jeudi 28 mars 2019

Note d’opinion : l’université

À propos de l’université

Aujourd'hui, on cherche partout à répandre le savoir ; qui sait si, dans quelques siècles, il n'y aura pas des universités pour rétablir l'ancienne ignorance ?
Lichtenberg
(Le miroir de l'âme [1773-1775], Ed. José Corti, 1997, p. 504)


J’ai déjà eu l’occasion de dire combien, depuis quelques décennies, l’université a changé. (1) Je sous-estimais peut-être à quel point.

Séjournant à Bologne, je fus entraîné un peu malgré moi le 19 mars dernier à une journée de conférences consacrée au thème suivant : “Soft & Emotional Skills : Scienza, Ricerca, Esperienza a confronto”, laquelle journée était présidée par Mme Rosella Bernardini Papalia, professeure ordinaire au Département des sciences statistiques de l’Université de Bologne. Cette université, réputée et présentée - même si cela est controversé - comme la plus ancienne, m’avait jusque-là semblé offrir des garanties de rigueur et de sérieux qui devaient la mettre, peut-être mieux que d’autres, à l’abri de « la marée de merde » dont a parlé Simon Leys en novembre 2005 lorsqu’il fut fait docteur honoris causa de l’Université catholique de Louvain (2). Quelle ne fut pas ma déconvenue !

Il est vrai que le thème annoncé n’était pas précisément de mon goût. Car ce que l’on a coutume d’appeler dans certains milieux les soft and emotional skills relève de cette pédagogie du management qui a pour objectif d’enseigner des méthodes de vente dont on aperçoit mal - du moins lorsqu’on accepte de conserver au mot université son sens premier - ce qu’elles ont de commun avec les ambitions de vérité, de savoir et d’universalité dont l’institution universitaire s’est réclamée pendant des siècles. Après tout, s’il existe vraiment un savoir de ce type, c’est l’exclusivité dont en pourraient bénéficier certains qui leur permettrait de concurrencer d’autres dans un lutte dont les gagnants vivraient alors au détriment des perdants. Que cette logique-là soit entrée depuis longtemps à l’université, on ne peut que le constater. Encore convient-il de mesurer ce qu’elle entraîne avec elle et jusqu’où pourrait aller le dévoiement des méthodes, dès lors que l’illusion et le mensonge s’en font les passagers clandestins. Ce n’est plus un certain pragmatisme qui mérite en ce cas d’être mis en cause, mais bien une faute morale dont l’université n’est que le théâtre occasionnel.

Le premier exposé fut le fait de M. Roberto Verdone, professeur au Département de génie électrique, électronique et de l’information de l’Université de Bologne. Il s’appliqua à relativiser l’importance des hard skills - entendez des compétences techniques - dans le monde contemporain, celles-ci n’étant d’aucune utilité dès lors qu’elles ne sont pas secondées par une compétence relationnelle propre à maximiser les rapports humains et leur réussite. Dans ce qu’elle a de plus général, cette idée n’est pas erronée, bien évidemment, mais elle dénote une sorte de parti pris dont on aperçoit mal en quoi il peut aider un professeur et chercheur universitaire, que ce soit dans l’approfondissement des domaines de recherche qui sont les siens ou dans le rôle de vérification des savoirs acquis par les étudiants. Car s’il existe une compétence douce et émotionnelle utile à tous les métiers et à toutes les activités, encore devrait-elle être un objet de recherche et d’enseignement pour des maîtres techniquement compétents en ce domaine, lequel est bien éloigné de l’électricité, de l’informatique et même de l’information. Devançant l’objection, M. Verdone s’est fait le défenseur de l’interdisciplinarité, embrayant ainsi sur une notion dont Mme Bernardini Papalia avait déjà fait l’éloge dans son introduction. À ceci près, convenons-en, que l’interdisciplinarité - qui est souvent un couvre-misère - n’a de sens que si elle met en présence les différentes compétences et non si elle accorde à l’une le droit de s’immiscer dans les autres.

Deuxième exposé : celui de M. Gianluca Spadoni, présenté comme un formateur et auteur dans le domaine du marketing. Il avait intitulé son message : “La révolution culturelle, la compétence douce et l’humanité dans le monde du travail”. En fait, sourire aux lèvres, il nous a expliqué que dans le monde d’aujourd’hui, pour vendre, il fallait user d’adresse, d’empathie et d’humanité envers les clients. Discours connu, accrocheur et intéressé (lui-même vit de sa diffusion), qui culpabilise ceux auxquels l’activité commerciale n’apporte qu’échecs et déboires. (3) Que faisait-il là, au sein de l’Alma mater, sinon conférer à son propre commerce une image de scientificité ?

C’est avec le troisième exposé que les choses prirent une dimension époustouflante. Le personnage qui nous le livra est pour le moins typé. Il se nomme Gian Piero Abbate et se qualifie de physicien et de théologien. Connu paraît-il pour son mysticisme débridé, il a commencé par livrer ses convictions numérologiques et kabbalistiques. D’où il déduit par exemple que choisir le prénom d’un enfant est capital, car ce serait le nom qui fait l’être et non l’être qui fait le nom. Je passe sur ces élucubrations pour en arriver au meilleur (si je puis dire) : la théorie des effets de la pensée et des émotions sur l’eau, telle qu’elle fut développée par le Japonais Masaru Emoto. J’ose à peine en expliciter quelque peu le contenu, car il est des extravagances dont on aurait honte d’évoquer ne serait-ce que l’existence. Sachons simplement que l’imagination dont elle témoigne vis-à-vis des vertus de l’eau dépasse considérablement encore celle qui généra l’idée homéopathique chez Samuel Hahnemann. Et le mot vertu est ici parfaitement adéquat, puisque l’eau serait ni plus ni moins en mesure de distinguer la bonté de la méchanceté.

Le quatrième à nous “régaler” fut un psychologue et psychothérapeute nommé Gioacchino Pagliaro, lequel pratique à l’Hôpital Bellaria de Bologne et y suggère la méditation tibétaine pour soigner le cancer. Là n’est cependant pas le problème. L’exposé qu’il fit ce19 mars fut totalement consacré au thème suivant : “les processus quantiques de l’esprit dans le champ des possibles”. De quoi s’agit-il ? De cette théorie qui tire son origine du caractère mystérieux de la conscience pour arguer que celle-ci doit quelque chose à la mécanique quantique, en raison même du fait que cette dernière est tout aussi mystérieuse. Et de là ces ondes qui feraient le lien entre l’esprit et la matière et qui, selon M. Pagliaro, varieraient selon que la pensée est guidée par l’amour et la solidarité ou par des sentiments opposés. Il fut sans conteste plus long et plus détaillé que je ne le suis ici, mais je n’ai cependant rien dit qu’il n’ait avancé.

Il y avait un cinquième exposé, mais j’ai quitté les lieux avant qu’il commence.

On sort abattu d’une pareille épreuve. Non qu’on ignore l’existence de ces croyances farfelues, ni leur succès. Pas davantage d’ailleurs que certaines d’entre elles n’aient fini par s’introduire dans le champ universitaire. Mais une présence aussi officielle, dans les locaux et sous la présidence bienveillante de membres du corps professoral, ébranle fortement la confiance que l’on peut accorder aux lieux de science. Car c’est dans ces mêmes lieux que fut prônée en son temps une attitude de saine vigilance envers la vraisemblance des hypothèses, envers les théories non vérifiées et surtout envers l’inclination à satisfaire les attentes d’un public crédule vis-à-vis de conjectures que le savoir environnant dément fortement. Le premier des soucis qui devrait préoccuper ceux qui s’interrogent à propos de ces théories serait de s’informer sur les avantages qu’elles procurent à ceux qui les répandent. Hélas, trois fois hélas, l’université est devenue un marché comme les autres où réussir ne consiste plus à découvrir ou à comprendre, mais bien à prostituer ses talents et à monnayer ses spéculations.

(1) Cf. ma note du 22 février 2011 sur les universités françaises et ma note du 22 août 2012 sur un livre de Simon Leys.
(2) Cf. le texte qui en figure à la fin de ma note du 22 août 2012.
(3) Pour qui veut se faire une idée de son bagout, cf. par exemple cette vidéo.

jeudi 7 mars 2019

Note spéciale : Jean Starobinski

Jean Starobinski est mort

Jean Starobinski est mort ce lundi 4 mars.

Voilà bien quelqu’un qui sut puiser chez les auteurs anciens - aujourd’hui volontiers jugés indignes d’intérêt - la matière propre à approfondir la compréhension de l’esprit humain. Il fut notamment critique littéraire, mais d’abord et avant tout vis-à-vis d’écrivains déjà consacrés et dont il a su si bien rendre une part de la subtilité qui fut la leur. Peut-on lire aujourd’hui Montaigne en négligeant de se plonger dans son Montaigne en mouvement ? Peut-on s’intéresser à Rousseau en dédaignant son Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle ? Sans oublier ce qu’il écrivit sur Montesquieu, sur Diderot, sur Stendhal, sur Baudelaire, et j’en passe.

Starobinski fut aussi médecin et psychiatre. Son intérêt pour la psychanalyse - il fut notamment membre du Comité de rédaction de la Nouvelle revue de psychanalyse -, qu’il a toujours abordée sans aucun dogmatisme, le porta souvent à privilégier les hypothèses causales prenant en compte la psychologie des profondeurs. On est en droit de ne pas le suivre, mais il est malaisé sinon un peu sot de ne pas en savourer les subtilités.

Il s’intéressa aussi à la linguistique, et notamment à son compatriote Ferdinand de Saussure. Et, en ce domaine aussi, c’est son érudition et sa subtilité qui frappent.

J’aurais aimé donner à lire un extrait de son œuvre suffisamment représentatif de son talent et apte aussi à permettre de saisir la force de ses analyses. Et j’ai immédiatement pensé à Rousseau et à cette question dont débattent si souvent ceux qui l’aiment et ceux qui le détestent : comment comprendre les haines que de son vivant Rousseau déclencha et aussi celles qu’il supposa hardiment. Peut-on croire que la folie qu’on lui prêta et qui le conduisit à un délire dont on trouve de bons exemples dans sa dispute avec David Hume en 1766 ou encore, dix ans plus tard, avec son Rousseau juge de Jean-Jacques et l’affront subséquent qu’il ressentit devant les grilles de Notre-Dame relevait d’un égarement psychotique dont il fallait exonérer son œuvre ou au contraire d’une face importante de celle-ci, quitte à prêter à cette affection une certaine disposition à une autre lucidité ? Qu’on en juge avec ce passage de Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle où, partant de l’importance que le signe, selon Hölderlin, revêtait pour le Genevois, Starobinski replie son délire sur l’élan du cœur et la compassion dont celui-ci avait fait un « deux principes antérieurs à la raison » (1)

« Le problème de l’interprétation du signe doit nous arrêter. Dans une communication vraiment immédiate, il n’y a pas de place pour une interprétation du signe ; une interprétation est une interposition, c’est un acte médiateur. L’idéal de l’immédiat exige que le sens du signe soit exactement identique dans l’objet lui-même et dans ma perception du signe ; le sens s’imposera irrésistiblement, et je l’accueillerai passivement. Voilà ce que Rousseau souhaite : que le signe soit seulement senti et n’ait pas à être lu (sinon rien ne le distinguerait de la langue conventionnelle qui requiert la fatigue d’une lecture). Mais c’est réduire l’activité de l’âme au seul sentiment qui répond au signe ; l’âme ne sera pour rien - selon Rousseau - dans l’élaboration du sens même de la signification. Elle n’aura qu’à se laisser illuminer. L’évidence du signe est alors si grande, qu’elle rend toute interprétation inutile. L’évidence se donne gratuitement. Or il semble qu’il n’en va pas, dans la réalité, selon le vœu de Rousseau. Même si l’on renonce aux signes conventionnels pour revenir aux signes naturels, même si l’on renonce à dissocier le symbole signifiant et la chose signifiée, force nous est de reconnaître que la perception du sens du signe présuppose une activité de la conscience. En dehors de tout parti pris idéaliste, il faut dire que le sens ne se donne qu’à une conscience qui attend (ou qui “vise”) l’apparition du signe, et qui sollicite autour d’elle des significations. Cette sollicitation est déjà spontanément, originellement, une interprétation ; elle implique le choix préalable d’un sens général du monde, sur le fond duquel se détacheront les significations particulières. En d’autres termes, le regard qui se porte au-dehors y éveille des signes qui ne sont destinés qu’à lui seul, et qui lui annoncent son monde : non certes la pure et simple projection de la “réalité intérieure” du spectateur, mais le monde auquel il a choisi de faire face, l’adversaire-complice qu’il se donne.
Or Rousseau se refuse à admettre que la signification dépende de lui et qu’elle soit son œuvre pour une assez large part. Il veut qu’elle appartienne tout entière à la chose aperçue. Il ne reconnaît pas sa question dans la réponse que le monde lui renvoie. Il se dépossède ainsi de la part de liberté qui existe dans chacune de nos perceptions. Ayant fait un choix parmi les sens
possibles que lui annonce l’objet extérieur, il met ce choix sur le compte de l’objet lui-même et voit dans le signe une intention péremptoire et sans équivoque. Il en vient à attribuer à la chose une volonté décisive alors que la décision est dans son propre regard. Au contact du monde, Rousseau interprète instantanément, mais ne veut pas savoir qu’il a interprété.
Rousseau rêvait d’une communication par signes, mais les signes vont se retourner contre lui. Ils lui annoncent une adversité sans recours, ils lui apportent l’évidence de la malveillance et de l’hostilité universelles. Assurément, il interprète les apparences ; mais, la plupart du temps, il ne sait pas ou ne veut pas savoir que l’adversité se trouve déjà dans le regard qu’il porte sur les êtres et sur les choses. Le délire d’interprétation de Rousseau n’est que le renversement parodique de son espoir d’une langue secrète grâce à laquelle les cœurs s’ouvriraient et se montreraient sans ambiguïté. Il avait désiré un mode de communication qui fût à l’abri de la trahison des mots, où chaque indice n’eût pas à être interprété, mais apportât instantanément la certitude infaillible du cœur d’autrui, “au niveau de la source” ; en bref, il avait désiré un langage plus immédiat que le langage, où les êtres dévoileraient leur âme par leur seule présence. Le voici maintenant environné de signes péremptoires qui parlent plus persuasivement que tout langage et toute raison discursive, mais qui lui annoncent l’opacité des cœurs, l’obscurité des âmes, l’impossibilité de communiquer. La magie du signe est devenue une magie néfaste, qui impose la présence définitive de l’ombre et du voile. Le renversement qualitatif est absolu : au lieu de posséder un pouvoir instantané d’illumination, le signe exerce un pouvoir instantané d’obscurcissement. Nous voyons intervenir ici une loi du “tout ou rien”. Il n’y a pas de milieu entre la transparence et l’opacité ; pas de moyen terme entre la société intime et le monde de la persécution.
 » (2)

(1) Jean-Jacques Rousseau, “Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes” in Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1964, p. 125.
(2) Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle suivi de sept essais sur Rousseau, Gallimard, Tel, 1971, pp. 187-188.