dimanche 21 juillet 2013

Note de lecture : Benoît Peeters

Derrida
de Benoît Peeters


Je vais parler de ce que je ne connais pas : l’œuvre de Jacques Derrida. Et il me faut d’abord expliquer pourquoi je ne la connais pas, afin que ce que je vais en dire ne soit pas pris pour une audace insigne.

Même pour ceux dont j’ai cherché à lire la totalité de l’œuvre, je n’ai jamais été animé, en lisant, par les soucis d’exhaustivité, de précision, de comparaison et d’analyse qui doivent présider à toute recherche digne de ce nom. Même si je n’aime guère cela, même si j’aurais apprécié être autre, ma pratique de la lecture est souvent dilettante. Et je n’ai donc aucun droit - sinon par jeu - à opposer mes conclusions - si tant est que j’en aie - à qui que ce soit. Reste qu’un lecteur, à quelque genre qu’il appartienne et quel que soit le sérieux avec lequel il rend compte de ses lectures, témoigne, par ce qu’il retient, d’une certaine vision des choses qui s’inscrit dans l’espace des pensées possibles. Et l’effort fait pour ne pas dire n’importe quoi, quelle que soit la faiblesse des moyens intellectuels et des méthodes suivies - fussent-elles implicites -, appartient à une posture possible.

Évidemment, les choix de lecture sont au moins aussi significatifs que le profit que l’on croit en tirer. Ils traduisent quelque chose comme une histoire personnelle de la lecture qui n’a jamais rien de gratuit.

Ma première rencontre avec Derrida - je m’en souviens très bien - remonte à 1980. Je lisais alors La distinction de Bourdieu et je fus intrigué par ce qu’il y disait de certains propos tenus dans Diagraphe, dans Mimesis des articulations et dans La vérité en peinture sur La critique du jugement de Kant. De ces propos, j’avais retenu - peut-être de façon exagérément simpliste - que Derrida, en faisant mine de pousser l’analyse du texte de Kant au-delà de ce qui en fut jamais dit, perpétuait néanmoins ce que Bourdieu dénonçait. Le reproche fait par celui-ci était notamment formulé comme suit :
« Faute d’être aussi des ruptures sociales faisant réellement leur deuil des gratifications associées à l’appartenance, les ruptures intellectuelles les plus audacieuses de la lecture pure contribuent encore à arracher le dépôt de textes consacrés à l’état de lettre morte, de document d’archives, tout juste bon pour l’histoire des idées ou la sociologie de la connaissance, et à en perpétuer l’existence et les pouvoirs proprement philosophiques en le faisant fonctionner comme emblème ou comme matrice de discours qui, quelle que soit leur intention déclarée, sont toujours aussi des stratégies symboliques empruntant aux textes consacrés l’essentiel du pouvoir qu’ils exercent. » (1)
J’avais alors ouvert La vérité en peinture (2), sans pourtant arriver à le finir, tant le style me paraissait mieux fait pour impressionner que pour donner à comprendre. Quelque temps plus tard - je ne sais plus trop quand -, j’ai lu avec intérêt De la grammatologie (3), un ouvrage qui avait alors près de vingt ans d’âge. Avec intérêt, mais vite incrédule devant les façons que Derrida avait là de déplacer sans motif apparent l’angle sous lequel Lévi-Strauss et Rousseau avaient, chacun pour leur part, dans un contexte précis, choisi de parler de l’écriture et de la langue. Enfin, mu par je ne sais quel penchant masochiste - puisque je n’aimais aucun de ses deux auteurs -, j’ai lu au début des années 2000 le livre d’entretiens que Derrida a publié en collaboration avec Élisabeth Roudinesco : De quoi demain... dialogue (4). C’est dire si je ne connais rien de l’œuvre volumineuse de Derrida.

Qu’est-ce qui m’a conduit à ne pas lire Derrida ? Sans doute, avant tout, l’idée - dont j’ignore toujours aujourd’hui si elle était pertinente - qu’il s’autorisait des interprétations dont l’audace le disputait à la gratuité. Lorsque le style se fait obscur pour traduire (ou simuler) la profondeur, la question se pose alors : l’auteur est-il lui-même dupe ou joue-t-il la comédie ? (5) Je ne perds évidemment pas de vue le nombre considérable de ceux qui ont non seulement accepté de reconnaître à la démarche de Derrida une signification décisive, mais ont même voulu la prolonger. Personnellement, je ne puis y voir que la marque du succès, non celle de la sagacité.

Évidemment, tout cela n’exclut nullement que celui sur lequel j’ai osé porter un jugement aussi hâtif n’ait pas, à l’occasion, défendu certaines idées intelligentes, pertinentes et que je ne désapprouverais pas. En pareil cas, la vérification - qui réclame la lecture attentive de l’œuvre ou de sa plus grande part - rend le jugement préalable pratiquement inutile, puisque son but est précisément de m’éviter cette lecture-là.

En y réfléchissant bien, il n’est pas impossible que ce qui m’a poussé à ne pas revenir sur mon rejet de Derrida, c’est ce que celui-ci devait - aux dires de beaucoup - à la psychanalyse. Non que j’aie eu des difficultés à admettre le poids de déterminations inconscientes sur le comportement, mais plutôt des réticences à supposer que celles-ci forment quelque chose qui mérite de s’appeler l’inconscient et à accepter l’idée que cet inconscient puisse être révélé - de quelque façon et aussi peu que ce soit - par la psychanalyse, ou encore guéri par elle. Et ces réticences n’ont fait que croître au fil du temps. (6)

Il n’y a pas loin de trois ans que me fut offert, par quelqu’un qui m’est très cher, le Derrida de Benoît Peeters (7). Et je ne l’avais pas ouvert. Et puis, tout dernièrement, je me suis dit que je pourrais peut-être me faire une idée de la justesse de ma prévention en lisant cette biographie, qui au moins n’exigeait pas d’entrer dans les textes abscons ou prétentieux de l’intéressé ; vérification que l’on pourrait juger bien insuffisante, j’en conviens, mais proportionnée à l’effort que je voulais bien faire à cet égard.

Que penser de la biographie de Benoît Peeters ? Il ne cache pas son admiration pour Derrida, mais donne des gages d’objectivité sous la forme d’un équilibre entre les critiques et les éloges rapportés, un peu à la manière des journalistes. J’eusse préféré qu’il entre lui-même à l’occasion dans l’explication de texte et fasse l’effort de rendre compte ce qu’il juge précisément comme un apport de Derrida à la philosophie. Mais, dira-t-il sans doute, il n’est pas philosophe. Reste pourtant que certains des propos qu’il rapporte, ou même qu’il tient, sont à ce point cruels pour Derrida que l’on s’interroge sur la possibilité que Benoît Peeters avait alors de lui conserver son admiration. Quelques exemples.

« Je suis profondément persuadé, contre Wittgenstein dont vous connaissez sans doute le mot, que “ce qu’on ne peut pas dire, il (ne) faut (pas) le taire.” » (8)
Sans être bénigne, une telle affirmation peut encore être comprise comme révélant un souci de ne pas se fermer à l’indicible.

Plus troublants, ces propos échangés à l’issue d’une communication présentée par Derrida, lors d’un colloque en 1966 :
« Jean Hyppolyte s’avoue aussi désorienté qu’admiratif : “Je ne vois pas exactement où vous allez”, lui dit-il. “Je me demandais moi-même si je sais où je vais, lui répond Derrida. Je vous répondrai donc en disant que j’essaie précisément d’atteindre ce point où je ne sais plus moi-même où je vais.” » (9)

Il arrive que l’on puisse croire un instant à de l’ironie, comme lorsqu’on apprend comment il répond à un éloge sur l’anglais dont il use lors de ses exposés aux USA :
« Samuel Weber s’en souvient : “Un jour, un de ses auditeurs a voulu le rassurer : ‘Votre anglais est excellent, on comprend tout.’ Et Derrida lui a répondu : ‘C’est bien le problème, je ne parviens qu’à me faire comprendre.’ » (10)

Plus rien d’ironique, pourtant, dans les éclaircissements qu’Alan Bass obtient lorsqu’il s’attèle à traduire La carte postale (1980) :
« dans la phrase “Est-ce taire un nom ?”, il faut lire aussi “Esther”, qui est l’un des prénoms de ma mère, mais aussi un prénom biblique très actif dans le livre. » (11)

Et lorsque Peeters s’exprime sur l’estime que Derrida se portait à lui-même, on reste stupéfait :
« Beaucoup de ses proches évoquent son narcissisme. Si certains le qualifient de “monstrueux”, c’est parce qu’il va bien au-delà du narcissisme classique : Derrida le pratique avec une démesure qui remet en question les frontières et en fait un geste philosophique. » (12)

Mais il y a pire. Car autant Derrida est présenté comme quelqu’un qui choisit toujours la radicalité, y compris dans l’amour et dans la haine qu’il ressent au quotidien, autant Peeters nous fait aussi constater qu’il pousse à l’occasion la complaisance au-delà de ce que la moralité la plus élémentaire peut exiger. Ainsi, après diverses révélations relatives à l’engagement nazi de Heidegger, ces mots inouïs :
« Je crois que, peut-être, Heidegger s’est dit : je ne pourrai prononcer de condamnation contre le nazisme que si je peux la prononcer dans un langage non seulement à la mesure de ce que j’ai déjà dit, mais aussi à la mesure de ce qui s’est passé là. Et de cela, il n’en était pas capable. [...] Et je considère que le silence terrifiant, peut-être impardonnable de Heidegger, l’absence de phrases de celles que nous voulons entendre, [...] cette absence-là nous laisse un héritage, nous laisse l’injonction de penser ce qu’il n’a pas pensé. » (13)
C’est évidemment beaucoup plus grave que s’il avait contesté les révélations, de bonne foi s’entend.

Je n’ai pas la possibilité de juger de la fidélité de la biographie de Peeters par rapport à ce que fut Derrida. Peut-on d’ailleurs jamais juger de ce type de fidélité, la biographie étant un genre très problématique ? Benoît Peeters ne l’ignore pas ; il en parle dans les carnets qu’il a tenu durant la rédaction de son Derrida (14).

Il n’était sans doute pas possible d’évoquer cette vie sans donner une place importante à la fureur des conflits parisiens que suscite le désir de suprématie intellectuelle. Et il n’est pas impossible que le grand n’importe quoi proféré par les vainqueurs doive davantage à cette lutte qu’à leur capacité intrinsèque à penser. Reste que, lors même que ce livre de Peeters se veut un hommage, j’en suis sorti avec une aversion renforcée envers un auteur dont je crois devoir me détourner, sans même l’avoir lu.

(1) Pierre Bourdieu, La distinction, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1979, p. 581.
(2) Jacques Derrida, La vérité en peinture, Flammarion, Champs, 1978.
(3) Jacques Derrida, De la grammatologie, Éd. de Minuit, 1967.
(4) Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain... dialogue, Fayard/Galilée, 2001.
(5) Noam Chomsky a un jour décrit Lacan comme « un charlatan conscient de l'être qui se jouait du milieu intellectuel parisien pour voir jusqu'à quel point il pouvait produire de l'absurdité tout en continuant à être pris au sérieux » (Radical philosophy, no 53, août 1989, p. 32). J’ignore toujours aujourd’hui s’il avait raison. Mais je n’ai pas la certitude qu’il avait tort. Il n’est pas interdit de nourrir la même hésitation au sujet de Derrida.
(6) Je ne puis mieux faire comprendre mes réticences qu’en reproduisant un extrait des notes prises par Rush Rhees après des conversations menées avec Ludwig Wittgenstein en 1946 à propos de L’interprétation des rêves de Freud : « Cette lecture m’a fait sentir combien cette façon de penser dans son ensemble demande à être combattue. / Quels que soient les rêves (ses propres rêves) que Freud rapporte, je peux arriver par association d’idées aux mêmes résultats que ceux qu’il obtient par son analyse - bien qu’il ne s’agisse pas de rêves que j’aie faits. Et mes associations vont se dérouler selon mes propres expériences, et ainsi de suite. / Le fait est que chaque fois que quelque chose vous préoccupe, des soucis, un problème qui importe beaucoup dans votre vie - tel le problème sexuel - peu importe ce dont vous partez, vous serez finalement et inévitablement ramené à ce thème constant. Freud remarque à quel point le rêve paraît logique, une fois analysé. Bien sûr, il paraît logique. / Vous pourriez partir de n’importe lequel des objets qui sont sur cette table - ce n’est certainement pas l’activité déployée au cours de votre rêve qui les y a mis - et vous trouveriez qu’ils peuvent tous se relier dans une trame de même genre ; et cette trame serait logique de la même façon. / Il se peut qu’en pratiquant cette sorte de libre association on soit en mesure de découvrir certaines choses sur soi-même, mais cela n’explique pas pourquoi il y a eu rêve. / À propos de ces liaisons, Freud se réfère à divers mythes de l’antiquité et prétend que ses recherches ont enfin permis d’expliquer comment il se fait que l’homme ait jamais pu penser ou proposer cette sorte de mythe. / Ce n’est pas cela que Freud a fait en réalité, mais quelque chose de différent. Il n’a pas donné une explication scientifique du mythe antique. Il a proposé un mythe nouveau, voilà ce qu’il a fait. Par exemple l’idée selon laquelle toute anxiété est une répétition de l’anxiété à laquelle a donné lieu le traumatisme à la naissance, a un caractère attrayant qui est précisément le même que celui qu’a une mythologie. “Il n’y a là que l’aboutissement de quelque chose qui s’est passé il y a longtemps.” C’est presque comme s’il se référait à un totem. / On pourrait pratiquement en dire autant de la notion de “Urszene” (scène primitive). Celle-ci comporte l’attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique. Elle est tout entière la répétition du même canevas qui a été tissé il y a longtemps. Comme un personnage tragique exécutant les décrets auxquels le Destin l’a soumis à sa naissance. Il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles sérieux - si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide. Une telle situation est susceptible d’apparaître à l’intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de trop odieux pour faire le thème d’une tragédie. Et il peut ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l’allure d’une tragédie - qu’elle est l’accomplissement tragique et la répétition d’un canevas qui a été déterminé par la scène primitive. / Naturellement, on butte sur la difficulté de déterminer quelle scène est la scène primitive - est-ce celle que le patient reconnaît comme telle ou est-ce celle dont l’évocation entraîne la guérison ? En pratique ces deux critères se confondent. / Il est probable que l’analyse n’est pas sans effets nocifs. Et cela - nonobstant le fait qu’on peut découvrir diverses choses sur soi-même en cours d’analyse - parce qu’on doit être doué d’un sens critique à la fois très fort, très aigu et d’une grande constance pour reconnaître et percer à jour la mythologie qu’elle offre et qu’elle impose. La tentation est là, de dire : “Oui, bien sûr, il doit en être ainsi.” Une mythologie d’un grand pouvoir. » (Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations, suivies de Conférence sur l’éthique, trad. de l’anglais par Jacques Fauve, Gallimard, Idées, 1971, pp. 103-105).
(7) Benoît Peeters, Derrida, Flammarion, 2010.
(8) Cité par Benoît Peeters, Op. cit., p. 204.
(9) Benoît Peeters, Op. cit., p. 211.
(10) Benoît Peeters, Op. cit., p. 456.
(11) Cité par Benoît Peeters, Op. cit., p. 387.
(12) Benoît Peeters, Op. cit., p. 515.
(13) Propos tenus le 5 février 1988, probablement en réponse à Maurice Blanchot ; cité par Benoît Peeters, Op. cit., p. 471.
(14) Benoît Peeters, Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe, Flammarion, 2010.

mercredi 3 juillet 2013

Note d’opinion : rationalisme, scepticisme, déterminisme

À propos du rationalisme, du scepticisme et du déterminisme

Si je devais citer les lieux (1) philosophiques auxquels j’incline à adhérer - exercice évidemment très réducteur -, je choisirais le rationalisme, le scepticisme et le déterminisme (2). Et si j’en parle, ce n’est nullement parce que cela mérite d’être su, mais uniquement en raison du fait qu’il s’agit là d’une conjonction de lieux qui relève a priori du possible (puisque je la vis) et dont je peux tenter de dire quelque chose.

Ai-je besoin de préciser que je n’ai pas l’ambition de faire de la philosophie ? J’en suis bien incapable. Il s’agit plutôt d’une tentative de rendre compte de ce que j’identifie - peut-être à tort - comme des topoï de ma propre pensée, principalement en ce qu’ils sont celles de mes croyances qui pèsent peut-être le plus sur mes opinions, y compris à mon insu.

1. Le rationalisme

Rares sont ceux qui prétendent ne pas s’incliner devant la raison ; mais plus rares encore sont ceux qui, en pratique, lui accordent effectivement la préférence. La croyance dépourvue de justifications rationnelles s’impose beaucoup plus facilement que la connaissance, soit parce qu’elle est plus séduisante, ou plus utile, ou plus gratifiante, ou plus propice à l’espérance, ou simplement plus aisée à faire partager.

Comme le dénonce avec force Jacques Bouveresse, nous vivons une époque qui a vu la notion même de vérité mise en cause jusqu’au niveau de sa pertinence. (3) Or, il s’agit là d’un basculement dans l’absurde d’une préoccupation initialement très légitime. L’affirmation dogmatique de la vérité, lorsqu’elle est justifiée en raison, dénote un usage illusoire de celle-ci. Et c’est donc à juste titre que ses faiblesses et ses hardiesses ont été dénoncées, par exemple par Montaigne il y a plus de quatre siècles, ou encore par Nietzsche beaucoup plus récemment. (4) Mais détruire l’illusoire confiance que l’on pourrait accorder en toutes circonstances à la raison n’enlève rien au fait qu’elle reste notre unique recours pour tenter de se forger des croyances qui méritent d’être appelées connaissances. On ne voit pas ce qui justifie raisonnablement de bousculer l’idée de raison, comme celle de vérité, jusqu’à les juger inutiles ou insignifiantes. Il s’agit sans doute là d’une forme d’extrémisme qui doit tout à un certain charme romantique que l’on attribue à la radicalité. Il serait évidemment absurde d’établir cette prétendue insignifiance par la raison elle-même, puisque celle-ci n’aurait plus droit de citer, et l’on aperçoit mal, dès lors, comment l’établir.

L’idée que je me fais de la raison a évidemment évolué. Plus loin je remonte en arrière (mais cela a bien sûr une limite) plus proche étais-je, je crois, d’une conception assez dogmatique de la raison. Non que j’eusse originairement des croyances inébranlables qui me semblaient rationnellement justifiées, mais parce que j’attribuais naïvement à la raison la possibilité de fonder les opinions raisonnables. L’existence de bons arguments me paraissait suffisante pour distinguer le vrai du faux. Puis, assez vite, j’ai compris qu’il n’y avait pas d’autre représentation de la vérité que révisable. Et j’en suis venu à prendre conscience de ce qu’aucune analyse rationnelle ne peut débuter sur le vrai autrement qu’en postulant une axiomatique arbitraire. Les mathématiques sont vraies en ce qu’elles reposent sur des raisonnements exacts, mais elles ne peuvent rien dire d’autre que ce que permettent les axiomes sur lesquels il fut convenu de l’établir. Toute question que l’on n’enferme pas dans une axiomatique, c’est-à-dire que l’on ne soumet pas à une logique formelle, manque de prémisses.

Il y a déjà longtemps que je fus comme frappé par cette espèce de cri que lance Wittgenstein dans De la certitude, au paragraphe 471 : « Il est tellement difficile de trouver le commencement. Ou mieux : Il est difficile de commencer au commencement. Et de ne pas essayer d’aller plus loin en arrière. » (5) Cette impossibilité de découvrir le début solide et incontestable à partir duquel la raison peut s’exercer, c’est ce qui force à argumenter là où l’on aimerait se contenter de déduire ou d’induire, ce qui force aussi à se satisfaire du probable ou du vraisemblable là où on aspire à la certitude. Les sens sont trompeurs et l’évidence incertaine, mais il reste la ressource d’établir des relations logiques ou quasi-logiques entre des propositions raisonnablement vraisemblables et ce qui peut en être inféré. Que cette ressource soit problématique, je n’en doute pas un instant. Elle vaut pourtant mieux que toute autre forme de tentative pour supposer le vrai ou le faux, et mieux encore que l’idée déraisonnable que l’on puisse se passer d’être attentif à cette distinction.

En m’efforçant de préciser dans quelle mesure j’incline au rationalisme, je suis donc aussi amené à tenir compte du caractère assez flou du mot. Il y a plusieurs manières d’être rationaliste et je me sens bien loin de ceux qui, sous ce nom, adhèrent à un réalisme naïf (6).

La science m’importe beaucoup. Non qu’elle soit la vérité, mais parce qu’elle constitue la voie à emprunter pour repérer le faux. Et, à ce titre, en tant que méthode, elle vaut davantage que toute autre. Il est très regrettable que se répande de nos jours l’idée que la connaissance scientifiquement confortée ne vaille pas mieux que quelque croyance que ce soit. C’est là faire fi des mérites de la raison.

2. Le scepticisme

On définit souvent le sceptique comme celui qui croit impossible d’établir quelque vérité que ce soit, ou celui qui pense que l’apparence dissimule définitivement la réalité, ou encore celui qui, en toute circonstance, suspend tout jugement de quelque nature qu’il soit. Il y a là bien des réflexions à mener sur la pertinence de cette position, mais aussi sur les effets - bénéfiques ou maléfiques - qu’elle peut avoir sur la lucidité, sur le comportement, sur l’aptitude au bonheur ou sur la vie sociale. Mais la radicalité de ces définitions rend assez improbable leur respect absolu par quiconque. Lorsqu’il nous est affirmé que Pyrrhon niait le ravin vers lequel il marchait, jusqu’à y choir, ou qu’il n’acceptait de parler que pour préconiser le silence, on reste... sceptique. (7) Il est vrai que prétendre qu’aucune connaissance n’est possible revient paradoxalement à s’armer de cette connaissance-là !

S’il existe plusieurs manières d’être rationaliste, il n’y en a sans doute qu’une d’être sceptique. Mais celle-ci varie en degré. Lorsque G. E. Moore réfute le scepticisme par le célèbre argument « c’est là une main » (8), il tente de placer hors d’atteinte du doute un certain nombre de constats que l’exercice de la vie ne nous donne pas la possibilité d’ignorer. On est proche là de ce que Kant disait de la distinction entre la gauche et la droite (9). Mais peut-on croire être venu à bout du scepticisme en s’inclinant devant les évidences les plus ordinaires ? Oui, on le peut, mais ce scepticisme ascétique ainsi vaincu était de nature à clore toute discussion. Ce qui faisait sans doute la part belle au dogmatisme.

Quand je dis que le scepticisme comporte des degrés, je ne veux pas seulement dire qu’il y a des sceptiques différents selon la radicalité de leurs doutes. Je veux aussi dire que chaque sceptique devrait choisir sa dose de scepticisme selon le type de savoir à apprécier et aussi selon le contexte dans lequel il faut se livrer à cette appréciation. Il y a peut-être un moment pour douter et un moment pour croire. Alain a écrit : « La philosophie est certes une grande chose ; on peut en faire tout ce qu'on veut, excepté quelque chose de plat. Il en est de même pour la Raison, pour la Sagesse, lesquelles consistent surtout dans un jeu dont il importe de conserver l'efficacité ; car rien ne se perd plus aisément que la vie et la force des idées. » (10) Dans cet extrait, le mot important est le mot jeu. Car il ne s’agit pas de croire pour être efficace, mais de croire ce qui, dans un jeu particulier, y prend sa place précise, ce qui y conserve son efficacité en raison des règles du jeu.

Lorsque je défends une connaissance en raison des justifications scientifiques sur lesquelles elle peut s’appuyer - de même que lorsque je réfute une croyance parce qu’elle n’est pas justifiée -, ce n’est pas le moment de douter des justifications et de la rationalité qui les fondent. Ce qui ne veut pas dire que celles-ci soient à l’abri du doute. Lorsqu’il s’agit de peser le rapport que la raison peut entretenir avec la vérité ou de juger de la légitimité du savoir, il n’est pas temps de brandir l’une et l’autre pour déjouer les ruses des croyances les plus dogmatiques. Et ceci ne témoigne pas d’une tactique d’opportunité, mais bien de l’impossibilité de participer simultanément à tous les jeux : on ne peut pas jouer au moyen d’une seule mise sur toutes les tables du casino. En cela, l’approche holistique est probablement illusoire, sinon trompeuse.

Je suis sceptique en ce que je m’impose de douter de tout, même des connaissances les plus reconnues. Mais, pour autant, toutes les connaissances ne se valent pas, toutes les croyances encore moins. C’est que le doute ne les pénètre pas toutes de la même façon, avec la même facilité, avec la même efficacité. Et je tiens beaucoup aux différences que cela révèle, car c’est en elles que réside ce que je crois connaître, au moins provisoirement. À ne vouloir être dupe de rien, on finit par être dupe de tout.

3. Le déterminisme

Curieux rationaliste, qui se dit sceptique ! Curieux sceptique, qui se dit déterministe !

Rien n’interdit, bien sûr, de douter du principe de causalité. Mais est-il plus aisé de s’en passer ?

Je trouve étonnant que l’on puisse reconnaître que l’homme est contraint, déterminé, soumis à la nécessité de multiples façons, et évoquer simultanément la liberté de choix (11) qu’il conserve en certaines circonstances. Nombreux sont ceux que mon étonnement étonnerait bien sûr, car ce point de vue est très répandu et très ancien. Par exemple, Epictète écrivait déjà ceci : « Dépendent de nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui ne dépendent pas de nous donc fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui. » (12) Voilà qui donne la mesure des limites du déterminisme des stoïciens.

La difficulté provient sans doute du fait que l’appréhension des déterminations par la pensée semble lui conférer le statut d’une instance particulière apte à échapper à celles-ci. La pensée peut facilement s’admettre influencée, mais plus malaisément produite par un ensemble de causes dont chacune serait étrangère au sujet. Être contraint de penser ce qu’il pense, tout ce qu’il pense, y compris lorsqu’il pense à ce qui le détermine à penser ce qu’il pense, voilà ce que chaque être humain répugne à envisager. Qu’en est-il en effet de ce qu’on veut penser ? Qui veut, si ce n’est le sujet en train de vouloir ? La volonté ne serait-elle qu’une illusion née de la nécessité en laquelle l’homme se trouve de s’appréhender comme un sujet ? André Comte Sponville en parle d’une façon très claire lorsqu’il écrit : « Le libre arbitre suppose – puisqu’il doit les choisir – l’indépendance et l’antériorité du sujet par rapport aux actes dont il serait, avant qu’ils n’existent, la cause. De fait, pour tout acte se produisant en un instant t1, on peut toujours imaginer que le sujet aurait pu, en t0, décider de ne pas l’accomplir. Mais cette possibilité, purement abstraite, est vide : le vrai est que cela n’eut pas lieu, et que l’imagination après coup qu’on s’en fait est sans objet réel. Mais l’illusion est inévitable, dès lors qu’on détache ainsi l’acte de sa cause supposée, en leur attribuant deux moments différents du temps. Si le sujet décide, en t0, d’un acte qu’il accomplit en t1, alors il est vrai qu’il était libre (en t0) de l’accomplir ou non, puisque t1 n’existait pas encore. Mais ce qu’on ne remarque pas, c’est que, dans ce cas, l’acte n’aurait jamais lieu, faute, en t1, d’une cause effective (puisque alors t0 n’existerait plus). L’acte et sa cause ne pourraient pas davantage se rencontrer (ni l’une, par conséquent, produire l’autre) qu’un adulte ne peut se rencontrer lui-même enfant. Pour qu’une volonté soit efficace (et même pour qu’elle soit une volonté, et non simplement une inclination, un projet ou une espérance), il faut qu’elle soit agissante – qu’elle soit exactement une volonté en acte. Or elle ne peut l’être, puisque le passé n’existe plus et l’avenir pas encore, qu’à la condition d’être simultanée à l’action (ou l’action, si l’on préfère, simultanée à la volonté). Mieux, l’action et la volonté sont une seule et même chose, "un seul et même fait", comme dit Schopenhauer […]. Vouloir tendre le bras, c’est tendre le bras ou, car il peut y avoir des obstacles, s’efforcer de le tendre. La cause et l’effet, si l’on veut garder ces expressions, sont ici rigoureusement simultanées (dans le temps), voire identiques (dans l’espace). Mais alors, la cause de la gifle que je donne en t1, ce n’est pas ma volonté de t0 (quand je projetais de la donner), mais bien ma volonté de t1, c’est-à-dire, finalement, la gifle elle-même. » (13) Il n’y a rien qui autorise à croire qu’il en va autrement pour le fait de penser. La pensée est à la fois ce qui confère au sujet le sentiment d’exister en tant que sujet et, en même temps, le produit de déterminations qui, en fin de compte ne doivent rien au sujet lui-même. La volonté de penser ce qu’on pense se confondant avec le fait de penser ce qu’on pense, force est d’admettre que la cause de la pensée est étrangère à la volonté. S’il n’en était pas ainsi d’ailleurs, nous devrions considérer que la pensée est créée ex nihilo par le sujet, ce qui ouvre un champ de difficultés immense (dans lequel la philosophie ne s’est pas privée de patauger).

Cause et effet, voilà des concepts qui semblent évidents et qui, pourtant sont loin de l’être. Le principe de causalité – sur lequel repose la démarche scientifique – est-il approprié au réel ? Kant écrit que le concept de cause « exige absolument qu’une chose A soit telle qu’une autre B en dérive "nécessairement" et suivant une "règle absolument universelle" » (14). Or, cette définition se heurte à deux difficultés fondamentales.

Première difficulté : une chose A d’où dérive une chose B.
Comment une chose B, qui n’est pas A, peut-elle dériver de A ? Il faudrait pour cela qu’il y ait plus dans l’effet que dans la cause. Et d’où vient ce plus ? Pas de A. Car s’il s’y trouvait, A mériterait d’être appelé B. De rien, alors. Si quelque chose naissait de rien, ce quelque chose serait sans cause. Parménide déjà allait dans ce sens. Lucrèce aussi qui a écrit : « Le principe qui nous servira de point de départ, c’est que rien ne peut être engendré de rien par l’effet d’une puissance divine. » (15) Descartes ne dit pas autre chose : « […] si nous supposons qu’il se trouve quelque chose dans l’idée, qui ne se trouve pas dans la cause, il faut donc qu’elle tienne cela du néant » Il y aurait donc autant dans l’effet que dans la cause et le principe de causalité serait donc un principe d’identité. (16) Somme toute, chaque chose restant ce qu’elle est, quoi que révèlent les apparences, il ne se passe rien. Et puisque l’effet ne diffère pas de la cause, il n’y a pas de cause. Et rien ne bouge… Et pourtant, tout bouge !

Deuxième difficulté : nécessairement.
Si une chose B, qui n’est pas A, dérive de A, elle est différente de A. Cette différence exclut qu’il soit possible d’expliquer en quoi et comment B dérive de A. J’entends par expliquer donner à comprendre pourquoi B dérive de A. L’aurais-je constaté un nombre très élevé de fois, je ne puis cependant exclure qu’il advienne une occurrence où B dérive de C. Sommes-nous des millions à savoir que le soleil se lève chaque matin à l’orient que je ne sais pas si cela restera vrai, puisque je ne sais pas pourquoi cela s’est ainsi produit jusqu’à aujourd’hui. Ce savoir ne contient pas de vérité. L’effet n’est donc pas nécessaire ; il est contingent. (17)

« Tout s’écoule » selon Héraclite. Et Montaigne d’insister : « Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. » (18) C’est peut-être à côté du caractère éminemment fluide de cette mouvance que l’on passe lorsqu’on parle d’une chose A et d’une chose B, inventant des espèces d’instantanés fixes en dépit du continuum qu’évoque Nietzsche : « Un intellect qui verrait la cause et l’effet comme un continuum, non pas à notre manière comme une division et un morcellement arbitraires, qui verrait le fleuve des événements, rejetterait le concept de cause et d’effet, et nierait toute conditionnalité. » (19)

Mais alors, que dire encore ? Comment échapper au silence pyrrhonien ? Voilà qui me laisse croire que, si l’on a de bonnes raisons de douter du principe de causalité, il reste notre seule chance de penser. Et si on l’adopte, pourquoi n’en faire qu’un usage partiel en plaçant l’esprit, le sujet ou la volonté hors de son champ ? Je crois que cela ne se justifie que bien difficilement.

* * *

Il ne me vient pas un instant à l’esprit de prétendre que je suis rationaliste, sceptique, déterministe. Ces qualifications sont sommaires et il n’en est souvent usé que pour vanter ou cibler par la caricature, dans un sens mal défini. C’est cela qu’ont de trompeurs ces mots en -isme qui mutilent si facilement la pensée. Je peux en donner un exemple très actuel avec l’usage fait aujourd’hui du mot relativisme (20). Lorsque le pape fustige le relativisme, il dénonce la mise en cause de certitudes dogmatiques. Lorsque Bouveresse critique une certaine forme de relativisme, il s’inquiète du succès d’attitudes philosophiques irrationnelles. Lorsque Lévi-Strauss parlait de relativisme, il prenait ses distances avec ceux qui jugeaient une culture au moyen des valeurs d’une autre. Et lorsque Bourdieu évoquait le relativisme, il revendiquait de loger le savoir dans la connaissance des relations entre les choses et non dans leur substance. Qui se dit relativiste se doit donc de préciser de quel relativisme il parle. Et tout invite, sous peine de contradiction, à en rejeter certaines formes et à en retenir prudemment d’autres.

Je n’ose pas croire que ce que je viens de tenter de préciser quant aux lieux philosophiques qui m’attirent ait beaucoup de sens. C’est cependant en bonne partie ce avec quoi, je crois, j’en donne au reste. Du moins quand je ne me laisse pas dominer par mes préférences et mes répugnances, ce qui est sans doute rare. Que mon histoire puisse l’expliquer, c’est probable.

(1) J’emploie le mot lieux au sens que lui ont donné Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca dans leur Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique (5e éd., Éd. de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1988, p. 128), c’est-à-dire au sens de points de départ des argumentations. C’est un sens très proche de celui que l’on trouve chez Aristote, lorsque celui-ci parle notamment de lieux communs (cf. Aristote, Les topiques, trad. J. Tricot, Vrin, 1990).
(2) Rationalisme, scepticisme et déterminisme ont ceci de commun qu’ils tirent leur notoriété d’une opposition présentée comme fondamentale, tels fait/valeur, relatif/absolu, théorie/pratique, subjectif/objectif, etc. À juste titre, je crois, Pierre Bourdieu a très souvent mis en garde contre l’illusion de maîtrise classificatoire du réel que provoque souvent ce genre d’opposition. Il est donc indispensable de réfléchir sans cesse à ce qui justifierait de l’ignorer ou de la dépasser. En la circonstance, il faut rester attentif à ce que mes inclinations peuvent néanmoins devoir à l’irrationalisme, à la croyance et à l’idée de libre-arbitre, ou plus précisément à ce qui échappe à ces couples préconstruits que sont rationel/irrationel, sceptique/dogmatique et déterminé/libre. Il est d’ailleurs bon de rappeler que ces couples sont assez souvent passibles d’un contre-argument par auto-inclusion ; ainsi en va-t-il du couple jugement de fait/jugement de valeur : « Au philosophe qui prétend que tout jugement est un jugement de réalité ou un jugement de valeur, on demande quel est le statut de son affirmation » (Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, op. cit., p. 275). Ce qui ne prive nullement la distinction entre fait et valeur de son importance pratique ; tout au plus faut-il craindre que la valeur ne se cache dans ce qu’on croit être un fait, en raison notamment de la perméabilité de la frontière entre les deux.
(3) Cf notamment le film de Gilles L’Hôte consacré aux réponses qu’apporte Jacques Bouveresse à diverses questions : « Le besoin de croyance et le besoin de vérité » ; « Les intellectuels et les médias » ; « Pierre Bourdieu et le regard méchant de la science » ; « La liste du journaliste » ; « Le savoir libère-t-il ? » ; « Croyance et marché » (À la source du savoir, 2008).
(4) Si Montaigne dénonce l’abus de raison dans l’“Apologie de Raimond de Sebonde” (II, 12), il lui reconnaît ses mérites dans “Des boiteux” (III, 11). Pour ce qui est de Nietzsche, la question de savoir s’il conserve l’espoir d’identifier le faux est très controversée ; la célèbre phrase « Il n’y a pas de faits ; il n’y a que des interprétations » (Fragments posthumes, Gallimard, 1979) prête elle-même à bien des interprétations.
(5) Ludwig Wittgenstein, De la certitude, trad. de l’allemand par Jacques Fauve, Gallimard, Tel, 1976, p. 114.
(6) Ce sont ceux-là que l’on retrouve dans les associations rationalistes, là où l’on aime tant vitupérer contre l’obscurantisme médiéval et où c’est l’ennemi qui définit la cause à défendre.
(7) Cf. ma note du 14 septembre 1999 relative à Pyrrhon ou l’apparence de Marcel Conche (PUF, 1994).
(8) G. E. Moore, Philosophical papers, George Allen and Unwin, Londres, 1959 (que je n’ai pas lu). Je connais l’argument notamment par ce qu’en a dit Wittgenstein dans De la certitude (p. 31 et ss.) et aussi parce qu’il est quelquefois évoqué par Bouveresse. À noter que Wittgenstein réfute à son tour l’argument de Moore au motif que c’est là une main pourrait n’être qu’un effet de langage inscrit lui-même dans un certain jeu de langage.
(9) Vers la paix perpétuelle. Que signifie s'orienter dans la pensée ? Qu'est-ce que les Lumières ? Emmanuel Kant, Flammarion, G-F, 1993.
(10) Alain, Spinoza, Gallimard, 1949, pp. 5-6.
(11) Je ne parlerai ici que de la liberté qu’exprimerait ce que nous pensons, disons et faisons et non de celle qui nous est laissée de dire, de faire ou de ne pas faire ce que nous croyons choisir de dire, de faire ou de ne pas faire.
(12) Epictète, « Manuel » (publié par Arrien), in Les Stoïciens, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, p. 1111.
(13) André Comte-Sponville, Vivre. Traité du désespoir et de la béatitude – 2, PUF, Perspectives Critiques, 1988, pp. 80-81. Comte-Spomville a publié ce livre avant de déchoir de la philosophie en vendant sa rhétorique au patronat.
(14) Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues-Pacaud, 10e ed., PUF, Quadrige, 1984, p. 104.
(15) Lucrèce, De la nature, trad. H. Clouard, Garnier-Flammarion, GF 30, 1964, p. 22.
(16) René Descartes, « Méditation troisième » in Œuvres et lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, p. 290.
(17) Cette critique du concept kantien de cause est due, pour l’essentiel, à Marcel Conche, Op. cit..
(18) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 844-845.
(19) Frédéric Nietzsche, Gai savoir, § 112.
(20) J’aurais pu aussi prendre l’exemple du cynisme, dont on conviendra sans peine que celui de Bernard Tapie est sans grand rapport avec celui de Diogène.

mardi 2 juillet 2013

Note de lecture : Jacques Bouveresse et Bourdieu

Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
de Jacques Bouveresse


Dans le rapport que Jacques Bouveresse entretient avec l’œuvre de Pierre Bourdieu, il y a quelque chose que je trouve exemplaire. Sa conférence Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” (1) l’illustre parfaitement.

Parmi ceux qui affirment approuver, voire admirer, les travaux de Bourdieu, un nombre important d’entre eux (2) ne lui reconnaissent pas de plus grand mérite que son engagement politique. Or, la pensée sociologique de Bourdieu s’impose en dépit de ses prises de position politiques et non par elles. C’est ce qui explique pourquoi ceux qui font aujourd’hui le meilleur usage de cette pensée ne s’affirment pas ses disciples. « Dans leur façon d’enseigner, les hommes supérieurs ont parfois un naturel et une simplicité qui masquent les difficultés ; et leurs plus proches disciples deviennent souvent d’insignifiants épigones ; ce n’est pas à travers ceux-ci que se révèle toute la force de leur personnalité, mais par un jeu d’influences indirectes et plus subtiles, aux incidences parfois inattendues » ; ainsi s’exprimait Georg Henrik von Wright en 1958 à propos de Wittgenstein. (3) S’il est discutable que Bourdieu se soit exprimé avec naturel et simplicité, il n’en demeure pas moins que la force de sa pensée alimente surtout des penseurs qui ne cherchent ni à lui être fidèle, ni surtout à être son interprète autorisé. Y a-t-il meilleur exemple de cette attitude féconde que ceux des travaux de Jacques Bouveresse qui en parle ?

Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” est un texte issu d’une conférence donnée, sous ce même titre, lors du colloque “L’inconscient académique” organisé à Genève en mars 2005 par l’ESSE et l’Université de Genève. (4) Jacques Bouveresse y explore la signification de la position anti-philosophique que Bourdieu a souvent adoptée.

Prolongeant ce que Bourdieu dit dans ses Méditations pascaliennes (5) au sujet de la situation de skholè dans laquelle la philosophie se déploie, Bouveresse précise : « Il y a des problèmes que la philosophie évite de poser, alors qu’ils devraient, au contraire, s’imposer à elle à peu près immédiatement, et des problèmes qu’elle tient particulièrement à poser, alors que probablement ils ne s’imposent pas. » Et ce qui est le plus souvent à l’origine de cette distorsion dans le choix des problèmes, c’est que « la pensée est souvent présentée, de la façon la plus sérieuse qui soit, par les philosophes comme constituant en fin de compte la forme la plus élevée de l’action ; et c’est, bien entendu, un aspect important de la forme spécifique que prend, dans le cas de la philosophie, l’aristocratisme. »

Mais cet aristocratisme est particulièrement désastreux en ceci que la philosophie, en ignorant les présupposés sociaux qui la déterminent, se condamne, bien davantage que les activités scientifiques ou artistiques, à mal interpréter ses propres questionnements. Il y aurait ainsi « une philosophie implicite de la philosophie qui est encouragée et renforcée par la position hégémonique qu’occupe la discipline philosophique dans le champ universitaire, en France plus encore que dans n’importe quel autre pays. » Cela vaut d’ailleurs particulièrement pour l’approche française d’un célèbre philosophe allemand : « le traitement qui a été appliqué la plupart du temps à Heidegger est, pour de multiples raisons, exemplaire, ne serait-ce que déjà simplement parce que, même à l’époque du “tout est politique”, les défenseurs des conceptions les plus politisées de la philosophie ne lui ont, eux non plus, pour ainsi dire jamais contesté ce statut de garant du point d’honneur de la philosophie, appuyé sur sa façon de représenter en quelque sorte sous sa forme la plus pure l’idée de la philosophie pure. »

Bouveresse se risque à caractériser ce qui, selon Bourdieu, est « fausse philosophie » et « vraie philosophie ». La fausse - car faussement lucide sur le questionnement philosophique -, c’est celle des déconstructionnistes. L’exemple de la vraie - en ce qu’elle est à la fois exigeante et exempte d’aristocratisme -, c’est celle de Wittgenstein. Mais la question qui intrigue Bouveresse est le sens qu’il faut donner à l’adhésion de Bourdieu à la célèbre phrase de Pascal : « Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher » (6). On pourrait en effet penser que Bourdieu ne se contente pas d’opposer quelques rares vrais philosophes à la meute des faux, mais plus simplement qu’il serait lui-même, en raison de sa posture sociologique, le seul véritable philosophe. Pour cela, il faut lui prêter l’idée que la philosophie se réduit à ses déterminations sociales, ce qu’il n’a jamais dit.

Bouveresse rappelle que Wittgenstein pensait que les problèmes philosophiques dont la solution réside dans une approche scientifique ne sont pas de vraies problèmes philosophiques, lesquels se reconnaissent précisément au fait qu’ils ne peuvent connaître que des réponses philosophiques. Mais c’est précisément dans la philosophie du langage ordinaire qu’a pratiquée Wittgenstein que Bourdieu semble reconnaître la légitimité de la démarche philosophique. Encore partage-t-il l’idée d’Austin selon laquelle bien des approches philosophiques du langage restent encore trop “philosophiques”. Mieux (ou pire) : il estime qu’Austin lui-même ne s’est pas totalement gardé de ce travers. Voilà pourquoi il est important d’éclaircir autant que possible ce qu’est précisément l’illusion scolastique qui obséda tant Bourdieu.

La question qui semble malaisée à résoudre, nous dit Bouveresse, c’est celle de savoir en quoi les philosophes du langage ordinaire auraient néanmoins péché selon Bourdieu : « [...] sont-ils ou non parvenus à résoudre les problèmes philosophiques qu’ils se posaient, sans avoir besoin pour cela de faire autre chose que ce qu’ils préconisaient : à savoir retrouver la capacité, que le philosophe a perdue, de décrire correctement l’usage de certaines expressions linguistiques ? Et si on pense que la réponse doit être négative, faut-il, pour résoudre les difficultés philosophiques, ajouter simplement quelque chose à ce qu’ils ont fait ou au contraire, dès le début, faire quelque chose de fondamentalement différent de ce qu’ils ont fait ? »

Dans les Méditations pascaliennes, c’est Pascal qui représente la première référence philosophique “sérieuse” de Bourdieu. C’est donc vers Pascal que Bouveresse se tourne pour tenter de cerner cette idée d’illusion scolastique. Et il suppose que ce qui, chez Pascal, convainc principalement Bourdieu, c’est « la considération de celui-ci pour les “opinions du peuple saines” », revenant vers la raison des effets et le rôle qu’y jouent les demi-habiles (7). Mais davantage encore que le bon sens du peuple, j’incline personnellement à croire que Bourdieu a trouvé dans Pascal une insatisfaction foncière envers le monde tel qu’il est, identique à celle que celui-ci ressent ; et ce que l’un n’a pu apaiser que par la foi en Jésus, l’autre a tenté d’y remédier par l’élucidation et l’action ; que l’on soit là assez loin de l’illusion scolastique, j’en conviens volontiers.

Pour permettre de mieux comprendre ce que Bourdieu reprochait à bien des philosophes (et d’une façon telle qu’il donnait l’impression de le reprocher à tous les philosophes), il n’est pas inutile de citer un passage de “Questions de méthode”, le premier chapitre de la deuxième partie des Règles de l’art :
« Si l’affirmation de l’irréductibilité de la conscience est une des dimensions les plus constantes de la philosophie des professeurs de philosophie, c’est sans doute parce qu’elle constitue une manière de définir et de défendre la frontière entre ce qui appartient en propre à la philosophie et ce qu’elle peut abandonner aux sciences de la nature et de la société. Ainsi, Caro, dans la leçon d’ouverture qu’il prononça à la Sorbonne en 1864, acceptait de concéder aux sciences positives les phénomènes extérieurs pourvu qu’on lui accordât en retour que les phénomènes de conscience relèvent d’un “ordre supérieur de faits, de réalités et de causes qui échappent, non seulement aux prises actuelles, mais aux prises possibles du déterminisme scientifique” (*). Texte lumineux, qui fait apparaître que rien n’est si nouveau sous le soleil de la philosophie et que, en se battant contre le matérialisme ou le déterminisme, nos modernes défenseurs de la liberté, de l’individu et du “sujet” visent, sans toujours le savoir, à défendre une hiérarchie, et la différence de nature ou d’essence qui sépare les philosophes de tous les penseurs, souvent caractérisés comme “scientistes” ou “positivistes”, qui, non contents de faire profession de “réduire le supérieur à l’inférieur” et de prendre ainsi son objet à la discipline supérieure, poussent l’impudence, avec la sociologie de la philosophie, jusqu’à prendre pour objet la discipline souveraine, par un renversement intolérable de l’ordre intellectuel établi. » (8)

Contrairement à ce que certains croient, il n’est pas gênant, ni fantaisiste, d’admettre que Bourdieu fait état de raisons convaincantes à propos de l’aristocratisme philosophique et, simultanément, qu’il met tant d’ardeur dans sa dénonciation qu’il semble jeter le bébé avec l’eau du bain. De la même manière qu’il a sans doute été extraordinairement lucide sur le monde social et ses déterminations, tout en ne réfrénant guère le sentiment d’indignation qui l’a poussé à militer. Bouveresse l’a, me semble-t-il, bien compris et en a intelligemment fait son profit.

On peut apercevoir à bien des occasions, dans l’œuvre de Bourdieu, le souci qui reste le sien de ne pas départager ce qui ne peut l’être de façon certaine. Et je ne fais pas seulement référence ici, comme le fait Bouveresse, à « la pluralité des ordres, dans un sens pascalien ou quasi-pascalien », ni à la multitude des « oppositions binaires et des alternatives auxquelles la philosophie », mais aussi le sens commun, nous ont habitués. Je pense surtout au couple que constituent l’ontogenèse et la phylogenèse - si souvent évoqué par Bourdieu - et dont il convient de rappeler un des termes, sans jamais oublier l’autre. Ce qui pourrait illustrer qu’on ne peut démêler le vrai du faux qu’en combinant les approches, voire en les superposant, y compris lorsqu’elles semblent incompatibles. Il ne s’agit là, comme dirait Wittgenstein, que d’accepter de changer de “jeu de langage”.

Sur cette dernière question, Jacques Bouveresse a beaucoup à nous apprendre. Ainsi, pour qui reste fidèle à une certaine idée de la raison, il y a une différence capitale entre la mise en cause, par Foucault, de la distinction entre le vrai et le faux (9) et les interrogations de Wittgenstein sur cette même distinction (10). Bouveresse nous aide à le comprendre.

(1) Disponible à la lecture sur une page du site http://philosophie-cdf.revues.org/213 et peut être acquis, sur la même page, pour être visionné sur une tablette de lecture.
(2) Comme, par exemple, Didier Eribon.
(3) “Notice biographique” in Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, Tel, 1976, p. 27.
(4) Ce texte a été publié in Fabrice Clément, Marta Roca y Escoda, Franz Shultheis et Michel Berclaz (dir.), L’inconscient académique, Seismo Verlag, Zürich, 2006.
(5) Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997.
(6) Pascal, Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, Delmas, 1952, p. 403.
(7) Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, Seuil, 1962, fr. 90, p. 60.
(*) Cf. C. Becker, “L’offensive naturaliste”, in C. Duchet (éd.), Histoire littéraire de la France, t. V, 1848-1917, Paris, Éditions Sociales, 1977, p. 252.
(8) Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992, p. 266.
(9) Je recommande tout particulièrement la vidéo de la conférence que Jacques Bouveresse a donnée le 27 mai 2013 et intitulée Le désir, la vérité et la connaissance : la volonté de savoir et la volonté de vérité chez Foucault. On ne peut y accéder directement ; il faut d’abord aller sur le site du Collège de France, puis cliquer sur la rubrique "Vidéo, audio, tous les médias", et, dans l'espace mots-clés, taper l'intitulé de la conférence ou certains de ses mots (le flux de cette vidéo étant assez lourd, il est préférable, pour ne pas subir des interruptions, de la télécharger).
(10) Ludwig Wittgenstein, Op. cit., §§ 514 et 515, p. 122.

Autres notes sur Bouveresse :
La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie
Essais VI. Les lumières des positivistes
Qu’est-ce qu’un système philosophique ?
Le danseur et sa corde
Nietzsche contre Foucault
De la philosophie considérée comme un sport
Jacques Bouveresse est mort
Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut