Le chapitre « Les fondements historiques de la raison » des Méditations pascaliennes
de Pierre Bourdieu
Je viens de relire le chapitre 3 des Méditations pascaliennes (1). Un commentaire anonyme placé sous ma note de lecture du 4 avril 2010 m’y a conduit. Je souhaitais en effet y répondre de façon circonstanciée, plus longuement aussi que ne le permet un commentaire du commentaire.
La question soulevée par l’auteur du commentaire est d’importance : les anthropologues – du moins ceux qui s’inscrivent dans les démarches rationnelles issues de la culture occidentale – détiennent-ils une quelconque légitimité à dire la vérité de cultures différentes de la leur ? Plus précisément, le rationalisme occidental et l’esprit scientifique qui l’accompagne représentent-ils un trait culturel original et exceptionnellement fiable pour tout qui cherche à démêler le vrai du faux ?
Que certains affirment qu’il en est ainsi, afin d’y voir le signe d’une supériorité culturelle, est assurément regrettable, car ceux-là sont aveugles à la question – ô combien complexe – des critères de réussite d’une culture. Que d’autres prétendent qu’il ne peut en être ainsi, faute de quoi serait rompue l’égalité entre les peuples et plus spécialement le droit qu’aurait chacun d’eux de posséder sa vérité et son destin, est tout aussi regrettable, car c’est là confondre naïvement l’égal et l’identique. En fait, la question réclame une réponse nuancée.
La science, un outil performant ?
Si l’on invente un outil qui permet de mieux comprendre le réel – comme par exemple la lunette avec laquelle, en janvier 1610, Galilée aperçut les satellites de Jupiter –, on dispose d’un avantage heuristique – circonscrit au domaine de recherche auquel il s’applique – que nul ne peut nier. Des modes de pensée peuvent – même s’ils ne sont pas nés de la volonté de savoir, ni voués au savoir – constituer des atouts de la recherche, voire des outils de recherche. En est-il ainsi du rationalisme quantitatif né en Europe au début du XVIIe siècle et de la démarche scientifique à laquelle il est associé ? Si l’on en accepte l’hypothèse, il faut alors s’intéresser aux défauts de l’outil. Car de même que Galilée vérifia la précision des soixante lunettes qu’il construisit (et admit que quelques-unes seulement permettaient de voir ou de mieux voir les objets lointains), de même la fiabilité et la fécondité du mode de pensée scientifique doit-elle être continûment vérifiée. D’autant que ce mode de pensée n’a jamais cessé d’évoluer et que les résultats auxquels il a abouti varient très fort selon l’objet auquel on l’applique.
L’hypothèse selon laquelle la démarche scientifique permet de révéler des aspects cachés du réel suppose, dans le domaine précis des connaissances qui en bénéficient, une supériorité de ceux qui adoptent cette démarche par rapport à ceux qui l’ignorent. Ce n’est pas pécher par ethnocentrisme que d’user d’outils propres au chercheur et à sa culture pour étudier une société qui en est privée. Ce le serait bien sûr de laisser l’outil influer sur le choix de l’objet de recherche.
Les sciences sociales participent-elles de la démarche scientifique ? Le comportement humain ne se laisse pas étudier facilement. Les difficultés d’approche, les résultats acquis, la résistance du sens commun, tout concourt à fortement différencier les sciences de la nature des sciences de l’homme, au point que nombreux sont ceux qui doutent de la scientificité de ces dernières. Mais s’il est prudent de ne pas se reconnaître hâtivement des qualités qu’on n’a pas, il est désastreux d’assumer sa subjectivité sous le fallacieux prétexte que l’objectivité est inaccessible. Ce qui importe, c’est sans doute de ne jamais renoncer à placer sa subjectivité sous vigilance et à tendre vers cette impossible objectivité, bref à chercher avec rigueur.
Pierre Bourdieu a beaucoup réfléchi à ces questions. Et il en a dit bien des choses intéressantes tout au long de son œuvre. Il m’a semblé utile de privilégier dans tout ça le chapitre 3 des Méditations pascaliennes, parce que, en revenant aux origines de la science moderne (Descartes et Pascal), il s’y donne l’occasion de montrer combien la pensée à toujours dû se battre avec elle-même et combien ce qu’elle gagne sur un terrain, elle le perd sur un autre (ce qui est le vrai visage de l’égalité relative des cultures).
Le premier paragraphe du chapitre situe bien la difficulté :
« Le sociologue n’est-il pas menacé d’une sorte de schizophrénie, dans la mesure où il est condamné à dire l’historicité et la relativité dans un discours prétendant à l’universalité et à l’objectivité, à caractériser la croyance dans une analyse impliquant la mise en suspens de toute adhésion naïve, à soumettre la raison scolastique à une critique inévitablement scolastique, dans ses conditions de possibilité et dans ses formes d’expression, bref, à ruiner en apparence la raison dans une argumentation rationnelle, à la façon de ces patients qui commentent ce qu’ils disent ou ce qu’ils font par un métadiscours qui le contredit ? Ou bien n’est-ce là qu’une illusion, née de la répugnance à accepter l’historicité de la raison, scientifique ou juridique ? » (p. 113)
Le sociologue dont Bourdieu parle ainsi est bien sûr celui qui s’impose de réfléchir aux bases épistémologiques de sa recherche, ce qui est moins courant qu’on ne pourrait le croire.
L’origine !
D’emblée, Bourdieu fait place à deux des plus importants protagonistes de la science naissante : Descartes et Pascal. Et c’est au second qu’il accorde la parole, en vue de dénier au premier la légitimité de sa démarche. Descartes fait – comme on le sait – table rase et s’emploie à reconstruire le savoir maillon par maillon au départ d’une évidence première. Mais l’intérêt des propos de Pascal ne tient pas à ce qu’il raille la naïve ambition de Descartes, mais plutôt qu’il démonte le mécanisme par lequel nous croyons savoir ce que nous sommes accoutumés à croire. « "Qu’est ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? […]" » cite Bourdieu (p. 114).
C’est que toute la difficulté réside dans l’origine ! Le savoir en vient, le mythe l’expose. L’histoire est le principe, avant même qu’aucun principe ne puisse être évoqué. Évidemment, l’histoire a aussi facilement bon dos. Et rien n’est sans doute plus périlleux que de se risquer à en décrire la marche. Oser ou non s’y référer, c’est l’élément principal de ce qui sépare Bourdieu de Lévi-Strauss. (2) Mais c’est ce même péril qui conduit Bourdieu à préférer analyser comment l’histoire contient et cache l’arbitraire de ce que nous prenons pour des choix justifiés, plutôt que de se risquer à interpréter tel ou tel continuum. Dans le chapitre 3 des « Méditations pascaliennes », on trouve un exemple de ce genre d’analyse qui a le grand mérite d’éclairer la logique de l’arbitraire, telle qu’elle peut être également à l’œuvre dans les mondes scientifique, juridique ou artistique. Cet exemple, c’est celui de la force, que le sens commun semble souvent ignorer et que les demi-habiles prétendent omniprésente. Que l’histoire s’en mêle et ces points de vue opposés s’effacent devant un troisième qui les explique.
« À l’origine, il n’y a que la coutume, c’est-à-dire l’arbitraire historique de l’institution historique qui se fait oublier comme telle […].
[…]
Mais la force de la coutume n’annule jamais complètement l’arbitraire de la force, soutien de tout le système, qui menace toujours de se dévoiler au grand jour. Ainsi, la police rappelle par sa seule existence la violence extra-légale sur laquelle repose l’ordre légal (et que la philosophie du droit, Kelsen notamment, avec sa théorie de la "loi fondamentale", vise à occulter). Il en va de même, quoi que de manière plus insidieuse, des ruptures critiques dans le cours de l’histoire de "l’ordre des successions" qu’introduisent les coups d’État, actions extrêmes de violence extra-ordinaire qui viennent rompre le cycle de la reproduction du pouvoir, ou, plus banalement, les moments inauguraux où un agent socialement destiné à l’exercice légitime de la violence physique ou symbolique (roi, ministre, magistrat, professeur, etc.) est investi (d’un nouveau mandat). Avec le coup d’État, qu’on l’entende au sens classique (rappelé par Louis Marin commentant Naudé) d’action exceptionnelle à laquelle un gouvernement a recours pour assurer ce qu’il conçoit comme le salut de l’État, ou au sens moderne, plus restreint, d’entreprise violente par laquelle un individu ou un groupe s’empare du pouvoir ou change la Constitution, ce sont la violence et l’arbitraire de l’origine et, du même coup, la question de la justification du pouvoir qui ressurgissent, dans "l’éclat, la violence, le choc de l’absolu de la force", comme dit encore Louis Marin ; c’est la rupture avec l’exercice "légitime" du pouvoir comme représentation de la force capable de se faire reconnaître par le seul fait de se faire connaître, de se montrer sans s’exercer. L’exhibition de la force, dans la parade militaire, mais aussi dans le cérémonial judiciaire – tel que l’analyse E. P. Thompson –, implique en effet une exhibition de la maîtrise de la force, ainsi maintenue dans le statut de force en puissance, qui pourrait servir mais dont on ne se sert pas : la montrer, c’est montrer qu’elle est assez forte, et assez sûre de ses effets pour faire l’économie du passage à l’acte. Elle est une dénégation (au sens vrai de Verneinung) de la force, une affirmation de la force qui est inséparablement une négation de la force, cela même qui définit une force de police policée, capable de s’oublier et de se faire oublier en tant que force et ainsi convertie en force légitime, méconnue et reconnue, en violence symbolique. (Si, à la façon du coup d’État, les "violences policières" suscitent le scandale, c’est peut-être parce qu’elles menacent la croyance pratique qui fait la "force publique", force reconnue comme légitime parce que capable de s’exercer – notamment en ne s’exerçant pas réellement – en faveur de ceux-là mêmes qui la subissent.) » (p. 114-116)
« Les ambitions tyranniques, qui visent à absolutiser un des principes de vision et de division et à le constituer ainsi en fondement ultime et indépassable de tous les autres, sont, paradoxalement, des revendications de légitimité, parfois inconséquentes. Ainsi, la force ne peut s’affirmer comme telle, comme violence sans phrases, arbitraire qui est ce qu’il est, sans justification ; et c’est un fait d’expérience qu’elle ne peut se perpétuer que sous les dehors du droit, la domination ne parvenant à s’imposer durablement que dans la mesure où elle parvient à obtenir la reconnaissance, qui n’est que la méconnaissance de l’arbitraire de son principe. Autrement dit, elle veut être justifiée (donc reconnue, respectée, honorée, considérée), mais elle n’a quelque chance de l’être qu’à condition de renoncer à s’exercer (tout usage de la force en vue d’obtenir sa reconnaissance ne pouvant qu’apporter un redoublement, symboliquement autodestructif, de l’arbitraire). Il s’ensuit que des pouvoirs fondés sur la force (physique ou économique) ne peuvent attendre leur légitimation que de pouvoirs qu’on ne peut suspecter d’obéir à la force ; et que l’efficacité légitimatrice d’un acte de reconnaissance (hommage, signe de déférence, manifestation de respect) varie en fonction de l’indépendance, plus ou moins grande, de celui qui l’accorde, agent ou institution, à l’égard de celui qui la reçoit (et aussi de la reconnaissance dont il est lui-même crédité). Elle est presque nulle dans le cas de l’autoconsécration (Napoléon prenant la couronne des mains du pape pour se couronner lui-même) ou de l’autocélébration (un écrivain faisant son propre panégyrique) ; elle est faible lorsque les actes de reconnaissance sont accomplis par des mercenaires (une claque de théâtre, des publicitaires, des propagandistes), des complices ou même des proches ou des familiers, dont les jugements sont suspects d’être imposés par une forme de complaisance égoïste ou d’aveuglement affectif, et lorsque ces actes entrent dans des circuits d’échanges voués à être d’autant plus transparents qu’ils sont plus directs et plus courts, comme l’intervalle temporel qui les sépare (les "renvois d’ascenseur" entre auteurs de comptes rendus, par exemple). À l’opposé, l’effet de légitimation atteint son maximum quand toute relation réelle ou visible d’intérêt matériel ou symbolique entre les institutions ou les agents concernés disparaît et que l’auteur de l’acte de reconnaissance est lui-même plus reconnu.
Ainsi, il faut dépenser de la force pour faire méconnaître et reconnaître la force et produire cette force justifiée qu’est le droit. » (pp. 125-126 ; c’est moi qui souligne).
La vigilance…
Voilà ainsi révélé comment les rapports sociaux et les comportements doivent tant à des déterminations bien peu conscientes. Et la tâche du sociologue – du moins est-ce le point de vue de Bourdieu – est bien de tenter de cerner ces déterminations-là, c’est-à-dire celles que le sens commun ignore. On peut bien sûr douter : douter qu’il se trouve des déterminations non conscientes (il existe – au moins implicitement – une sociologie fondée sur l’idée que les comportements sont transparents) ; ou encore douter qu’il soit possible d’appréhender le non conscient (c’est en quelque sorte la position d’une sociologie comme celle de Raymond Boudon). C’est alors que, effectivement, le discours sociologique et le discours de sens commun deviennent compatibles (ce qui ne signifie pas qu’ils soient identiques). Sinon, il faut bien admettre qu’existent – au moins potentiellement – des savants qui accèdent à un savoir ignoré des non savants. Bien sûr, ceux-ci peuvent se tromper, tout comme ils peuvent abuser de leur savoir. Mais la rupture avec le sens commun est nécessaire, inévitable. On apprend autre chose et sans doute davantage lorsqu’on est méthodique que lorsqu’on ne l’est pas ; Descartes avait au moins raison sur ce point.
De là à affirmer que la raison a raison, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir. Car la raison manque de ce premier socle, cette première évidence, que Descartes a cru trouver. Elle a donc elle aussi une origine arbitraire. On est tenté de la croire souveraine (3), tout comme seraient souveraines ces analyses des origines propres à démasquer l’arbitraire…
« Mais les sciences historiques ne sont pas condamnées au pur constat (pascalien), par soi salutaire et libérateur, de l’arbitraire originel. Elles peuvent aussi se donner pour tâche de comprendre et d’expliquer leur propre genèse et, plus généralement, la genèse des champs scolastiques, c’est-à-dire les processus d’émergence (ou d’autonomisation) dont ils sont issus, ainsi que la genèse des dispositions qui se sont inventées à mesure que les champs se constituaient, et qui s’inscrivent peu à peu dans les corps au cours du processus d’apprentissage. C’est à ces sciences qu’il appartient en propre de fonder non en raison, mais, si l’on peut dire, en histoire, en raison historique, la nécessité ou la raison d’être proprement historique des microcosmes séparés (et privilégiés) où s’élaborent des énoncés à prétention universelle. » (p. 128)
Autrement dit, la raison doit surveiller la raison et le sociologue doit exercer, à l’égard de sa propre démarche, une vigilance de tous les instants.
C’est cette vigilance, et l’incessante affirmation de sa nécessité, qui confère à l’œuvre de Bourdieu à la fois sa force et sa faiblesse : force d’une pensée qui se met sans cesse sous surveillance et évite ainsi de se laisser embarquer par le sens commun ; faiblesse d’un discours qui ressasse une exigence poussant à dénoncer ceux qui la transgressent. S’il en est qui ont ri en lisant la première page de l’avant-propos des Règles de l’art (4) (5), c’est qu’ils ont pris pour un cinglant dénigrement ce qui n’est que la mise à distance que réclame une analyse bien décidée à rompre avec le sens commun. Ceux-là n’ont pu rire que d’un rire commun, le rire de ceux qui croient que seuls les autres s’illusionnent. Mais tous les sociologues, même les plus vigilants, participent aussi du sens commun, car ils ne vivent pas que de leur métier, que dans leur métier. Et les naïvetés du quotidien – telles qu’on peut sociologiquement les dévoiler – ne les épargnent aucunement. À voir de la méchanceté là où il y a détachement, on commence peut-être par rire (du rire malsain que suscitent les faux délices de la méchanceté), mais on finit effectivement par pleurer.
Bourdieu ambigu
Même si elle a un caractère à ce point théorique qu’elle en devient illusoire, une question se pose : les résultats de l’étude rigoureuse du monde social sont-ils susceptibles d’être diffusé dans ledit monde social ? Y sont-ils acceptables ? Y sont-ils utiles ? Bourdieu pensait que oui. Et il y voyait même l’occasion de mettre à la disposition des dominés des moyens (certes très limités) de se déprendre de ce qui, en eux-mêmes, participe de la domination. Cette attitude, qu’il avait timidement adoptée dans Questions de sociologie par exemple (6), il va la radicaliser dès lors qu’il affirmera sa militance dans les dernières pages des Règles de l’art (7). Il y a là une des manifestations de l’ambiguïté de Bourdieu, adepte proclamé d’une neutralité axiologique wébérienne à laquelle il contreviendra sans cesse davantage. On retrouve dans son œuvre une ambiguïté du même type au sujet du déterminisme. Tout ce que Bourdieu a écrit tend inexorablement à conforter l’idée que l’homme est – quoi qu’il en pense – privé de libre-arbitre, déterminé. Et pourtant, au-delà de la seule prudence qui incline à éviter les principes absolus ou radicaux, Bourdieu se révèle séduit par l’idée que l’on puisse – sans doute de façon très partielle – s’arracher aux déterminations, ne serait-ce que par la connaissance de celles-ci.
Je voudrais me risquer ici à formuler une hypothèse. C’est celle d’un parallèle possible entre Pascal et Bourdieu, un parallèle qui dépasse le simple attrait vis-à-vis du premier que le second confesse. Un des principaux tourments de Pascal – sinon le principal – fut sans conteste l’antinomie dont l’homme est frappé, écartelé entre sa misère et sa grandeur (8). C’est sans doute ce qui le conduisit à Jésus, à la fois homme et Dieu, à la fois misérable et grand. D’une certaine façon, il me semble que Bourdieu a été en proie au même tourment. La misère humaine lui est apparue très tôt comme une évidence, une évidence enrageante, obsédante, une évidence qu’il s’acharna à dépasser. Et son Jésus à lui, ce fut la sociologie. Miraculeusement (9), cette discipline – dotée des vertus heuristiques que lui garantit la démarche scientifique – n’est plus seulement un outil de connaissance du monde social ; elle devient une voie d’émancipation, un moyen de relever l’homme de sa chute originelle… (10)
Pierre Bourdieu fut un homme déchiré, mais aussi un homme de génie. Rien ne justifie qu’il soit traité aussi partialement que le font ses thuriféraires, que leurs motivations soient affectives ou politiques (11) ; rien ne justifie davantage qu’il soit traité aussi partialement que le font ses négateurs. L’œuvre – l’œuvre entière – mérite d’être lue sans a priori ; elle bouleverse comme bouleverse l’œuvre de Pascal, notamment parce qu’elle révèle un homme littéralement malade de la condition de l’homme.
On lui objecte sa langue. Elle fait pourtant partie de ce qu’on découvre. Si sa phrase est curieusement prédicative (12), longue, subtilement articulée, elle témoigne ainsi d’un constant souci de dire tout en disant la manière de dire, d’exhiber concomitamment le propos, son origine, ses errements évités, ses interprétations récusées, etc. Son tourment est dans sa langue. Et si Bourdieu est répétitif, c’est à la manière des leitmotivs chez Wagner : toujours revenant, jamais identiques, complétant le discours par leur répétition.
La science encore
Revenons une dernière fois à la science.
Incertaine sur le plan épistémologique, elle l’est tout autant sur le plan social. Qui mieux que Bourdieu a su montrer à la fois ce qui dément la vision idéalisée d’une activité scientifique entièrement vouée à la recherche du vrai et ce qui explique sa supériorité relative dans cette même recherche ?
« Les champs scientifiques, ces microcosmes qui, sous un certain rapport, sont des mondes sociaux comme les autres, avec des concentrations de pouvoir et de capital, des monopoles, des rapports de force, des intérêts égoïstes, des conflits, etc., sont aussi, sous un autre rapport, des univers d’exception, un peu miraculeux, où la nécessité de la raison se trouve instituée à des degrés divers dans la réalité des structures et des dispositions. Il n’existe pas d’universaux transhistoriques de la communication, comme le veulent Apel ou Habermas ; mais il existe des formes socialement instituées et garanties de communication qui, comme celles qui s’imposent en fait dans le champ scientifique, confèrent leur pleine efficacité à des mécanismes d’universalisation comme les contrôles mutuels que la logique de la concurrence impose plus efficacement que toutes les exhortations à l’"impartialité" ou à la "neutralité éthique".
Ainsi, le champ scientifique dans sa dimension générique contredit la vision hagiographique qui célèbre la science comme une exception aux lois communes d’une théorie générale des champs ou de l’économie des pratiques. La compétition scientifique présuppose et produit une forme spécifique d’intérêt, qui ne paraît désintéressée que par comparaison avec les intérêts ordinaires, pour le pouvoir et l’argent notamment, et qui est orientée vers la conquête du monopole de l’autorité scientifique, dans laquelle compétence technique et pouvoir symbolique sont inextricablement confondus. Mais, dans sa dimension spécifique, il se distingue de tous les autres champs (à des degrés différents selon son degré d’autonomie – qui varie selon les spécialités, les sociétés et les époques) par la forme organisée et réglée qu’y revêt la compétition, par les contraintes logiques et expérimentales auxquelles elle est soumise et par les fins de connaissance qu’elle poursuit. » (pp. 131-132)
Théorisée par certains philosophes (13), l’idée que la démarche scientifique ne vaut pas mieux que toute autre entreprise d’affirmation de la vérité a envahi la doxa. Une forme débridée de scepticisme et de relativisme, abreuvée par les stéréotypes d’ouverture, de tolérance et d’égalité fonctionnant sur le mode simpliste du « tout se vaut car tous se valent » a pénétré la grande majorité des discours dominants (14). Aujourd’hui, il est de bon ton d’assumer sa subjectivité sans prétendre être en quoi que ce soit préoccupé de vérité, sinon de la sienne, une parmi bien d’autres, ni meilleure, ni plus légitime que les autres. Qu’on est loin de Descartes qui jugea bon d’établir des Règles pour la direction de l’esprit, la quatrième – faut-il le rappeler – affirmant avec insistance : « La méthode est nécessaire pour la recherche de la vérité » (15).
Non, la recherche scientifique, dès lors qu’elle prend pour objet des sociétés qui l’ignorent, n’est pas condamnée à l’ethnocentrisme. Elle ne pourrait commettre pareil péché que si elle contrevenait à ses propres exigences. Et dans les rapports que des sociétés occidentales entretiennent avec des sociétés différentes, elle reste la seule voie d’une certaine lucidité sur la subjectivité occidentale. Bien sûr, sur ce point, la meilleure garantie serait que les sociétés s’ignorent totalement. Mais pour d’autres raisons, elles n’en prennent vraiment pas le chemin. Ainsi, le rationalisme quantitatif et l’esprit scientifique – sous des formes quelquefois très altérées – se répandent de plus en plus sur la planète, ce qui fait surgir des questions d’une nature toute différente de celle de la question qui me fut posée et que j’ai répétée au début de la présente note.
Quel est l’avenir de la science ? Bien malin qui pourrait le dire. Je caresse l’espoir – même si je suis enclin à croire que l’on ignore tout, ou presque – que le souci du vrai restera une des principales spécificités de l’esprit humain et que les moyens choisis pour s’y astreindre laisseront une place prépondérante à la raison. Mais il est difficile d’exclure que cela passera par des formes nouvelles qui, par rapport à mes préférences, connaîtront des hauts et des bas. Que Bourdieu n’est-il encore là pour étudier, par exemple, ce que révèle sur l’évolution des champs scientifiques les âpres débats qui opposent ceux qu’on appelle les climato-sceptiques à leurs adversaires ! Nul doute que l’image que la pensée commune se forge de la science en est modifiée et que, par contrecoup, la compétition au sein des champs scientifiques prenne également une tournure nouvelle.
(1) Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Liber, 1997.
(2) Cf. notamment Pierre Bourdieu, Le sens pratique Ed. de Minuit, Le sens commun, 1980, pp. 68-70 et Claude Lévi-Strauss La pensée sauvage, Plon, 1962, pp. 340-341. Il ne faut jamais perdre de vue que, alors que Bourdieu se focalise sur le fonctionnement de la société, c’est le fonctionnement de l’esprit humain qui a toujours – en fin de compte – retenu l’attention de Lévi-Strauss.
(3) Le primat absolu de la raison fut contesté plus d’une fois au cours de l’histoire de la philosophie. Cf. par exemple – et sur la base de considérations bien différentes : Montaigne in II, 12 ("Apologie de Raymond de Sebonde") ou Rousseau in l’Émile ("La profession de foi du vicaire savoyard").
(4) Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992, p. 9.
(5) L’auteur du livre auquel je consacre ma note de lecture du 4 avril 2010 affirme être de ceux-là.
(6) Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Ed. de Minuit, 1984, p. 70.
(7) Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire Seuil, 1992, pp. 459-472.
(8) Cf. les fragments 105 à 118 in Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, Seuil, 1962, pp. 64-68.
(9) Le miracle, chez Pascal, c’est ce qui aide à croire. Le miracle, chez Bourdieu, c’est l’espérance qu’il entretient que le dévoilement des déterminations puisse arracher l’homme à sa misère.
(10) De la même façon que Pascal trouve insupportable le calme et la sérénité avec lesquels Montaigne dit si justement les paradoxes et les impossibilités de la vie et du monde, Bourdieu ne peut comprendre le sang-froid et la placidité que Lévi-Strauss manifeste tout en décrivant une vie et un monde privés de sens.
(11) Qu’il soit clair qu’on peut aimer Bourdieu, le défendre, l’approuver, sans être abusivement partial ; Jacques Bouveresse, je crois, en donne l’exemple.
(12) Champion du relatif, Bourdieu s’exprime cependant par écrit sur un ton apodictique, ce qui peut sembler également ambigu. Mais c’est que, à l’écrit, il suppléait au caractère totalement hésitant, autocorrectif même, de sa pensée, telle qu’elle se révélait lorsqu’il s’exprimait oralement.
(13) Cf. par exemple Richard Rorty.
(14) Y compris un certain discours catholique antipapiste qui regarde volontiers les dogmes chrétiens comme des hypothèses.
(15) René Descartes, Œuvres et Lettres, textes présentés par André Bridoux, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, p. 46. On est tout aussi loin de bien des anti-cartésiens ; je pense par exemple à la manière d'étudier, telle que l'évoque Buffon dans son Premier discours.
Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut
Le sens pratique
Voilà encore une solide note de lecture, cher Jean! Son disciple le plus orthodoxe, Loïc Wacquant (UCBerkeley) dit que les Médidations Pascaliennes de son maître constituent le livre le plus extraordinaire jamais écrit par un anthropologue et un sociologue. Rien de moins.
RépondreSupprimerJe n'irai pas jusque là, mais j'avoue avoir été moi aussi subjugué par cet ouvrage. Particulièrement la sous partie sur le corps, les représentations, les émotions ("Habitus et incorporation", p 200 à 205)dont je cite ici un passage:
"On pourrait, par un jeu de mots heideggerien, dire que la disposition est exposition. C'est parce que le corps est (à des dégrés inégaux) exposé, mis en jeu, en danger dans le monde, affronté au risque de l'émotion, de la blessure, de la souffrance, parfois de la mort, donc obligé de prendre au sérieux le monde (et rien n'est plus sérieux que l'émotion, qui touche jusqu'au tréfonds des dispositifs organiques), qu'il est en mesure d'acquérir des dispositions qui sont elles-mêmes ouerture au monde, c'est-à-dire aux structures mêmes du monde social dont elles sont la forme incorporée."
En citant un extrait (1) étranger au chapitre 3, vous me tentez. Car Bourdieu – tout particulièrement dans les Méditations pascaliennes, effectivement – excite la réflexion.
RépondreSupprimerOserais-je vous solliciter sur une question que je considère comme d’importance ?
Je suis personnellement prêt à admettre l’essentiel de ce que Bourdieu explique à propos de l’apprentissage non conscient et qui peut être illustré par l’intermédiaire d’une des très nombreuses phrases dont il use pour cerner le phénomène, comme celles que vous citez ou encore comme celle-ci par exemple : « Les injonctions sociales les plus sérieuses s’adressent non à l’intellect mais au corps, traité comme un pense-bête. » (éd. 1997, p. 169) (Ce qui ne signifie nullement que l’"automate" est démasqué, car sa nature fait qu’on ne l’aperçoit, malgré le talent et la persévérance de Bourdieu, que comme ce crabe que l’on dévoile en grattant le sable, mais qui s’y dissimule à nouveau l’instant d’après.)
Mais, cela admis, voici ma question. Je cite à nouveau Bourdieu pour en établir les prémisses : « De la découverte qu’à l’origine de la loi il n’y a rien d’autre que l’arbitraire et l’usurpation, qu’il est impossible de fonder le droit en raison et en droit et que la Constitution, sans doute ce qui ressemble le plus, dans l’ordre politique, à un premier fondement cartésien, n’est qu’une fiction fondatrice destinée à dissimuler l’acte de violence hors la loi qui est au principe de l’instauration de la loi, Pascal tire une conclusion typiquement machiavélienne : faute de pouvoir faire accéder le peuple à la vérité libératrice sur l’ordre social ("veritatem qua liberetur"), parce qu’elle ne pourrait que menacer ou ruiner cet ordre, il faut le "piper", lui dissimuler la "vérité de l’usurpation", c’est-à-dire la violence inaugurale dans laquelle s’enracine la loi, en la faisant "regarder comme authentique, éternelle". » (ed. 1997, p. 201) Faut-il en conclure que la sociologie n’est réellement une sociologie que si elle renonce à s’exposer au monde social, où elle est condamnée soit à être refusée, soit à ruiner l’ordre en recréant un nouvel arbitraire, une nouvelle usurpation ? Autrement dit, et cette fois en termes pascaliens : lorsque l’habile parle, ne devient-il pas – par le seul fait de diffuser son savoir ou ce qu’il croit tel – un demi-habile ? En publiant son œuvre, Bourdieu ne fait-il pas le demi-habile lui-même, ce que corroborerait la virulence des attaques dont il fut et est encore l’objet ?
J’aimerais connaître votre avis, si du moins la question vous intéresse.
Cordialement.
(1) Dans la première édition de 1997, cet extrait figure page 168. Je suppose que la référence aux pages 200 à 205 correspond à la nouvelle édition de 2003 (dans la collection « Points essais ») que je ne possède pas.
Pardonnez moi pour le délai de réponse, cher Jean, d'autant que je ne suis pas sûr de pouvoir répondre de manière satisfaisante à cette question dont vous me faites l'insigne honneur de penser que mes modestes connaissances pourraient venir à bout...
RépondreSupprimerSi j'ai bien saisi tous les termes de votre question, j'ai le sentiment que la réponse se peut trouver justement dans... "Réponses. Pour une anthropologie Réflexive.", 1992, SEUIL, Pierre Boudieu avec Loïc J.D Wacquant.
Peut être dans la sous partie intitulée "Habitus, illusio, et rationalité" (pp 91-115) et certainement dans la partie suivante intitulée "Violence symbolique" qui semble faire écho au passage des Méditations que vous citez.
Mais je ne suis pas un adepte de cet ultrasceptisisme de Bourdieu, qui, peut être puise dans une rancoeur contre la culture bourgeoise et jacobine qui de fait relègue l'habitus occitan rural de son enfance. Habitus qu'il a donc lui même était contraint de reléguer au prix d'une violence symbolique exercer contre soi afin d'accéder à une conversion de classe.
Ce scepticisme le conduit donc à critiquer de la légitimité du pouvoir de l'Etat et consécutivement, le fondement du droit. Un anarchisme sociologique. Partant, on peut effet lui renvoyer son scepticisme et son relativisme. Mais c'est précisémment en insistant sur l'"objectivation" de sa propre position ("Il s'agit aussi et surtout d'objectiver sa position dans l'univers de la production culturelle, ici dans le champ scientifique et universitaire", Réponses, op.cit, p 49 et surtout dans "Esquisse d'une socio-analyse") qu'il compte éviter les pièges du subjectivisme.
Ainsi mis au jour, les déterminismes frapperaient moins les connaissances produites par le sociologue, contrairement au méta discours de l'Etat sur lui même (puisque c'est de Constitution, dont il s'agit dans votre passage), chargé de subjectivisme et d'intérets de classe, dans la vision bourdieusienne. Donc il a conscience que les instruments de son ultrascpeticisme peuvent se retourner contre lui mais il répond: "Objectivation du sujet objectivant", sorte de vaccin sociologique de la production de connaissance.
Pour ma part, j'estime que quand Bourdieu parle de "la violence inaugurale dans laquelle s’enracine la loi, en la faisant regarder comme authentique, éternelle" il ne voit pas le processus historique qui au contraire tente de s'affranchir de la violence monarchique et de l'arbitraire au prix d'efforts de la raison (Les Lumières, la séparation des pouvoirs...) et physiques (la Révolution) débouchant sur un nouvel ordre qui, fût-il arbitraire, à su instaurer les leviers de controle de son propre pouvoir. Quel autre systéme a proposé mieux jusqu'à aujourd'hui?
Si l'arbitraire de la démocratie parlementaire moderne est déboulonné, quid pour la remplacer aujourd'hui? Une médiarchie? Une résurgence des tribalismes? Un retour des gouvernements à base théocratiques, comme pourrait le laisser entrevoir le retour fracassant du religieux dans nos sociétés et son lot d'émotions irrationnelles délétères ?
Voilà, j'espère que je suis à peu près dans les clous de la discussion que vous souhaitiez ouvrir. Si non n'hésitez pas à préciser...
PS: La référence des Méditations Pascaliennes que je cite appartient en effet à l'édition Points-essais de 2003.
(commentaire en 2 parties : 1ère partie)
RépondreSupprimerOu vous me répondez en arguant des nécessités de l’action au motif que la question frise le sophisme (ce qui est tout à fait concevable), ou je me suis mal fait comprendre (ce qui est tout à fait possible).
Repartons de Pascal : frag. 90, La, 337, Br, que Bourdieu exploite aux pages 10 et 226 des Méditations pascaliennes.
« Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance, les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure.
Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon qu’on a de lumière. »
Ce fragment comporte un aspect paradoxal. Si l’habile est celui qui tait ce qu’il sait, par crainte d’entraîner le peuple dans l’aventure, dire ce qu’il en est de l’habile est se transformer soi-même en demi-habile. Bien sûr, Pascal n’a pas publié le fragment et l’on ignore si, vivant plus longtemps, il l’aurait fait. Reste que le raisonnement vaut pour celui qui, adhérant au raisonnement de Pascal, fait connaître ses recherches en sociologie et dévoile ainsi au peuple ce qui pourrait le conduire à l’aventure. À quoi Bourdieu aurait pu répondre que l’aventure crainte par Pascal, c’est principalement la Fronde (de même que l’aventure crainte par Montaigne – premier auteur des distinctions évoquées –, c’étaient les guerres de religion) (1). La question néanmoins demeure : dès lors que les déterminations sociales restent cachées, celui qui parvient – si tant est qu’il y arrive – à les identifier (par le biais de « la pensée de derrière ») doit-il ou peut-il en divulguer l’existence ? Et s’il le fait, quelles en seront les conséquences ?
J’avais cité, pour illustrer l’importance de ce que l’habile doit éviter de révéler, ce passage où Bourdieu évoque l’illégitimité de tout fondement légal (là où Pascal se contente d’évoquer la façon dont les personnes de grande naissance sont honorées). Mais, évidemment, c’est l’ensemble des déterminations cachées qui est en cause. Or, Bourdieu adopte à cet égard une attitude qui n’est pas non plus exempte de contradiction, particulièrement repérable dans les deux chapitres (le 3 et le 4) de Réponses vers lesquels vous m’avez renvoyé. Ainsi écrit-il : « […] on peut se servir de la connaissance de ces mécanismes pour leur échapper et pour prendre par exemple ses distances par rapport à ses dispositions. Les stoïciens aimaient à dire que, ce qui dépend de nous, ce n’est pas le premier mouvement, mais seulement le second. Il est difficile de contrôler l’inclination première de l’habitus, mais l’analyse réflexive, qui nous enseigne que nous donnons nous-mêmes à la situation une part de la force qu’elle a sur nous, nous permet de travailler à modifier notre perception de la situation et par là notre réaction. Elle nous rend capables de maîtriser, jusqu’à un certain point, certaines des déterminations qui s’exercent à travers la relation de complicité immédiate entre position et dispositions. » (2) Bien mieux, il va jusqu’à écrire : « je n’ai pas vraiment choisi la plupart des choses que j’ai faites » (3), ce qui est une manière de dire qu’il en aurait choisi certaines. L’œuvre de Bourdieu se voue ainsi – presque page après page, ai-je envie de dire – à faire admettre l’existence de déterminations non conscientes auxquelles lui-même, du seul fait qu’il les débusque, pourrait échapper (voire permettre à d’autres d’aussi y échapper). On touche là une antinomie du même type de celle qui l’a souvent amené à prôner la neutralité axiologique du chercheur, d’un côté, et l’action politique en faveur des dominés, de l’autre.
(à suivre)
(2ème partie)
RépondreSupprimerVous-même écrivez « Ce scepticisme le conduit donc à critiquer de la légitimité du pouvoir de l'Etat et consécutivement, le fondement du droit. » Il m’est difficile de vous approuver. Si, incontestablement, Bourdieu donne à voir un ressentiment qui n’est pas étranger à ses origines, je n’appellerais pas cela du scepticisme, et moins encore de l’« anarchisme », fût-il « sociologique ». Car lorsqu’il dit qu’« il n’y a rien d’autre que l’arbitraire et l’usurpation » à l’origine de la loi, il me semble qu’il ne vise aucunement un régime politique plutôt qu’un autre ; il parle de la nature même de la loi ; il partage la désespérance de Pascal liée à la raison des effets. Évidemment, ses engagements contre le régime politique actuel – que vous-même défendez comme le moindre des maux de manière assez churchillienne – peuvent paraître autoriser votre lecture de son analyse de la violence symbolique ; mais ce serait invalider la dimension ‘objectivante’ de sa sociologie et ignorer l’inspiration pascalienne dont il se réclame.
Soyons de bon compte : rien n’est simple, moins encore chez Bourdieu que chez beaucoup d’autres. Et si vous inclinez vers son versant militant (ce qui n’est nullement mon cas), je puis comprendre que vous regardiez comme un sophisme ce constat (d’ailleurs toujours contestable) que les humains ne jouissent d’aucun libre-arbitre et que leurs constructions les plus reconnues reposent sur du sable. Après tout, le sociologue taisant sa recherche (que ma question supposait) a l’air aussi paradoxal, sinon davantage, que le déterministe libéré ou le chercheur militant. Reste que cette question – pour moi – n’est ni dérisoire, ni farfelue, ni oiseuse. Elle situe la principale difficulté à laquelle se heurte l’ambition d’étudier le comportement humain, et aussi le néant sur lequel il nous revient de construire le sens à donner à l’existence.
(1) La crainte de la guerre est toujours vive au sortir d’une guerre. Celle de 39-45 a si bien inscrit dans les mémoires qu’elle n’est advenue que du fait de monstrueux criminels qu’elle a pu faire croire que le danger était idéologique ou politique, plutôt que simplement polémique (au sens étymologique du mot). Il suffit de comparer avec le pacifisme né de la guerre de 14-18 pour s’en convaincre.
(2) Pierre Bourdieu avec Loïc J. D. Wacquant, Réponses, Seuil, Coll. "Libre examen", 1992, p. 111.
(3) Ibid., p. 132.