véritablement susceptibles d’altérer le système ? La question mérite d’être posée.

Mattelart m’incite à poser cette question, car son livre se présente en définitive comme une critique argumentée d’un important courant de pensée. Or, la manière dont il prétend rendre compte de la genèse de ce courant de pensée transforme celui-ci en une sorte de fatalité. Et la critique formulée devient alors la « bonne conscience » de quelqu’un qui sait que son combat est vain, mais qui en retire le profit de ne pas paraître complice. N’y aurait-il pas chez certains « contestataires » une posture qui présenterait l’avantage pour ces derniers de manifester leur refus du système et, pour le système, l’avantage d’être subtilement conforté ?

Le concept de société de l’information s’inscrit sans aucun doute dans l’idée plus vaste de mondialisation. Et il n’est pas inutile – dès lors – d’élargir la réflexion à ce thème.

Dans un sens restreint, le mot mondialisation désigne l’extension au monde d’un phénomène particulier. Ainsi peut-on parler de la mondialisation d’Internet. Mais le mot a pris un sens beaucoup plus général et, sans préciser de quoi il est question, il évoque dès lors un processus par lequel tous les phénomènes deviendraient mondiaux. Est-ce le cas ? Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ?

Il est incontestable que de nombreux phénomènes ont tendance à se mondialiser. Il suffit de voyager un peu pour s’apercevoir que, partout dans le monde, un aéroport ressemble à un autre aéroport. Et il en va de même pour la restauration rapide, les modes vestimentaires, la téléphonie, les chaînes d’hôtels, etc. En fait, la plupart de ces phénomènes ont quelque chose en commun : ils participent au commerce international, c’est-à-dire qu’ils doivent leur existence à des sociétés commerciales dont les activités et les ventes s’organisent internationalement. Mais s’il est donc incontestable qu’une certaine uniformité d’apparence gagne la planète, il est loin d’être acquis que hommes et femmes vont se mettre à penser de la même façon. Tout ce qui constitue la culture des peuples reste différencié et vivace. En témoignent notamment l’opposition des religions, des croyances, des superstitions, la diversité des valeurs, des morales, des droits, la variété des pratiques, des coutumes, des rites.

La lutte que certains États – telles la France et la Belgique – mènent pour faire accepter l’exception culturelle apparaît, à cet égard, quelque peu dérisoire. Par exception culturelle, il faut entendre le droit que conserveraient ces États d’aider la production de biens culturels (livres, films, etc.) en violation des règles de la concurrence. Or, ce combat pourrait facilement laisser croire que la culture d’un pays se résume à la production de ses biens culturels. Il n’en est rien, évidemment. Ces biens ne sont que cette infime part de la culture qui entre dans le champ du commerce. Tout le reste échappe aux règles du marché : exception et culture seraient alors quasi synonymes, puisque la culture correspond précisément à ce que chaque peuple a de spécifique.

Est-il possible que l’on finisse néanmoins par assister à une véritable mondialisation ? Cela paraît peu vraisemblable, car – au-delà d’apparences convergentes – les sociétés rassemblent toujours des hommes et des femmes qui ne se lasseront sans doute jamais de défendre un genre de vie, un terroir, une tradition, une forme de croyance ou d’incroyance, toutes choses dont le prix tient en grande partie à la différence qu’elles manifestent vis-à-vis d’autres communautés.

De même que la nature s’enrichit de la diversité des espèces, les humains doivent probablement leur survie à l’extrême variation des sociétés. L’idée d’égaliser et d’uniformiser les sociétés représente un trait distinct d’une de ces sociétés, la nôtre. Mais cette idée n’est-elle pas chimérique et ne doit-elle pas sa force actuelle à la façon dont elle dynamise (provisoirement ?) certains indicateurs économiques ?

En définitive, la critique que Mattelart fait de la société de l’information est bien timide. Et il en dit davantage pour conforter l’illusion d’un monde qui s’uniformise que pour ébranler le discours dominant.

(1) Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Gallimard, Collection Folio-Essais, 1990, pp. 89-90.
(2) Armand Mattelart, Histoire de la société de l’information, Editions La Découverte, Collection « Repères », 2001. Armand Mattelart est professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-VIII, où il dirige le CEMTI (Centre d’études des médias, des technologies et de l’internationalisation). Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Multinationales et systèmes de communication (Anthopos, 1976), L’Internationale publicitaire, (La Découverte, 1989), La Mondialisation de la communication (PUF, « Que sais-je », 1998). Il est aussi membre du conseil scientifique d’ATTAC France (Association pour la Taxation des Transactions pour l'Aide aux Citoyens).
(3) Propos figurant dans une interview réalisée par Stéphane Mandard et publiée sur le site internet http://www.fragmentsdumonde.org/2001/couverture/seminaire/conference_1/Resume_mattlard/mattelart/mattelart.html
(4) S’il succombe manifestement à cette rhétorique dans la dernière partie du livre, il se montre beaucoup plus prudent dans les premières pages, allant jusqu’à affirmer : « Une nouvelle idéologie qui ne dit pas son nom s’est naturalisée et s’est trouvée propulsée au rang de paradigme dominant du changement. » (p. 3) Ce genre d’ambiguïté n’est peut-être pas étonnant dans le chef de quelqu’un qui dénonce la société de l’information, mais qui occupe une chaire universitaire vouée à l’information et à la communication, chaire dont l’existence même peut être perçue comme une victoire du courant d’idées qu’il combat.
(5) Page 9.
(6) René Descrates, Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 37.
(7) Ibid., p. 566.
(8) Philippe Hamou, « Descartes, Newton et l’intelligibilité de la nature », in Les philosophes et la science (sous la direction de Pierre Wagner), Gallimard, Folio-essais, 2002, p. 126.
(9) Cf. chapitre V, pp. 77-91 et chapitre VI, pp. 96-102.
(10) L’idée de science unifiée n’est pas défendue par tous les philosophes et savants du XVIIe siècle. Newton aime, quant à lui, adapter sa démarche à chacun de ses objets d’étude. Mais il ne théorise pas cet éclectisme méthodologique.
(11) Page 21.
(12) Page 22.
(13) Page 23.
(14) Page 44.
(15) Armand Mattelart, Histoire de la société de l’information, Éditions La Découverte, Collection "Repères", 2001, p. 3. Mattelart place lui-même l’expression entre guillemets.
** Franz Boas, ed., Handbook of American Indian Languages, Bureau of American Ethnology, bulletin 40, 1911 (1908). Part I, p. 67.
*** Franz Boas, loc. cit., pp. 70-71.
(16) Claude Lévi-Strauss, « Histoire et ethnologie », Revue de Métaphysique et de Morale, 54e année, n°s 3-4, 1949, pp. 363-391. L’extrait cité figure dans la version de cet article publiée en guise d’introduction in Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1974, pp. 32-33.
(17) Page 111.
(18) Page 59. Robert McNamara, ancien secrétaire d’État à la défense des présidents Kennedy et Johnson, vient de faire l’objet d’un film documentaire d’Errol Morris intitulé The Fog of War (cf. Le Monde du 24 mai 2003)
(19) Page 60.
(20) Page 63.
(21) Ceux-là qui préconisent par exemple de supprimer un jour férié pour récupérer une partie des moyens dont la baisse des impôts prive l’État.
(22) Page 62.
(23) Page 88.
(24) Pages 90-91.
(25) Page 92.
(26) Page 96.
(27) Page 102.
(28) Page 108.
(29) Page 109.

mardi 21 janvier 2003

Note d'opinion : le joug masculin

À propos du joug masculin *

La question que je voudrais soulever est une question pour laquelle je n’ai pas vraiment de réponse.

Je vais commencer par tenter d’énoncer cette question et de dire aussi pourquoi j’en parle aujourd’hui. J’essayerai ensuite – dans une première partie de mon exposé – de préciser ce que je crois en être la portée. Puis, dans une deuxième partie, j’indiquerai une direction dans laquelle il me semble, personnellement qu’il faut peut-être chercher des éléments de réponse.

Alors ! La question est sans doute connue de tous. Du moins chacun l’a-t-il probablement entendue formuler à l’une ou l’autre occasion, puis l’a sans doute enfouie dans quelque coin, dans quelque encoignure de son corps (je reviendrai plus tard sur cette expression, à première vue bizarre : l’encoignure du corps). Cette question est souvent formulée sous la forme d’une affirmation. Et son énoncé le plus courant est – selon moi – très mal adapté à la réalité des choses. Mais c’est néanmoins sous cette forme que je vais vous la livrer. Les corrections viendront ultérieurement.

Brutalement dit, voici : la domination masculine est universelle. Quelles que soient les sociétés auxquelles on prête attention, que ce soient des sociétés anciennes et disparues, que ce soient des sociétés lointaines et en voie de disparition, que ce soient des sociétés contemporaines et très présentes, que ce soit notre propre société, l’homme y est dominateur et la femme y est dominée. Pas toujours de la même façon, bien sûr ; pas toujours avec la même violence. Mais toujours dans le même sens : le masculin domine le féminin.

Est-ce vraiment vrai ? (si je puis dire). Et si c’est vrai, pourquoi ? qu’est-ce que cela signifie ? que faut-il en déduire ? quelles conséquences faut-il en tirer ? Voilà la question.


Pourquoi en parler aujourd’hui ?

Depuis quelques décennies, un certain nombre de portes restées jusqu’alors fermées aux femmes se sont ouvertes. Le contexte dans lequel la question de la mixité pourrait être évoquée a donc changé. Il en est qui pensent même qu’il ne faut tout simplement plus en parler. Certains me l’ont dit. Mais en quoi le contexte a-t-il vraiment changé ? Selon moi, il a changé en ce que la suppression du critère sexuel des conditions d’accès à divers lieux sociaux a fait disparaître ce que j’appellerais personnellement l’urgence morale. Il n’est plus temps d’agir. Le temps s’offre de réfléchir, de réfléchir sans soumettre la réflexion aux impératifs de l’action. Il y a selon moi (mais ce n’est pas moi qui ai inventé la distinction) une différence irréductible entre le savoir et l’action. En ce qui regarde le comportement humain, non seulement je ne peux tenter de démêler le vrai du faux que si je m’interdis d’agir, mais ce que ma démarche permettra d’élucider ne pourra m’être d’aucun secours direct dans l’action que je voudrais entreprendre. Et, à l’inverse, lorsque j’agis, je ne pourrai le faire avec bonheur que si – pour le dire brutalement – je me fonde sur mes ignorances, si je suis mes dispositions les plus spontanées, autrement dit si je m’interdis la voie du savoir désenchanteur. Faut-il alors chercher à savoir ? pourrait-on se demander. D’autant qu’on cherche, on cherche, mais on ne trouve pas. Seulement voilà ! il existe une tendresse – oui, une tendresse – envers la vérité qui doit d’être, je crois, à ce que sa recherche comporte de pacificateur dans son impuissance, de vain dans sa quête, et puis aussi de troublant, d’émouvant, dans ses résultats. Dans le Théétète de Platon, Théodore de Cyrène évoquant le mouvement qui porte à l’étude parle d’une « douceur dont l’abondance ressemble au cours silencieux de l’huile » (1). C’est du côté de cette douceur-là que je voudrais tenter de vous emmener.

Mais pour commencer, paradoxalement, il faut se faire violence. Je suis assez convaincu qu’on ne peut pas espérer découvrir quoi que ce soit si on ne rompt pas avec la pensée quotidienne, celle qui nous dicte d’agir ou de réagir. Autrement dit, il faut s’en prendre à soi, contrarier ses propres penchants, ses préférences, ses inclinations, sa morale même. Voilà pourquoi je voudrais tenter d’explorer un peu ce qui s’oppose à l’égalité entre hommes et femmes, ce qui rend la mixité problématique, quel que soit l’endroit où elle se pratique.


Pour tenter de préciser quelle est la portée exacte de la question, je vais me tourner vers l’anthropologie.

Il me paraît indispensable d’expliquer un peu en quoi l’approche anthropologique d’une question comme celle des rapports sociaux entre les sexes représente – à mes yeux – quelque chose de très important, quelque chose qui aide beaucoup à se déprendre de certaines de nos erreurs, quelque chose qui procure ce que j’oserais appeler un embarras salvateur.

J’ai étudié l’anthropologie culturelle – c’est comme ça qu’on l’appelait à l’époque – dans les années 60 à l’Université de Liège, notamment grâce à l’enseignement de Marc Richelle. (On faisait enseigner l’anthropologie par un psychologue, à l’époque !) Et puis, mon cursus personnel m’a amené à l’enseigner moi-même durant cinq ans dans les années 80. Vous m’excuserez de parler ainsi de moi, mais je suis évidemment le produit de mon histoire et mon histoire, ma pensée, sont marqués – je pense – par ce que l’évolution des idées en sciences sociales eut de spécifique aux années 60 et aussi ce qu’elle eut de spécifique aux années 80. Je ne saurai jamais de manière certaine si ce qui se passa dans ce domaine au cours des années 60 fut réellement exceptionnel et digne d’être retenu comme préférable à ce qui advint par la suite ou si c’est ma propre jeunesse et le caractère indélébile des découvertes que l’on croit faire à cet âge qui explique mon attachement durable à tout un courant de pensée dont le dynamisme connut son apogée dans les années 60.

Vous allez penser que je fais référence à ce qu’on a appelé – assez erronément d’ailleurs – le courant structuraliste. En fait, non. Il s’agit pour moi de quelque chose de bien plus large que le structuralisme. C’est l’émergence d’une certaine idée de l’universel. Une émergence qui fut brève, puisque dès les années 80, il était déjà nécessaire – pour la faire comprendre – de résister à un retour têtu de l’ancienne conception de l’universel, celle qui est essentiellement proclamative et moralisatrice.

Le sens de l’universel représente une certaine inclination de la pensée qui a accompagné l’éclosion et le développement des sciences depuis le début du XVIIe siècle. La découverte de lois de la nature dont il était postulé qu’elles avaient une validité s’étendant à l’univers entier (ce sur quoi on a parfois dû déchanter par la suite) a progressivement fait naître l’idée que, pour ce qui concerne le comportement humain lui-même, il était sans doute possible de découvrir des lois auxquelles les sociétés et les humains qui les composent obéissaient tous. Et s’est ouvert là, bien sûr, une voie facile pour l’ethnocentrisme – hautain d’abord, subtil ensuite – avec lequel les occidentaux persistent à juger l’espèce humaine toute entière.

Dans les années 60, contre ce sens de l’universel qui fait tant la part belle à notre propre culture, s’est développé un autre sens de l’universel. On le reconnaît notamment dans les efforts consentis dans ces années-là pour dépasser le subjectivisme – par exemple celui de la phénoménologie et celui de l’existentialisme (souvenons-nous de la critique de la dialectique historique qui figure dans la dernière partie de La pensée sauvage, publiée en 1962) –, non pas pour basculer dans un objectivisme illusoire, mais pour améliorer les méthodes d’objectivation. La force de cette idée-là de l’universel ne se déploie vraiment que lorsqu’elle est négative plutôt que positive. (2) Je m’explique. Si l’on cherche à établir de l’universel, c’est-à-dire à affirmer l’existence d’institutions universelles, de valeurs universelles, voire d’une nature humaine (de ce qui serait commun à tous les humains), on court le risque de passer à côté de ce que l’altérité peut nous apprendre sur nous-mêmes, autant sans doute que lorsqu’on s’en remet à ce que certains appellent les droits du sujet. Un bon exemple – mais ils sont nombreux – de ce genre de tentative d’établissement, de proclamation de l’universel nous est donné par un ouvrage comme le Nous et les autres que Tzetan Todorov (3) a publié en 1989. Prétendre mettre au jour des valeurs universelles, c’est-à-dire des valeurs partagées par toutes les sociétés anciennes ou actuelles, lointaines ou présentes, c’est – je crois – s’illusionner sur ces valeurs. L’idée de l’universel doit rester négative en ce qu’elle doit d’abord et avant tout nous faire prendre conscience de notre ethnocentrisme, de notre géocentrisme, de notre chronocentrisme, bref de notre égotisme. Aller vers l’universel, ce n’est pas aller vers un absolu ; c’est surtout s’éloigner de nous, de ce qui nous enchaîne à nous, c’est accroître notre relativisme. Ainsi, davantage que de chercher cette espèce de « Graal » que constituerait l’institution universellement présente ou la valeur universellement partagée, c’est bien plutôt en s’attachant à l’institution universellement absente, par exemple, que l’on trouvera matière à réflexion. Et j’en reviens ainsi à mon sujet : parler de l’universalité de la domination masculine n’est peut-être pas le bon angle d’attaque. Je vais essayer de vous montrer pourquoi.

C’est Claude Lévi-Strauss qui a – en quelque sorte - lancé le pavé dans la mare lorsqu’il publia en 1949 Les structures élémentaires de la parenté. Il y explicitait ce qui fut lapidairement traduit dans la thèse selon laquelle la prohibition de l’inceste était universelle et que c’est à elle que la société devait d’exister, c’est par elle que les humains s’étaient en quelque sorte arrachés à l’état de nature. Pour le dire de façon un peu plus précise, c’est grâce à elle que les humains évitèrent de s’éparpiller par couples et construisirent ensemble ce que l’on appelle à présent la société. Malgré sa grande technicité, l’ouvrage fit grand bruit, parce qu’il contenait le constat que, partout au monde, – pour le dire brutalement et laconiquement, et en sortant la phrase de son contexte – « les hommes échangent les femmes ». Beaucoup s’épargnèrent de lire le livre et préférèrent s’indigner. A celui qui, trois ans plus tard, fit à l’Unesco ce célèbre discours réfutant les prééminences raciales, culturelles et morales (publié depuis sous le titre Race et histoire) (4), il était savoureux d’attribuer ce qu’il présentait comme un constat à un machisme inconscient.

L’homme et la femme sont différents, nul ne peut le nier. Mais jusqu’où va cette différence ? En quoi influe-t-elle sur la place que chacun d’eux occupe dans le monde social ? Toute la question est là. Et si l’inégalité qui se superpose à cette différence ne se justifie pas biologiquement, encore faut-il tenter de savoir comment et pourquoi elle est aussi universellement constatée. L’est-elle, d’ailleurs ? Est-il vrai que « les hommes échangent les femmes » (5) ? Ou, pour le dire de manière moins provocatrice, est-il vrai que la prééminence masculine soit à ce point universelle ? N’existe-t-il pas des exceptions, des sociétés – matriarcales, par exemple – où la prééminence est féminine ? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut en revenir à la parenté, car l’essentiel se joue au niveau de la parenté.

L’étude anthropologique de la parenté constitue une entreprise absconse et terrifiante. Rien ne semble au départ plus simple que ces deux humains, l’un homme et l’autre femme, qui engendrent un enfant, lequel va un jour rencontrer à son tour un "semblable" de sexe opposé pour faire de même. Et pourtant, la complexité des relations que cet acte de reproduction fait naître est telle que Lévi-Strauss lui-même, qui ne manifesta pourtant jamais un grand engouement pour l’informatique, conseilla dès 1966 d’y recourir. Ce qui, non seulement fut fait, mais donna lieu ultérieurement à des prolongements mathématiques extrêmement savants.

Là où les choses sont complexes, il importe d’être extrêmement attentif au vocabulaire dont on use, au sens que l’on donne à chaque mot et aux rapports que les concepts utilisés entretiennent, de façon à éviter les ambiguïtés et les malentendus. C’est important en matière de parenté, puisque le langage courant est, dans notre société, particulièrement ambigu. Par exemple, quand je parle d’un cousin, personne ne peut clairement savoir quel rapport exact de parenté cette personne entretient avec moi. D’autres sociétés, très lointaines ou très anciennes, ne connaissent pas pareille ambiguïté. Une des occupations essentielles de l’enfance y consiste à apprendre la terminologie qui permet de désigner ou de nommer un parent de telle sorte que son exact degré de proximité soit précisé.

Je vais me contenter de pêcher dans l’énorme maquis que représente la théorie anthropologique les quelques petits éléments me permettant de montrer comment il serait prudent de traduire ces réalités qu’on a appelé l’universalité de la prohibition de l’inceste et l’universalité de la domination masculine.

Et d’abord donc, est-il fondé d’affirmer l’universalité de la prohibition de l’inceste ? Pour la cause, je vais faire un petit tour dans ce qu’on appelle les structures d’alliance.

Mais auparavant, pour rendre tout cela intelligible, je dois dire quelques mots de la filiation.

La filiation est une notion qui paraît aller de soi dans la mesure où elle nous semble biologiquement fondée, ce qu’elle n’est pas. La filiation est la règle sociale qui définit l’appartenance d’un individu à un groupe.

Dans la société occidentale, elle est dite « bilatérale » ou « cognatique », en ce sens que nous sommes apparentés de la même manière à nos père et mère, à nos quatre grands-parents, à nos huit arrière-grands-parents, etc. et que nous avons les mêmes droits régulés par la loi et des statuts identiques dans toutes ces lignes. Et cela malgré l’existence d’éléments patrilinéaires, comme la transmission du nom.

D’autres modes de filiation existent, notamment ceux que l’on désigne comme « unilinéaires » ou « bilinéaires ».

Les systèmes unilinéaires sont ceux où la filiation ne passe que par un seul sexe, donc le long de chaînes de consanguinité unisexuées. Une seule ligne est alors reconnue comme donnant la filiation sur les huit qui unissent un individu à ses arrière-grands-parents. Bien évidemment, les individus se reconnaissent des rapports de consanguinité avec tous les parents situés dans les autres chaînes de consanguinité, mais cette reconnaissance n’a rien à voir avec la filiation et les droits qui vont de pair : droits de succession, d’héritage, de reconnaissance du groupe social auquel on appartient. Il existe donc des systèmes de filiation unilinéaires patrilinéaires et des systèmes de filiation unilinéaires matrilinéaires. Ainsi, dans les systèmes matrilinéaires, la filiation passe par les femmes. Toute femme transmet l’affiliation au groupe. Il s’ensuit que les fils appartiennent au groupe de filiation de leur mère, mais pas les enfants des fils. Les enfants des fils appartiennent au groupe de leur propre mère. Ce qui ne veut pas dire que les sociétés matrilinéaires soient des sociétés où le pouvoir appartient aux femmes. Les femmes ont des frères, qui exercent leur autorité sur leurs sœurs et sur leurs neveux. Le pouvoir sur les enfants – décider de leur mariage, utiliser leur force de travail – et l’autorité que nous considérons comme paternelle ne sont pas entre les mains du père mais entre les mains de l’oncle maternel.

Dans le système « bilinéaire », deux lignées parmi toutes les lignes ascendantes possibles sont privilégiées : la ligne qui passe par des hommes exclusivement et la ligne qui passe par des femmes exclusivement. Les sociétés qui possèdent cette double filiation unilinéaire sont assez compliquées à analyser. Si l’individu appartient par voie de filiation à deux groupes de nature différente, la succession et l’héritage portent sur des charges, des substances ou des biens différents selon l’une ou l’autre ligne.

Venons-en maintenant aux structures d’alliance.

On appelle alliance le groupe que constituent l’homme et la femme qui engendrent un ou plusieurs enfants. Et, généralement, on distingue les sociétés selon trois types de structuration particulière de l’alliance :

- d’abord, les structures élémentaires (qui, bien que dites élémentaires sont néanmoins très complexes) ; ce sont celles que Lévi-Strauss étudia dans son ouvrage de 1949 ;

- ensuite, les structures semi-complexes ;

- enfin, les structures complexes, auquel notre système social se rattache.

Les structures élémentaires se rencontrent dans les sociétés où le choix du conjoint (j’appelle conjoint celui qui participe à l’alliance) est pré-indiqué. Dans ces sociétés, dès la naissance, l’enfant mâle est destiné par exemple à épouser une cousine croisée matrilatérale (autrement dit une fille d’un frère de la mère). Mais, de manière moins précise, l’enfant peut aussi être destiné à épouser quelqu’un appartenant à l’autre moitié dans le cas des sociétés dites « à moitiés » ou à une section dans les sociétés dites « à sections ». Chacun a au moins en tête l’image de ces villages brésiliens bororos dont les cases sont disposées en cercle, un cercle coupé en deux et formant ainsi deux moitiés de village, chaque enfant d’une moitié allant chercher son conjoint dans l’autre moitié. Le prototype de l’alliance, en ce cas, est avec la cousine croisée bilatérale, fille à la fois du frère de la mère et de la sœur du père.

Les structures semi-complexes, elles, correspondent à des systèmes sociaux qui fonctionnent aussi avec des groupes de filiation de type uni- ou bilinéaire (rarement de type cognatique). Mais au lieu de procéder par des indications prescriptives ou préférentielles, au lieu de désigner le groupe où un individu doit choisir un conjoint, de tels systèmes désignent au contraire les groupes où il ne peut pas choisir un conjoint. Ils fonctionnent donc par des prohibitions, des interdits, et non par des prescriptions ou des préférences, mais toujours par référence à des groupes de filiation constitués.

Enfin, dans les systèmes sociaux qui ont des structures complexes de l’alliance, tel notre propre système, on trouve aussi un ensemble d’interdictions, mais il n’est pas rapporté à des groupes de filiation : il désigne seulement des individus en raison de chaînes généalogiques de consanguinité et d’alliance. Ainsi, le code civil interdit à un homme d’épouser sa mère, sa fille et sa sœur ; sa tante et sa nièce, sauf dispense ; la veuve de son père ou l’épouse divorcée du père (qui n’est pas sa mère, s’entend) et la veuve ou l’épouse divorcée du fils. On a évidemment les interdictions symétriques pour une femme. Remarquez que ces interdictions ne se limitent pas à la consanguinité qui, prétend-on souvent, motive la prohibition de l’inceste.

Face à tout ceci, peut-on raisonnablement se contenter d’affirmer que la prohibition de l’inceste est universelle, alors même que l’on sait, par exemple, combien le mot inceste est – dans notre propre culture – étroitement associé à des relations sexuelles entre consanguins. Il serait beaucoup plus juste de se contenter de dire que, quelle que soit la société envisagée, on n’y pratique pas l’alliance avec qui on veut. Dans une société à structure d’alliance élémentaire, il arrive que l’interdit implicite porte sur la moitié des humains de l’autre sexe : c’est peut-être beaucoup pour se permettre – sans contresens – d’utiliser le mot inceste pour désigner toute transgression à la règle.

Sur le même mode, posons la question : est-il fondé d’affirmer l’universalité de la domination masculine ? Allons cette fois faire un petit tour dans les systèmes terminologiques de parenté.

Chaque système de parenté met en place une vision du monde parental dont témoignent les systèmes terminologiques. Une terminologie de parenté consiste en la façon dont on s’adresse ou la façon dont on désigne les apparentés. Je ne vais pas entrer dans le détail de ces terminologies, parce que c’est très compliqué. On a relevé l’existence de six grands systèmes-types terminologiques de parenté : eskimo (le nôtre relève de ce type), hawaïen, soudanais, iroquois, crow et omaha. Ces appellations réfèrent à des populations particulières où ces systèmes ont été décrits.

Si je me contente de faire quelques comparaisons en ce qui concerne la désignation des germains (les frères et sœurs) et des cousins, voici ce que ça donne.

Dans le système eskimo, des termes spécifiques désignent les germains selon le sexe (frère et sœur) et un seul terme – parfois avec des variations de genre – s’applique à tous les cousins, qu’ils soient parallèles ou croisés. (Je rappelle que parallèle veut dire issus de parents, germains entre eux, et de même sexe, croisés de parents, germains entre eux, mais de sexe différents.)

Dans le système hawaïen, un seul terme s’applique indifféremment, avec des variations de genre, à tous les membres de cette génération : les germains et tous les cousins, qu’ils soient parallèles ou croisés, sont en quelque sorte tous des frères.

Dans le système soudanais, à l’inverse, toutes les positions (ou presque) se voient attribuer des termes spécifiques : germains, cousins parallèles, cousins croisés patri- ou matrilatéraux.

Dans le système iroquois, sont rassemblés dans une même classe terminologique les germains et les cousins parallèles assimilés à des germains, tandis que les cousins croisés se voient attribuer une appellation particulière.

Laissons de côté les systèmes crow et omaha, plus compliqués, mais dont la solution est fort semblable à celle du système iroquois.

Une combinaison possible manque, de toute façon. Celle qui assimilerait terminologiquement les cousins croisés à des germains, tandis que les cousins parallèles seraient désignés par un terme spécifique.

Si, à présent, je me focalise sur la désignation des parents et des germains des parents, voici ce que ça donne.

Dès 1928, Robert Lowie (6) avait déjà fait ces comparaisons et il avait distingué quatre possibilités logiques de combinatoire des termes.
Dans la première, les oncles et les tantes sont assimilés aux parents : ils sont désignés par les termes de « père » et « mère ».
Dans la deuxième, le frère du père est assimilé au père (il est désigné par le terme « père »), tandis que le frère de la mère est désigné par un terme spécifique.
Dans la troisième, les oncles et tantes du côté paternel comme du côté maternel sont à la fois distingués des parents et distingués entre eux : ils sont désignés par des termes spécifiques.
Enfin, dans la quatrième, les oncles et tantes du côté maternel et du côté paternel sont bien distingués des parents, mais pas entre eux : « oncle » désigne aussi bien le frère du père que celui de la mère.
Ce que Lowie n’a pas vu, et que Françoise Héritier (7) a judicieusement mis en évidence, c’est qu’il manque une possibilité logique : celle où le père et le frère de la mère seraient désignés par un même terme, alors que le frère du père serait désigné par un terme différent.

On constate ainsi que, quelle que soit la classification à laquelle on se réfère, il y a toujours des combinaisons qui manquent. Et elles manquent parce qu’aucune société connue n’en fournit l’exemple. Elle manque tant que plusieurs ethnologues ont construit des classifications comme complètes, sans relever les trous que celles-ci présentaient.

Et quand on examine ces trous, ces manques, on constate qu’ils correspondent tous à la situation inverse, en miroir, de celles qui dénotent le plus la prééminence du fils sur la fille ou, pour être plus précis, du frère sur la sœur. Dans la plupart de ces systèmes-là, « tout fils de frère de mère » est appelé « frère de mère », « toute fille de frère de mère » est appelée « mère » ; de même, « tout enfant de sœur de père » est appelé « neveu » ou « nièce » par un homme, et « enfant » par une femme.

Tant et si bien que l’affirmation « la domination masculine est universelle » devrait être fortement nuancée et exprimée comme suit : les systèmes de parenté connus révèlent que le rapport frère-sœur est partout considéré, au-delà de sa signification biologique, comme un rapport du type ainé-cadet, lequel est lui-même modelé sur le rapport parent-enfant. Cette domination masculine prend des tas de formes, depuis les plus ténues jusqu’au plus tranchées, mais il n’existe pas de société connue qui en inverse les termes.

Nous vivons dans une société où existe une tension – une parmi bien d’autres – qui est due à l’existence d’une aspiration à l’égalité entre les sexes. C’est un mouvement incontestablement très curieux au regard de l’histoire des sociétés humaines, d’autant qu’il ne s’agit pas (à quelques rares exceptions près) d’une volonté d’instaurer enfin un type de domination inverse à celui connu depuis toujours (ce qui, à certains égards, serait peut-être plus facile à organiser), mais bien de réduire la domination de façon asymptotique dans le but de rendre – sur bien des points – les sexes polyvalents.


Bien d’autres choses pourraient être dites, arrivé à ce point-ci, mais le temps me manque et je voudrais encore consacrer quelques minutes à évoquer une direction dans laquelle il faut peut-être chercher quelques éléments de réponse. Mais des éléments de réponse à quoi ? me direz-vous. Très précisément à la question de savoir ce qui au juste fait résistance à cette aspiration à l’égalité entre les sexes, dès lors que la fatalité de la domination masculine a été quelque peu relativisée.

Il existe une école de sociologie américaine (qu’on appelle les interactionnistes) qui se consacre à l’étude des comportements humains les plus quotidiens, les plus anodins, les plus machinaux.

Par exemple, ils étudient le comportement des gens dans l’ascenseur. C’est très curieux, ce qui se passe dans un ascenseur. Voilà que des gens qui ne se connaissent pas et qui se trouvent devoir cohabiter dans un espace très réduit pendant quelques dizaines de seconde, contraints à une promiscuité – je devrais dire à une proximité – tout à fait inhabituelle. Alors, nombreux sont ceux qui se mettent en apnée de communication, pour ne pas dire en apnée tout court. Le regard manque d’horizon : le porter sur l’autre serait – en raison de la faiblesse de la distance – commettre une agression et il se cherche alors un point de chute prétexte, comme par exemple l’indicateur d’étage que l’on fixe avec obstination. Il y a beaucoup à apprendre en s’interrogeant sur la signification de ces comportements, notamment sur la manière dont notre attitude est perturbée dès lors que quelqu’un d’autre s’introduit dans ce très proche espace qui nous entoure et vis-à-vis duquel nous semblons – de façon non consciente – avoir des exigences très particulières.

Autre exemple. Les interactionnistes ont étudié le déplacement en rue à partir d’une interrogation à première vue très curieuse : comment se fait-il que les piétons entrent si peu en collision ? Nous connaissons sans doute tous ce problème, sans y avoir vraiment réfléchi. Sur un trottoir bondé, dès qu’est repéré quelqu’un dont la trajectoire pourrait croiser la nôtre, nous lançons une série de signaux et nous en réceptionnons une série d’autres en vue d’éviter l’abordage. Mais ces signaux émis et reçus doivent être suffisamment ténus que pour que notre démarche générale ne trahisse aucune angoisse particulière. Le truc – je ne vous apprends rien – c’est de ne pas regarder l’autre. Si les regards se croisent, alors… danger ! Une des façons les plus efficaces de résoudre la difficulté consiste à faire mine de ne pas avoir vu l’autre, tout en manifestant, mais sans ostentation, sa résolution de maintenir un cap. Les expériences menées par les interactionnistes montrent que ce comportement tactique est extrêmement compliqué, qu’il mobilise d’importantes ressources cérébrales et que, bien sûr, il s’apprend. Il s’apprend sur le tas – sans savoir qu’on apprend –, mais il s’apprend. Un paysan du Middle West abandonné brutalement sur un trottoir de New York s’en sortira très mal et pourrait même être pris de panique. Voilà ainsi une véritable compétence dans laquelle certains excellent d’ailleurs – je pense notamment à ces jeunes qui circulent en rollers ou en skate sur les trottoirs –, mais qui ne fait l’objet d’aucune reconnaissance sociale. C’est que l’habileté à résoudre ces problèmes dépend en grande partie de notre disposition à ne pas y voir de problème. Le succès en ces cas est lié à l’inconscience du problème. Il s’agit donc d’une aptitude apprise, incorporée, inscrite dans le corps et dans cette partie du corps qu’on appelle l’esprit, et qui opère après toute seule, avec une participation minime de la conscience sous la forme d’une légère vigilance.

En 1977, Erving Goffman, le chef de file de l’école interactionniste, a publié un petit ouvrage qui vient d’être récemment traduit en français sous le titre L’arrangement des sexes (8). Il y évoque ce que lui a appris l’observation des comportements quotidiens, anodins, entre hommes et femmes, des comportements qui s’observent – pour autant qu’on leur prête attention, sinon ils passent inaperçu – au sein même d’une société qui proclame l’égalité des sexes et qui réclame aujourd’hui – menaces pénales à l’appui – d’éviter toute attitude discriminatoire. La question est notamment de savoir si les comportements les plus machinaux n’entraînent pas les volontés les plus déterminées à se contredire.

Goffman s’est notamment intéressé à ces contacts fugitifs et discrets que sont les œillades. L’œillade n’est pas que séductrice ou amoureuse. Elle joue un rôle important, notamment dans ce que Goffman appelle l’inattention civile. La caractéristique habituelle de toute vie publique – en particulier celle qui se produit chaque fois que des individus qui ne se connaissent pas se trouvent mis en présence – est que le penchant à exploiter la vulnérabilité des autres est refoulé, si ce n’est réprimé. Ainsi, il est une opération très fréquente – quoique inaperçue – qui consiste à diriger le regard vers un autre pour lui signifier qu’on a pas d’intention mauvaise et qu’on n’en appréhende pas de sa part, puis de détourner le regard, dans un mélange de confiance, de respect et d’apparente indifférence. Il y aurait beaucoup à dire sur ce genre de geste qui contient à lui seul une grande part de ces règles non conscientes qui modulent la vie sociale.

Si l’on observe comment les choses se passent entre hommes et femmes, on constate qu’un homme et une femme étrangers l’un à l’autre peuvent échanger un rapide regard mutuel : c’est sans véritable conséquence. Mais le second coup d’œil, celui qu’elle lui accorde (j’insiste sur les mots : celui qu’elle lui accorde), celui-là est déjà chargé de signification. Pour aller d’emblée au fait et en raccourcissant l’analyse de Goffman, on peut résumer la situation à deux traits principaux :
Premièrement, l’homme comme la femme vont généralement agir comme si celle-ci n’était pas consciente du fait qu’elle a provoqué une évaluation (et, si celle-ci est positive, qu’elle a éveillé un intérêt sexuel) et, de même, ils vont admettre implicitement qu’elle ne doit pas être importunée si elle ne répond pas par un encouragement, l’homme étant alors censé réprimer son désir ou le déplacer.
Deuxièmement, tout fonctionne comme si l’avantage stratégique était très différent selon le sexe ; l’homme dispose de la capacité et du droit même à revenir sur son intérêt à tout moment, sauf peut-être dans les derniers, alors que l’avantage stratégique de la femme provient du contrôle de l’accès à ses faveurs (un accès régulier étant, dans notre société, la preuve caractéristique de l’existence d’un couple).

Les avantages ne sont évidemment pas équilibrés, car, pour la femme, le problème de l’engagement se pose en quelque sorte dès le second coup d’œil là où l’homme va disposer d’une marge de manœuvre (si je puis dire) beaucoup plus durable. C’est que le jeu de séduction de l’homme peut être compris comme une simple mise à l’épreuve de sa capacité d’homme à séduire, alors que cette même preuve est obtenue par la femme dès le premier regard. C’est donc la femme qui garde le pouvoir de faire durer ou d’abréger la poursuite (lorsque l’homme persiste), mais c’est aussi elle qui sera bien en peine de revenir en arrière dès l’instant où elle aura signifié qu’elle cède. En outre, le plus souvent, le pouvoir de la femme sur l’octroi de ses charmes ne peut demeurer un droit que dans la mesure où elle parvient à garder le secret sur les occasions où elle l’utilise, ou à rester discrète quant au nombre de ceux qu’elle a honorés et quant à la rapidité avec laquelle elle s’y est décidée, alors que les intérêts de l’homme sont souvent inverses.

Ce qu’on appelle de moins en moins la galanterie, mais qui fonctionne toujours comme telle, même si les signes de celle-ci ont fort évolué, révèle aussi des rapports hommes-femmes au cours desquels des attitudes parfois infimes – parfois limitées à un geste, un regard, un souffle ai-je envie de dire – obéissent à une logique qui fait fonctionner le respect dû à la femme, à sa fragilité, à sa préciosité, à sa beauté même, sur un mode qui conforte surtout l’autre versant du rapport, à savoir la prééminence masculine.

Si l’on quitte à présent la sphère de l’anodin pour s’interroger sur les faits plus exceptionnels et autrement marquants que sont les agressions physiques, les vols avec violence, les viols, les obstacles au passage, les insultes verbales, il est très intéressant de constater combien – souvent – les faits corroborent dans la violence et l’exceptionnel la logique qui présidait aux comportements les plus pacifiques et les plus ténus. Dans une œillade risquée et dans un coup donné, il y a quelquefois une même logique en œuvre. Ainsi, l’homme qui subit une insulte – ou ce qu’il considère comme tel – de la part d’une femme peut avoir le sentiment, par exemple, que sa renonciation à l’usage de la force physique à l’égard des femmes présupposait que celles-ci ne lui chercheraient pas querelle au point où d’ordinaire une bagarre s’imposerait ; estimant ce contrat tacite rompu (ou, plus simplement, estimant la distinction sexuelle effacée), il est possible qu’il ne sache plus que faire et, quoiqu’il fasse, le fasse d’une manière inquiète et confuse. Goffman rapporte que l’analyse des comptes rendus de viols aux Etats-Unis met en évidence que, parmi les mots dont les femmes faisant l’objet d’une tentative de viol usent pour s’opposer verbalement à l’agression, celui le plus fréquemment employé est « Please » qui, littéralement, veut dire « Je vous en prie », mais qui est aussi, bien sûr, une forme d’extrême supplication. Il y a quelque chose d’extrêmement complexe dans la manière dont tous ces petits gestes qui participent des modes de séduction et du système de la galanterie peuvent assez facilement devenir l’occasion de débordements qui sont compris comme une violation des principes dont ces modes et ce système dérivent alors qu’ils n’en seraient plutôt qu’une application maladroite ou extrême. Ai-je besoin de dire combien la polysémie du mot « Please » a pu alimenter les débats dans les prétoires des tribunaux ?

Tout cela conforte deux hypothèses explicatives relatives à la manière dont les inégalités entre les sexes se perpétuent.

- Tout d’abord, que les inégalités entre hommes et femmes sont en grande partie inscrites quelque part hors de portée des ressorts conscients sur lesquels nous croyons pouvoir faire peser notre volonté ;
- Ensuite, que le poids de l’anodin est décisif et que les résolutions les plus solennelles, par exemple au sujet du respect des droits de chacun dans les rapports entre les sexes, sont peut-être davantage le résultat d’une modification non consciente de ce qui forge l’anodin, que l’inverse.

Il y a une différence énorme entre ces instants de la vie où nous jouons un rôle très convenu et ceux où nous nous abandonnons à la contingence. Prenons un exemple précis. Je suis en ce moment en train de faire un exposé dans des conditions sociales et matérielles bien connues. Je m’exprime avec la conviction que vous attendez que j’exprime et ce que je dis vous autorise à penser et à dire qui je suis, du moins dans le contexte du sujet que je traite, mais sans doute aussi bien au-delà. Mais, tout à l’heure, je serai peut-être à la cafétéria et il est possible que, souhaitant commander une boisson, je me trouve aux côtés d’une femme ayant la même intention. Qui se fait servir en premier lieu ? Petit problème, tout petit problème, éminemment contingent, mais pour la résolution duquel nous allons – elle comme moi – déployer, en quelques secondes, et sur le mode de la plus grande désinvolture probablement, une subtilité phénoménale qui prendra en compte tout ce que pourrait signifier chacune des solutions possibles. Et l’on ne peut sans doute pas trancher aussi facilement qu’on pourrait le croire à première vue la question de savoir si l’intelligence dont il faut user pour réaliser un exposé est plus ou moins grande que celle dont il faut disposer pour résoudre de manière socialement satisfaisante le petit problème en question, qui en définitive est extrêmement complexe (les possibilités de gaffes sont multiples). Et surtout, nous ne pouvons pas savoir ce qui sera le plus déterminant sur nos habitus respectifs, si c’est la vision théorique que j’expose en ce moment, de façon très académique, ou si c’est la résolution très pratique et très fugitive de ce petit problème dont nous n’aurons probablement pas perçu qu’il était un problème, même petit.

Prenons un autre exemple, beaucoup plus général. L’éducation d’un enfant est sans doute en partie déterminée par les parents. Mais ce que ceux-ci croient souvent, c’est que leur contribution à cette éducation tient pour l’essentiel aux principes moraux et aux savoirs théoriques qu’ils inculquent à l’enfant, que ce soit sous la forme de discours explicites ou de choix fondamentaux de vie. Or, il est probable que l’influence des parents est d’autant plus grande que les actes que ceux-ci posent ou les paroles qu’ils prononcent sont anodins, triviaux et, en tout cas, exempts de toute ambition pédagogique. Il peut y avoir, dans la façon dont une mère noue une écharpe autour du cou de son enfant, par exemple, quelque chose qui – dans le registre du symbolique, notamment – forgera bien plus la personnalité de ce dernier que la leçon magistrale la mieux donnée et la plus retenue. Et il en va de même du propos lâché en passant – non destiné à l’enfant, mais qu’il entend – et relatif à un tiers.

Les encoignures de notre corps sont pleines d’impératifs que notre esprit ignore.

L’idée que c’est l’idée qui nous guide est tenace. Lorsque nous prenons parti dans les multiples oppositions qui s’offrent à nous à propos des rapports entre les sexes (mixité, genre des noms, égalité des rémunérations, etc…), nous sommes immanquablement amenés à le faire dans un contexte qui circonscrit étroitement le champ des possibles. Parmi tout ce qui limite nos choix, il est probable que l’impératif le plus commun est cette idée qu’il existe une évolution, le plus souvent considérée comme digne d’être encouragée (même si elle est aussi quelquefois raillée), évolution qui conduit les femmes d’une situation défavorisée vers une situation d’égalité. Il existe un grand nombre de discours, de raisons (de raisons et aussi de mythes, ai-je envie de dire) qui fondent cette évolution en histoire, qui l’expliquent et en même temps la justifient.

Or, dans les faits, l’évolution à laquelle on assiste – je ne devrais pas dire à laquelle on assiste, car on y assiste pas vraiment – ne va pas aussi massivement dans le sens décrit par les discours. Erwing Goffman écrit notamment ceci : « On pourrait […] soutenir que la principale conséquence du mouvement des femmes n’est pas tant l’amélioration directe du sort de celles-ci que l’affaiblissement des idéologies qui avaient jusqu’alors étayé la division sexuelle des mérites et du travail. » (9) Tant et si bien que les femmes vivent sans doute aujourd’hui les inégalités dont elles sont victimes d’une manière qui a en tout cas ceci de plus douloureux que l’inégalité est plus souvent vécue comme telle.

Lorsqu’on dit « Madame le Procureur » plutôt que « Madame la Procureure », on recule devant ce qu’on perçoit comme une dissonance, un son auquel on n’est pas habitué en tout cas. Mais on coule dans le béton de l’anodin l’idée implicite qu’une charge de magistrat est quelque chose de trop important que pour mériter une appellation féminine. Et on signifie que la meilleure manière d’honorer une femme à laquelle on confie une charge de ce type est de lui reconnaître le droit d’arborer le titre d’un homme, comme si le pouvoir ne pouvait être désigné que par le genre masculin.

Revenant ainsi malgré tout sur le terrain de l’action et de l’urgence morale, je voudrais dire que, aussi curieux que cela soit à l’oreille, aussi propice que cela soit au contresens, il me semble qu’il faudrait peut-être féminiser le nom de toutes les charges, fonctions et titres.

Sans trop m’en rendre compte, c’est sans doute à cela que je voulais en venir.

* Cette note a servi de base à un exposé.
(1) Platon, Œuvres complètes II, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, p. 86.
(2) Cf. notamment Gaston Bachelard, La philosophie du non, PUF, 1940.
(3) Tzvetan Todorov, Nous et les autres, Seuil, 1989.
(4) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Denoël, Folio « essais », 1952.
(5) Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, 2e édition, 1967, p. 71 et ss.
(6) Cf. Robert Lowie, Histoire de l’ethnologie classique des origines à la deuxième guerre mondiale, trad. de l’américain par Hervé Grémont et Hélène Sadoul, Payot, PBP, 1971, pp. 251-261.
(7) Françoise Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996, pp. 31-67.
(8) Trad. de l’anglais par Hervé Maury, La Dispute/Snédit et Cahiers du Cedreff/ADREF, 2002.
(9) Erving Goffman, L’arrangement des sexes, trad. par Hervé Maury, La Dispute/Snédit et Cahiers du Cedref/ADREF, 2002, p. 44.