vendredi 23 janvier 2015

Note de lecture : Jacques Bouveresse et la croyance

Le danseur et sa corde
de Jacques Bouveresse


Au cours des dernières années, Jacques Bouveresse s’est particulièrement intéressé à la croyance et à la religion. Un premier livre en 2007 (1), un exposé filmé en 2008 (2), un autre livre en 2011 (3). Il y a quelques mois, il a publié un troisième livre, Le danseur et sa corde (4), dans lequel il me semble qu’il va bien plus loin qu’il n’a été jusqu’alors. Mais que veut dire allez plus loin, en cette matière ?

Lorsqu’on ne partage aucune croyance religieuse, on reste fatalement interpellé par l’immense succès qu’elles ont de par le monde et on s’interroge sur la nature du sentiment religieux. Se convaincre qu’il s’agit d’une erreur dont on a su personnellement se garder est assez déraisonnable. Il est en effet beaucoup plus utile de se demander ce qui pousse à ne pas ressentir ce sentiment et, conséquemment, de quoi il est fait. C’est un peu à ces questions que Jacques Bouveresse consacre son livre.

On sait combien Jacques Bouveresse a étudié l’œuvre de Ludwig Wittgenstein et combien il en a apprécié la subtilité. Il s’est également beaucoup intéressé à la vie étrange qui fut la sienne, aux interrogations lancinantes qui l’ont poursuivi sans désemparer et aux choix inhabituels qui furent les siens. (5) Or, Wittgenstein a reconnu au sentiment religieux une grande importance et n’a jamais jugé utile de nier Dieu. Ce qui rend particulièrement intéressante sa position sur cette question, c’est le caractère philosophique, personnel - presque solipsiste (il aurait dit que ce mot ne voulait pas dire grand-chose) - qu’il donne à l’idée religieuse. Il importe là de comprendre que bien des adeptes de religions institutionnelles seraient sans doute peu disposés à le suivre dans cette voie, une voie dont il a puisé une partie de son inspiration dans l’Abrégé de l’Évangile de Tolstoï (6). Je laisse Bouveresse évoquer le parallèle à faire entre ce texte de Tolstoï et certains aspects des idées avancées par Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916 (7) et dans le Tractatus (8) :
« Le parallèle entre le début de ce livre [l’Abrégé] et les remarques suivantes, tirées des Carnets de 1914-1916, est particulièrement frappant : “Le sens de la vie, c’est-à-dire le sens du monde, nous pouvons lui donner le nom de Dieu. Et lui associer la métaphore d’un Dieu père. La prière est la pensée du sens de la vie. […] Croire en un Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout. Croire en un Dieu signifie voir que la vie a un sens (*1).”
D’un point de vue tolstoïen, puisque la prière ne peut pas consister à entrer en contact avec un Dieu extérieur au monde et que la question de Dieu ne se distingue pas fondamentalement de celle de la signification du monde et de la vie que nous y menons (pour le solipsisme, les deux choses n’en font en réalité qu’une seule, puisque “le monde et la vie sont un” (*2)), prier ne peut consister que dans une façon de s’interroger sur le sens de la vie et peut-être également de trouver la réponse. Et, étant donné que le sens du monde et de la vie ne peut pas être intérieur à ceux-ci, il est logique de conclure, comme le fera le
Tractatus, que “la manière dont les choses sont est pour le Supérieur [das Höhere] parfaitement indifférente. Dieu ne se révèle pas dans le monde” (*3). Le monde, considéré comme l’ensemble des faits, est, en effet, indifférent au sens, ce que Wittgenstein exprime en disant que “les faits font tous partie seulement du problème et non de la solution” (*4). Et, inversement, le sens est indifférent aux faits et ne peut en aucune façon s’exprimer en eux, par exemple dans l’occurrence de certains faits et la non-occurrence de certains autres : au regard du sens et de la valeur, toutes les propositions (et tous les faits qu’elles décrivent) sont à égalité (*5).
Vivre selon la volonté de Dieu, c’est-à-dire de façon douée de sens, n’est finalement pas autre chose que vivre en harmonie avec le monde, quelles que puissent être les choses qui y ont lieu et qu’elles s’accordent ou non avec notre volonté propre : “Pour vivre heureux, il faut que je sois en accord avec le monde. Et c’est bien cela que
veut dire “être heureux”. Je suis alors, pour ainsi dire, en accord avec cette volonté étrangère dont je parais dépendre. C’est-à-dire : “J’accomplis la volonté de Dieu. (*6)
Puisque ce qui peut être exprimé est constitué uniquement par les faits (*7), la solution du problème de la vie ne peut pas l’être et ne peut se manifester que dans la disparition de ce problème (*8), autrement dit dans le fait que la vie cesse, pour celui qui est en train de la vivre, d’être problématique. Pour le Wittgenstein du
Tractatus, une fois que tout ce qui peut être exprimé dans des propositions douées de sens (à savoir les faits) l’a été, il n’y a plus de place pour autre chose que la reconnaissance (non exprimable) du fait que les faits ne sont justement pas tout. C’est une illusion complète de croire que le relais pourrait être pris ici par la philosophie, considérée comme capable, pour sa part, de tenir un discours doué de sens sur le sens et la valeur, et donc de résoudre “nos problèmes de vie”, qui ne sont même pas effleurés par ce que la science est en mesure de nous dire (*9). » (pp. 36-38)

On comprend rapidement, à la lumière de pareilles considérations, que le sentiment religieux dont il est question est fort distinct des croyances auxquelles nous rapportons habituellement la religion. Il est à cet égard très révélateur de constater que Wittgenstein fut séduit par l’œuvre de Gottfried Keller. Cet écrivain suisse germanophone (1819-1890) avait rompu avec la religion de son enfance et professait des convictions athées, pour autant que celles-ci n’impliquent aucune revanche sur la religion, ni aucune militance de quelque sorte que ce soit. Car pour Keller, non seulement les dogmes religieux apparaissaient incroyables, mais ils engendraient une forme d’entêtement propices aux conflits :
« Il n’y a encore jamais eu une guerre d’opinions différentes sur les lois de la nature, parce que leur espèce est pacifique, pure et capable de nous suffire, et les théologiens n’ont même pas réussi à mettre sur pied une secte défendable en faveur de l’immobilité de la terre ou pour la protection de l’histoire mosaïque de la création ; mais il y aura des guerres de religion tant qu’il y aura des prêtres, des dogmes et des confessions. Dans le détail, on observe ce processus tous les jours ; si quelqu’un a exprimé une bonne vérité ou un fait en bonne et due forme, et qu’on les lui conteste, alors il ne lui vient pas à l’esprit de se mettre en colère à ce propos et de se démener ; mais si le même homme raconte ou prétend une chose dont il n’est tout de même pas si complètement persuadé et convaincu, alors il s’échauffera immédiatement au plus haut point et engagera son honneur, son bien et sa vie, mais préférera plutôt sauter immédiatement au collet de celui qui lui oppose un doute. » (9)

On se méprendrait sur Keller si l’on allait penser que son refus de croire était tiède. Simplement, il se refusait à y opposer un autre dogme qui aurait eu, bien évidemment, les mêmes inconvénients. Il est remarquable que les athées qui ne vitupèrent pas sur les croyants sont souvent soupçonnés par les athées militants ou dogmatiques de faiblesses coupables. Cette attitude de Keller fut quelque chose propre à séduire Wittgenstein, alors même que lui n’avait pas rompu avec Dieu.
« Il y a malgré tout, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises, un point décisif sur lequel Wittgenstein est entièrement d’accord avec Keller. C’est le peu de considération que mérite ce que l’on peut appeler la “théorie de la foi”. “J’aurais honte, explique Henri [personnage de son roman], si j’en arrivais jamais à mépriser ou à tourner en dérision quelqu’un à cause de sa foi ou à ne pas éprouver du respect pour l’objet de celle-ci, si le croyant y trouve sa consolation ; mais la postulation nue et violente de la foi elle-même, est une chose si déplaisante pour moi que, pendant que je parcours du regard ces gribouillages intimes que j’ai commis, je sens mon cœur à travers la longue manifestation contre la religion presque aussi couvert de poussière, sec et désagréable que si j’étais un théologien respectable et avais polémiqué pour la foi, et je dois me hâter de quitter ce terrain débilitant pour en arriver à nouveau aux figures de la vie réelle simple.” (Der grüne Heinrich, p. 259) S’il est vrai que quelqu’un qui croit à une chose peut être un homme de bien et quelqu’un qui n’y croit pas peut l’être tout autant, il est compréhensible qu’Henri finisse par ressentir presque comme une forme de vulgarité pénible, y compris dans son propre cas, toute forme de croyance et également d’incroyance susceptible de prendre une forme militante et a fortiori polémique.
Wittgenstein semble avoir éprouvé lui-même fortement ce genre de répugnance.
 » (pp. 213-214)

Il serait tout aussi faux de croire que cette attitude représente un moyen terme entre la foi et l’athéisme. Car l’opposition en question - génératrice de tant de conflits et d’incompréhension - met face à face des convictions auxquelles on suppose toutes sortes de conséquences pratiques, alors que Wittgenstein envisage au contraire que ce soient les pratiques qui forgent les convictions.
« Les croyances ne sont pas justifiées par des arguments logiques ou des preuves empiriques (il considère comme “ridicules [ludicrous]” les tentatives répétées qui ont été faites pour démontrer qu’elles le sont (*10)) ; et les attitudes et les comportements ne sont pas davantage la conséquence pratique des croyances, considérées comme leur fournissant un fondement théorique. La religion ne peut pas justifier les actions qu’elle nous commande ou les façons de penser auxquelles elle nous demande de consentir ; et, si elle essaye malgré tout de le faire, elle suscite la répulsion. Les attitudes et les comportements qu’elle nous prescrit n’auraient, de toute manière, pas besoin d’être justifiés de cette façon, puisque ce sont eux qui constituent en réalité la racine et le fondement de la religion, ce qui, bien entendu, ne signifie pas pour autant que l’on puisse dire d’eux qu’ils sont en mesure de procurer à la croyance sa (véritable) justification. » (p. 211)

Ainsi, le rapport à Dieu prend chez Wittgenstein une tournure très particulière qui exclut les formes de prière les plus communes.
« La tendance à formuler des exigences particulières à l’égard de Dieu ou simplement de la vie en général, comme si l’un et l’autre avaient en quelque sorte des obligations à remplir envers nous, à demander que le meilleur nous soit octroyé et le plus difficile, le plus dramatique et le plus douloureux, épargné, lui semblent à bien des égards le prototype de l’attitude irréligieuse. » (p. 166)

Pourrait-on pour autant soupçonner Wittgenstein d’être opposé aux croyances proprement dites pour ne conserver de la religion qu’un rapport à l’être qui préserve sa dimension métaphysique ? Nullement. Tout au plus sont-ce là des aspects de la croyance qui ne retiennent pas son attention.
« Wittgenstein a assurément, comme je l’ai souligné, tendance à minimiser l’importance accordée dans la religion à la croyance et aux différences entre les croyances, considérées du point de vue du contenu théorique et descriptif qu’elles véhiculent, ou en tout cas donnent l’impression de véhiculer. Mais il ne souhaite visiblement pas pour autant aller jusqu’à suggérer que l’on pourrait aussi bien oublier plus ou moins l’idée même de croyance religieuse et considérer que les croyances religieuses ne sont au fond que l’habillement dans lequel se présentent des croyances qui sont en réalité de nature morale. Même s’il est vrai que la pratique constitue, pour lui, le seul critère réel de la foi et que la croyance elle-même peut faire et fait souvent du tort à la foi véritable, Wittgenstein ne suggère pas pour autant de réduire le contenu des croyances religieuses à celui de simples croyances morales et le contenu de celles-ci à celui de simples commandements ayant trait à la façon dont nous devons essayer de vivre. » (p. 168)

Bien mieux, dès lors que ce qui en est attendu est une autre manière de vivre, des croyances apparemment absurdes peuvent acquérir un sens.
« […] quand Wittgenstein se disait lui-même capable de comprendre des propositions comme celles qui font référence au Jugement dernier ou à la résurrection des corps, en dépit de ce qu’elles peuvent comporter d’absurde si on les considère avant tout comme des prédictions concernant des événements qui auront lieu réellement un jour, il voulait dire qu’il se sentait en mesure non seulement de leur imaginer, mais également de leur trouver une application réelle dans sa propre vie. » (p. 261)

Et lorsque Wittgenstein se trouve confronté à l’affirmation de la matérialité du réel, comme c’est le cas avec Nietzsche (de manière très particulière aussi, il faut le souligner), il se refuse simplement à limiter ainsi le champ du possible. « Wittgenstein éprouve le besoin de préciser, à propos de l’affirmation de Nietzsche (*11), qui semble réserver au corps seul la possibilité d’avoir une existence réelle : “Dis-je à peu près ‘et l’âme n’est effectivement que quelque chose du corps’ ? Non. (Je ne suis pas pauvre à ce point en catégories.)” (*12) » (p. 264)

Jacques Bouveresse, à partir d’une analyse très fouillée des propos de Wittgenstein sur la question, mais aussi en tentant de reconstituer les raisons qui l’on poussé à être interpellé par certains des écrits de Nietzsche et de Tolstoï et à admirer ceux de Gottfried Keller, en vient à cerner une attitude très originale devant le fait religieux, une attitude elle-même religieuse, mais qui pose autant de problèmes à ceux qui vivent leur religiosité de façon traditionnelle qu’à ceux qui se dénient toute religiosité.
« Une question religieuse, écrit Wittgenstein, est seulement ou bien une question de vie [Lebensfrage] ou bien un bavardage (vide). Ce jeu de langage, pourrait-on dire, ne se joue qu’avec des questions de vie. Tout à fait de la même manière que l’expression “Aie, ça fait mal !” n’a pas de signification, si ce n’est comme cri de douleur. Je veux dire : si une béatitude éternelle ne signifie pas quelque chose pour ma vie, ma manière de vivre, alors je n’ai pas à me casser la tête sur elle ; si je peux penser la-dessus avec raison, alors ce que je pense doit être dans une relation exacte avec ma vie ; sans cela, ce que je pense est du flan, ou ma vie est en danger.” (*13) » (p. 236)

Au-delà de la religion, cela signifie aussi que, pour Wittgenstein, « philosopher veut dire être à la recherche non pas de vérités encore inconnues, révolutionnaires et bouleversantes, mais de “la paix dans les pensées” » (p. 207) ; « […] ne jamais biaiser ou tricher dans son rapport aux autres et ne se mentir en aucun cas à soi-même a bien été sa préoccupation dominante et presque obsessionnelle, que ce soit dans la philosophie ou dans la vie » (p. 165).

Bouveresse évoque aussi la grande admiration que Wittgenstein a éprouvée pour Johannes Brahms (qu’il a connu personnellement dans sa prime jeunesse) et le rapport particulier à la musique qui fut le sien. Et il en déduit qu’il n’aurait pu être qu’horrifié par le rapport marchand que la musique, toutes les musiques, entretiennent aujourd’hui avec leur public. Et il ajoute : « Mais on peut être certain qu’il l’aurait été tout autant par une religion traitée, elle aussi, de plus en plus comme une sorte de denrée dont le consommateur moderne, après avoir cru naïvement pendant un temps qu’il pourrait s’en passer, semble avoir découvert récemment, avec ce qu’on est convenu d’appeler “le retour du religieux”, qu’elle lui était bel et bien nécessaire et avait seulement besoin d’être ajustée un peu mieux à ses désirs et à ses possibilités. Si, comme le dit Wood, “toute société a le genre de musique qu’elle mérite” (*14), on peut sans doute dire aussi qu’elle a le genre de religion qu’elle mérite. Celle de la nôtre, qui essaie de se convaincre qu’elle pourrait recommencer à croire, n’a pas grand-chose à voir avec celle des “incroyants profondément religieux” dont parle Wood. » (p. 87)

Qu’est-ce qu’être religieux, en définitive ? C’est bien difficile à dire. Il y a sans nul doute bien des manières de l’être, surtout si l’on prend en considération des questionnements qualifiés tels qui ne peuvent être rangés dans le champ religieux que définissait Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (PUF, 1968, p. 65) : « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tout ceux qui y adhèrent. » Sans Église, sans sacré même, le sentiment religieux de Wittgenstein participe avant tout d’un désir de résoudre ce qui est sans solution, non pas du côté du savoir mais bien du côté du sens. Et cette manière de penser la chose s’explique sans doute pour beaucoup par un tempérament tourmenté qui a produit beaucoup de lucidité sur tant de choses et beaucoup de choix étranges sur d’autres. Les uns et les autres sont étroitement liés, car le refus de confier à la philosophie une tâche qui dépasse ses moyens - terrain sur lequel elle s’est souvent engagée - lui a permis d’explorer un versant du religieux qui a davantage à dire sur le bonheur présent que sur quelque eschatologie que ce soit.

Ce n’est pas une solution pour autant. D’abord parce que la démarche est subtile et peu propice aux engouements de masse. Ensuite parce que nombreux sans doute resteront - j’en suis - dans l’impossibilité d’investir l’indicible de cette foi-là, fût-elle à ce point déliée. Le désespoir désespère certains et pas d’autres, lesquels conservent le goût de vivre en dépit de l’absence d’espoirs. Ce n’est certes pas en vertu d’une quelconque théorie éclairante - sur ce point, Wittgenstein a tout à fait raison -, mais plutôt à cause d’un jeu de déterminations indécelables dans leurs origines comme dans leurs complexités. Il n’en demeure pas moins très intéressant d’explorer cet extraordinaire sentiment religieux, lequel donne à penser, y compris sur ce qui n’est aucunement religieux pour un sou.

Pour Wittgenstein, « le penseur religieux honnête est comme un danseur de corde. Il marche, en apparence, presque uniquement sur l’air. Son sol est le plus étroit qui se puisse concevoir. Et pourtant on peut réellement marcher sur lui » (4ème de couverture). Pour moi, il est déjà en l’air, sans corde, amené à tomber.

(1) Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi, Agone, Marseille, 2007.
(2) Gilles L’Hôte, Le besoin de croyance et le besoin de vérité. Les intellectuels et les médias, film documentaire, “À la source du Savoir”, 2008 ; disponible à l’achat sur le site Films&documentaires.com
(3) Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion, Agone, Marseille, 2011.
(4) Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller et les difficultés de la foi, Agone, Marseille, 2014.
(5) Sur la vie insolite de Wittgenstein, cf. la passionnante biographie de Ray Monk, Wittgenstein. Le devoir de génie [1990], trad. de Abel Gerschenfeld, Odile Jacob, 1993.
(6) Ce texte, que je n’ai pas lu, et qui a été publié en français en 1969 chez Klincksieck, est aujourd’hui introuvable.
(7) Ludwig Wittgenstein, Carnets 1914-1916, trad. de Gilles-Gaston Granger, Gallimard, Tel, 1997.
(8) Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus. Suivi de Investigations philosophiques, trad. de Pierre Klossowski, Gallimard, Tel, 1961.
(*1) Carnets 1914-1916, éd. de 1971, pp. 139 et 141.
(*2) Tractatus, éd. de 1993 (trad. de Gilles-Gaston Granger), 5.621.
(*3) Ibid., 6.432.
(*4) Ibid., 6.4321.
(*5) Ibid., 6.4-6.41.
(*6) Carnets 1914-1916, p. 142.
(*7) Tractatus, 6.43.
(*8) Ibid., 6.521.
(*9) Ibid., 6.52.
(9) Gottfried Keller, Der grüne Heinrich 4e éd., Goldmann, Augsbourg, 1989, p. 457, traduit et cité par Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde, pp. 217-218.
(*10) Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations, Gallimard, Folio, 1992, p. 114.
(*11) « “Corps je suis et âme” - ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne devrait-on pas parler comme les enfants ? Mais celui qui est éveillé, celui qui sait, dit : “Corps je suis tout entier, et rien en dehors de cela ; et âme n’est qu’un mot pour un quelque chose du corps [ein Etwas am Leibe]” (Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1ère partie, “Des contempteurs du corps”.) »
(*12) Ludwig Wittgenstein, Manuscrits, Wittgenstein’s Nachlass, Bergen-Oxford, The Bergen Electronic Edition-Oxford University Press, 2000, 137, 66b.
(*13) Manuscrits, Wittgenstein’s Nachlass, 183, 203.
(*14) Hugh Wood, “A photograph of Brahms” in Staking Out the territory and Other Writings on Music, Londres, Plumbago Books, 2007.

Autres notes sur Bouveresse :
La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
Essais VI. Les lumières des positivistes
Qu’est-ce qu’un système philosophique ?
Nietzsche contre Foucault
De la philosophie considérée comme un sport
Jacques Bouveresse est mort
Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples

dimanche 18 janvier 2015

Note d’opinion : les blasphèmes (suite)

À propos des blasphèmes (suite)

vers la première note

Mécontent de ma note du 13 janvier dernier, j’ai néanmoins pris le parti de ne pas la supprimer - geste qui ne serait pas exempt de vanité -, mais plutôt de tenter de la compléter vaille que vaille de précisions dont j’espère une clarté qui lui manque.

Sur la question envisagée - que pensez des blasphèmes ? -, deux convictions m’animent, deux convictions qui, à première vue, peuvent sembler contradictoires. La première, c’est que blasphémer n’est généralement pas bienséant. La seconde, c’est que la liberté d’expression ne peut être préservée que si l’on se garde de réprimer des opinions, fussent-elles blasphématoires. Il n’y a là, selon moi, rien de contradictoire si l’on admet qu’il est souhaitable que tout un chacun respecte dans ses rapports avec autrui "a common decency" (comme aurait dit George Orwell) - un respect poli - qui ne peut rien devoir à une obligation à laquelle contrevenir entraînerait des sanctions, mais bien tout à une adhésion spontanée. Voilà qui me conduirait à désapprouver les blasphèmes, tout en acceptant qu’en proférer manifeste aussi d’une certaine façon la liberté d’expression dont chacun doit pouvoir jouir sans entrave.

Mais la réalité est évidemment autrement compliquée que ne le voudraient ces principes simplistes.

La liberté d’expression n’est pas sans limites - heureusement, dirais-je - et la loi a opportunément érigé en fautes susceptibles d’entraîner réparation les calomnies, diffamations et injures qui portent atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne. Dans les faits, cependant, rien n’est plus malaisé à caractériser que ces abus et il est fréquent qu’il faille sonder les intentions pour déterminer s’ils sont vraiment commis. C’est ce qui a amené le législateur à énumérer des opinions qui sont présumées attenter à l’honneur de personnes vivantes ou disparues : ce sont les lois antiracistes et mémorielles. Ce sont bien ces présomptions-là que je désapprouve, et ce pour trois raisons. D’abord, parce qu’il revient au juge d’apprécier de la manière la plus autonome qui soit (1) si l’atteinte à l’honneur est effective, sans s’attacher un peu mécaniquement aux mots prononcés. Ensuite, parce que la vérité historique n'est pas de la compétence du législateur. Enfin, parce que les propos qu’on voudrait ne plus entendre sont plutôt encouragés par leur érection en infraction.

Blasphémer ne porte pas directement atteinte à l’honneur d’une personne, mais fait injure à une croyance. Ce que, chez nous, la loi ne réprime plus. Cependant, là aussi, tout tient dans l’appréciation du cas. Si je déclare ne pas partager une croyance, lui fais-je injure ? Si j’accumule les arguments destinés à en contester le bien-fondé, lui fais-je injure ? Si je la profane, lui fais-je injure ? Si j’en ris, lui fais-je injure ? Si je la parodie, lui fais-je injure ? Chacun appréciera, sachant qu’il est des pays où, dès la première question, l’injure est retenue et punie. Comme cela fut très longtemps le cas chez nous.

Mais, me dira-t-on, qu’en est-il de l’humour, du droit à l’humour, du droit de s’envoyer des vannes comme on aime à dire aujourd’hui ? C’est que les vannes - si j’en ai bien compris la pratique - sont généralement réservées aux amis et doivent en conséquence se comprendre comme une manière de tourner en dérision des sentiments qui s’en trouvent néanmoins renforcés. « Si j’ose te dire une pareille horreur, c’est que notre amitié nous porte à tout oser nous dire. » Dans le film Intouchables d’Olivier Nakache et Éric Toledano (2011), Driss lance à Philippe, l’handicapé, cette vanne très limite : « Pas de bras, pas de chocolat ! » Et on se souvient que le même Philippe, alors qu’un proche le mettait en garde contre Driss en lui faisant notamment valoir que ce genre d’individu n’a aucune pitié, lui avait répondu : « c’est ce que je veux : aucune pitié ! ». Il est prudent que qui aime les vannes les réserve à ceux qui en comprendront le double sens. Et qui a compris la forme de complicité que cet humour représente devrait avoir également compris qu’elle ne s’adresse précisément pas à ceux qui ne partagent pas cette complicité.

Oui, mais enfin, quid de la parodie, de la caricature ? Il en est de bonnes, il en est de moins bonnes et il en est de très mauvaises. Il en est de bon goût et il en est de mauvais goût. Il en est qui font rire la cible, d’autres qui blessent, d’autres encore qui injurient. Et dans ce dernier cas, s’il y a plainte, c’est au juge d’apprécier. Personnellement, il y a des parodies et des caricatures que j’aime beaucoup ; elles sont rares, je dois l’avouer. Je me détourne de celles de mauvais goût et je déplore celles qui blessent (sauf si le blessé « ne l’avait pas volé »).

Les événements qui viennent d’enflammer la France donnent lieu à toutes sortes de commentaires. Ceux-ci montrent que l’union et l’unanimité dont les manifestants du 11 janvier ont cru pouvoir se prévaloir repose en grande partie sur un malentendu. Ainsi, l’occasion m’a été donnée de lire un texte qu’un cinéaste belge (2) fait circuler et dans lequel, sous la forme d’une adresse qui - entre autres - évoque à la fois « les humiliations liées à la mémoire du passé colonial » et la nécessité « d’interpeller les textes dits “sacrés” » égrène des passages de la Bible (2 Samuel 4.12) et du Coran (sourate 4, versets 89 et 90) qui « cultivent la haine et la violence ». Que diable s’agit-il donc de prouver ? Que les athées ont raison et qu’il faut que les croyants abandonnent leur foi ? Que les textes sacrés des religions monothéistes doivent être caviardés ? Que les croyants modérés sont dans l’erreur ? Libre à chacun d’être sans religion, de ne pas partager ce type de croyance et de trouver à redire aux idéologies - comme c’est mon cas -, mais c’est précisément face à ce genre de différences de conception que se trouve lancé le défi de la tolérance. Il est aisé de se montrer tolérant lorsque l’enjeu se résume à faire cohabiter des goûts et des préférences. L’exercice est autrement ardu dès lors qu’il convient de rester coi devant des choix de vie qui heurtent nos propres inclinations morales. Qu’il est gratifiant de condamner l’excision au nom de nos valeurs ! Mais bien plus malaisé de tenter de comprendre (sans approuver nécessairement) ce qu’un système social doit à ce type de pratique. Ceux là mêmes qui, dans la foulée des problèmes de cohabitation qui se sont posés aux protestants et aux catholiques dès le XVIème siècle, ont cultivé une valeur nouvelle de tolérance sont aussi ceux qui l’ont habillée d’un ensemble d’autres valeurs (liberté, respect de l’autre, égalité, solidarité, etc.) qui - au-delà de leur mérites propres - sont devenues des normes à imposer sans beaucoup de tolérance aux cultures qui n’ont pas suivi le même parcours.

Est-ce à dire qu’il serait impossible de débattre ? Nullement. Mais - dois-je le redire ? - le débat fécond réclame que soient réunies les conditions de son exercice. Il ne s’agit surtout pas de lancer à la tête du monde entier un message magnifiant l’excellence de nos propres conceptions. Bien au contraire, tout en mesurant ce qu’elles ont nécessairement de subjectif et de circonstanciel, il s’agit de veiller à échanger les points de vue et les arguments dans ce que j’ai appelé ailleurs (3) un contexte parrhèsiastique. À l’opposé de ce type de débat, exigeant et difficile, il y a le bruit assourdissant des médias qui, sous couvert de défendre la liberté d’expression et l’inaltérable liberté de la presse, sous couvert surtout de revêtir les habits usurpés de l’information et de la vérité, - Dieu sait si l’attentat contre Charlie-Hebdo leur en a donné l’occasion une fois de plus - distille les préjugés, attise les haines, encourage l’incompréhension et offre la fausse image du colloque éclairant sous forme d’échanges agressifs, braillards et réducteurs.

J’ignore si tout ce que je dis là est bien fondé. Et je mesure ici - une fois de plus - combien il est malaisé de s’aventurer sur le terrain de l’actualité, et qui plus est de l’actualité politique. Les premières pensées dont il faut tenter de se déprendre sont celles qui nous viennent spontanément. Et le plus grand danger dans l’appréciation des choses est sans doute ce dangereux sentiment de lucidité qu’il nous arrive de ressentir. Il y a quelque chose sur lequel il ne faut jamais cesser de méditer : plus on étudie rigoureusement le comportement humain, plus on s’efforce d’en découvrir les ressorts véritables, moins on a à en dire. C’est ce qui explique notamment que les chercheurs les plus pointus sont les moins présents dans les médias.

Une fraction très minoritaire de gens qui s’affirment musulmans ont la conviction que l’infidèle mérite d’être tué. Ce n’est pas le privilège de cette religion. Ni même des religions en général. Que dire de l’effroyable carnage auquel a donné lieu, dans les années 30, l’idéologie athée du communisme en Union soviétique. Et bien des progressistes d’aujourd’hui continuent de croire que la solution aux inégalités passe par la violence et par l’exécution des ennemis. Tout comme, jadis, des catholiques envoyaient leurs contradicteurs sur le bûcher. « Après tout c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’en faire cuire un homme tout vif » (4)

(1) « […] l’opinion de celuy-là ne me plaist guere, qui pensoit par la multitude des lois, brider l’autorité des juges, en leur taillant leurs morceaux. Il ne sentoit point, qu'il y a autant de liberté et d'estendue à l'interpretation des loix, qu'à leur façon. » (Montaigne, Les Essais, Galllimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 111-112)
(2) Je tais son nom, car son texte m’a été communiqué par un de ses destinataires et j’ignore s’il a souhaité qu’il soit rendu public.
(3) Cf. ma note du 10 novembre 2011.
(4) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 1079.

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Première

mardi 13 janvier 2015

Note d’opinion : les blasphèmes

À propos des blasphèmes

Juste un mot à propos des blasphèmes.

Qui rechigne à condamner les attentats qui, la semaine passée, ont visé le journal Charlie-Hebdo et l’hypermarché casher de la Porte de Vincennes ? Oui, bien sûr, les esprits qui s’aliènent aux auteurs et à leurs inspirateurs. Je n’en parlerai pas. Mais il y a aussi certains de ceux qui ont été heurté par ce qu’ils jugent blasphématoire dans quelques-unes des parodies publiées par Charlie-Hebdo. Et de ceux-là, il faut peut-être parler. Il leur paraît probablement très malaisé d’accorder la priorité à l’opprobre, comme ont choisi de le faire ceux qui condamnent sans réserve, alors même que ces parodies les ont aussi choqués.

C’est que la question de la liberté d’expression n’est pas aussi simple que ne le laissent croire certains de ceux qu’anime le désir de la défendre. Elle ne se résume pas à supporter tout ce qui peut être dit, à l’exception de ce que la loi ne permet pas de dire. Car encore faut-il explorer les raisons que la loi se donne d’interdire.

Je n’ai jamais approuvé les lois qui réprouvent des opinions, telles celles qui pénalisent le négationnisme ou le racisme. Elles me semblent très peu dissuasives et fournissent à ceux qui s’expriment de cette façon le plaisir de dénoncer une atteinte à la liberté d’expression. C’est que le négationniste a ceci de particulier qu’il ne cautionne pas les crimes nazis : il les nie. Bien sûr, l’arrière-pensée est claire. Mais le propos n’est pas criminel : il est mensonger. Et, en pareil cas, ce que vise le juge qui réprime, c’est une arrière-pensée bien davantage qu’un propos explicitement criminel. De même, le propos raciste - généralement plus passionnel que réfléchi - sera plutôt encouragé qu’éradiqué par sa répression pénale. On ne favorise pas la mesure, la nuance et la lucidité par une amende ou un emprisonnement.

Dans le fond, pour préserver la liberté d’expression, la loi ne devrait réprimer que les violences et les appels à la violence. Le reste n’est qu’opinion et ne devrait être combattu que par le débat. Tout autre conception de la répression des opinions conduit immanquablement à traiter différemment le blasphémateur et le raciste, sans que l’on aperçoive clairement ce qui justifie cette différence.

Blasphémer, c’est attenter au sacré. Et le respect de l’intégrité d’un peuple - tel le peuple juif -, c’est sacré. Bien sûr, le rire tempère le blasphème. Bien des Juifs ne reculent pas devant des plaisanteries dont leur propre peuple semble faire les frais. Encore faut-il que l’intention finale - le rire, la dérision, la caricature - se laisse deviner. Et lorsque Dieu, Mahomet ou le pape furent brocardés par l’équipe de Charlie-Hebdo, l’intention n’était pas suspecte de quelque mépris que ce soit.

Reste qu’il était attenté au sacré. Et je ne suis pas personnellement convaincu de l’opportunité de ce genre de blasphème. Le rire lui-même peut blesser et, comme le disait Pierre Desproges, si l’on peut rire de tout, on ne peut néanmoins pas le faire avec n’importe qui. Mais je suis tout aussi convaincu que, dans une société où les convictions philosophiques, religieuses et culturelles sont multiples et variées, il est indispensable de supporter le blasphème - quitte à en dénoncer le mauvais goût -, sous peine de mettre en péril la liberté d’expression. Car qui souhaite que son indignation soit pénalement réparée enfonce un coin dans une liberté fragile et prépare - fût-ce à son insu - des atteintes autrement capitales à son exercice.

Je n’ai jamais acheté Charlie-Hebdo. Et je ne vais pas commencer. Simplement parce que je trouve mieux à lire. Mais je suis prêt à aider l’équipe qui a entrepris de faire vivre ce journal, tant il me semble que le faire disparaître - dans les conditions où on a voulu le faire disparaître - représente un danger pour la liberté d’expression, laquelle ne souffre selon moi d’autre barrière que celle qui - une fois franchie - conduit à passer du débat aux violences. C’est dire aussi si je suis bouleversé par l’insupportable et injustifiable férocité dont des journalistes, des travailleurs, des policiers, des Juifs, des innocents ont été victimes.

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mardi 6 janvier 2015

Note d’opinion : les animaux

À propos des animaux

Le 27 décembre dernier, Alain Finkielkraut avait invité à son émission “Répliques” (1) Jean-Christophe Bailly et Jacques Dewitte pour parler de la forme animale : remarquable émission que je viens d’écouter et qui soulève des tas de questions qui depuis si longtemps me taraudent.

Il n’y a rien à reprocher à celles et ceux qui compatissent à la douleur animale. (2) Je suis d’ailleurs de ceux-là, bien que je doive confesser des réactions sélectives selon que l’animal appartient à une classe plus ou moins proche des mammifères. Mais le problème est aussi d’un autre ordre ; il s’agit d’une question qui pèse sur la conception philosophique de la vie et des conséquences que cette conception peut avoir sur les rapports entre vivants. Que Descartes ait regardé les animaux comme des machines ne l’a pas empêché d’aimer son chien, mais peut-être pas davantage qu’il n’était attaché à son horloge. Et il est sans doute bien des brutes qui battent les animaux sans nier qu’ils en ressentent douloureusement les effets, mais ils n’agiraient peut-être pas autrement avec certains humains. (3) Bref, - au moins sur un plan collectif - le regard que l’on pose sur le vivant est-il générateur de pratiques dont il est important d’interroger la légitimité.

Là pourtant ne s’arrête pas encore l’intérêt de la question. Car c’est aussi savoir ce que nous sommes - et même savoir ce que je suis - de mesurer ce que sont les vivants et les choses, de comprendre ce qui sépare les hommes des animaux, des plantes et des pierres. On me dira que c’est précisément ce qui s’obstine à nous échapper. Assurément. Mais commencer à chercher représente une inclination qui entraîne peut-être avec elle des façons de vivre qui - aussi ténues, sporadiques ou accidentelles soient-elles - traduisent aussi ce que peut ou doit être la conscience de soi.

Lors de l’émission citée, il a été assez brièvement question de Martin Heidegger, tel qu’Élisabeth de Fontenay l’évoque dans Le silence des bêtes. Ce qui m’a donné l’envie de revenir un moment sur ce chapitre de son livre - le troisième de la dix-septième partie (4) - où elle s’attarde sur le cas Heidegger. On sait combien Élisabeth de Fontenay se laissa quelquefois séduire par les bardes du postmodernisme et de la déconstruction, Jean-François Lyotard et Jacques Derrida entre autres. Et elle accorda aussi une attention soutenue à l’un de leurs principaux inspirateurs : Martin Heidegger. Je n’aurai pas l’audace d’affirmer qu’elle a tort d’accorder pareil crédit à ces auteurs, car ce qui m’en sépare relève d’abord d’une grande incompréhension de ma part. Et il faut évidemment se garder de critiquer trop rapidement ceux que l’on ne comprend pas. Reste pourtant que si l’on examine un peu l’hypothèse que ces chemins philosophiques seraient stériles - voire prétentieusement obscurs -, on ouvre la possibilité d’une lecture plus aisée que la sienne lorsqu’il s’agit du rapport aux animaux. Et, même si la critique de départ est infondée, cette lecture ne l’est peut-être pas nécessairement.

Le chapitre “Des vies sans existence” du Silence des bêtes évoque notamment un désaccord que Heidegger exprima à l’encontre de la huitième des Élégies de Duino de Rilke (5). Mais commençons par laisser Élisabeth de Fontenay nous dire son tourment de ne pouvoir approuver la pensée du premier :
« Comment, maintenant, va-t-on endurer l’épreuve majeure en quoi consiste ici, comme dans tant d’autres occurrences, la pensée de Heidegger ? L’animal s’y rencontre comme objet d’une thèse longuement exposée et souvent reprise, à travers des allusions fulgurantes. Comment endurer cette épreuve donc, sinon en abordant sans précautions préalables la thèse qui aura commandé la méditation d’un bout à l’autre de l’œuvre : “La pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme est configurateur de monde (*1)” ? L’essence de l’animalité réside pour Heidegger dans l’hébétude, l’accaparement, l’obnubilation - que le cours de 1929-1930, sous-titré significativement “Monde-finitude-solitude”, nomme Benommenheit (*2) d’un mot qui s’emploie aussi en psychiatrie. Les animaux sont ceux qui, par essence, sont structurés par l’emportement en soi-même, l’immersion dans le propre. La Lettre sur l’humanisme le confirme : “Si plantes et animaux sont privés de langage, c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun dans leur univers environnant, sans être jamais librement situés dans l’éclaircie de l’Être. Or seule cette éclaircie est monde. Mais s’ils sont suspendus sans monde dans leur univers environnant, ce n’est pas parce que le langage leur est refusé (*3)” Ce n’est donc pas la capacité phonique d’articulation qui leur manque, ou ce que la tradition a appelé ratio, mais cette clairière se découvrant conjointement comme phusis et comme logos : ce que Heidegger appelle un ‘monde’. Les vivants ne sont pas que ce qu’ils sont ; ils ne se tiennent pas, de par leur être, dans la vérité de l’être, car il n’y a pas pour eux de néant - les vivants comprenant ici ceux qui sont simplement vivants, les animaux, les plantes peut-être.
Cette thèse abrupte est corrélative du constat, fait par Heidegger, de l’impossibilité pour un
Dasein d’avoir accès à l’animal en tant que tel. Car c’est seulement à partir de l’existentialité, de notre propre ouverture à l’être, de notre ‘eksistence’, et non pour elle-même, que la constitution ontologique du vivre peut s’éclairer : son ‘interprétation’ doit procéder par voie de privation, cernant négativement, depuis le vivant structurellement différent que nous sommes, l’être du seulement vivant. » (6)

Il y a quelque chose d’exemplaire dans cette façon qu’a Élisabeth de Fontenay de regretter que Heidegger juge ainsi les animaux à partir d’une ontologie dont elle ne veut en rien contester la pertinence. Il y va peut-être de la révérence due à la philosophie, comme le pensait Bourdieu. Si l’on suppose - ce qui n’est pas démontré - que la conception heideggerienne de l’être ne veut presque rien dire - sinon que certains esprits éclairés pourraient percer cet indicible que le commun oublie -, il est alors utile de revenir à la circonspection dont Bourdieu a souvent fait preuve à l’égard de la philosophie, et de Heidegger en particulier. C’est à propos de ce dernier qu’il écrivait notamment :
« La “hauteur” stylistique n’est pas une propriété accessoire du discours philosophique. Elle est ce par quoi s’annonce ou se rappelle que ce discours est un discours autorisé, investi, en vertu même de sa conformité, de l’autorité d’un corps spécialement mandaté pour assurer une sorte de magistère théorique (à dominante logique ou morale selon les auteurs et selon les époques). Elle est aussi ce qui fait que certaines choses ne sont pas dites qui n’ont pas de place dans le discours en forme ou qui ne peuvent pas trouver les porte-parole capables de leur donner la forme conforme ; tandis que d’autres sont dites et entendues qui seraient autrement indicibles et irrecevables. […]
C’est par la “hauteur” stylistique que se rappellent et le rang du discours dans la hiérarchie des discours et le respect dû à son rang. On ne traite pas une phrase telle que “la vraie crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter” (●) comme on traiterait un propos du langage ordinaire tel que “la crise du logement” s’aggrave ou même une proposition du langage scientifique telle que “À Berlin, sur la Hausvogteiplatz, en quartier d’affaires, la valeur du mètre carré du sol, qui était de 115 marks en 1865, s’élevait à 344 marks en 1880 et à 990 marks en 1895”
[…]. En tant que discours en forme, dont la forme atteste et manifeste l’autorité, le discours philosophique impose les normes de sa propre perception […]. La mise en forme qui tient le profane à distance respectueuse protège le texte contre la “trivialisation” (comme dit Heidegger) en le vouant à une lecture interne, au double sens de lecture cantonnée dans les limites du texte lui-même et, inséparablement, réservé au groupe fermé des professionnels de la lecture : il suffit d’interroger les usages sociaux pour voir que le texte philosophique se définit comme ce qui ne peut être lu (en fait) que par des “philosophes”, c’est-à-dire par des lecteurs d’avance convertis, prêts à reconnaître - au double sens - le discours philosophique comme tel et à le lire comme il demande à être lu, c’est-à-dire “philosophiquement”, selon une intention pure et purement philosophique, excluant toute référence à autre chose que le discours lui-même qui, étant à lui-même son fondement, n’a pas d’extérieur. » (7)

C’est parce que ces mots - malgré leur généralité - s’adressent à Heidegger, que j’invoque ainsi ce que certains discours philosophiques pourraient devoir à l’imposture. Ou bien je ne les comprends pas - ce qui est parfaitement possible -, ou bien il s’agit de faire mine de les comprendre sans pouvoir espérer en apprendre quoi que ce soit. Et faute de pouvoir trancher, je m’octroie au moins le droit d’évoquer les deux hypothèses. Or dans la deuxième, Élisabeth de Fontenay n’est pas totalement innocente de ce que son constat a pour elle de douloureux.

Que dit-elle à propos de Rilke et de la huitième des Élégies de Duino ? Le récit du désaccord de Heidegger au sujet de l’idée développée par Rilke lui est pénible, on le sent :
« Le cours sur Parménide de 1942-1943 [de Heidegger] associe au propos sur l’absence de regard animal une critique de la conception rilkéenne de l’“ouvert”. Il s’agit de se démarquer de la métaphysique implicite imputée à la huitième des Élégies de Duino. “De tous ses regards, la créature saisit l’ouvert. Seuls nos yeux paraissent retournés […]. Ce qui est dehors, nous ne le lisons que dans le regard de l’animal (*4).” L’ouvert rilkéen, dit Heidegger, n’est qu’un “passage incessant de l’étant à l’étant à l’intérieur de l’étant […] où les êtres vivants s’essoufflent et se dissipent sans réserve dans la contrainte des rapports naturels de causalité pour flotter dans cette absence de limites (*5)”. Indétermination, indifférenciation indûment présentée comme “la totalité originelle de la réalité”. Entre l’‘ouvert’ selon Rilke, qui conduit à une “animalisation de l’homme”, et l’ouverture à l’être de l’étant, la différence est “infinie” ; entre une philosophie de la vie et la pensée de l’être, il y a un “abîme”. Ce que le philosophe appelle l’irrationalisme rilkéen, et dont il dit qu’il s’accorde avec la tradition métaphysique de l’animal raisonnable, consiste à traiter le logos comme un simple rétrécissement des capacités humaines. Rilke accomplirait donc un renversement de la hiérarchie de l’homme et de l’animal, et “confondrait” - selon le mot de Michel Haar - “indétermination du vivant et liberté du rapport à l’être” (*6). » (8)

L’idée de Rilke - qui n’est évidemment pas davantage établie que ne l’est la conception heideggerienne de l’être - me paraît personnellement beaucoup plus féconde en ce qu’elle enjoint aux humains de se défier de leur orgueil et d’admettre au moins au titre d’hypothèse que les animaux ont peut-être un rapport plus harmonieux que l’homme avec la réalité, en ce que celui-ci est empêtré dans un logos plus propice aux illusions qu’aux lucidités et surtout plus exigeant en questionnements que ne l’est quelque conscience que ce soit limitée au présent. L’idée était déjà chez Diogène. Il convient d’ailleurs de remarquer qu’elle n’infirme pas quelque tentative que ce soit de dévoilement des ressources de l’esprit humain, alors même que l’ontologie heideggerienne ne peut qu’en rejeter totalement le principe.

Il est possible qu'Élisabeth de Fontenay ait raison d’accorder aux exposés abstrus des postmodernes et des déconstructionnistes une grande attention. En l’occurrence, cela l’amène à déplorer l’attitude de Heidegger vis-à-vis du monde animal, attitude qu’elle s’acharne à éclairer des circonlocutions de Derrida (9). Il faut pourtant admettre que la pensée de Heidegger - serait-elle pertinente - isole du monde social et confère une vertigineuse idée de soi-même, tous traits qui ne sont peut-être pas étrangers aux erreurs grossières (pour ne pas parler de tentations) qui conduisent un philosophe à méconnaître l’horreur du message national-socialiste et à refuser ensuite de s’en expliquer.

Ceci n’infirme en rien les qualités extraordinaires du livre d’Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. Celle-ci manifeste là comme ailleurs cette attitude de rude tendresse envers le vivant qui me fait l’aimer.

(1) Alain Finkielkraut, La forme animale, France Culture, émission “Répliques”, numéro du 27 décembre 2014. Cette émission peut, durant un certain laps de temps, être écoutée ici : Répliques du 27 décembre 2014.
(2) Ce qui ne justifie pas tous les actes posés au nom de cette compassion, particulièrement lorsque la violence envers les animaux est paradoxalement retournée contre des humains.
(3) Cf. ces mots si lucides de Claude Lévi-Strauss : « Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. » (Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 53.)
(4) Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, Fayard, 1998, pp. 661-675. La XVIIème partie s’intitule “Ont-ils un monde ?” et ce chapitre 3 “Des vies sans existence”.
(5) Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, trad. de Gérard Signoret, livre audio lu par Vincent Planchon, à écouter sur audiocite.net
(*1) Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique : Monde - finitude - solitude, trad. de Daniel Panis, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1992, pp. 265-268, 278-287, 392-396.
(*2) Ibid., p. 349, et, plus généralement, pp. 345-362.
(*3) Martin Heidegger, “Lettre sur l’humanisme” (1947) dans Questions III, tard. R. Munier, Paris, Gallimard, 1976, p.94.
(6) Élisabeth de Fontenay, Op. cit., pp. 661-662.
(●) M. Heidegger, Essais et conférences, p. 193.
(7) Pierre Bourdieu, “L’ontologie politique de Martin Heidegger” in Actes de la recherche en sciences sociales n° 5-6, novembre 1975, p. 119.
(*4) Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, Huitième élégie (1922). Michel Haar cite la traduction de R. Munier dans Le nouveau commerce, printemps 1972, p. 55.
(*5) Cité par Michel Haar, Le chant de la terre, Paris, L’herne, 1987, p. 73.
(*6) Ibid., p. 74.
(8) Élisabeth de Fontenay, Op. cit., p. 671.
(9) Cf. Élisabeth de Fontenay, Op. cit., chapitres 2, 3 et 4 de la partie XVIII, pp. 693-739.