lundi 10 juin 2019

Note de lecture : Marc Donzé

La pensée théologique de Maurice Zundel
de Marc Donzé


Une amie - dont la foi en Jésus guide le comportement et qui n’ignore rien de ce que je puis moi-même en penser - a souhaité que je lise le livre de Marc Donzé intitulé La pensée théologique de Maurice Zundel (1). En l’ouvrant, je n’ai pas imaginé un seul instant qu’il me conduirait à rédiger une note à son sujet, ce que je suis pourtant en train de faire.

J’expliquais récemment qu’il est des livres que l’on ne souhaite pas lire et qu’il n’y a rien d’étrange à se donner la peine d’expliquer pourquoi. Il est aussi des livres que l’on lit malgré un a priori d’indifférence et qui incitent à rendre compte de ce qu’il est advenu de cet a priori après lecture. Ce qui n’est pas plus étrange.

Maurice Zundel (1897-1975) (dont il serait sans doute plus judicieux de lire les propres ouvrages pour s’assurer de sa pensée) est un « prêtre suisse, poète, philosophe, théologien et mystique » (comme le précise la quatrième de couverture) qui fut quelque peu renommé parmi les milieux intellectuels catholiques du XXème siècle et dont il fut dit qu’il était partisan d’une morale de la libération. Quant à Marc Donzé, il s’agit d’un prêtre qui chercha à rendre compte de sa pensée, telle qu’elle se dégagerait de son œuvre.

S’il me fallait marquer quelle difficulté j’éprouve en lisant un ouvrage de théologie, je ne pourrais mieux faire, en l’occurrence, que renvoyer aux premières phrases du chapitre 2 de la première partie du livre de Marc Donzé :
« L’homme n’est pas encore, mais il peut être. Il se situe en tension dialectique entre le donné biologique de sa naissance et de sa croissance sociale et la réalisation plénière de son humanité ouverte vers l’infini. Où trouvera-t-il le chemin qui lui permette de franchir les étapes de son accomplissement ? À travers quelle activité (ou quelle passivité) peut-il devenir ce qu’il est en germe ? Où trouvera-t-il le supplément d’être qui lui fera atteindre en avant de lui ses origines humaines, qui le fasse passer de quelque chose à quelqu’un ? » (p. 47)
Clairement, il s’agit là de suggérer que l’homme n’est pas lui-même s’il ne s’engouffre pas dans la transcendance. Et encore, pas n’importe quelle transcendance, mais précisément celle dont l’aboutissement est Dieu. Le corrélât de ce prescrit, c’est que celui qui renonce à emprunter ce chemin n’est pas un homme au sens plein du mot, qu’il n’est pas accompli, qu’il restera ignorant de ses origines humaines, qu’il devra se contenter d’être quelque chose et non quelqu’un. Pire encore : à celui qui cherche ce que peuvent être les conditions biologiques et sociales de l’existence et qui mesure modestement ce qu’il peut y avoir d’illusoire et de vain à s’inventer une éminence substantielle, voilà qu’il est prédit qu’il se fermera à sa propre humanité plénière, laquelle aurait pu lui ouvrir l’infini ! Est-il Dieu possible que l’humilité de celui qui se contente d’être ce qu’il ressent le plus simplement possible soit réduite ainsi à une forme coupable d’aveuglement ?!

Que « l’homme [soit] un mystère, une énigme, une question » (p. 17), j’en conviens volontiers. Mais qui peut prétendre détenir les clés de ce mystère ? Qui peut prétendre qu'existe une certaine manière d’être homme qui permettrait de distinguer ceux qui le sont vraiment de ceux qui ne le sont pas encore ou ne le seront jamais ? Selon Donzé, Zundel l’a fait :
« Le seul problème est, finalement, de se faire homme. Le seul mal est le refus d’entreprendre cette création de nous-mêmes. Le seul bien est de l’accomplir. Le ferment de tous les malentendus est de croire que l’homme existe comme tel qui ne s’est pas fait tel […] La difficulté est la rareté des modèles. Il y a peu d’hommes réellement existants. Qu’un seul existe pleinement et il est capable, comme Gandhi, par sa seule présence, de faire reculer un empire et d’être la respiration d’un continent. » (2)

Il n’était pas - semble-t-il - suffisant de séparer l’homme de l’animal en le dotant d’une âme promise à l’immortalité ; il fallait en outre distinguer parmi les hommes ceux qui s’accomplissaient par la transcendance de ceux qui restaient des moins-qu’hommes. Je ne puis lire ces lignes sans penser à ces propos que tint Claude Lévi-Strauss en juin 1962, alors que l’on commémorait le 250ème anniversaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau :
« On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain : on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. » (3)

J’imagine que certains se récrieront : ce n’est absolument pas ce qu’ont voulu dire ni Maurice Zundel, ni Marc Donzé ! Que telles ne furent pas leurs intentions, je l’admets volontiers ; sans doute rêvaient-ils d’emmener tout le monde au paradis, accompagné - qui sait ? - par les animaux de la création. Reste que ce sont bien les frontières qu’ils tracent, même s’ils ne les destinaient qu’à montrer le chemin du bien ; reste surtout que ne pas les suivre serait « le seul mal » ! Mais laissons à Marc Donzé le soin de préciser ce qu’il en est :
« Pour le dire autrement, il y a en l’homme une distance infinie de lui-même à lui-même. L’homme est ouvert à une valeur infinie et il n’est vraiment homme qu’au moment où il vit cette valeur infinie. Son destin est de combler l’abîme qui s’étend entre la pure possibilité au point de départ et la pleine réalisation au terme.
Dans cette perspective, Zundel résume la condition humaine en une sorte de
cogito, qui est pour lui la suprême évidence : “je ne suis pas mais je puis être”. “Car l’homme authentique est toujours en avant de lui-même, dans ce sens qu’il n’atteint réellement à soi qu’en actualisant les possibilités d’une grandeur qui doit être son œuvre” (*1) » (p. 28)
La valeur qu’il évoque ne permet pas le doute : l’objectif est moral. Mais qu’est-ce que cette morale qui campe sur une certaine grandeur de l’homme, uniquement accessible « en actualisant [des] possiblités » ? Quid de ceux qui ne voient en l’homme que des possibilités autrement prosaïques, faites quelquefois de la conscience de leur finitude ? Car la notion même de valeur infinie pose question. C’est un infini symbolique, dira-t-on, qui donne la mesure de la distance ; la notion préparerait à l’idée d’un Amour infini de Dieu (avec une majuscule - autre symbole !). Mais n’y a-t-il pas quelque chose d’assez paradoxal à construire un lieu imaginaire - qualifié d’authentique - d’où nous viendrait un sentiment d’amour imaginé et dont l’exemple devrait nous servir de guide ? C’est cela la foi, me répondra-t-on. C’est précisément ce à quoi je ne puis adhérer. Car revendiquer la foi comme lieu de la Vérité (avec un grand V), c’est affirmer la prééminence d’une hypothèse par définition non vérifiable (le Mystère) au détriment d’une saine lucidité amenée à se contenter de cette parcelle de vérité que l’on peut quelquefois arracher à l’erreur et amenée aussi à rejeter ces illusions que le désir nous suggère. Ne nous faut-il pas accepter une réalité dans laquelle rien ne mérite la majuscule, tout est insignifiant, sinon le fait de vivre ?

L’histoire du christianisme montre très bien de quelle façon et avec quelle lenteur la théologie a progressivement intégré dans ses démonstrations les connaissances qui ont, au fil des siècles, défié ses raisonnements. Elle ne fut pas seule à se voir contrainte d’y adapter ses arguments ; ce fut aussi le cas de la philosophie, et même de l’opinion commune. Reste cependant un sanctuaire : celui d’une croyance en ces narrations et postulats dits révélés. Donzé et Zundel s’inscrivent bien, me semble-t-il, dans ce mouvement : la rationalité invoquée change ; le message final demeure tel qu’il fut.

C’est ainsi que Marc Donzé évoque les déterminismes qui façonnent l’homme. Et d’abord, le déterminisme biologique. Mais là déjà, il réitère son besoin de distinguer l’homme de l’animal. Il écrit :
« La biologie humaine ne suffit pas, en contraste avec la biologie animale, contenue tout entière sous le plafond des instincts, qui peut fonctionner en circuit fermé. “C’est une biologie ouverte, dont les déterminismes offrent une marge d’hésitation qui sollicite le concours de la raison.” (*2) Elle ne peut pas s’achever dans sa propre ligne, car l’homme est un animal métaphysique, il est décroché de la spontanéité animale. » (p. 37)
Je ne résiste pas ici à l’envie de citer Montaigne, lequel - si peu instruit de ce que les connaissances actuelles peuvent nous mieux dire ce qu’il en est de notre accointance avec les autres animaux - avait intuitivement senti combien c’était la satisfaction de soi qui conduisait l’homme à se tant distinguer de l’animal.
« Nous reconnaissons assez bien, dans la plupart de leurs ouvrages, combien les animaux ont de supériorité sur nous et combien notre technique est faible pour les imiter. Nous voyons toutefois, dans nos œuvres, plus grossières, les facultés que nous employons [pour les produire], et que notre âme se sert alors de toutes ses forces ; pourquoi n’en pensons-nous pas autant à leur sujet ? Pourquoi attribuons-nous à je ne sais quel penchant inné et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons faire naturellement et par procédés inventés ? En cela, sans y penser, nous leur donnons un très grand avantage sur nous, en admettant comme un fait que Nature, avec une douceur maternelle, les accompagne et les guide pour ainsi dire par la main dans toutes les actions et les agréments de leur vie tandis qu’elle nous abandonne au hasard et au sort et nous [oblige] à chercher par nos techniques les choses nécessaires à la préservation de notre vie et qu’elle nous refuse en même temps les moyens de pouvoir arriver, par quelque apprentissage et quelque effort de l’esprit, à l’habileté naturelle des bêtes, de manière que leur stupidité animale surpasse dans toutes les choses utiles et agréables tout ce dont est capable notre divine intelligence. » (4)
L’attitude de Montaigne à l’égard des animaux (5) procède d’une conception des choses dans laquelle le premier ennemi de la vérité n’est rien d’autre que l’amour-propre, lui qui nous pousse à assortir notre humanité de qualités distinctives, exorbitantes aux conditions de la vie.

J’imagine aisément que tant Donzé que Zundel s’insurgeraient à l’idée de se voir accusés de faire le jeu de l’amour-propre. Et pourtant, c’est bien une conception de l’homme totalement dominée par ses capacités extraordinaires, par sa puissance à dépasser toute autre forme de vie que la sienne, par son devoir de sublimer son moi intérieur, qui alimente leurs réflexions. Et qu’est-ce d’autre, cette conception-là, qu’une haute idée de soi ? Mais tentons plutôt d’en juger.
« Devenir source et fin, source et origine, se déprendre de son moi possessif pour accéder à son moi oblatif, atteindre à sa transcendance humaine postule donc un plus-que-soi en qui nous pouvons nous donner et nous accomplir infiniment, car cet espace illimité que nous pouvons devenir et offrir ne peut se trouver en un autre semblable à nous, qui doit aussi le chercher, le devenir et l’offrir. “Je ne puis me déprendre de moi, si je ne découvre soudain mon vrai moi dans un Autre plus intérieur à moi que moi et avec Lequel je me puisse totalement identifier.” (*3) C’est proprement une expérience métaphysique qui nous rehausse en nous faisant origine, “en suscitant un nouveau centre qui dynamise tout notre être en l’élan vers un Autre en qui nous devenons nous parce qu’Il s’atteste comme pur Amour dans l’amour même où notre nouveau moi jaillit de la rencontre qui nous affranchit de l’ancien” (*4) C’est une nouvelle naissance qui rompt le cordon ombilical qui nous rive à nos déterminismes et qui nous permet d’atteindre à notre propre intimité. » (p. 43)

L’idée d’un pas décisif qui serait susceptible de transformer l’homme au point de lui permettre d’atteindre une forme nouvelle de lucidité n’est pas spécifique à cette mystique chrétienne. Pour citer un champ que l’on situe généralement à l’opposé de la mouvance catholique, on la retrouve de même dans une conception très répandue de l’initiation maçonnique. L’idée d’un homme nouveau, débarrassé de ses déterminations ordinaires n’est guère originale. Elle se charge cependant ici d’une rencontre pour le moins étonnante : celle du moi avec un moi nouveau, à la fois plus intérieur et gorgé d’amour. Il y a là une sorte de métempsycose que je ne puis concevoir, mais surtout dont je ne puis apercevoir l’intérêt.

Le projet de se déprendre de soi est évidemment très estimable, dès lors qu’il s’agit d’être un peu moins le jouet de ses déterminations les plus puissantes. Et c’est bien cela l’ambition de Donzé et Zundel. Mais ce projet me semble très compromis, à partir du moment où cette déprise (6) vise à s’engouffrer dans sa propre intériorité et non précisément à se soupçonner d’agir et de réagir en fonction d’influences sournoises. On me dira que - pour ces théologiens - la question n’est pas tant d’élucider le réel que de s’en détacher. Mais alors, pourquoi accorder tant de place à la connaissance :
« […] Zundel s’est toujours intéressé passionnément à la science, cette “grande œuvre de l’Esprit” (*5) Aucune trace en lui de cette méfiance ou de cette distance qui éloigna si souvent les chrétiens de cette perception rationnelle de l’univers. Dès le début de son œuvre, il la qualifie de “géniale, patiente, héroïque, immortelle” (*6). » (p. 63)
En fait, il lui importe moins d’admirer le recul de l’ignorance que d’exalter l’esprit, jusqu’à lui conférer un arrière-fond - ou plus exactement un au-dessus - qui lui ouvrirait l’infini. Quel infini ? L’infini de quoi ? Ce n’est jamais précisé, comme s’il s’agissait d’une suggestion poétique propre à combler l’indicible. Là où je me vois contraint d’exprimer le désaccord le plus net, c’est lorsqu’il est question, sous les plumes de Donzé et de Zundel, d’enfermer le savant dans une nécessité divine. Je cite :
« Dialoguer avec le monde, c’est en même temps dialoguer avec une Intériorité qui nous féconde et nous fait mûrir. La libération de soi que ce dialogue présuppose et manifeste ne peut se réaliser qu’en un autre qui la suscite en ouvrant l’espace où nous pouvons échapper à nos limites, en permettant le dialogue, où, nous distançant de nous-mêmes, nous pouvons l’accueillir à l’intime de nous-mêmes. Bref, nous passons de nous comme centre à un autre comme Centre libérateur.
Ainsi, nous sommes conduits à distinguer trois plans : le monde, nous et Lui. “Nous sommes en quelque sorte la dimension spirituelle du monde et nous avons à l’orienter vers Lui en le rendant d’abord capable d’habiter en nous et d’atteindre ainsi - à travers nous - jusqu’à Lui, en qui nous parvenons jusqu’à nous.” (*7) Et Zundel conclut au terme de cet itinéraire que ce dépassement est inclus secrètement au cœur de toute science digne de ce nom. Car la ferveur des vrais savants ne peut s’expliquer sans la rencontre d’un Autre “en face de qui le don surgit comme le plus haut accomplissement de soi.” (*8)
 » (p. 76)
Outre que la démarche scientifique ainsi décrite correspond bien mal aux critères épistémologiques dont le monde savant use le plus communément et qui formalisent les conditions dans lesquelles l’étude du réel peut espérer se garder de l’erreur, on ne peut que déplorer une nouvelle fois l’érection d’une nouvelle barrière, à savoir celle qui séparerait les vrais savants des faux, ces derniers étant en l’occurrence ceux qui négligent la dimension spirituelle de leur activité et l’orientation de leur recherche vers Dieu. Cette exigence à l’égard d’une science croyante est répétée bien des fois, comme par exemple ici : « […] l’objet vers lequel convergent les recherches est “purement métaphysique” (*9). Le savant inscrit dans le réel sa propre rationalité, car il veut le vivre du dedans pour ne pas le subir. Mais cette libération ne peut être portée par le réel, qui n’est pas libre, ni par le savant dans la mesure où il le subit. […] Donc, le savant, à travers la rationalité des phénomènes qu’il instaure, “communie à une présence qui s’atteste dans la lumière qu’elle suscité en lui et dans l’objet qui est en symbiose rationnelle avec lui” (*10). La recherche semble donc aimantée par une Vérité, soleil intelligible, qui rend vrais l’objet et le savant qu’elle éclaire. Elle est “mouvement continu de la pensée vers une Vérité incommensurable à toute formule.” (*11) » (p. 81)
Je ne peux personnellement y voir qu’un biais éventuel au sujet duquel la démarche scientifique devrait maintenir une grande vigilance.

Sous peine d’être trop long, je ne puis poursuivre - sans craindre de lasser (ce qui est sans doute déjà fait) - le relevé de mes principales remarques à l’encontre du livre de Marc Donzé. Par exemple, j’aurais aimé évoquer la façon dont Zundel insiste sur la Trinité, de même que sur l’humilité et la pauvreté de Dieu, car il y a là - selon moi - le signe d’une évolution de la théologie à mettre peut-être en rapport avec une Église moins triomphante, plus soucieuse de remettre la vertu au cœur de la croyance, davantage en tout cas qu’elle ne le fit à une époque où elle punissait sans pitié les mécréants. Il me semble plus opportun de tenter de rendre globalement compte de ce que représente le rapport entre la pensée de Zundel (telle que Donzé en parle) et ma propre conception des choses. Non que cette dernière vaille qu’on s’y arrête, mais parce qu’elle représente un possible parmi bien d’autres. Et, à cet égard, il me semble que trois choses méritent d’être dites : premièrement, à propos de l’espace de l’indicible, tel que la pensée de Zundel cherche à l’occuper ; deuxièmement, au sujet de l’usage de la raison, lorsqu’elle ambitionne de fortifier la foi ; troisièmement, en ce qui concerne le concept d’amour, dès qu’il atteint un certain niveau d’abstraction.

L’indicible est tout ce que l’on croit ressentir sans être en mesure de l’exprimer, du moins clairement. Et ce champ est vaste, assurément. Il ouvre à la poésie lorsqu’il incite à en rendre compte de façon plus ou moins détournée. Mais il incite aussi à l’extravagance, dès lors qu’il tente d’empiéter sur le réel. On peut facilement multiplier les hypothèses : Dieu (mais aussi ses attributs), l’inconscient, la force des choses, l’invisible, la divination, le mystère, que sais-je encore. Mais là, comme pour le réel, il y a la barrière du vraisemblable. Non qu’il faille nier les questionnements ; seulement les laisser quelquefois sans réponse, si la compatibilité avec le réel se heurte à des objections trop sérieuses. On peut concevoir un centaure, mais il serait imprudent d’en admettre l’existence. Imprudent en ce que l’esprit acquis à pareille invraisemblance perd un peu de sa capacité à discerner le faux du vrai et l’invraisemblable du plausible. Dieu ne me paraît pas une hypothèse invraisemblable, pour autant qu’il s’agisse par ce mot de désigner une entité inconnue dont l’univers serait l’effet. Je n’y crois guère, mais je n’ai rien à opposer de décisif à ceux qui s’en réclament, du moins sous cette forme. Par contre, tout ce qui vise à qualifier les attributs de Dieu et à l’habiller d’oripeaux humains - tel le mythe chrétien (ou telle l’allégorie chrétienne, si l’on veut s’épargner d’être blessant) - ne me semble guère plausible. Et là, bien sûr, j’éprouve une immense difficulté à suivre Marc Donzé et Maurice Zundel dans celles de leurs affirmations - et elles sont très nombreuses - qui ne se fondent que sur la renommée de ceux qui les affirmèrent avant eux. Comme l’écrivait Lichtenberg :
« Les gens croient de toute façon plus difficilement aux miracles qu’aux traditions relatives aux miracles, et plus d’un Turc, Juif etc. qui se ferait tuer pour sa tradition serait resté de sang-froid en présence du miracle lui-même, lorsqu’il s’est produit. Car à l’instant où il se produit, le miracle n’a pas plus de poids que sa propre valeur ; ce n’est pas être libre-penseur que de l’expliquer par des causes physiques, ce n’est pas blasphémer que de le tenir pour une imposture. De toute façon, nier un fait n’est pas une faute ; cela devient seulement dangereux dans le monde quand on contredit par là d’autres gens qui l’ont déclaré incontestable. Plus d’une chose tout à fait dénuée d’importance devient importante du fait que des gens réputés en ont fait leur affaire - gens que l’on respecte sans trop savoir pourquoi. Il faut voir les miracles de loin pour y croire, comme les nuages s’il faut les tenir pour des corps solides. » (7)

L’idée d’appeler la raison à la rescousse de la foi n’est pas neuve. Contrairement à ce qui est souvent dit, ce n’est pas à proprement parler ce que firent saint Anselme et Descartes, car l’idée que la capacité à concevoir quelque chose puisse prouver son existence - tout autant que le recours assez gratuit à l’évidence - relèvent davantage de la pétition de principe que d’une démarche rationnelle. Mais c’est bien ce que tenta Raymond Sebond dans sa Théologie naturelle (8) et qui nous valut le chapitre 12 du Livre II des Essais de Montaigne, là où ce dernier mit si fortement en cause la vanité de la raison :
« Le moyen que je prends pour cette frénésie, et qui me semble le plus approprié, c’est d’écraser et de fouler aux pieds l’orgueil et l’humaine fierté : [il faut] leur faire sentir l’inanité, la vanité et le néant de l’homme, leur arracher des poings les chétives armes de leur raison, leur faire baisser la tête et mordre la poussière sous l’autorité et la crainte respectueuse de la majesté divine. » (9)
En fait, ce qui me heurte dans cet usage de la raison, c’est ce qu’elle peut avoir d’inapproprié au regard d’une question qui se révèle à ce point hypothétique, et surtout face à un mythe (à une allégorie diront d’autres) à ce point légendaire, qu’elle ne peut que partir de prémisses arbitraires. Quand la raison se fait rhétorique, elle devient un jeu qui ne peut convaincre que ceux qui sont ou veulent être convaincus. Il y a là un usage de la profondeur qui frise l’imposture. De la même façon que lorsqu’on lit Hegel, Heidegger ou Derrida, on ressent en lisant Donzé et Zundel une manière d’user des mots qui cherche à témoigner d’un sens à ce point aigu des choses qu’il ne serait accessible qu’aux intelligences supérieures. L’élévation d’idée semble ainsi en mesure de dépasser l’impénétrabilité des choses, alors même qu’elle ne fait le plus souvent que se porter au secours des mystifications les plus éhontées. La raison dévoyée enchaîne les arguments jusqu’à les mettre au service d’une cause qui, à certains égards, vaut mieux que ce qui prétend ainsi la justifier. Que cette logomachie puisse apporter un remède aux problèmes que pose le monde contemporain, je ne puis le croire. Et lorsque René Habachi - qui rédigea la préface du livre de Donzé - écrit :
« Zundel en traite avec d’autant plus de franchise qu’il ne perd jamais de vue que la finalité de la morale est la libération de l’homme. Car l’homme possible peut enfin naître. Il naît moi-origine, moi-oblatif, moi-source, moi-communauté, comme s’il respirait déjà au sein de son paradigme trinitaire. » (p. 15), je ne puis que sourire…

Enfin, il y a l’amour, ou plutôt l’Amour. De tous les attributs que l’on prête si volontiers à Dieu, il est sans doute celui qui est le plus directement humain. Car l’idée d’un dieu vengeur, malicieux ou scélérat - idée dont ne furent pas exemptes certaines interprétations anciennes des mythes - ne comble pas l’impénitent besoin d’être aimé. On imagine facilement quels sont les ressorts d’un concept pareil, alors que l’horreur de la violence et de la haine guide tant de gens aujourd’hui. Mais il y a néanmoins quelque chose d’énigmatique dans ce crédit fait à Dieu d’aimer tout le monde - de préférence infiniment - et d’attendre pareillement d’être aimé, alors que l’abstraction divine laisse si peu de place aux propriétés sensibles auxquelles les hommes doivent habituellement leur affectivité. On me dira qu’il est plusieurs sortes d’amour : éros, philia et agapé, comme le disait déjà Platon (10). Et agapé - que les Romains traduisirent par caritas - désigne cet élan du cœur auquel Rousseau confère tant d’importance (11) Pourtant, c’est moins la charité (12) ou la compassion ou le souci de l’autre qui me rend perplexe que cet Amour assez indéfinissable que s’échangeraient Dieu et ceux qui le reconnaissent. Parce que ce sentiment est si peu adapté à l’objet d’une croyance en une entité totalement immatérielle que j’aperçois mal sur quoi il porte exactement. Je n’irai pas jusqu’à dire que le spectacle du monde puisse conduire à douter de l’amour de son créateur pour sa création, parce que l’on m’opposera immédiatement une notion encore plus mystérieuse à mes yeux, à savoir celle de la liberté de l’homme. Il n’empêche que je trouve trop commode cette façon de faire de l’Amour supposé de Dieu un argument rationnel susceptible de convaincre ceux qui douteraient de son existence.

Un mot encore. J’ai eu l’occasion de m’entretenir de mes objections avec cette amie qui souhaita que j’ouvre le livre de Marc Donzé. Et elle fut si peu réticente à m’écouter et si amicalement compréhensive que je n’ai pas hésité à placer la présente note sur mon blog. Ne serait-ce pas là que la philia prend tout son sens, dès lors qu’il est moins question de s’entre-convaincre que d’échanger des différences dont, d’une manière ou d’une autre, on peut attendre qu’elles nous aident à démêler le vrai du faux ? Ne serait-ce pas ce qui peut s’appeler la parrhèsia ? (13)

(1) Marc Donzé, La pensée théologique de Maurice Zundel [1980], Cerf/Saint-Augustin, 1998.
(2) Maurice Zundel, Dialogue avec la Vérité, 1964, p. 99, republié en 1991 aux Ed. Desclée, cité dans l’ouvrage de Marc Donzé, p. 28.
(3) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux [1973], Plon, 1996, p. 53.
(*1) Maurice Zundel, Je est un Autre, 1971, p. 8.
(*2) Maurice Zundel, Croyez-vous en l’homme, 1956, p. 38.
(4) Montaigne, Les Essais en français moderne, trad. d’André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 553.
(5) Je m’en voudrais de citer exagérément Montaigne. Il me paraît cependant intéressant de savoir qu’il a longuement explicité le regard qu’il portait sur les animaux. Ainsi : « […] quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, les raisonnements qui essaient de montrer l’étroite ressemblance [qu’il y a] entre nous et les animaux et combien ils ont de part à nos plus grands privilèges et avec combien de vraisemblance on les compare à nous, certes j’en rabats beaucoup de notre présomption et je me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures. » (Ibid., p. 530) ; « La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus malheureuse et la plus frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et en même [, dit Pline] la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici au milieu de la bourbe et de l’ordure du monde, attachée et clouée à la pire, la plus morte et la plus croupissante partie de l’univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire des trois conditions [la pire des trois conditions est la condition terrestre (les autres sont l’air et l’eau)] ; et pourtant elle se place, selon sa pensée, au-dessus du cercle de la lune et ramène le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité de cette même pensée que l’homme s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les qualités divines, qu’il se distingue lui-même et se sépare de la foule des autres créatures, taille les parts des animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble. Comment connaît-il, par l’action de son intelligence, les mouvements internes et secrets des animaux ? Par quelle comparaison d’eux avec nous conclut-il à la stupidité qu’il leur attribue ? » (Ibid., p. 549) ; « […] il est plus sûr de laisser à Nature qu’à nous les rênes de notre conduite. La vanité de notre présomption fait que nous aimons mieux devoir notre valeur à nos forces qu’à sa libéralité ; et [ainsi] nous enrichissons les autres animaux des biens naturels, et nous les leur cédons, pour nous honorer et nous ennoblir des biens acquis : c’est de notre part un jugement bien sottement naïf, car j’estimerais bien autant des belles qualités toutes miennes et naturelles que celles que je serais allé mendier et demander à l’apprentissage. Il n’est pas en notre pouvoir d’acquérir un plus beau titre d’estime que d’être favorisé par Dieu et par Nature. » (Ibid., p. 559)
(*3) Maurice Zundel, Morale et mystique, 1962, p. 76.
(*4) Maurice Zundel, Dialogue avec la Vérité, 1964, p. 91.
(6) Je ne résiste pas à l’envie d’utiliser ce mot dont il est souvent usé lorsqu’il s’agit d’évoquer la théologie de Maître Eckhart, d’une certaine manière inverse à celle de Maurice Zundel. Cf. à ce sujet Isabelle Raviolo, Maïmonide et Maître Eckhart : deux penseurs de la négativité. De la théologie négative à l’anthropologie négative : la condition de l’homme “image de Dieu”, Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 2014, 31 : « La connaissance de Dieu apparaît dès lors comme une nescience : connaître Dieu c’est savoir qu’on ne sait rien de Dieu. Et ce savoir est en lui-même une docte ignorance, car il opère une déprise en l’homme : déprise de toute volonté personnelle d’appropriation de Dieu comme concept ou comme idée. » J’éprouve un grand intérêt pour les théologiens apophatiques, car ils ont nourri l’idée que l’on apprend davantage en démasquant l’erreur qu’en recherchant la vérité.
(*5) Maurice Zundel in Choisir, n. 7 (1960) 18.
(*6) Maurice Zundel, Le Poème de la sainte Liturgie, 1954, p. 16.
(*7) Maurice Zundel, Dialogue avec la Vérité, 1964, pp. 65-66.
(*8) Maurice Zundel, Dialogue avec la Vérité, 1964, pp. 66 et 91.
(*9) Maurice Zundel, Dialogue avec la Vérité, 1964, p. 78.
(*10) Maurice Zundel, Dialogue avec la Vérité, 1964, p. 79.
(*11) Maurice Zundel, Recherche de la personne, 1938, p. 36.
(7) Jean François Billeter, Lichtenberg, Éd. Allia, 2014, pp. 69-70.
(8) Raymond Sebond, Théologie naturelle, trad. de Montaigne [1569], Chez Guillaume Chaudière, 1581. Consultable sur le site Internet des Bibliothèques Virtuelles Humanistes.
(9) Montaigne, Les Essais en français moderne, trad. d’André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 544. À dire vrai, le reproche s’adresse d’abord aux athées, lesquels auraient été excités à raisonner par la façon dont Raymond Sebond raisonne. Pour davantage de nuances sur la question, voir ma note du 30 janvier 2018.
(10) Cf. Platon, Le banquet. Phèdre, trad. Émile Chambry, Garnier-Flammarion, 1964.
(11) Il écrit : « Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et les plus simples opérations de l’Âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux Principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paroissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondemens, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d’étouffer la Nature. » (“Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes” in Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 125.) La « répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables », qu’est-ce d’autre que le moteur de la charité ?
(12) Cf. à propos de la charité mes deux notes des 14 et 19 mars 2014.
(13) Sur la notion de parrhèsia, cf. ma note du 10 novembre 2011.