mardi 11 février 2014

Note de lecture : Jacques Bouveresse et la philosophie

Qu’est-ce qu’un système philosophique ?
de Jacques Bouveresse


Les cours que Jacques Bouveresse a donné en 2007 et 2008 au Collège de France sous le titre Qu’est-ce qu’un système philosophique ? sont disponibles depuis 2012 sous forme électronique. (1)

La philosophie est une discipline dont l’objet reste flou, ou à tout le moins discuté. Ce n’est pas la moindre de ses particularités. Et il ne faut pas trop s’étonner de la diversité des conceptions philosophiques et de l’extrême difficulté de dialoguer dans laquelle elles se trouvent aujourd’hui. Une certaine continuité évolutive qui fut la marque d’une importante période de l’histoire de la philosophie occidentale a éclaté en de multiples rameaux qui privilégient chacun leurs problématiques, leurs hypothèses et leurs valeurs.

Quel est l’objectif de la philosophie ? Rendre heureux ? Accroître les connaissances ? Découvrir la vérité ? Forger des concepts ? Dissoudre les illusions ? Conforter des dogmes ? Faire réfléchir ? Aborder des problèmes sur lesquels la science n’a rien à nous dire ? Distinguer le bien du mal ? Optimiser la pensée ? Il est étrange après tout que, après vingt-six siècles d’efforts divers, on ne soit toujours pas en mesure de trancher cette question.

C’est somme toute en partant de cette étrangeté-là que Jacques Bouveresse a imaginé les cours donnés sous le titre Qu’est-ce qu’un système philosophique ?. Fallait-il parler de système philosophique alors que l’interrogation porte sur la philosophie en général, quelle qu’en soit la forme. Il s’en explique :
« D’un côté, il peut sembler à peu près entendu que le mode d’expression normal et même plus ou moins obligatoire de la philosophie est le système et que tous les grands philosophes ont été, d’une manière ou d’une autre, des constructeurs de systèmes. Selon une conception qui est encore assez répandue, quand les philosophes deviennent incapables de se lancer dans la production de véritables systèmes, cela ne constitue pas nécessairement la marque de la sagesse, de la modestie et de la prudence, mais plutôt du déclin et de l’impuissance. D’un autre côté, on a tendance à penser également qu’un vrai philosophe devrait peut-être s’interdire, au contraire, d’essayer de construire un système et que les philosophes les plus authentiques pourraient bien être justement ceux qui ne l’ont pas fait et qui se sont même, le cas échéant, abstenus tout simplement d’écrire quoi que ce soit. Considérez par exemple ce que Jacques Tournebroche, qui formule sur ce point une opinion assez fréquente, dit de son maître, l’abbé Jérôme Coignard, dans le livre d’Anatole France, Les opinions de M. Jérôme Coignard :
“Cet esprit excellent eut des vues originales sur la nature et sur la société, et […], pour étonner et ravir les hommes par une vaste et belle construction mentale, il lui manqua seulement l’adresse ou la volonté de jeter à profusion les sophismes comme un ciment dans l’intervalle des vérités. C’est de cette manière seulement qu’on édifie les grands systèmes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la sophistique.” (*1)
L’idée qui est exprimée ici, et qui, encore une fois, est relativement banale, est que les faiseurs de systèmes sont toujours, au moins jusqu’à un certain point, des faiseurs tout court puisque les édifices impressionnants qu’ils construisent ont un besoin essentiel, pour tenir debout au moins pendant un certain temps, du mortier de la sophistique et que celui qui, parce qu’il est plus honnête, se refuse à utiliser ce matériau douteux, ne construira jamais de système. On pourrait également formuler le problème de la façon suivante : que ce soit dans la philosophie ou en général, il y a sans doute des vérités et des vérités dont nous sommes en mesure d’acquérir une connaissance relativement certaine ; mais, qu’est-ce qui nous garantit qu’elles sont susceptibles de s’arranger en un système ? et peut-on les contraindre à entrer dans un système sans être obligé, du même coup, de faire entrer dans la construction une bonne quantité de fausseté ou en tout cas d’arbitraire ?
» (2)
Ce qui conduit Bouveresse à préciser :
« [...] il ne suffit sans doute pas qu’un philosophe se soit abstenu d’édifier ce qu’on a l’habitude d’appeler un système philosophique pour qu’il soit impossible de le considérer, malgré tout, comme un penseur systématique. Nietzsche l’est incontestablement à un degré élevé. La question a été posée également à propos de Wittgenstein, du deuxième Wittgenstein en tout cas, qui est souvent présenté comme le philosophe antisystématique par excellence. Il peut y avoir des raisons de considérer que toute philosophie est par essence systématique, même quand elle n’est pas présentée dans la forme du système, et l’est même dans la forme à première vue la plus opposée qui soit à celle du système. » (3)

Bref, en posant la question de la nature du système philosophique, Bouveresse s’attaque bel et bien à la question de la nature de la philosophie. Qu’est-ce donc que cette préoccupation, si ancienne, si approfondie, si générale, dont il demeure impossible de déterminer précisément à quelle problématique elle s’affronte et quels résultats définitifs elle a pu engranger ?

Je veux revenir ici un instant sur l’originalité de la démarche de Jacques Bouveresse. Au moment où la plupart des philosophes français se sont engagés dans une voie radicale visant à contester l’essentiel de l’héritage des grands courants philosophiques par une démarche prétendant élucider les déterminations et les erreurs dont ces courants-là furent les victimes - un peu sur le modèle de ce que Frédéric Nietzsche fit dans sa Généalogie de la morale -, lui-même s’est inscrit dans la continuité de philosophes qui se sont tenus à l’écart de la scène médiatique - comme Martial Gueroult ou Jules Vuillemin -, des philosophes qui persistaient à étudier l’histoire de la philosophie et ses ambitions à atteindre des réponses d’une valeur heuristique comparable à celles de la science. C’est d’ailleurs ce qui conduisit Bouveresse à se tourner aussi vers des philosophes anglo-saxons - souvent d’origine autrichienne ou allemande - qui ont en quelque sorte prolongé le débat qui opposa à Davos en 1929 Martin Heidegger et Ernst Cassirer, en prenant délibérément le parti de Cassirer (et aussi celui de Carnap).

Face aux faiblesses de la raison, il est deux attitudes possibles : ou bien on en désespère au point de s’attacher à en dénoncer sans cesse l’arrogance et l’inanité, quitte à lui préférer telle ou telle transcendance ; ou bien on s’efforce d’en cerner les pièges et les impuissances pour lui rendre une véritable efficacité heuristique. Posant que rien ne peut remplacer la raison comme auxiliaire de la lucidité, Bouveresse refuse de renoncer à rechercher le vrai, même si l’on ne croit jamais l’atteindre que pour découvrir qu’il est plus loin encore. Qui d’ailleurs ose affirmer que la recherche de la vérité est vaine ne peut que s’enfermer dans un paradoxe : est-il vrai qu’il faille la considérer vaine ?

La diversité des opinions philosophiques témoigne-t-elle de la stérilité définitive de la philosophie ? Jacques Bouveresse invite à se garder de trancher trop vite.
« L’existence d’une pluralité apparemment irréductible de réponses aux questions philosophiques, qui peut être, et est souvent, comprise comme équivalant à une absence pure et simple de réponse, n’est pas toujours perçue comme constituant, justement, un problème et une objection décisive qui peut être formulée contre la philosophie elle-même. Elle ne l’est pas, par exemple, par les philosophes qui ont tendance à concevoir le travail de la philosophie plus ou moins sur le modèle de la création artistique ou qui pensent que la tâche de la philosophie consiste à créer des concepts, et non à démontrer ou à établir par une méthode quelconque la vérité de certaines propositions, qualifiées de « philosophiques ». Le pluralisme pourrait être un problème s’il s’agissait pour l’essentiel, en philosophie, de décrire ou d’expliquer quelque chose, mais pas s’il s’agit avant tout d’inventer ou de créer. En revanche, la question ne peut pas manquer de se poser pour tous ceux qui demandent à la philosophie d’essayer de s’inspirer du modèle de la science et rêvent de la voir ressembler enfin à une science authentique, ce qui impliquerait, de toute évidence, qu’elle devienne enfin capable de décider au moins certaines des questions qu’elle pose. Et c’est un problème qui, du point de vue historique, a été posé de façon récurrente par des philosophes qui, à chaque fois, pensaient avoir trouvé enfin le moyen de faire sortir leur discipline d’une situation considérée comme problématique et même, pour tout dire, inacceptable et désastreuse. » (4)

En réalité, de tous les objectifs énumérés de la philosophie, il en est un qui ne peut en aucun cas être éliminé : c’est découvrir la vérité. Car tous les autres ont d’une manière ou d’une autre l’ambition de satisfaire aussi celui-là, même lorsqu’ils font mine d’y être indifférents, même et encore lorsqu’il s’agit de dénoncer l’illusoire ambition de celui-là.
« L’existence d’une pluralité de systèmes qui se contredisent entre eux amène inévitablement à se poser la question de savoir si la notion de vérité, en tout cas la notion usuelle de vérité, est réellement applicable au cas de la philosophie ou s’il ne vaudrait pas mieux, tout compte fait, renoncer purement et simplement à l’utiliser. » (5)
« Je me contenterai de remarquer que, quoi que l’on ait pu dire et répéter sur ce point, même si l’on était d’accord pour admettre qu’il n’existe aucun exemple de proposition philosophique qui mérite indiscutablement d’être considérée comme vraie, il n’en résulterait pas encore que nous n’avons pas d’idée réelle de ce en quoi pourrait consister, pour une proposition philosophique, le fait d’être vraie, autrement dit, de ce que peut être la vérité philosophique, si elle existe. On peut, me semble-t-il, appliquer à ce cas particulier exactement le même genre de raisonnement que Bertrand Russell a utilisé dans sa critique de la conception de la vérité défendue par William James :
“Les catégories du sens commun, comme il le montre, et comme chacun peut en convenir, récapitulent les découvertes de nos lointains ancêtres ; mais ces découvertes ne peuvent être considérées comme définitives, car la science, et plus encore la philosophie, considèrent que les notions du sens commun sont inadéquates à bien des égards. James soutient que le sens commun, la science et la philosophie sont tous insuffisamment vrais sous quelque rapport ; et cela aussi nous pouvons l’admettre. Mais, toujours selon lui, ‘il est évident que le conflit de ces systèmes si radicalement différents nous oblige à reconsidérer l’idée même de la vérité, car pour l’heure nous n’avons aucune notion précise de ce que ce mot peut bien signifier’ (*2). Ici, je pense que nous avons affaire à un simple
non sequitur. Une tarte aux prunes, une tarte aux pommes et une tarte aux groseilles peuvent avoir en commun de ne pas être assez sucrées ; mais cela nous oblige-t-il à mettre en cause l’idée même de douceur, ou à montrer que nous n’avons aucune notion précise de ce que le mot « sucré » peut signifier ? Il me semble, au contraire, que si nous nous apercevons qu’elles ne sont pas suffisamment sucrées, c’est que nous savons ce qu’est la ‘douceur’, et la même chose vaut certainement pour la vérité. Mais je ne formule cette remarque qu’en passant.” (*3)
Comme je l’ai dit, on peut penser aussi que le fait que l’on hésite fortement à qualifier de vrais les systèmes philosophiques ou qu’on les considère, dans le meilleur des cas, comme insuffisamment vrais n’implique pas forcément que l’on ne sache pas ce que l’on veut dire au juste quand on parle de vérité et de fausseté à leur sujet.
» (6)

Voilà qui donne une idée de la direction en laquelle s’orientent les réflexions de Jacques Bouveresse. Mais elles sont loin, bien sûr, de s’arrêter là. Et je m’en voudrais de laisser croire que la lecture de ces cours de 2007 et 2008 est toujours facile. Que ce soit au sujet des polémiques qui tournent autour des nombres - réalité ou artefact -, que ce soit à propos des ontologies - celle de Quine en particulier -, que ce soit encore à propos des rapports entre la rationalité et la morale, il est vite ardu de suivre Bouveresse dans la façon dont il discute le point de vue des autres et opère continûment des comparaisons. Mais il y a en même temps quelque chose que j’oserais appeler une forme de fraîcheur à reprendre ainsi des questions ouvertes depuis longtemps sans se laisser distraire par la posture arrogante de ceux qui professent que le postmodernisme les aurait rendues caduques.

(1) Jacques Bouveresse, Qu'est-ce qu'un système philosophique ?, Cours 2007 et 2008. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de France, 2012. Disponible sur Internet : www.openedition.org. ISBN : 9782722601529. Dispensés du 10 janvier au 4 avril 2007 et du 9 janvier au 24 avril 2008, ils sont accessibles librement sur le site Internet cité. Ils ont été rédigés et lus à très peu de choses près tels qu’ils sont édités.
(*1) Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, recueillies par Jacques Tournebroche, Calmann-Lévy, 1923, p. 11.
(2) Jacques Bouveresse, Op. cit., I § 4.
(3) Jacques Bouveresse, Op. cit., I § 18.
(4) Jacques Bouveresse, Op. cit., III § 4.
(5) Jacques Bouveresse, Op. cit., III 6 5.
(*2) William James, Pragmatism, Longmans, Green & Co, 1906, p. 192.
(*3) Bertrand Russell, Essais philosophiques, traduits de l’anglais par François Clémentz et Jean-Pierre Cometti, P.U.F., 1997, p. 166.
(6) Jacques Bouveresse, Op. cit., III § 6.

Autres notes sur Bouveresse :
La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
Essais VI. Les lumières des positivistes
Le danseur et sa corde
Nietzsche contre Foucault
De la philosophie considérée comme un sport
Jacques Bouveresse est mort
Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples