dimanche 15 octobre 2023

Note de lecture : Patrice Lumumba et Baudouin

Discours
de Patrice Lumumba et Baudouin


Oserais-je appeler ça une note de lecture ? Car je fournis ci-dessous l’intégralité de ce qu’il suffit de lire. Mais ce qui, en l’occurrence, mérite d’être lu, c’est bien davantage que les deux discours prononcés le 30 juin 1960 à Léopoldville, lors de la cérémonie de proclamation de l’indépendance du Congo. Il s’agit de lire à travers ces discours le rapport impardonnable que les colonisateurs ont établi avec les colonisés.

Bien sûr, chaque culture et chaque époque se caractérisent par des morales, des opinions, des actes et des politiques que l’on ne peut réduire aux jugements que l’ici et maintenant leur destinent. Mais ce qui fut déjà constitutif de crimes à l’époque et au lieu de leur perpétration restent à jamais des crimes qu’un éclairage ultérieur peut arracher à la dissimulation.

Ce qu’on appelle l’Occident offre le paradoxe d’avoir imposé au reste du monde ses désirs, ses intérêts et son mode de vie et d’avoir simultanément inventé les morales et les savoirs les plus générateurs de droits individuels. Dans quelle mesure les uns ont-ils fournis les moyens de satisfaire les autres, voilà qui demeure aussi opaque qu’équivoque. Quand le fort veut faire la paix avec le faible, il doit donner davantage que ne le feraient deux égaux qui souhaitent l’instaurer. Il est assez improbable que, en l’occurrence, il arrive un jour à le faire.

Le discours que le roi Baudouin a prononcé le 30 juin 1960 ne vaut pas d’être qualifié, mais il mérite d’être lu. Toute la politique de la Belgique à l’égard du Congo, avant et après l’indépendance, s’y trouve exposée.

Le voici :
« Monsieur le Président,
Messieurs,
 
L'indépendance du Congo constitue l'aboutissement de l'œuvre conçue par le génie du roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique. Elle marque une heure dans les destinées, non seulement du Congo lui-même, mais, je n'hésite pas à l'affirmer, de l'Afrique toute entière.

Pendant 80 ans la Belgique a envoyé sur votre sol les meilleurs de ses fils, d'abord pour délivrer le bassin du Congo de l'odieux trafic esclavagiste qui décimait ses populations, ensuite pour rapprocher les unes des autres les ethnies qui jadis ennemies s'apprêtent à constituer ensemble le plus grand des États indépendants d Afrique; enfin pour appeler à une vie plus heureuse les diverses régions du Congo que vous représentez ici unies en un même Parlement. En ce moment historique, notre pensée à tous doit se tourner vers les pionniers de l’émancipation africaine et vers ceux qui, après eux, ont fait du Congo ce qu' il est aujourd'hui. Ils méritent à la fois NOTRE admiration et VOTRE reconnaissance, car ce sont eux qui, consacrant tous leurs efforts et même leur vie à un grand idéal, vous ont apporté la paix et ont enrichi votre patrimoine moral et matériel. Il faut que jamais ils ne soient oubliés, ni par la Belgique, ni par le Congo.

Lorsque Léopold II a entrepris la grande œuvre qui trouve aujourd'hui son couronnement, Il ne s'est pas présenté à vous en conquérant mais en civilisateur. Le Congo, dès sa fondation, a ouvert ses frontières au trafic International, sans que jamais la Belgique y ait exerce un monopole institué dans son intérêt exclusif. Le Congo a été doté de chemins de fer, de routes, de lignes maritimes et aériennes qui, en mettant vos populations en contact les unes avec les autres, ont favorisé leur unité et ont élargi le pays aux dimensions du monde. Un service médical, dont la mise au point a demandé plusieurs dizaines années, a été patiemment organisé et vous a délivré de maladies combien dévastatrices. Des hôpitaux nombreux et remarquablement outillés ont été construits. L'agriculture a été améliorée et modernisée. De grandes villes ont été édifiées et, à travers tout le pays, les conditions de l'habitation et de l'hygiène traduisent de remarquables progrès. Des entreprises industrielles ont mis en valeur les richesses naturelles du sol. L'expansion de l'activité économique a été considérable, augmentant ainsi le bien être de vos populations et dotant le pays de techniciens indispensables à son développement. Grâce aux écoles des missions, comme à celles que créèrent les pouvoirs publics, l'éducation de base connaît une extension enviable : une élite intellectuelle a commencé à se constituer que vos universités vont rapidement accroître. Un nombre de plus en plus considérable de travailleurs qualifiés appartenant à l'agriculture, à l'industrie, à l'artisanat, au commerce, à l'administration font pénétrer dans toutes les classes de la population émancipation individuelle qui constitue la véritable base de toute civilisation. Nous sommes heureux d'avoir ainsi donné au Congo malgré les plus grandes difficultés, les éléments indispensables à l'armature d'un pays en marche sur la voie du développement.

Le grand mouvement de l’indépendance qui entraîne toute l'Afrique a trouvé auprès des pouvoirs belges la plus large compréhension. En face du désir unanime de vos populations nous n'avons pas hésité à vous reconnaître, dès à présent, cette indépendance.

C'est à vous, Messieurs qu'il appartient maintenant de démontrer que nous avons eu raison de vous faire confiance. Dorénavant la Belgique et le Congo se trouvent côte à côte comme deux États souverains mais liés par l'amitié et décidés à s'entraider. Aussi, nous remettons aujourd'hui entre vos mains tous les services administratifs, économiques, techniques et sociaux ainsi que l'organisation judiciaire sans lesquels un État moderne n'est pas viable. Les agents belges sont prêts à vous apporter une collaboration loyale et éclairée. Votre tâche est immense et vous êtes les premiers à vous en rendre compte. Les dangers principaux qui vous menacent sont l'inexpérience des populations à se gouverner, les luttes tribales qui jadis ont fait tant de mal et qui à aucun prix ne doivent reprendre l'attraction que peuvent exercer sur certaines régions des puissances étrangères prêtes à profiter de la moindre défaillance.

Vos dirigeants connaîtront la tâche difficile de gouverner. Il leur faudra mettre au premier plan de leurs préoccupations, quel que soit le parti auquel ils appartiennent, les intérêts généraux du pays. Ils devront apprendre au peuple congolais que l’indépendance ne se réalise pas par la satisfaction immédiate des jouissances faciles, mais par le travail, par le respect de la liberté d'autrui et des droits de la minorité, par la tolérance et l’ordre, sans lesquels aucun régime démocratique ne peut subsister. Je tiens à rendre ici un particulier hommage à la Force Publique qui a accompli sa lourde mission avec un courage et un dévouement sans défaillance.

L'indépendance nécessitera de tous des efforts et des sacrifices. Il faudra adapter les institutions à vos conceptions et à vos besoins, de manière à les rendre stables et équilibrées. Il faudra aussi former des cadres administratifs expérimentés, intensifier la formation intellectuelle et morale de la population, maintenir la stabilité de la monnaie, sauvegarder vos organisations économiques, sociales et financières. Ne compromettez pas l'avenir par des réformes hâtives, et ne remplacez pas les organismes que vous remet la Belgique, tant que vous n'êtes pas certains de pouvoir faire mieux. Entretenez avec vigilance l'activité des services médicaux dont l'interruption aurait des conséquences désastreuses et ferait réapparaître des maladies que nous avions réussi à supprimer. Veillez aussi sur l'œuvre scientifique qui constitue pour vous un patrimoine intellectuel inestimable. N'oubliez pas qu'une Justice sereine et indépendante est un facteur de paix sociale : la garantie du respect du droit de chacun confère à un État, dans l'opinion internationale, une grande autorité morale.

N'ayez crainte de vous tourner vers nous. Nous sommes prêts à rester à vos cotés pour vous aider de nos conseils, pour former avec vous les techniciens et les fonctionnaires dont vous aurez besoin. L'Afrique et l'Europe se complètent mutuellement et sont appelées, en coopérant, au plus brillant essor. Le Congo et la Belgique peuvent jouer un rôle de première grandeur par une collaboration constructive et féconde, dans la confiance réciproque.

Le monde entier a les yeux fixés sur vous. À l'heure où le Congo choisit souverainement son style de vie, je souhaite que le peuple congolais conserve et développe le patrimoine des valeurs spirituelles, morales et religieuses qui nous est commun et qui transcende les vicissitudes politiques et les différences de race ou de frontière.

Restez unis et vous saurez vous montrer dignes du grand rôle que vous êtes appelés à jouer dans l'histoire de l'Afrique.

Mon pays et moi-même nous reconnaissons avec joie et émotion que le Congo accède ce 30 juin 1960, en plein accord et amitié avec la Belgique, à l'indépendance et à la souveraineté internationale.

Que Dieu protège le Congo !
 » (1)
La réponse non programmée de Patrice Lumumba mérite également d’être lue dans son intégralité. Elle peut être qualifiée de vérace et courageuse. Par le contraste qu’elle marquait avec le discours du roi, elle a provoqué son courroux, ce n’est pas douteux. En la lisant, il ne faut pas perdre de vue qu’il reste de l’ordre du possible que Baudouin ait implicitement approuvé le projet d’assassiner Lumumba. (2)
« Congolais et Congolaises, combattants de l'indépendance aujourd'hui victorieux, je vous salue au nom du Gouvernement congolais.

À vous tous, mes amis, qui avez lutté sans relâche à nos cotés, je vous demande de faire de ce 30 juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffaçablement gravée dans vos coeurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et à leurs petits-fils l'histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté.

Car cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd'hui dans l'entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d'égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c'est par la lutte qu'elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n'avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et sang, nous en sommes fiers jusqu'au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l'humiliant esclavage qui nous était imposé par la force.

Ce fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste ; nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire, car nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d'élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des « nègres ». Qui oubliera qu' à un noir on disait « tu » non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls blancs ? Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort. Nous avons connu que la loi n'était jamais la même selon qu'il s'agissait d'un blanc ou d'un noir : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. Nous avons connu qu'il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les blancs et des paillotes croulantes pour les noirs, qu'un noir n'était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits « européens » ; qu'un noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du blanc dans sa cabine de luxe. Qui oubliera enfin les fusillades ou périrent tant de nos frères, les cachots ou furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d'une justice d'oppression et d'exploitation.

Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert. Mais tout cela aussi, nous que le vote de vos représentants élus agrée pour diriger notre cher pays, nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre coeur l'oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut, tout cela est désormais fini.

La République du Congo a été proclamée et notre cher pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. Ensemble, mes frères, mes soeurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. Nous allons montrer au monde ce que peut faire l'homme noir quand il travaille dans la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l 'Afrique tout entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement a ses enfants. Nous allons revoir toutes les lois d'autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. Nous allons mettre fin à l'oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la Déclaration des Droits de l'Homme. Nous allons supprimer efficacement toute discrimination quelqu'elle soit et donner à chacun la juste place que lui vaudra sa dignité humaine, son travail et son dévouement au pays. Nous allons faire régner non pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des coeurs et des bonnes volontés. Et pour tout cela, chers compatriotes, soyez surs que nous pourrons compter non seulement sur nos forces énormes et nos richesses immenses, mais sur l'assistance de nombreux pays étrangers dont nous accepterons la collaboration chaque fois qu'elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique quelqu'elle soit.

Dans ce domaine, la Belgique même qui, comprenant enfin le sens de l'histoire, n'a plus essayé de s'opposer à notre indépendance, est prête à nous accorder son aide et son amitié, et un traité vient d'être signé dans ce sens entre nos deux pays égaux et indépendants. Cette coopération, j'en suis sûr, sera profitable aux deux pays. De notre coté, tout en restant vigilants, nous saurons respecter les engagements librement consentis.

Ainsi, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, le Congo nouveau que mon gouvernement va créer sera un pays riche, libre et prospère. Mais pour que nous arrivions sans retard à ce but, vous tous, législateurs et citoyens congolais, je vous demande de m'aider de toutes vos forces. Je vous demande à tous d'oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l'étranger. Je demande à la minorité parlementaire d'aider mon gouvernement par une opposition constructive et de rester strictement dans les voies légales et démocratiques. Je vous demande à tous de ne reculer devant aucun sacrifice pour assurer la réussite de notre grandiose entreprise. Je vous demande enfin de respecter inconditionnellement la vie et les biens de vos concitoyens et des étrangers établis dans notre pays. Si la conduite de ces étrangers laisse à désirer, notre justice sera prompte à les expulser du territoire de la République ; si par contre leur conduite est bonne, il faut les laisser en paix, car eux aussi travaillent à la prospérité de notre pays.

L'indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain. Voilà, Sire, Excellences, Mesdames, Messieurs, mes chers compatriotes, mes frères de race, mes frères de lutte, ce que j'ai voulu vous dire au nom du Gouvernement en ce jour magnifique de notre indépendance complète et souveraine. Notre gouvernement fort -national -populaire, sera le salut de ce pays. J'invite tous les citoyens congolais, hommes, femmes et enfants de se mettre résolument au travail en vue de créer une économie nationale prospère qui consacrera notre indépendance économique.

Hommages aux combattants de la liberté nationale !
Vive l'Indépendance et l'unité africaine !
Vive le Congo indépendant et souverain.
 » (3)
(1) Le discours de Baudouin peut être consulté sur docs.google.com.
(2) Sur les soupçons que le comportement de Baudouin a suscité, cf. l’article de Ludo de Witte que José Fontaine a traduit et publié le 29 juin 2010 dans La Revue Toudi.
(3) Le discours de Lumumba peut être consulté sur www.afrocentricite.com.

lundi 2 octobre 2023

Note de lecture : Alphonse Daudet

Les étoiles
d’Alphonse Daudet


La vie doit tout aux différences. La profusion de la flore et de la faune doit tout aux différences. (1) Les cultures doivent tout aux différences. L’intelligence doit tout aux différences. Même le souci d’égalité doit tout aux différences. Encore que ce souci-là, né d’une révolte contre certaines différences (elles ne se valent pas toutes), a suscité un mouvement dont il serait peut-être opportun d’examiner s’il n’a pas provoqué davantage de différences, en tout cas davantage d’inégalités. Reste que l’uniformisation stérilise. Comme l’a très justement dit Claude Lévi-Strauss, « on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent ». Et il ajoutait : « Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles, indispensables entre les individus comme entre les groupes, s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité. » (2)

Percevoir les différences est un des rares privilèges de l’âge. Parce que c’est des différences que se nourrit la nostalgie. Il ne faut pas s’y complaire, certes. Mais il ne faut pas non plus lui dénier cette forme particulière de discernement que l’on doit aux souvenirs et aux errances de la sensibilité. Car celui que nous fûmes est différent, très différent, de celui que nous sommes. Et ce qui nous a entouré - ce qui nous a fait - a disparu.

Voilà qui permet de comprendre que, en relisant un livre découvert il y a bien longtemps, on ne lit pas le même livre. En supposant que le livre en question est bien le même objet, à peine un peu défraichi, celui qui le relit n’est plus le même que celui qui le lut. J’en donnerai un exemple que je viens de vivre et qui m’a inspiré les présents propos : Les étoiles d’Alphonse Daudet (3).

Les étoiles, sous-titrée Récit d’un berger provençal, est une des Lettres de mon moulin. Elle n’a pas obtenu la notoriété de La chèvre de M. Seguin, de La mule du pape, du Curé de Cucugnan ou des Trois messes basses. Cela tient sans doute à la maigreur de l’histoire : un jeune berger isolé sur les crêtes du Lubéron voit venir à lui, pour le ravitailler, la fille des patrons qui hante ses rêves et d’imprévisibles intempéries forcent celle-ci à passer la nuit avec lui.

Bornons-nous d’abord au ciel étoilé sous lequel et avec la complicité duquel le berger et la fille de ses patrons vont vivre une nuit extraordinaire, extraordinaire de sentiments retenus et d’impressions ineffables. Ce ciel-là, je l’ai connu dans ma jeunesse, jusqu’à identifier facilement bien des constellations. De nos jours, il est très généralement ignoré, comme si notre vision du monde avait perdu une part considérable de ses azimuts, comme si nous étions désormais confinés sous un couvercle.

Et puis, qui passerait encore la nuit à la belle étoile pour s’assurer le gagne-pain, ou, plus étrange encore, pour se garder d’intempéries ?

Mais ce n’est pas là le plus différent. Je pense à ces deux jeunes. Tout séparés qu’ils soient par leur position sociale respective, ils passent une nuit entière, seuls dans un coin reculé de la montagne. Et ils limitent les contacts à un effleurement, une tête qui pèse légèrement sur une épaule. Elle ne pourra pas dire “me too” ; elle n’imaginera jamais qu’elle aurait pu le dire. Du moins est-ce ainsi que le poète raconte l’histoire, supposée vraisemblable.

Enfin, il y a le ton du récit et les incises dont il se nourrit.

Quand le berger décrit sa solitude :
« De temps en temps, l’ermite du Mont-de-l’Ure passait par là pour chercher des simples ou bien j’apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piémont ; mais c’était des gens naïfs, silencieux à force de solitude, ayant perdu le goût de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les villages et les villes. » (p. 44)
Dois-je commenter ?

Quand il va aux nouvelles auprès du garçon de ferme qui habituellement le ravitaille et qu’il brûle de savoir ce qu’il advient de Stéphanette, la fille des patrons :
« Sans avoir l’air d’y prendre trop d’intérêt, je m’informais si elle allait beaucoup aux fêtes, aux veillées, s’il lui venait toujours de nouveaux galants ; et à ceux qui me demanderont ce que ces choses-là pouvaient me faire, à moi pauvre berger de la montagne, je répondrai que j’avais vingt ans et que cette Stéphanette était ce que j’avais vu de plus beau dans ma vie. » (p 45)
Dois-je commenter ?

Et ce jour d’orage où le ravitaillement tarde beaucoup :
« Enfin, sur les trois heures, le ciel étant lavé, la montagne luisante d’eau et de soleil, j’entendis parmi l’égouttement des feuilles et le débordement des ruisseaux gonflés, les sonnailles de la mule, aussi gaies, aussi alertes qu’un grand carillon de cloches un jour de Pâques. Mais ce n’était pas le petit miarro ni la vieille Norade qui le conduisait. C’était… devinez qui ?… notre demoiselle, mes enfants ! notre demoiselle en personne, assise droit entre les sacs d’osier, toute rose de l’air des montagnes et du rafraîchissement de l’orage. » (p. 45)
Dois-je commenter ?

Quand la nuit est là et que l’on se rapproche du feu :
« Si vous avez jamais passé la nuit à la belle étoile, vous savez qu’à l’heure où nous dormons, un monde mystérieux s’éveille dans la solitude et le silence. Alors les sources chantent bien plus clair, les étangs allument des petites flammes. Tous les esprits de la montagne vont et viennent librement, et il y a dans l’air des frôlements, des bruits imperceptibles, comme si l’on entendait des branches grandir, l’herbe pousser. Le jour, c’est la vie des êtres ; mais la nuit, c’est la vie des choses. Quand on n’en a pas l’habitude, ça fait peur… Aussi notre demoiselle était toute frissonnante et se serrait contre moi au moindre bruit. » (p. 48)

Non, je n’ai pas envie de commenter davantage. La nostalgie ne se partage qu’avec ceux à qui l’histoire personnelle donne accès.

(1) Sur les effets délétères de la dispersion d’espèces végétales et animales indigènes sur tous les continents, cf. l’article de Perrine Mouterde intitulé “Le ‘rôle majeur’ des espèces invasives dans l’effondrement de la diversité” et publié le 4 septembre 2023 dans le journal Le Monde.
(2) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 47-48.
(3) Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin [1869], Librairie générale française, 1994, pp. 44-50 [1873].