jeudi 10 novembre 2011

Note d’opinion : la parrhèsia

À propos de la parrhèsia

L’intérêt des commentaires formulés sur un blog, c’est d’ouvrir le débat. Ce n’est guère aisé, ni pour le commentateur, ni pour l’auteur commenté. Car le débat, si l’on en attend beaucoup, est malaisé ; je vais m’efforcer d’expliquer pourquoi. Il est malaisé, mais souhaitable. Ce qui force à affronter la difficulté et, par conséquent, à la cerner le mieux possible.

Au bas d’une note du présent blog du 4 avril 2010 consacrée à un livre de Pierre Verdrager, un lecteur anonyme a placé plusieurs commentaires - au moins deux sont de sa plume, sans nul doute possible, celui du 6 novembre 2011 à 11 h 56 et celui du 7 novembre 2011 à 19 h 5 -, des commentaires qui m’ont décidé à rédiger la présente note.

La censure, l’anonymat, la violence, la raison, le politique, tout cela a été évoqué dans les échanges cités d’une façon qui place en leur centre la question du débat et de la sincérité dans le débat, question que j’identifie comme étant en rapport étroit avec celle de la parrhèsia. Le mot donne lieu à plusieurs définitions et il a été utilisé dans des sens assez différents, notamment par des hommes eux-mêmes aussi différents que Jean-Paul II et Michel Foucault. Convenons que je l’emploie dans son sens de franc-parler.

Le débat parrhèsiastique

Il y a de cela environ cinq ans, au cours d’un débat entre amis précisément consacré à l’art du débat entre amis, un de ceux-ci - que je ne nommerai que par son prénom : Stéphane - avait souhaité préciser en ces termes ce que selon lui la parrhèsia est et n’est pas :
« La parrhèsia n’est pas l’expression du n’importe quoi parce que j’ai envie de le dire, même si c’est injuste. La parrhèsia n’est pas la réclamation du consommateur jamais satisfait. La parrhèsia n’est pas : “j’ai le droit d’être impoli et de revendiquer n’importe quoi à n’importe quelle heure”. On ne peut rien construire avec ce type de franchise mal placée. Si je me trompe, tant pis ; au moins c’est de bonne foi.
Pour moi, la
parrhèsia est la parole libre d’hommes raisonnables et droits ; la parrhèsia est le panache d’hommes qui s’engagent et s’exposent ; la parrhèsia est une technique exigeante qui demande un apprentissage long et difficile et relève d’une véritable maîtrise. » Et Stéphane en concluait que, le franc-parler de Diogène de Sinope (1) étant celui d’un solitaire, il valait mieux en pratiquer un autre, plus propice au débat. « Car les cyniques, disait-il, font voler en éclats toutes les divisions qui nous structurent et nous rassurent : le noble et le vulgaire, le public et le privé, le terrestre et le divin, et surtout l’ami et l’ennemi. »

Nous voici au cœur du problème : comment pratiquer le franc-parler ? Plus précisément : à quel fin user du franc-parler et, une fois la fin précisée, comment le pratiquer ? Car il ne s’agit pas de nier que Diogène inventa une forme de parrhèsia, du moins si on se rapporte à ce qu’on nous en a dit. Ni que son franc-parler fut d’une radicalité exemplaire. Mais ce franc-parler est aussi celui d’un homme qui désespérait de ses semblables, sauf à les renvoyer à leur animalité (2). Si l’on veut encore miser sur la sociabilité de l’homme, il faut se tourner, comme le suggère Stéphane, vers une autre forme de Parrhèsia. Laquelle ?

Lors du débat déjà évoqué, Stéphane avait cité Montaigne, plus particulièrement certains des propos qu’il tient dans le chapitre VIII du Livre III des Essais, « L’art de conférer », tels ceux-ci :
« Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune de l’un et de l’autre : Que respondra-t-il ? la passion du courroux lui a déjà frappé le jugement : le trouble s’en est saisi, avant la raison. Il serait utile qu’on passa par gageure la décision de nos disputes : qu’il y eut une marque matérielle de nos pertes : afin que nous en tinssions état et que mon valet me put dire : il vous en coûta l’année passée cent écus, à vingt fois, d’avoir été ignorant et opiniâtre. » (3)
Ou ceux-ci :
« J’entre en conference et en dispute, avec grande liberté et facilité : d’autant que l’opinion trouve en moi le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines : Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse, quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. » (4)
Ou encore ceux-ci :
« Je me sens bien plus fier, de la victoire que je gaigne sur moy, quand en l’ardeur mesme du combat, je me faits plier soubs la force de la raison de mon adversaire : que je ne me sens gré, de la victoire que je gaigne sur luy, par sa foiblesse » (5)
Et ce ne sont là que quelques-unes des voies que Montaigne nous suggère d’emprunter pour se mesurer à l’art de débattre. Comme on le voit, l’affaire n’est pas simple, parce que, si elle postule la vérité (6), elle réclame davantage encore, à savoir une forme que l’énoncé de cette vérité doit prendre afin de rendre le débat possible. « Autant peut faire le sot, nous dit Montaigne celuy qui dit vray, que celuy qui dit faux : car nous sommes sur la manière, non sur la matiere du dire. » (7)

Approche théorique du débat parrhèsiastique

L’enjeu de l’aspect formel du débat, c’est de permettre à ceux qui y participent de tous progresser dans leur propre recherche du vrai. Il ne s’agit donc en aucun cas de faire triompher une cause ou un parti, moins encore de convaincre à tout prix, mais plus simplement de s’inscrire dans une démarche qui vise à améliorer les capacités de chacun à démêler le vrai du faux. Ce qui est visé, c’est la vertu heuristique du débat. C’est à cela que concourt le franc-parler. « J’ayme entre les galans hommes, nous dit Montaigne, qu’on s’exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée. » (8) Pour l’occasion, il faut être « galans hommes ».

À cet égard, Montaigne ne nous est pas seulement utile lorsqu’il évoque l’art de conférer, mais aussi - entre autres - lorsqu’il explique ce que c’est que ne « dire qu’à demy » (9). Dans le chapitre IX du Livre III des Essais, « De la vanité », là où il parle de sa façon d’écrire, il précise :
« Par ce que la coupure si frequente des chapitres, dequoy j'usoy au commencement, m'a semblé rompre l'attention, avant qu'elle soit née et la dissoudre : dedaignant s'y coucher pour si peu, et se recueillir : je me suis mis à les faire plus longs : qui requierent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation, à qui on ne veut donner une seule heure, on ne veut rien donner. Et ne fait on rien pour celuy, pour qui on ne fait, qu'autre chose faisant. Joint, qu'à l'adventure ay-je quelque obligation particuliere, à ne dire qu'à demy, à dire confusement, à dire discordamment. » (10)
Qu’est-ce donc que cette idée de « ne dire qu’à demy » ? Bien mieux encore : « à dire confusement, à dire discordamment » ? C’est que, pour être bien entendu, il faut contraindre l’autre à un effort personnel de complément, de correction ou d’adaptation. L’autre demi est à combler par cet autre, d’une façon qui, d’ailleurs, doit permettre au premier locuteur de compléter, de corriger ou d’adapter la deuxième moitié qu’il a tue. Dans le chapitre XIII du même Livre III, « De l’expérience », Montaigne est davantage explicite à cet égard :
« Ce n'est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict contenter de ce que d'autres, ou que nous-mesmes avous trouvé en cette chasse de cognoissance : un plus habile ne s'en contentera pas. Il y a tousjours place pour un suivant, ouy et pour nous mesmes, et route par ailleurs. […] Ce que declaroit assez Apollo, parlant tousjours à nous doublement, obscurement et obliquement : ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. C'est un mouvement irregulier, perpetuel, sans patron et sans but. Ses inventions s'eschauffent, se suivent, et s'entreproduisent l'une l'autre. » (11)
Pour débattre, il faut laisser à l’autre de quoi débattre.

Mais, on l’aura compris, cette façon de débattre se trouve à l’opposé de celle qui n’a d’autre objectif que de déterminer qui vainc et qui succombe dans un débat, peu importe la sincérité, la connaissance, la vérité, lesquelles sont de fait ainsi négligées. Ce genre de joute, qui est toujours liée à des questions de pouvoir, se cantonne d’autant plus facilement à ce classement des performances personnelles qu’elle se donne l’allure de chercher néanmoins la sincérité, la connaissance, la vérité. Celui qui se risquerait, dans un débat où il faut vaincre, à « ne dire qu’à demy », celui-là serait sûr de succomber.

Il y a donc débat et débat. Souhaiter débattre pour rencontrer la contradiction, pour progresser dans ses propres idées, pour ne se soucier que de vérité, pour abandonner toute autre ambition que de maîtriser son propre esprit, voilà qui s’écarte radicalement de tout débat commun. Et si le débat parrhèsiastique promet d’être fécond, c’est parce que la solitude et le loisir ne sont guère propices à l’exercice de la raison. Montaigne lui-même en a fait l’expérience :
« Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d'autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s'entretenir soy-mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy : Ce que j'esperois qu'il peust meshuy faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur : Mais je trouve, […] qu'au rebours faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy-mesmes, qu'il ne prenoit pour autruy : et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon ayse l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commencé de les mettre en rolle : esperant avec le temps, luy en faire honte à luy mesmes. » 

Les lumières - si tant est qu’elles soient accessibles - ne sont pas uniquement à espérer du côté de ce type de débat, fondé sur le franc-parler. Le rapport de maître à élève peut aussi avoir ses vertus. Qu’est-ce donc, sinon ce genre de rapport, dont use Diogène dans l’anecdote du saperde (12) ?
« Quelqu’un désirait philosopher avec lui. Diogène lui donna un saperde et lui demanda de le suivre. L’autre, pris de honte, jeta le saperde et s’éloigna. À quelque temps de là, Diogène le rencontra et lui dit en riant : "L’amitié que nous avions l’un pour l’autre, un saperde l’a rompue". » (13)
La leçon est rude, mais elle peut être profitable. Le problème tient au nombre de gens qui se prennent facilement pour Diogène, sans qu’ils aient ce qui fait un maître.

Approche pratique du débat parrhèsiastique

La théorie du débat parrhèsiastique esquissée ci-dessus est certes intéressante, mais elle a aussi tout l’air d’une de ces utopies vertueuses qui contient sa vertu dans son inaptitude à quelque mise en pratique que ce soit. Les interminables digressions que l’on doit à Michel Foucault sur la parrhèsia (14) ont la saveur de cette bien-pensance propre au milieu politico-intellectuel auquel appartenait la majorité de ses adeptes, mais elles voguent dans un ciel antique d’autant plus stratosphérique qu’elles n’ouvrent aucune perspective autre que celle d’un relèvement moral personnel. Or, si l’on s’en rapporte à l’usage de la parrhèsia dans le cadre du débat et si l’on s’inspire de ce que Montaigne nous dit sur la meilleure façon de « frotter et limer sa cervelle contre celle d’aultruy » (15), on doit bien admettre que l’ambition n’est pas morale, n’est pas prioritairement morale en tout cas. Elle est d’abord et avant tout heuristique. Morale, ludique, amicale peut-être, mais dans une bien moindre mesure.

C’est donc d’une méthode qu’il est question. Et il s’agit de s’interroger sur sa praticabilité et sur sa fécondité. J’ignore si le débat parrhésiastique est possible, autrement que l’espace d’un moment de grâce. On peut en douter parce que son organisation pratique, tout comme sa pérennité, sont fragiles.

Tout le monde n’est pas apte à y participer, non seulement parce qu’il faut sans doute disposer d’un bagage intellectuel et culturel minimal, plus ou moins commun aux participants, mais aussi parce qu’il faut renoncer à ses intérêts personnels, l’intérêt pour la compréhension des choses excepté. Il est également indispensable d’accepter de présenter ses opinions dans ce qu’elles ont de vulnérable, sans arguments tactiques surajoutés, autrement dit à l’écart de tout esprit partisan. Et il convient encore de supporter la violence objective que représente une mise en cause radicale des idées que l’on avance. Tout cela sont autant de conditions qui peuvent aisément manquer, même dans le chef de ceux qui avaient au départ sincèrement enfourchés la démarche parrhésiastique.

Personnellement, je doute aussi de la pérennité de la méthode pour une autre raison. Je suis enclin à croire que la pensée réflexive réclame, pour se déployer, de s’interdire tout projet d’action. Max Weber a clairement montré combien la recherche scientifique était peu compatible avec l’action politique (16). Plus généralement, n’en va-t-il pas de même de la compatibilité entre la réflexion et l’action ? Or, le débat est une forme d’action, ne serait-ce qu’au niveau de sa mise en œuvre, ce qui représente déjà un péril quant au respect de la méthode parrhésiastique. De façon très concrète, les enjeux de la vie commune peuvent aisément, à l’occasion des aspects opératoires du débat, s’y insinuer de telle sorte que la parrhèsia y devienne davantage un vœu qu’une pratique. Cette contamination insidieuse peut toucher tout le monde, même les plus enthousiastes. Je pense ici à ces merveilleuses phrases de Descartes qui clôturent la Première méditation et où il cherche à conjurer ce penchant peu conscient qui le détournerait de suspendre son jugement : « [...] ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m’entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu’un esclave qui jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées. » (17) Ainsi, ce que la vie ordinaire a d’étranger à la posture parrhésiastique peut-il insensiblement réinvestir le débat et le faire insensiblement basculer vers un débat ordinaire.

La contenance parrhèsiastique

Au-delà de ces difficultés, au-delà de ce que le débat parrhèsiastique peut avoir d’utopique, de naïvement volontariste, il s’en dégage un état d’esprit qui peut justifier une certaine contenance, une certaine manière d’être, voulue, précise, une façon de dire et d’écouter placée sous surveillance.

Cette contenance n’est évidemment pas constante, heureusement. Mais sa nature même lui permet de dicter quand elle doit être mise à l’épreuve. Elle devra alors son éventuelle efficacité à la rencontre de ce que révèle la théorie de la parrhèsia et les enseignements pratiques du débat parrhèsiastique, fusse celui-ci voué à avorter.

Ce qui distingue cette contenance du débat parrhèsiastique, c’est qu’elle peut être unilatérale et faire varier ses exigences au gré de la réceptivité des interlocuteurs. La complicité n’est plus requise et, lorsqu’elle survient spontanément, elle a alors le charme de ce qu’on peut appeler une communauté d’esprit.

Il y a peut-être un peu de cette contenance, au moins à l’occasion, dans mes notes et mes commentaires sur le présent blog. Et c’est peut-être ce qui a poussé certains commentateurs à y voir tantôt du formalisme, tantôt du fatalisme. Peut-être. Oui, peut-être y a-t-il réellement, dans cette contenance, quelque chose qui favorise le formalisme et le fatalisme. C’est bien possible. En tout état de cause, nous sommes loin, le commentateur anonyme du 4 avril 2010 et moi, d’être d’accord sur tout (et je m’en réjouis) : je suis personnellement réticent à l’intrusion des sentiments dans le débat d’idées, tout autant qu’à celle de l’outrance ou de la déraison. J’entends bien qu'il ne les recommande pas en ces circonstances, mais qu’il en rappelle la force et l’omniprésence. Mais voilà précisément pour moi ce qui réclame de placer la contenance sous surveillance.

Il n’y a guère d’intérêt à parler de soi. J’y vois même un danger. Aussi vais-je m’arrêter là sans avoir la certitude d’avoir ainsi répondu aux commentaires évoqués. Peut-être même était-ce déjà trop d’expliquer cette conception de la parrhèsia qui a des allures de bonnes manières. Comme toutes les méthodes, l’appliquer vaut souvent mieux qu’en discourir.

(1) Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Librairie générale française, La Pochothèque, p. 736 (VI 69).
(2) Cioran, qui doit beaucoup à Diogène, donne un exemple de ce à quoi conduit quelquefois la radicalité lorsqu’il dit ceci : « J’ai toujours pensé que Diogène avait subi, dans sa jeunesse, quelque déconvenue amoureuse : on ne s’engage pas dans la voie du ricanement sans le concours d’une maladie vénérienne ou d’une boniche intraitable. » (Syllogismes de l’amertume, Gallimard, 1952, p. 37.) Que puissent exister des personnalités aptes à pratiquer avec talent un franc-parler brutal de cette sorte, tel Karl Kraus par exemple, c’est bien possible. Mais l’impact - certes intéressant - de semblable parole à un prix : elle muselle le débat. Il faut que celui qui la pratique soit certain de la vérité de ce qu’il prétend exprimer, fût-ce par le biais d’un mensonge ou d’une galéjade.
(3) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 968.
(4) Montaigne, op. cit., p. 967.
(5) Montaigne, op. cit., p. 969.
(6) Une distinction importante s’impose ici, celle qui sépare deux sens du mot vérité. Il y a d’abord la vérité qui n’est que l’absence de mensonge. C’est d’elle dont je parle, c’est d’elle qu’il est le plus souvent question lorsqu’on use du concept de parrhèsia. Puis, il y a la vérité telle qu’elle se déprend du faux, de l’erreur, une vérité bien distincte de la sincérité (je peux sincèrement dire quelque chose de faux), une vérité objective (si je puis dire…). Dans le débat, la première favorise l’émergence de la seconde ; du moins, on peut l’espérer.
(7) Montaigne, op. cit., p. 973.
(8) Montaigne, op. cit., p. 968.
(9) Sur cette question, je renvoie à Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 2007. Je vais reproduire là des extraits de Montaigne que j’ai déjà cités ailleurs.
(10) Montaigne, op. cit., p. 1042.
(11) Montaigne, op. cit., pp. 1114-1115.
(12) Le saperde était un poisson salé, sans doute commun et bon marché.
(13) Diogène Laërce, op. cit., p. 715 (VI, 36).
(14) Voir Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres I et II : le courage de la vérité, Gallimard, 2008 et 2009.
(15) Montaigne, op. cit., p. 158.
(16) Voir notamment Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959
(17) René Descartes, « Méditations touchant la première philosophie dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme sont démontrées » in « Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, pp. 272-273.

Autres notes sur des thèmes proches :
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
À propos de Diogène de Sinope

dimanche 6 novembre 2011

Note de lecture : Antoine Arnauld & Claude Lancelot

Grammaire générale et raisonnée
d’Antoine Arnauld & Claude Lancelot


Est-il quoi que ce soit dont l’étude n’ait à gagner de se pencher sur son histoire ? Je m’en suis personnellement rendu compte le jour où, lisant Lancelot Hogben (1), il y a de cela... si longtemps, le récit des inventions successives dont les mathématiques sont faites m’avait permis d’enfin comprendre l’utilité de méthodes que j’avais jusqu’alors mémorisées et appliquées assez mécaniquement. De quel attrait supplémentaire ne manquerait-on pas de parer les sciences de la nature en assoyant leur enseignement sur les étapes qui en marquent la constitution ? Refaire le chemin des découvertes, en parcourant les corrections dont les théories ont été continûment l’objet, voilà qui en améliorerait la compréhension et, surtout, voilà qui permettrait de mesurer combien la construction des théories n’empruntent pas la voie de la raison des choses - n’en déplaise à Descartes -, mais bien des trajectoires que les erreurs humaines écartent du déploiement simple et logique qu’on s’illusionne d’y voir.

Les sciences de l’homme ont eu l’habitude - qu’elles perdent un peu - d’inclure leur histoire dans leurs théories. Quand - il y a de cela plus d’un quart de siècle - j’enseignais l’anthropologie culturelle, la sociologie, la linguistique ou l’économie politique, il était de bon ton de retracer l’histoire de la discipline et d’inscrire le savoir dans sa propre évolution. Il est vrai que les sciences sociales étaient davantage tentées que les sciences de la nature de compenser la minceur de leurs acquis par le récit de leur passé. Reste que comprendre, c’est d’abord et avant tout - en quelque domaine que ce soit - comprendre comment nos prédécesseurs ont compris. Notre passé incorporé est ce qui fait que l’homme n’est pas tel un oiseau sur sa branche. Faut-il le déplorer ? Ça, c’est une autre histoire...

Les éditions Allia viennent de republier récemment la Grammaire générale et raisonnée d’Arnauld et Lancelot (2). Pour qui accepte de se pencher un peu sur l’histoire de la grammaire, c’est un ouvrage indispensable. Non que ce soit la première grammaire française (3), mais il s’agit sans nul doute de la plus importante des premières, celle qui a fondé la discipline. Elle est aussi intéressante en ce qu’elle est caractéristique d’une certain rapport au savoir, celui des jansénistes, bien sûr, mais aussi celui de cartésiens convaincus. Il y a dans cette grammaire quelque chose du charme des commencements, tel que peut en être empreint l’œuvre de ceux qui font table rase.

La Grammaire générale et raisonnée est également intéressante en ce qu’elle est générale. Elle rassemble des considérations qui ne valent pas que pour le français. Et à ce titre, elle est en quelque sorte annonciatrice de la linguistique. Dans sa présentation de l’ouvrage, Jean-Marc Mandosio rappelle que « [l’]intérêt, parfois déformant, porté à la Grammaire et à la Logique de Port Royal par les linguistes, de Saussure à Chomsky, ainsi que par des philosophes tel que Foucault, qui ont tous insisté sur la modernité et le caractère novateur de ces deux ouvrages, a mis en lumière certains traits auxquels les lecteurs des XVIIe et XVIIIe siècles n’étaient sans doute guère sensibles. » (p. 17) (4) C’est le moins qu’on puisse dire ! En fait, l’histoire de l’étude de la langue, que ce soit d’un point de vue grammatical, d’un point de vue linguistique ou même d’un point de vue philologique, révèle la complexité et même l’irréductibilité des questions qu’elle soulève. Ce qui a conduit à modifier souvent les angles d’attaque. Ainsi, la question de l’origine des langues, qui passionna longtemps (5), a été négligée par les linguistes au profit de leurs aspects structurels. Foucault, dont l’objectif était de caractériser l’épistémè classique, s’intéresse davantage à ce qui sépare un rapport médiéval à la langue, fondé sur le commentaire, d’un rapport nouveau fondé sur l’analyse, qu’à l’analyse en tant que tel. Il conteste d’ailleurs que ce qu’il appelle la grammaire générale - qui ne se confond pas avec la Grammaire générale et raisonnée d’Arnaud et Lancelot (6) - puisse préfigurer la linguistique (7).

En voilà trop ou pas assez, me dira-t-on. Aussi, puisqu’il s’agit d’abord d’inviter à lire, je laisse la place à Arnaud et Lancelot, sachant que l’on y trouve avant tout ce plaisir - cette émotion même - du raisonnement, que procure aussi la lecture de Descartes. C’est un plaisir qui n’est pas dupe de ce que la raison n’en aura jamais fini avec elle-même, même si ces raisonneurs du XVIIe siècle le croyait un peu. Dans leur préface, Arnaud et Lancelot l’annoncent :
« Ceux qui ont de l’estime pour les ouvrages de raisonnement, trouveront peut-être en celui-ci quelque chose qui les pourra satisfaire, et n’en mépriseront pas le sujet, puisque, si la parole est l’un des grands avantages de l’homme, ce ne doit pas être une chose méprisable de posséder cet avantage avec toute la perfection qui convient à l’homme ; qui est de n’en avoir pas seulement l’usage, mais d’en pénétrer aussi les raisons, et de faire par science ce que les autres font seulement par coutume. » (p. 25-26)

Et puisqu’un extrait vaut mieux que mille explications, en voici un qui montre à la fois combien la clarté du raisonnement doit beaucoup à l’idée naïve que les hommes ont inventé la langue, jusqu’aux procédés qui permettent d’expliquer les pensées, et combien aussi la clarté de la langue est à son tour redevable de cette même naïveté. Il s’agit du début du chapitre VI, intitulé “Des cas, et des prépositions en tant qu’il est nécessaire d’en parler pour entendre quelques cas” :
« Si l’on considérait toujours les choses séparément les unes des autres, on n’aurait donné aux noms que les deux changements que nous venons de marquer: savoir, du nombre pour toutes sortes de noms, et du genre pour les adjectifs ; mais, parce qu’on les regarde souvent avec les divers rapports qu’elles ont les unes avec les autres, une des inventions dont on s’est servi en quelques langues pour marquer ces rapports a été de donner encore aux noms diverses terminaisons, qu’ils ont appelées des cas, du latin cadere, tomber, comme étant les diverses chutes d’un même mot.
Il est vrai que, de toutes les langues, il n’y a peut-être que la grecque et la latine qui aient proprement des cas dans les noms. Néanmoins, parce qu’aussi il y a peu de langues qui n’aient quelques sortes de cas dans les pronoms, et que sans cela on ne saurait bien entendre la liaison du discours, qui s’appelle
construction, il est presque nécessaire, pour apprendre quelque langue que ce soit, de savoir ce qu’on entend par ces cas ; c’est pourquoi nous les expliquerons l’un après l’autre le plus clairement qu’il nous sera possible.

Du nominatif


La simple position du nom s’appelle le
nominatif, qui n’est pas proprement un cas, mais la matière d’où se forment les cas par les divers changements qu’on donne à cette première terminaison du nom. Son principal usage est d’être mis dans le discours avant tous les verbes, pour être le sujet de la proposition. Dominus regit me, le seigneur me conduit. Deus exaudit me, Dieu m’écoute.

Du vocatif


Quand on nomme la personne à qui on parle, ou la chose à laquelle on s’adresse, comme si c’était une personne, ce nom acquiert par là un nouveau rapport, qu’on a quelquefois marqué par une nouvelle terminaison qui s’appelle
vocatif. Ainsi de Dominus au nominatif, on a fait Domine au vocatif, d’Antonius, Antoni. Mais comme cela n’était pas beaucoup nécessaire, et qu’on pouvait employer le nominatif à cet usage, de là il est arrivé :
1° Que cette terminaison différente du nominatif n’est point au pluriel.
2° Qu’au singulier même elle n’est en latin qu’en la seconde déclinaison.
3° Qu’en grec, où elle est plus commune, on la néglige souvent, et on se sert du nominatif au lieu du vocatif, comme on peut voir dans la version grecque des Psaumes, d’où saint Paul cite ces paroles dans l’Épitre aux Hébreux, pour prouver la divinité de Jésus-Christ : θρονος σου ο θεος, où il est clair que ο θεος est un nominatif pour un vocatif ; le sens n’étant pas
Dieu est votre trône, mais votre trône, ô Dieu, demeurera, etc.
4° Et qu’enfin on joint quelquefois des nominatifs avec des vocatifs.
Domine, deus meus. Nate, meae vires, mea magna potentia solus. Sur quoi l’on peut voir la Nouvelle Méthode latine, Remarque sur les pronoms.
En notre langue, et dans les autres vulgaires, ce cas s’exprime dans les noms communs qui ont un article au nominatif, par la suppression de cet article.
Le Seigneur est mon espérance. Seigneur, vous êtes mon espérance. » (pp. 61-63)

Peut-on se donner la tâche d’approfondir la grammaire dans l’ignorance que ceci a été écrit au XVIIe siècle ? J’en doute.

(1) Lancelot Hogben, Les mathématiques pour tous, trad. de l’anglais par F. H. Larrouy, Payot, 1950. Ce livre avait été publié une première fois en français en 1946. L’original a été publié en 1936 sous le titre Mathematics for the Million.
(2) Antoine Arnauld & Claude Lancelot, Grammaire générale et raisonnée (1ère publ. en 1660), éd. Allia, 2010.
(3) Parmi les toutes premières grammaires françaises, il y eut d’abord - c’est amusant à noter - celle de l’anglais John Palsgrave en 1530, écrite en anglais. Il y eut aussi celle de Jacobus Sylvius (Jacques Dubois), écrite en latin en 1531. En français, il y eut enfin celles de Louis Meigret en 1550 et de Robert Estienne en 1557.
(4) La Logique de Port Royal est un ouvrage, publié en 1662 par Antoine Arnauld et Pierre Nicole sous le titre La logique ou l’art de penser. Le texte en est disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://visualiseur.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k25788r.
(5) Ne citons que le célèbre Essai sur l’origine des langues de Rousseau (texte établi par J. Starobinski, Gallimard, Folio, 1990). À noter que Foucault y revient très brièvement dans Les mots et les choses, lorsqu’il affirme en passant que, « à l’origine, l’homme n’a poussé que de simples cris » (Gallimard, Tel, 1966, p. 107). Ce qui n’est pas le cas de Derrida, dans De la grammatologie (Ed. de Minuit, 1967), contrairement à ce qu’on pourrait penser, car il n’y revient avec Rousseau que pour placer le problème ailleurs, essentiellement dans les rapports entre oralité et écriture.
(6) Il ne cite jamais cet ouvrage, à l’inverse de La logique de Port Royal.
(7) Cf. Les mots et les choses, Gallimard, Tel, 1966, p. 97.