mardi 27 juillet 2010

Note de lecture : Henri de Man

Après coup et Cavalier seul
de Henri de Man


Ce même ami qui m’aiguilla, il y a quelques semaines de cela, vers Les cahiers de ma montagne de Henri de Man, a remis la main en fouillant dans sa collection de livres oubliés sur Après coup (1), un livre que celui-ci publia en 1941 – trois ans avant les Cahiers – et dans lequel il retraça les principales étapes de sa vie.

En lisant les Cahiers, j’avais mesuré combien il pouvait être malaisé de poser un jugement sur ces hommes qui, durant les années 20 et 30, avaient mené une réflexion qui finit par les mettre en porte-à-faux par rapport aux vainqueurs de la guerre 40-45. Et j’en avais conservé, vis-à-vis de Henri de Man, une curiosité qui m’incita à lire Après coup.

Ai-je besoin de dire que cette seule lecture ne me fournit évidemment pas les moyens propres à dire à propos de Henri de Man quoi que ce soit de définitif ? Il faudrait, pour être mieux éclairé à son sujet, mener une longue recherche sur son œuvre tout entière, sur ses faits et gestes, sur ses contemporains, et que sais-je encore. Mais je puis livrer quelles impressions je dois à cette lecture et les questions complémentaires qu’elle me conduisit à me poser.

Dans Après coup, Henri de Man se révèle issu d’un milieu bourgeois, mais surtout cultivé. J’utilise le mot bourgeois à dessein, pour bien indiquer que son origine sociale, à une époque où la gauche désignait volontiers l’ennemi sous le nom de bourgeoisie, ne le prédestinait pas à se solidariser des masses laborieuses. Elle l’encouragea plutôt à réfléchir à l’art, à l’histoire, à la science, avec quelquefois une acuité qui me paraît assez exceptionnelle. Ainsi :
« […] j’appris à voir derrière l’œuvre l’artiste, et dans l’artiste l’ouvrier. Grâce à mon oncle, j’y saisis ce qui fait la supériorité des primitifs du quinzième siècle sur les modernes : le règne de la main au lieu du règne de la littérature, le respect de l’objet au lieu de l’idolâtrie du moi, la recherche de la vérité qui unit au lieu de la poursuite de l’originalité qui distingue, la compréhension de l’essence au lieu de la fidélité à l’apparence. » (AC, p. 24)
Ou ceci :
« Avant toute réflexion sur l’évolution des sociétés, je m’étais, en regardant les tableaux, familiarisé avec la notion que le progrès continu, religion de l’époque où je naquis, n’était qu’une superstition, et que pour parler avec J. K. Huysmans, depuis le treizième siècle, le monde n’avait fait que déchoir. » (AC, pp. 24-25)
Ou encore ceci, à propos d’un autre oncle, biologiste :
« On retrouve les traces de l’influence darwinienne de l’oncle K… à divers stade de l’évolution de ma pensée pendant plus de vingt ans, depuis mes premiers efforts pour concilier Darwin et Marx jusqu’à l’époque où, faisant la critique du scientisme marxiste, je brisai une chaîne dont les premiers maillons avaient été forgés par mon oncle K…
Ceci ne diminue en rien, je me hâte de le dire, la valeur du service qu’il me rendit en me faisant travailler au microscope et en m’inculquant le respect de l’observation personnelle, de la méthode expérimentale, de la vérité prouvée par l’analyse des faits. Seulement, l’individualiste libéral et antisocialiste farouche qu’il était ne se doutait pas qu’ainsi, il développait chez moi une tournure d’esprit tendant à appliquer, à l’objet social, des procédés d’analyse critique à puissance explosive. On ne met pas impunément la vérité découverte au-dessus de la convention admise.
» (AC p. 25-26)

Son milieu lui donna en quelque sorte du grain à moudre, quitte à ce qu’il en fasse une farine qui lui soit propre. Ainsi, en musique :
« […] mon goût musical a évolué et mûri très lentement. Jusqu’à la fin de l’adolescence, j’ai subi la contagion du goût de ma mère pour la musique romantique et en général sentimentale ; ce n’est que vers l’âge de vingt ans, donc vers 1905, que je passai par la phase de frénésie wagnérienne, normale en soi, mais avec un retard assez sérieux sur l’avant-garde mon époque. Aujourd’hui, j’en suis venu, petit à petit, à apprécier surtout Bach et Mozart, et à ne dépasser que très exceptionnellement la limite chronologique qui, du temps de mon enfance, marquait au contraire le début de la musique "congénitale", le Beethoven dernière manière. C’est dire que j’ai développé, avec le temps, une prédilection de plus en plus "réactionnaire" pour la musique soumise à la discipline des formes sévères, et une horreur correspondante de tout ce qui caractérise la majeure partie de la musique depuis cette époque : la teinte littéraire de l’inspiration, la couleur pâteuse des harmonies, la prédominance du sensuel et du sentimental sur ce que j’appellerais volontiers l’essentiel éternel. » (AC, p. 29)
De Man ne fut pas pour autant à l’abri de l’air de son temps, comme par exemple une certaine forme de scientisme :
« On se fera une idée de la tournure "scientiste" de mon esprit vers 1905 en apprenant que je me préoccupais beaucoup de découvrir les lois mathématiques de l’esthétique musicale. J’étais convaincu a priori qu’en travaillant sur les nombres de vibrations correspondant aux sons, on trouverait les courbes révélatrices des sensations esthétiques élémentaires ; en combinant ces éléments, et en allant du simple au compliqué, on devait pouvoir passer du son et du rythme à la mélodie et à l’harmonie. J’étais convaincu que c’était parfaitement possible, et qu’il suffisait de bien raisonner et de chercher patiemment, comme s’il s’agissait d’une analyse chimique. L’enseignement de Wundt eut tôt fait de me guérir d’erreurs aussi naïves. Il y réussit d’autant mieux qu’il sortait d’un laboratoire et non pas d’une bibliothèque, comme tant de pseudo-psychologues qui ne sont que des fabricants de vocabulaires particuliers. » (AC, pp. 76-77)

Évidemment, ce que je cherchais dans Après coup, c’était surtout des informations susceptibles de me permettre de comprendre pourquoi cet homme de qualité avait pu rester aveugle à certaines réalités de l’Allemagne hitlérienne. Et j’en ai trouvé.

Un petit schéma, trop simpliste assurément, pour resituer de Man. Le point de départ de son itinéraire, c’est évidemment cette gigantesque question, déjà présente avant 1914 : comment révolutionner la société de telle sorte qu’y soit éradiquée la puissance de l’argent ? Le jacobinisme misait sur un État fort, encore fallait-il choisir qui l’investirait. Les marxistes prônaient l’accession de la classe ouvrière au pouvoir ; à partir de 1917, le soviétisme se contenta d’y maintenir ceux qui affirmaient parler en son nom. Face à cette forme nouvelle d’autoritarisme, certains socialistes, sans renier le marxisme, choisir les petits pas, à franchir dans le cadre de la démocratie parlementaire ; ce qui en conduisit plus d’un vers des compromissions intéressées. D’autres imaginèrent de dépasser à la fois le marxisme et le parlementarisme en abandonnant l’ouvriérisme et en imaginant un État fort susceptible de faire barrage aux puissances d’argent. C’est parmi ces derniers qu’émergea Henri de Man, avec son Plan du travail. Ce programme fut adopté fin 1933 par le Parti ouvrier belge, en grande partie faute d’idées plus convaincantes à opposer aux libéraux et aux catholiques. Il comportait notamment le projet de réformes de structure anticapitalistes, concept qui sera réutilisé après la deuxième guerre mondiale par les renardistes, lesquels pourtant continuaient de s’affirmer ouvriéristes et marxistes (2).

Les convictions de de Man se ressentaient de l’influence de la psychologie sociale, telle qu’un théoricien comme Alfred Adler la concevait. Il écrit, à propos de son livre Au-delà du marxisme, publié en 1927 :
« J’y avais longuement analysé les conditions particulières qui prédisposent certaines couches sociales, telles que les ouvriers et les intellectuels, à répondre à l’appel du socialisme ; mais je ne m’étais guère préoccupé de savoir en quoi cet appel consistait exactement. Je m’étais contenté d’établir que par-delà les intérêts de classe, les mouvements et les institutions, il y avait quelque chose de plus profondément enraciné dans la personnalité humaine, et que ce quelque chose se rattachait à la vie instinctive et émotive avant même de passer à l’état de conscience. Mais ce n’était là – et le titre du dernier chapitre "Credo" le révélait – qu’un acte de foi menant au seuil d’un nouveau problème : si le fait d’être socialiste signifie avoir une conviction basée sur certains jugements de valeurs, d’où viennent-ils, que sont-ils, où nous mènent-ils, qu’exigent-ils de nous ? » (AC, pp. 195-196)
Et ces lignes, écrites en 1941, il ne semble pas disposé alors à les renier :
« Au surplus, l’avenir nous dira si j’ai eu raison ou non de vouloir dissocier le socialisme de la lutte des classes, et le rattacher à des mobiles généralement humains, tels que le sens de la justice et de la dignité pour les personnes comme pour les peuples.
L’avenir dira également si j’ai pu apporter une contribution de valeur durable aux sciences sociales en appliquant, à l’analyse des mouvements sociaux, une méthode psychologique qui fait découler l’idéal conscient du mobile subconscient, la doctrine de la volonté, le but du mouvement, et l’idée de la souffrance.
» (AC, p. 194)

Va-t-il néanmoins, après la guerre, renier quelque chose de ce qu’il fut ? Pour en juger, je me suis procuré Cavalier seul (3), sorte de version améliorée d’Après coup qu’il publia en 1948. Certaines comparaisons donnent à penser.

Ainsi, dans Après coup, il écrit ceci :
« Vers la même époque [1934], j’avais précisé ma pensée dans deux conférences qui eurent un certain retentissement. L’une fut tenue à l’Abbaye de Pontigny en septembre 1934. J’y développai ce que l’on a appelé par la suite les thèses de Pontigny, où j’essayais de dégager la signification du planisme pour l’évolution universelle des idées socialistes. La dixième et la onzième des ces thèses s’inspiraient de principes autoritaires et corporatistes nettement opposés aux conceptions traditionnelles de la social-démocratie. On y affirmait notamment la nécessité d’établir un "État économique nouveau sous des formes différentes de celles de l’État politique ancien", et de rompre avec la doctrine classique de la séparation des pouvoirs chère à la démocratie bourgeoise. On posait en principe : "l’Exécutif gouverne, les institutions représentatives contrôlent". Et on ajoutait que dans le domaine de l’État économique, la gestion "sera basée sur la délégation de pouvoirs par l’exécutif et la représentation des intérêts corporatifs".
Peu après, dans une conférence à la Sorbonne, j’accentuais encore ma formule de "l’État fort", en précisant que la vieille lutte marxiste contre l’État était devenue un non-sens, et que "ce n’est plus par la révolution qu’on peut arriver au pouvoir ; c’est par le pouvoir qu’on peut arriver à la révolution". Je heurtais encore un autre préjugé social-démocratique en disant qu’au lieu de faire supposer qu’il y avait une liberté de la presse à défendre contre l’État, il valait mieux reconnaître que l’État avait pour devoir de défendre la liberté de la presse à l’égard des puissances d’argent.
» (AC, pp. 220-221)

Dans Cavalier seul, ce passage fut réécrit de cette façon :
« Ces reproches s’appuyaient principalement sur deux exposés que je fis en France en 1934 : le premier en septembre lors d’une réunion internationale planiste à Pontigny, l’autre en décembre dans une conférence à la Sorbonne que présida Jules Romains. J’y avais parlé de la nécessité d’établir un État économique nouveau sous des formes différentes de celles de l’État politique ancien. Dans le domaine politique, je préconisais un renforcement du pouvoir exécutif, l’instabilité gouvernementale rendant impossible toute politique à longue vue, surtout en matière économique. Le Parlement, par contre, devait être réorganisé de façon à pouvoir exercer un contrôle plus efficace sur le gouvernement et l’administration : "L’Exécutif gouverne, les institutions représentatives contrôlent." Quant à l’État économique, il serait organisé sur des bases très différentes : corporations, régies et organismes parastataux doués d’une large autonomie, et "gestion basée sur la délégation de pouvoirs par l’Exécutif et la représentation des intérêts corporatifs". Je heurtai encore un autre préjugé social-démocratique en affirmant qu’au lieu de faire supposer qu’il y avait une liberté de la presse à défendre contre l’État, il valait mieux reconnaître que "l’État avait pour devoir de défendre la liberté de la presse à l’égard des puissances d’argent". » (CS, pp.164-165)

Plus révélateur encore, il écrit dans Après coup, à propos des hésitations qu’Émile Vandervelde manifestait à l’égard de son Plan, que celui-ci « se sentait appelé à faire un suprême effort pour défendre la vieille orthodoxie marxiste contre les doctrines qui "l’épouvantaient", comme le néo-socialisme de Marcel Déat épouvantait Léon Blum. ». Cette phrase a disparu dans Cavalier seul.

Il est frappant de constater que le Parti ouvrier belge a néanmoins accepté le Plan du travail et qu’il a même désigné Henri de Man à sa présidence à la mort d’Émile Vandervelde, en 1938. Il est probable que cela témoigne d’une grande déliquescence de ce parti ; il n’est pas impossible aussi que nombre de ses cadres se soient mépris sur la signification des idées de de Man. Qu’on en juge avec ces propos évoquant des articles publiés en 1939 :
« J’y rompais résolument avec la conception libérale de l’État démocratique, pour réclamer ce que Spaak et moi avions osé appeler une "démocratie autoritaire". Je critiquais l’envoûtement du socialisme belge par une idéologie antifasciste qui n’était qu’une manifestation de conservatisme, dont le résultat le plus clair était de sous-évaluer le véritable adversaire, la réaction capitaliste. Tout en ne niant pas les différences entre les conditions qui avaient fait naître les mouvements autoritaires en Allemagne et en Italie d’une part, et celles qui prévalaient dans les États vainqueurs de 1918 d’autre part, j’affirmais qu’on avait tort de considérer les mouvements "fascistes" comme des tentatives de restauration ou de réaction, alors qu’en réalité ils jouaient un rôle révolutionnaire. Pour ne pas être frappés par la force destructrice de cette révolution, ajoutais-je, il faut que les partis ouvriers occidentaux évitent de tomber au rang d’obstacles à une évolution universelle vers un monde mieux ordonné et discipliné ; pour cela, ils devraient reconnaître comme loi suprême le bien commun, et cesser d’être des partis de classe pour devenir des mouvements populaires. Enfin, en ce qui concernait particulièrement mon pays, je préconisais le développement d’une mentalité socialiste flamande, conforme aux caractéristiques propres du peuple flamand. » (AC, pp. 306-307)

Henri de Man a-t-il été antisémite ? Même s’il le fut dans un contexte et d’une manière qui n’en font certes pas le complice de la solution finale, ses convictions racistes me semblent avérées. Dans Après coup, on trouve ceci :
« L’inquiétude qui me resta de mes impressions de Vienne provenait aussi, pour une part, de ce que j’y entrevis du problème juif.
Celui-ci était nouveau pour moi, tout au moins par l’acuité qu’il présentait en Autriche. En Belgique, au temps de mon enfance, les Juifs étaient très peu nombreux, et en partie assimilés d’ailleurs. Dès lors, l’antisémitisme n’existait que sous la forme bénigne des plaisanteries classiques ou des petites taquineries individuelles ; il était aussi facile de ne rien avoir à faire avec les Juifs qui ne vous plaisaient guère que d’oublier la race de ceux qui ne vous gênaient pas. Au surplus, je me souviens avoir pris parti, dans une bagarre entre écoliers, pour un camarade de classe juif dont quelques-uns avaient fait un souffre-douleur ; il ne m’inspirait aucune sympathie, mais j’en avais moins encore pour le procédé qui consistait à lui tomber dessus à dix contre un.
C’est une réaction personnelle qui ne s’est guère modifiée depuis. Convaincu depuis longtemps de la nécessité d’éliminer de notre organisme politique le corps étranger que constituent tous les résidus ou embryons de Ghetto, je suis tout aussi convaincu que le problème de la protection de la race n’est soluble que dans l’ordre et par une entente internationale.
» (AC, p. 84)
Dans Cavalier seul, il corrigera la dernière phrase de la façon suivante :
« Convaincu depuis longtemps de la nécessité d’éliminer de notre organisme politique le corps étranger que constituent tous les résidus ou embryons de Ghetto, je suis tout aussi convaincu que les problèmes de ce genre ne sont solubles que dans l’ordre, dans un esprit humanitaire et par des ententes internationales. » (CS, p. 67)

À propos d’Otto Bauer, il écrit dans Après coup :
« Comment se fait-il, alors, que cet homme si doué ait, en somme, lamentablement échoué dans toutes ses entreprises ? Cela ne peut s’expliquer uniquement par le fait qu’en sa qualité d’Autrichien, il était attaché à un cadavre ; car il aurait peut-être pu modifier le sort de son pays s’il n’avait pas torpillé l’Anschluss volontaire, quand il était encore possible. Au surplus, Bauer échoua tout autant sur le plan international, où sa qualité d’Autrichien ne le handicapait pas. Il faut donc bien croire que l’intelligence, le savoir et le courage ne suffisent pas toujours à faire un bon chef de mouvement révolutionnaire. Il manquait à Bauer, comme à la grande majorité des Juifs, quelque chose d’aussi essentiel que le lest pour un voilier : sensibles au moindre souffle du vent, il naviguait brillamment dans le sens de leur poussée, mais sans jamais arriver nulle part, sauf à chavirer au premier grain. » (AC, pp. 132-133)
Dans Cavalier seul, il remplace simplement l’expression « comme à la grande majorité des Juifs » par « comme à tant de Juifs » (CS, 102)

Quant à l’Université de Francfort qu’il fréquenta – cette université où naquit l’école sociologique du même nom –, il l’évoque dans Après coup notamment en ces termes :
« Une proportion croissante de professeurs juifs ajoutait encore un élément d’inquiétude intellectuelle, d’instabilité et d’analyse dissolvante. […] Il faut avoir vécu cette période pour comprendre les causes de la réaction du national-socialisme contre cette dissolution d’une civilisation, cette désagrégation progressive du moral de la jeunesse. » (AC, pp. 187-188)
Dans Cavalier seul,la première phrase a été supprimée et, dans la deuxième, la fin a été modifiée comme suit : « pour comprendre les progrès rapide du mouvement hitlérien qui, en affichant son hostilité à cette dissolution d’une civilisation et à cette désagrégation progressive du moral de la jeunesse, en tirait profit. » (CS, p. 143)

Je ne suis pas historien et je suis bien conscient que ce ne sont pas les quelques lectures faites qui m’autorisent à juger Henri de Man. D’autant que le genre autobiographique, tel qu’il le pratique, c’est-à-dire sans un doute, sans un remord, sans un regret, n’incite guère à une totale confiance. Mais je suis enclin à croire qu’il serait utile de mieux analyser le parcours d’un intellectuel comme Henri de Man (ou celui de Paul Colin) (4) afin de tenter de comprendre comment des esprits informés peuvent à ce point ignorer des choses, en croire d’autres et, en définitive, faire le jeu de gens sans scrupules. L’idée qu’un État autoritaire puisse par lui-même résoudre les maux sociaux – idée que la gauche et surtout l’extrême gauche partagea souvent – est d’une telle naïveté que l’on peine à comprendre qu’elle ait pu séduire tant d’intellectuels. Un pouvoir fort, quelles que soient les précautions prises, finit toujours dans les mains de fripouilles.

Les grands événements – telle la deuxième guerre mondiale – suscitent par eux-mêmes de grands travestissements de l’histoire. Je suis né alors qu’elle venait de s’achever et il m’a fallu très longtemps pour comprendre à quel point mon enfance a été bercée par un récit de la guerre bien éloigné de la réalité. C’est autant contre mes valeurs incorporées, contre mes savoirs inculqués, contre mes préjugés, que contre les aveuglements des hommes égarés des années 30 qu’il faut lutter pour démêler le vrai du faux. Et, bien sûr, je n’y parviens pas.

(1) Henri de Man, Après coup, Ed. de la Toison d’Or, Bruxelles, 1941.
(2) À noter qu’André Renard n’hésita pas, dans ce cadre, à se revendiquer de Georges Sorel.
(3) Henri de Man, Cavalier seul. 45 années de socialisme européen, Ed. du cheval ailé, Genève, 1948.
(4) Dominique Fernandez, dans Ramon (Grasset & Fasquelle, 2008), nous en apprend beaucoup sur un itinéraire assez comparable, celui de son père.


Autre note sur de Man :
Cahiers de ma montagne

vendredi 23 juillet 2010

Note de lecture : Stefan Zweig

Montaigne
de Stefan Zweig


La lecture du Montaigne de Stefan Zweig (1) en apprend sans doute bien davantage sur Zweig que sur Montaigne. Et n’étant pas un spécialiste de Zweig, il me faut rester prudent quant à ce que révèlerait ce livre. Ce n’est pas la préface de Roland Jaccard qui m’aidera beaucoup, car il y cultive une fascination pour le suicide qui est bien dans sa manière, et peu dans la mienne. S’il est assez probable que le portrait que Zweig dresse de Montaigne doit quelque chose à un état d’esprit qui le poussa vers la mort, cela n’excuse en rien ses erreurs de lecture. D’autant que le suicide de Zweig est bien peu montanien ; il est même – à mes yeux – assez discutable, ne serait-ce que par le choix qu’il fit d’entraîner Lotte dans son projet. « Il est indigne des grandes âmes de répandre autour d’elles le trouble qu’elles ressentent » : Jaccard estime que Zweig aurait pu faire sien ce mot de Nietzsche (p. 6). Ah bon ?

Zweig commence par confesser que, jeune, il ne pouvait être réceptif à la sagesse de Montaigne :
« Qu’aurais-je fait du judicieux conseil de Montaigne, qui m’avertissait de ne pas sacrifier à l’ambition, de ne pas me commettre trop passionnément avec le monde extérieur ? Quel sens pouvait avoir son appel doux et pressant à la tempérance, à la tolérance, pour une jeunesse fougueuse qui refuse qu’on lui ôte ses illusions, qui ne veut pas qu’on la calme, qui, sans en être même consciente, n’aspire qu’à être exaltée dans son élan vital ? » (p. 15)
Zweig est mort à 60 ans. Je ne suis pas convaincu qu’il avait alors – ou qu’il ait pu avoir entretemps – le goût de cette sagesse-là. Et lorsqu’il exalte l’humanisme, lorsqu’il se réjouit de la réforme et des découvertes géographiques, techniques et scientifiques et qu’il s’exclame, à l’instar d’Ulrich von Hutten « Quelle joie est la vie ! » (p. 19), on mesure aisément la puissance de son désenchantement, bien éloignée de l’esprit montanien.

En fait, Stefan Zweig ne veut voir en Montaigne que l’inventeur d’une forme de liberté et néglige, à mon avis bien à tort, ce qui a pu en être dit par d’autres :
« D’autres époques, plus sereines, ont jeté un autre regard sur l’héritage littéraire, moral et psychologique de Montaigne, elles ont savamment débattu afin de savoir s’il était un sceptique ou un chrétien, un épicurien ou un stoïcien, un philosophe ou un amuseur, un écrivain ou seulement un dilettante de génie. Ses conceptions de l’éducation et de la religion ont été minutieusement disséquées dans des thèses de doctorat et des traités. Mais dans Montaigne ne m’émeut et ne m’occupe aujourd’hui que ceci : comment, dans une époque semblable à la nôtre, il s’est lui-même libéré intérieurement et comment, en le lisant, nous pouvons nous-mêmes nous fortifier à son exemple. Je vois en lui l’ancêtre, le protecteur et l’ami de chaque "homme libre" sur terre, le meilleur maître de cette science nouvelle et pourtant éternelle qui consiste à se préserver soi-même de tous et de tout. » (p. 24)
Si Montaigne ne se résumait qu’à cela – et encore faudrait-il savoir ce qui se cache derrière cette expression d’"homme libre" que Zweig écrit en français dans son manuscrit –, ses Essais en seraient grandement raccourcis.
« Sa tactique, écrit Zweig, était d’être aussi peu visible que possible, d’attirer aussi peu que possible l’attention par son aspect extérieur, de traverser le monde en portant une sorte de masque, pour trouver le chemin qui le mènerait à lui-même. » (pp. 25-26)
Le contraste entre ce que Zweig dit ainsi de Montaigne et ce que lui-même fut est tel que l’on est tenté d’y voir la marque d’une contradiction qui n’est peut-être pas sans rapport avec sa résolution de mettre fin à ses jours.

Que ce soit lorsqu’il évoque l’éducation qu’a reçue Montaigne, sa retraite dans sa tour, la rédaction des Essais, la défense de son moi et de sa citadelle intérieure, son voyage, ou sa charge de maire de Bordeaux, Stefan Zweig me semble bien plus préoccupé de lui-même que de son modèle gascon. Il écrit : « son combat est resté le plus actuel de tous » (p. 27), ce que je suis porté à juger comme la dernière des préoccupations qu’il importe d’avoir lorsqu’on cherche à percer la pensée d’un homme qui vécut il y a plusieurs siècles de cela.

Lorsque Zweig évoque le départ en voyage de Montaigne en 1580, il a cette phrase étonnante : « On ne peut pas renoncer si tôt, fermer le livre de la vie, comme si on en était déjà à la dernière page. » (p. 97) Est-ce de Montaigne ou de lui-même qu’il parle ? Est-ce au lecteur ou à lui-même qu’il s’adresse ? Et il explique ce qui motive le départ de Montaigne d’une façon qui, sans être probablement totalement fausse (même si c’est faire peu de cas du chapitre VIII du livre I des Essais), donne à réfléchir d’abord sur son propre désespoir :
« Un autre erreur apparaît, que Montaigne reconnut peu à peu : il a cherché la liberté en quittant le monde de la politique, des charges et des affaires pour le petit monde de sa maison et de sa famille ; il s’aperçoit bientôt qu’il n’a fait que changer une contrainte pour une autre. Il n’a servi à rien de s’enraciner dans son propre terroir, car ici le lierre et les mauvaises herbes grimpent autour du tronc, et les petites souris des soucis rongent les racines. Elle n’a servi à rien, la tour qu’il s’est construite, et où personne n’a accès. Lorsqu’il regarde par la fenêtre, il voit de la gelée blanche sur les champs et pense au vin qui sera perdu. Lorsqu’il ouvre ses livres, il entend monter des voix querelleuses et sait que, en sortant de sa chambre, il devra entendre les plaintes des voisins et régler les problèmes de l’administration. Ce n’est pas la solitude de l’anachorète, car il est propriétaire, et il n’est de propriété que pour celui qui y trouve son plaisir. Montaigne n’y est pas attaché : "Je nourris à escient aucunement trouble et incertaine la science de mon argent." Mais la propriété s’attache à lui, elle ne le laisse pas libre. Montaigne voit lucidement sa situation. Il sait que, d’une plus haute perspective, toutes ces vexations deviennent de petits soucis. Quant à lui, il aimerait bien s’en débarrasser : "De les abandonner du tout, il m’est très facile." Mais, tant qu’on s’en occupe, on n’en voit pas la fin.
En soi, Montaigne n’a rien d’un Diogène. Il aime sa maison, il aime sa richesse, son titre de noblesse, et avoue emporter toujours, pour sa tranquillité intérieure, une petite cassette d’or avec lui. "
Il y a quelque commodité à commander, fût-ce dans une grange, et à être obéi des siens, mais c’est un plaisir trop uniforme et languissant." On vient de lire Platon, et il faut se quereller avec ses gens, être en procès avec le voisin ; chaque petite réparation devient un souci. La sagesse commanderait maintenant de ne pas se préoccuper de ces bagatelles. Mais – chacun de nous l’a éprouvé – aussi longtemps qu’on est propriétaire, on s’attache à la propriété ou bien elle s’accroche à nous de ses mille petites griffes, et une seule chose nous vient en aide : la distance, qui transforme toutes choses. Seule la distance extérieure permet la distance intérieure : "Absent, je me dépouille de tels pensements, et sentirais moins lors la ruine d’une tour que je ne fais présent la chute d’une ardoise." Celui qui se restreint à un lieu confiné tombe dans l’étroitesse. Tout est relatif. Depuis peu, Montaigne ne cesse de répéter : ce que nous nommons soucis n’a pas de poids unique. Nous seuls les exagérons ou les diminuons. Ce qui est proche nous touche plus que ce qui est éloigné, et plus nous nous cantonnons dans des proportions étroites, plus l’étroitesse nous pèse. Si l’on ne peut pas s’échapper, on peut tout au moins prendre congé. » (pp. 98-100)
S’il ne partageait pas le désespoir de Zweig, ce Montaigne-là serait fort paresseux, bien proche de la veulerie. Il ne suffit pas d’affirmer savoir ce que Montaigne voyait de sa fenêtre et les états d’âme que cela lui valait pour percer son œuvre. Il y a d’ailleurs quelque chose de paradoxal à défendre l’idée que le voyage le libère d’une contrainte qui n’avait fait que remplacer les contraintes professionnelles et à considérer « que la première version des Essais, qui en dit moins sur sa personne, en dit plus en fait. C’est là qu’est le véritable Montaigne, Montaigne dans sa tour, l’homme qui se cherche. Il y a en elle plus de liberté, plus de sincérité. » (p. 75)

Lorsque Zweig érige Montaigne en champion de la liberté, c’est d’absence d’entraves qu’il s’agit d’abord. Et pour qui tout devient entrave, la mort est sans doute l’ultime liberté :
« […] Montaigne, en aucun cas, ne donne de règles. Il ne donne qu’un exemple, le sien : comment il essaie toujours de se libérer de tout ce qui le retient, le gêne, l’entrave. On pourrait tenter d’en dresser une liste :
être libre de la vanité et de l’orgueil, ce qui est sans doute le plus difficile,
se garder de la présomption,
être libre de la crainte et de l’espoir, de la croyance et de la superstition, libre des convictions et des partis,
être libre des habitudes : "
L’usage nous dérobe le vrai visage des choses",
être libre des ambitions et de toute forme d’avidité : "
La réputation et la gloire [sont] la plus inutile, vaine et fausse monnaie qui soit en notre usage",
être libre de la famille et des amitiés, libre du fanatisme : "
Chaque pays croit posséder la plus parfaite religion" et être le premier en toute chose ; être libre devant le destin ; nous sommes ses maîtres ; c’est nous qui donnons aux choses leur couleur et leur visage.
Et la dernière liberté : devant la mort. La vie dépend de la volonté des autres, la mort de notre volonté propre : "
La plus volontaire mort est la plus belle". » (p. 89-90)

Dans tout cela, on trouve – je crois – beaucoup de Zweig et bien peu de Montaigne !

(1) Stefan Zweig, Montaigne, trad. de l’allemand par Jean-Jacques Lafaye et François Brugier et révisé par Jean-Louis Bandet, PUF, Quadrige, 5e éd., 2010.

Autre note sur Zweig :
Le voyage dans le passé
Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais