mardi 1 novembre 2016

Note de lecture : Jacques Bouveresse et Valéry

De la philosophie considérée comme un sport
de Jacques Bouveresse


Les éditions Agone de Marseille ont créé une collection - intitulée “Cent mille signes” - qui ambitionne de « redonner ses lettres de noblesse à la brochure, au livret, à l’opuscule et répondre ainsi aux temps de lecture et aux digestions incompatibles avec les pavés dans un monde où l’imagination née de l’écrit est toujours plus recouverte d’images à courte vue » (deuxième de couverture). L’idée me paraît intéressante, même si la lecture de textes relativement courts ne peut évidemment remplacer l’immersion dans une œuvre.

Je m’en suis procuré un, celui de la plume de Jacques Bouveresse consacré à un texte déjà publié en décembre 2013 dans la revue Littérature et intitulé : De la philosophie considérée comme un sport (1).

On sait tout l’intérêt que Jacques Bouveresse manifeste depuis longtemps pour Paul Valéry. Je dois confesser que cela ne m’avait pas encore incité à le lire, retenu sans doute par sa réputation d’antidreyfusard actif, peut-être aussi par une stupide rancune envers celui qui, lorsqu’il prit séance à l’Académie française, méprisa subtilement Anatole France, peut-être encore par le sentiment mal étayé d’une certaine arrogance. Mais j’ai trouvé dans ce petit opuscule de quoi éveiller un intérêt dont je m’interroge sur la force : sera-t-elle suffisante pour que j’envisage de le lire plus amplement ? Vais-je m’immerger dans l’œuvre de Valéry ? L’enjeu n’est pas tant d’éveiller de la curiosité à l’égard d’un auteur renommé que de choisir d’y consacrer un temps dont je prive d’autres auteurs qui pourrait peut-être m’apporter davantage.

Je voudrais fournir quelques exemples de passages du texte de Bouveresse qui ont éveillé en moi quelque chose comme un appétit de lire Valéry.

Ceci d’abord :
« Dans le questionnement philosophique, le mot, qui ne devrait être justement qu’un moyen et un instrument, “se change en énigme, en abîme, en tourment de la pensée” (*1). Une idée à laquelle Valéry tenait particulièrement et sur laquelle il est revenu sans cesse est que “Nous ne comprenons les autres, et […] nous ne nous comprenons nous-mêmes, que grâce à la vitesse de notre passage par les mots. Il ne faut point s’appesantir sur eux, sous peine de voir le discours le plus clair se décomposer en énigmes, en illusions plus ou moins savantes.” (*2) Dans la philosophie, et au degré le plus extrême dans la métaphysique, le mot présente l’inconvénient de ne plus fonctionner comme un passage que nous devons emprunter et franchir le plus rapidement possible pour accéder à ce qui nous importe réellement, mais essentiellement comme un retardeur et un obstacle qui, tout en excitant et en exaspérant de façon torturante le désir de comprendre, rend tout simplement impossible la compréhension. C’est à un petit nombre de mots qui possèdent au plus haut point ce genre de pouvoir, et tout particulièrement à l’un d’entre eux, que la philosophie doit pour l’essentiel son existence : “Déification du verbe être, voilà la moitié de la philosophie.” (*3) » (pp. 12-13)

Et aussi ceci :
« C’est ma vie même qui s’étonne, et c’est elle qui me doit fournir, si elle le peut, mes réponses, car ce n’est que dans les réactions de notre vie que peut résider toute la force, et comme la nécessité, de notre vérité. La pensée qui émane de cette vie ne se sert jamais avec elle-même de certains mots, qui ne lui paraissent bons que pour l’usage extérieur : ni de certains autres, dont elle ne voit pas le fond, et qui ne peuvent que la tromper sur sa puissance et sa valeur réelle.” (*4)
Il va sans dire que des mots comme “vie”, dans des passages de cette sorte, doivent être écrits avec une minuscule et utilisés d’une façon qui ne peut susciter aucun besoin de s’interroger sur ce qu’ils disent. Valéry mentionne précisément le mot “Vie” (avec majuscule), de même que celui de “Temps”, comme faisant partie de ceux qui ont une tendance particulière à nous faire croire qu’ils ont plus de sens que de fonctions et également plus de valeur que de sens véritable. Il dit aussi que “toute philosophie où le mot
vie est explicateur est nulle à ses yeux”. (*5) Il ne peut donc s’agir, dans le passage cité, de l’utiliser philosophiquement pour expliquer une chose qui aurait besoin de l’être. » (pp. 26-27)

Et encore ceci :
« Revenant après coup sur la façon dont il avait procédé […] dans la rédaction de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894), [Valéry] écrit : “L’embarras de devoir écrire sur un grand sujet me contraignit à considérer le problème et à l’énoncer avant que de me mettre à le résoudre. Ce qui n’est pas, en général, le mouvement de l’esprit littéraire, lequel ne s’attarde pas à mesurer l’abîme que sa nature est de franchir”. (*6)
C’est probablement dans la philosophie que l’abîme est à la fois le plus grand et franchi avec le plus de témérité (ou d’inconscience). Valéry n’hésite pas à caractériser la philosophie comme étant “le lieu des problèmes que l’on ne sait pas énoncer”. (*7) Mais le fait qu’on ne sache pas les énoncer ne dissuade pas le philosophe de se croire néanmoins capable de les résoudre et de chercher à donner l’impression de l’avoir bel et bien fait. Valéry parle à ce propos d’une ruse qui permet à l’être humain de faire passer l’art avec lequel il réussit à exprimer les questions insolubles pour une réponse qui leur est donnée :
“L’homme est si malin que ses pensées sans réponse il a trouvé le moyen de leur répondre et de tromper la douleur que lui font des questions insolubles… par l’art de les exprimer. Pendant qu’il fabrique les belles phrases, les sombres développements, pendant qu’il se bâtit une pure et savante prison logique, la souffrance et la peur se changent en ressource de son orgueil, et s’oublient profondément à se regarder.” (*8)
Une remarque très suggestive, que Valéry fait presque comme en passant, dans les
Cahiers, à propos de la métaphysique, est que ses problèmes “sont les problèmes de la sensibilité qui prennent le langage de l’intellect”. (*9) Une façon de comprendre cette affirmation pourrait être de dire que, dans le questionnement métaphysique, l’humiliation et la souffrance que la résistance invincible des questions insolubles inflige à la sensibilité sont surmontées par la transformation subreptice de la difficulté en un problème que l’intellect peut traiter en donnant une impression de supériorité et de maîtrise qui constitue pour l’esprit, à défaut d’une solution réelle, au moins une sorte de satisfaction d’amour-propre et de revanche sur le sort. » (pp. 28-30) (2)

Et puis ceci aussi :
«  Il se pourrait […] que le problème qui est supposé constituer la question métaphysique par excellence, celui de l’existence, soit lui-même dépourvu de sens, parce qu’exister est une fonction dont l’exercice, pour l’existant, ne pourrait être que compliqué et compromis, et non pas amélioré, par la compréhension de ce qu’elle est. Peut-être nous faut-il admettre que : “L’existence n’est pas compatible avec la connaissance ou la connaissance des conditions de l’existence : elle ne supporte pas le raccourci d’elle-même - ni le tableau de la faiblesse, du hasard, de l’inutilité ; ni le prolongement des prévisions et des raisonnements. / D’où une Religion mit au bout de l’existence une autre existence satisfaisante et comme condition - souffrir celle-ci” (*10) » (p. 38)

J’aurais pu citer encore d’autres passages du texte de Bouveresse. Pour ne pas allonger la présente note, je vais me contenter (même si je recule généralement devant les courtes citations) de deux phrases :
« “Des gens oublient dans la démence leur personnalité ; ils conservent un Moi ; aussi inexistant, si vous voulez, et aussi nécessaire que l’est, par exemple, le centre de gravité d’une bague.” (*11) » (p. 43)
« […] ce qui n’existe que moyennant un nom n’est guère qu’un nom” (*12) » (p. 45)

Alors voilà ! Est-ce là suffisant pour surmonter mes préjugés et me plonger dans son œuvre ?

Pour surmonter mes préjugés, sûrement. D’autant que pareille opinion préconçue ne mérite rien d’autre - en toute hypothèse - que d’être dépassée. Il n’existe aucun auteur renommé de qui on ne puisse rien apprendre, aussi détestables soient certains de ses jugements, de la même manière qu’il n’existe aucun auteur qui ne soit critiquable, aussi acceptables que soient la plupart de ses positions et de ses manières. Tout cela sans jamais oublier que les appréciations en cause peuvent se révéler erronées, aussi bien lorsqu’on s’attache à les croire très fondées.

Alors que je me posais ces questions, j’ai parlé de Valéry avec un ami que je savais assez remonté contre lui. Et il m’a expliqué que, de tout ce qu’il reprochait à Valéry, ce sont les bêtises qu’il aurait proférées à propos de Pascal qu’il lui pardonne le plus difficilement. Je me suis empressé d’aller lire ces bêtises : un texte de 1923 sollicité par La revue hebdomadaire à l’occasion du troisième centenaire de la naissance de Pascal et un commentaire de ce même texte, publié en 1930 sous le titre “Variation sur une pensée”. La pensée en question n’est rien d’autre que ce célèbre « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye » (3) Valéry y voit un poème (et non une pensée) et juge Pascal insincère en la circonstance, car il évoquerait une frayeur en contradiction avec sa foi. Valéry a notamment écrit ceci :
« Cette phrase, dont la force de ce qu’elle veut imprimer aux âmes et la magnificence de sa forme ont fait une des paroles les plus fameuses qui aient jamais été articulées, est un Poème
et point du tout une
Pensée.
Car
Eternel et Infini sont des symboles de non-pensée. Leur valeur est toute affective. Ils n’agissent que sur une certaine sensibilité. Ils provoquent :
la sensation particulière de l’impuissance d’imaginer.
Pascal introduit dans la littérature l’usage ou l’abus de ces termes, très bons pour la poésie, et qui ne sont bons que pour elle.
Il en compose une disposition symétrique, une sorte de
figure d’équilibre formidable, à l’écart de laquelle il place en opposition, (et comme l’homme isolé, perdu dans les cieux insignifiant et pensant) son : M’EFFRAYE. Observons comme tout l’inhumain qui règne dans les Cieux est établi, représenté par cette forme de grand vers, dont le mots de même fonction s’ajoutent et se renforcent dans leurs effets : substantif et substantif, silence avec espace ; épithète avec épithète : infini étale éternel.
Ce vaste vers construit l’image rhétorique d’un système complet en soi-même, un “UNIVERS”…
Quant à l’humain, à la vie, à la conscience, à la terreur, cela tient dans un rejet : M’EFFRAYE.
Le poème est
parfait. » (4)
Et il a aussi écrit ceci :
« On s’est diverti, d’abord, à faire observer que le sentiment général des hommes religieux en présence du ciel nocturne, pur tout ensemencé d’étoiles, est merveilleusement contraire à celui que nous dit ressentir Pascal.
Ils voient Dieu dans ce vide semé de feux.
Ils l’entendent. Le silence éternel leur sonne un concert éclatant de louanges universelles.
Mais cependant que la considération de la nuit les excite, les exalte à ce point, pages, juifs ou chrétiens, elle accable, elle opprime Celui
qui avait déjà trouvé (*13)
Le fait n’est pas contestable. Le contraste est évident. Ce désaccord si manifeste doit signifier quelque chose.
Je sais bien que le ciel de Pascal n’est plus le Ciel des anciens enthousiastes.
Copernic et Kepler sont venus ; et Galilée. La Terre dans le ciel devient fort peu de chose. L’homme n’est plus au centre du Tout. On commence de trouver difficile à penser que ce Tout est créé pour lui, qu’il est l’objet d’une attention privilégiée de la Toute-Puissance. Au ciel revu par les lunettes et corrigé par la nouvelle astronomie, Pascal découvre de son côté de nouvelles raisons de craindre.
Il ne voit rien dans le monde dont il ne sache extraire son poison. Il en tire des cieux. Il est affreusement avide de tout ce qui le déprime, incapable de s’abstraire de son intérêt personnel. Il ne peut accepter de n’être que ce qu’il est. Il ne lui suffit pas d’être Pascal… Qui sait s’il n’a pas trop profondément et amèrement ressenti la gloire de
Des Cartes, dont il a constamment essayé d’abaisser les mérites et de railler les grands espoirs ; et si une pointe de jalousie atroce, une épine secrète dans son cœur…
Le commencement de son entreprise de destruction générale des valeurs humaines se trouve peut-être dans quelque souffrance particulière de son amour de soi. Il est des rivaux si redoutables qu’on ne les peut ravaler qu’en rabaissant toute l’espèce.
 » (5)

Ai-je besoin de dire en quoi cela me semble, à moi aussi, très affligeant ? Toutes les Pensées tendent évidemment à fonder la confiance placée en Jésus sur l’hypothèse première que Dieu n’existe pas. Eternel et Infini, des symboles de non-pensée ! Faut-il pousser loin le désenchantement du langage pour en arriver là : des « non-noms », somme toute ! Que serait donc un langage inapte à désigner l’inconnu ? En l’occurrence, la qualification de poème semble surtout là pour asseoir la thèse de l’insincérité. D’autant que l’éloge empoisonné d’un Pascal ciselant ses phrases voue son œuvre entière aux immondices.

Pour ne pas rester sur cette impression, j’ai lu encore Monsieur Teste : La soirée, La lettre de Madame Émilie Teste et les Extraits du Log-book (6). Pour le dire d’un mot, je suis troublé par cette espèce de vanité à la puissance dix qui amène Valéry à dresser le portrait d’un homme dont les qualités seraient à ce point voilées aux autres qu’elles ne pourraient se traduire que par un respect à jamais inexpliqué. Il y a incontestablement des choses intéressantes dans cette tentative, des choses sur lesquelles je ne puis actuellement m’appesantir, tant une autre me préoccupe. Et cette autre, c’est l’hypothèse - actuellement malaisée à écarter d’un seul coup d’un seul - que Jacques Bouveresse, dans De la philosophie considérée comme un sport, aurait sélectionné des extraits qui oblitèrent un peu l’ambiguïté de Valéry : derrière celui qui refuse de se laisser entraîner par les mots, il y aurait peut-être l’ambitieux cherchant à trouver dans sa propre pensée une hauteur apte à ne voir les autres que du dessus.

Tout cela est incertain, oscillant et insuffisamment étayé. Je n’en parle que pour indiquer combien il me semble parfois malaisé d’entreprendre une lecture assez complète d’un auteur. Et combien aussi, il s’impose de remettre sans cesse en cause ses propres jugements antérieurs, lesquels représentent continûment de sérieuses entraves à l’examen un tant soit peu lucide des œuvres.

(1) Jacques Bouveresse, De la philosophie considérée comme un sport, Agone, Cent mille signes, Marseille, 2015.
(*1) Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, La pléiade, vol. 1, 1957, p. 1317.
(*2) Paul Valéry, Op. cit., p. 1318.
(*3) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 620.
(*4) Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, La pléiade, vol. 1, 1957, p. 1319.
(*5) Paul Valéry, Op. cit., p. 1317.
(*6) Paul Valéry, Op. cit., p. 1153.
(*7) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 587-8.
(*8) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 533-4.
(*9) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 575.
(2) En lisant ceci, je dois avouer avoir eu immédiatement Heidegger en tête.
(*10) Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, IV, p. 303.
(*11) Paul Valéry, “Lettres à Albert Coste”, Op. cit., p. 269.
(*12) Paul Valéry, Cahiers, XVII, p. 23.
(3) Pascal, Pensées, Lafuma, Seuil, 1962, 201, p. 110.
(4) Paul Valéry, Œuvres, tome I, Librairie générale française, 2016, p. 788.
(*13) « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » (Pensées, Le livre de poche, p. 579). [Lafuma, 919, p. 367]
(5) Paul Valéry, Œuvres, tome I, Librairie générale française, 2016, p. 792 et p. 794.
(6) Ibid., pp. 995-1051.

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