samedi 29 avril 2017

Note d’opinion : Marine Le Pen

À propos de Marine Le Pen

Le 23 avril 2017, Marine Le Pen a obtenu au premier tour des élections présidentielles françaises un score qui lui a donné accès au deuxième tour, prévu pour le 7 mai prochain. À l’inverse de ce qui se passa en 2002 lorsque son père bénéficia du même avantage, ce résultat n’a pas suscité jusqu’à présent la vague d’indignation et d’opprobre qui, à l’époque, entraîna la sévère défaite finale de ce dernier.

Pourquoi ?

Au-delà d’explications de circonstance que l’on entend ici ou là et qui évoquent sa posture de dédiabolisation ou encore les stratégies de certains de ceux qui, au premier tour, furent ses adversaires, il me semble que ce changement pourrait être révélateur de quelque chose de plus profond, et donc de beaucoup plus durable.

C’est ce que je vais m’efforcer d’expliciter. Et pour ce faire, je vais me permettre de développer brièvement deux arguments qui, en se conjuguant, me paraissent renseigner quelque peu sur les causes de la faible réaction qu’inspire la présence du Front national au second tour, comme d’ailleurs du score que Marine Le Pen a fait au premier. (1)

La première des deux choses sur lesquelles je voudrais attirer l’attention, c’est l’institution même de l’élection du président de la République au suffrage universel. (2)

Dans l’Émile, Rousseau écrit ceci :
  « À l'instant que le peuple considère en particulier un ou plusieurs de ses membres, le peuple se divise. Il se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est l'un, et le tout moins cette partie est l'autre. Mais le tout moins une partie n'est pas le tout ; tant que ce rapport subsiste il n'y a donc plus de tout, mais deux parties inégales.
Au contraire quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s'il se forme un rapport, c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors l'objet sur lequel on statue est général, et la volonté qui statue est aussi générale.
 » (3)
Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur ce petit texte, d’autant qu’il est isolé ici d’une réflexion qui en déborde très largement l’énoncé et qui se déploie dans l’ouvrage contemporain de l’Émile qu’est Le contrat social. Je n’en retiens pour l’instant qu’une chose : « À l'instant que le peuple considère en particulier un ou plusieurs de ses membres, le peuple se divise. » Une élection divise d’autant plus que son enjeu est personnalisé. Et y a-t-il meilleure façon de personnaliser une élection que de demander aux citoyens autorisés et décidés à voter d’une population comptant quelque 67 millions d’habitants de désigner l’unique titulaire d’une seule fonction ? (4) Pour ce seul motif, l’élection du président de la République au suffrage universel apparaît donc comme une procédure propice aux divisions, laquelle est alors propice aussi à l’affirmation d’une différence la plus radicale possible, ce qui profite aux surenchères démagogiques les plus indignes. Dans le genre, lors de sa campagne, Marine Le Pen a mis une sourdine à celles de ses outrances susceptibles d’effrayer le grand nombre pour se concentrer sur celles qui exprimaient - tel un défi assumé à la morale - le rejet méprisant des différences et avec lesquelles elle espérait séduire le même grand nombre.

La deuxième chose que je souhaite relever en la circonstance, c’est la grande technicité qui caractérise aujourd’hui le pouvoir politique. Il est loin le temps où le détenteur du pouvoir pouvait s’en remettre à ses caprices et peser d’une façon décisive sur bien des aspects de la conduite des affaires publiques. À présent, les choses se passent comme si l’autorité publique se heurtait à une série de cercles concentriques en lesquels la marge de manœuvre va du plus au moins. Le plus petit cercle où l’arbitraire personnel reste souverain est minuscule et dérisoire. Et plus on passe d’un cercle au suivant vers la périphérie, plus la volonté personnelle se heurte à des contraintes de plus en plus forte, jusqu’à atteindre un point où l’art de gouverner revient à plier devant la nécessité pour en préserver la meilleure part. Évidemment, l’évocation de cet aspect des choses suscite volontiers un soupçon de complicité avec des puissances plus ou moins occultes qui camoufleraient leur force derrière une soi-disant fatalité. Ce soupçon n’est pas totalement infondé, mais il serait naïf de croire que la nécessité ainsi récusée ouvrirait la porte à un « we can » absolu. L’expérience montre bien que les plus résolus à bouleverser le monde social, soit n’y parviennent pas, soit y parviennent si bien qu’ils provoquent des catastrophes en parfaite contradiction avec les heureux changements que leurs intentions annonçaient. (5)

Il en ressort que l’art de gouverner réclame certes des compétences, mais que celles-ci sont bien malaisées à identifier. En toutes hypothèses, elles sont très éloignées du seul art oratoire, comme d’ailleurs de l’art d’éliminer ses concurrents. On touche là à la question de savoir si le corps électoral consulté doit indiquer ce que serait pour lui la bonne décision à prendre ou s’il doit désigner la personne à qui il fait confiance pour la prendre. La fiction selon laquelle l’élection d’un candidat vaut approbation de son programme engendre pourtant cet inévitable débat portant sur la manière dont il tient ses promesses. (6)

Si l’on se borne à considérer que l’électeur est en situation de choisir celui qui, à ses yeux, peut le plus heureusement prendre les bonnes décisions (et en supposant qu’il sait ce que pourraient être ces bonnes décisions), force est de constater qu’il se trouve obligé de poser un jugement sur les compétences des candidats. Or, il ne dispose en aucune façon des données aptes à lui permettre de poser ce jugement en bonne connaissance de cause. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer le contexte dans lequel il est amené à voter avec les mille et une précautions dont la loi a assorti l’exercice de juger confié aux magistrats, que ce soit au civil ou au pénal. Celles-ci témoignent du souci d’éviter l’erreur judiciaire, ce qui - a contrario - révèle combien la loi fut réellement indifférente à l’erreur électorale éventuelle que commettrait celui qui participe à désigner une autorité politique. On me répondra qu’il serait impossible de prévoir qu’une information suffisante, à charge et à décharge de chaque candidat, soit fournie à l’électeur pour qu’il se prononce le plus judicieusement possible. Mais c’est admettre alors que l’électeur qui accepte de voter le fasse dans des conditions qui favorisent l’erreur sur la personne, autant que l’erreur sur les conséquences des programmes et des projets. Or, les conséquences d’erreurs de jugement dans le processus électoral peuvent avoir des conséquences beaucoup plus lourdes encore - quelquefois autrement dramatiques - que celles commises à l’occasion d’un procès judiciaire.

Les deux arguments que je me suis plu à soulever mettent ainsi en accusation un processus électoral - celui qui organise l’élection du président de la République française au suffrage universel - que l’on présente souvent comme un exemple de démocratie appliquée, alors que - bien au contraire - il n’offre aucune garantie que les vœux du grand nombre soient respectés, et moins encore que l’intérêt général soit sauvegardé. Je n’ai pas de solution à proposer, si ce n’est de revenir à une élection indirecte du chef de l’État qui a au moins le mérite de tenir compte des rapports de force au sein de l’assemblée législative élue. Car l’absence d’informations objectives (débarrassées de la propagande et de la démagogie) reste évidemment criante pour tous les scrutins ; seule sa gravité augmente au fur et à mesure que diminue le ratio entre le nombre de personnes à élire et le chiffre de la population concernée (7). Mais, dès lors que l’on cherche les causes de la faiblesse de la réaction que suscite pour l’instant le résultat obtenu au premier tour par Marine Le Pen, on ne peut - me semble-t-il - ignorer cette accusation. Car c’est la même lassitude envers un scrutin dont le résultat ne peut que décevoir - même les attentes les plus illusoires - qui explique peut-être et le résultat de Le Pen et l’absence de réaction que ce résultat suscite. Et ce sont ces vices méconnus du vote qui auraient alors permis à la présidente du Front national de développer une rhétorique mensongère, de proposer des solutions irréalistes et dangereuses et d’exploiter les tendances violentes, autoritaires et cruelles qui dorment en chacun de nous et trouvent à s’exprimer chez des électeurs désinformés et désorientés. Comme ce sont ces mêmes vices qui, auprès de personnes semblablement bouleversées, inhibent - qui sait ? - toute saine réaction à l’égard des outrances et des intempérances coupables de Le Pen.

(1) Je laisse ainsi de côté toute analyse ciblée sur les éloges (indirects ou euphémisés) que les dirigeants du FN ont si souvent laissé filtrer à l’égard des partis d’extrême droite qui entraînèrent le monde dans la deuxième guerre mondiale et commirent les crimes que l’on sait ou encore sur le cynisme avec lequel cette même formation politique a également si souvent prôné la violence et l’exclusion comme remèdes politiques, des attitudes que Marine Le Pen se borne aujourd’hui à taire sans les dénoncer. Je laisse également de côté toute analyse du programme du FN, lequel ne me servirait qu’à mettre en évidence l’irréalisme des solutions préconisées.
(2) J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer l’aberration que constitue l’existence de ce scrutin dans une note du 5 mars 2012.
(3) Jean-Jacques Rousseau, “Émile ou de l’éducation” in Œuvres complètes IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1969, p. 842.
(4) Au premier tour de l’élection présidentielle, quelque 37 millions de personnes ont voté et un peu plus de 35 millions de personnes ont manifesté dans les conditions exigées un choix pour un candidat. Les deux candidats choisis pour le second tour ont obtenu respectivement un peu plus de 8,6 millions et un peu plus de 7,6 millions de voix, ce qui représente l’expression du souhait respectivement d’environ 11 et 10 % de la population du pays.
(5) Les multiples revirements dont témoignent les décisions du Président Trump par rapport à ses engagements électoraux sont essentiellement dus à des nécessités auxquelles il avait voulu être aveugle ou qu’il prétendait pouvoir surmonter.
(6) Là encore, l’exemple de Trump montre ce que cette exigence peut avoir de relatif, puisque très nombreux furent ceux qui, aux États-Unis - et notamment parmi ceux qui avaient soutenus sa candidature -, ont exprimé le souhait dès son élection qu’il ne tienne surtout pas ses promesses.
(7) Dans le cas du processus électoral du 23 avril dernier, ce ratio est d’environ 1/67.106. Dans celui de l’élection du président des États-Unis le 8 novembre 2016 - dont j’ose dire qu’il n’a pas témoigné d’une grande lucidité du corps électoral -, ce ratio a été d’environ 1/324.106 ; encore faut-il préciser que, dans ce cas, le vainqueur a recueilli 62.985.106 voix contre 65.853.625 voix à sa concurrente, ce qui de toute façon ne traduit pas un poids bien lourd de la voix individuelle de l’électeur.