dimanche 18 mars 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'État (1)

Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992
de Pierre Bourdieu


PREMIÈRE NOTE *

Voilà un livre qui vient à point !

En préparant l’édition des cours professés par Bourdieu au Collège de France durant les années 89-90, 90-91 et 91-92, Patrick Champagne, Remi Lenoir, Frank Poupeau et Marie-Christine Rivière ont permis au débat relatif à la sociologie pragmatique de rebondir. Car tous ceux qui liront Sur l’État (1) - personnellement, j’en recommande très vivement la lecture - ne manqueront pas d’y trouver tout ce qui justifie que la sociologie se construise en rupture avec le discours commun. On a dit que cette sociologie-là pratiquait le surplomb (2). En lisant Sur l’État, il m’a semblé que plutôt que de surplomb - expression qui implique une position de hauteur, au sens aussi où la hauteur peut péjorativement désigner quelque chose comme de l’arrogance -, il conviendrait de parler de niveau causal. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Lorsque ce qui est recherché, ce sont les causes de l’état dans lequel se trouve le monde social et de ce qui l’amène à évoluer, il importe en effet de faire porter son effort d’élucidation à un niveau où l’on peut espérer entr’apercevoir la genèse des comportements, des opinions et des discours (3).

Deux questions restent ouvertes, c’est évident. La première porte sur l’inconscience des déterminations : est-il certain que ce qui influe le plus sur le comportement de l’homme échappe à sa conscience immédiate ? La deuxième a trait à l’utilité d’un savoir qui découlerait de la prise en considération du principe de non-conscience et de son corollaire, celui de l’illusion de la transparence : quel usage peut-on faire d’un savoir qui dénie les raisons que l’homme se donne d’agir ?

À la première, il peut être répondu que, si l’on veut s’adonner à la sociologie, il n’est pas possible de se passer d’y répondre, ne serait-ce que provisoirement. D’autant que les résultats en apprennent plus sur la validité de la démarche que toute justification a priori. L’hypothèse de la non-conscience réclame une approche comportant d’importantes précautions qui lui sont spécifiques, c’est certain. Le risque d’infalsifiabilité est important. Mais qui peut pour autant nier que celui qui parle est en mesure de respecter des règles de grammaire qu’il ignore ? Et n’est-il pas dès lors déraisonnable de renoncer à explorer cette voie, serait-ce même au motif de « son caractère surplombant et [de] la distance dans laquelle elle se tient par rapport aux capacités critiques développées par les acteurs dans les situations de la vie quotidienne » (4) ?

À la deuxième, il est autrement plus malaisé de répondre. Car le savoir n’échappe pas à ce qui détermine sa poursuite, son accumulation et sa diffusion. De la même façon qu’il existe une forme d’intérêt qui encourage au désintéressement (5), il existe des raisons - certainement peu conscientes - qui excite la curiosité, parmi lesquelles peu nombreuses sont sans doute celles qui ne sont pas d’une manière ou d’une autre liées au retentissement possible des recherches. Les cours auxquels Sur l’État nous donne accès comporte quelques indications sur ce que Bourdieu en pensait. J’y reviendrai.

* * *


La première chose qu’il me paraît important de relever au sujet de Sur l’État, c’est la différence considérable existant entre les écrits de Bourdieu et ses cours oraux. Autant les premiers usent d’une langue à laquelle il faut s’habituer et qui, par conséquent, peut en rebuter beaucoup, autant sa manière de s’exprimer au Collège de France manifeste un constant souci didactique et la transcription qui nous en est livrée se lit très aisément et très agréablement.

Certains pourraient regretter de n’y pas trouver un plan impeccablement structuré. Le propos suit un fil assez précis, mais le lecteur - après l’auditeur - doit se le remémorer continûment par un effort personnel. C’est que ce que Bourdieu veut expliquer est incompatible avec une présentation qui, aussi peu que ce soit, laisserait penser que les modèles explicatifs sont impeccables, définitifs et pérennes. À cela, s’ajoute le fait que l’exposé d’une recherche scientifique affronte toujours « une dispersion » qui multiplie les risques d’incompréhension. Le cours a été écrit, mais Bourdieu choisit une certaine forme d’improvisation. Et il s’en explique :
« [...] en présence d’un discours spécialisé, on est obligé de prendre acte d’une dispersion du point de vue de la compétence spécifique susceptible d’être mise en œuvre dans la réception d’un discours à prétention scientifique.
Je ressens très fortement cette dispersion et une part du travail d’élocution que j’essaie de faire - c’est la raison pour laquelle je ne lis pas le cours que je pourrais lire puisqu’il est écrit - tient au fait que je crois percevoir des signes dans l’assistance... Le discours oral à cette particularité par rapport au discours écrit, c’est qu’on est en présence d’un public. Je me réfère à un modèle important qui a introduit une révolution dans la compréhension des poèmes homériques : c’est l’idée que les poètes oraux parlaient en présence d’un public ; ils se servaient de schèmes d’improvisation - on n’improvise jamais avec rien - et ils improvisaient aussi en présence de cette censure particulière que représente la présence d’un public que l’on a sous les yeux.
» (p. 281)

En l’occurrence, les cours montrent que Bourdieu est sans cesse attentif à éviter les interprétations simplistes de ce qu’il dit. Sa hantise, c’est que les exemples qu’il donne, les modèles qu’il esquisse, les genèses auxquelles il se risque soient pris au mot, donc vus davantage pour ce qui en est dit plutôt pour ce qu’ils sont censés suggérer.
« Il y a toujours quelqu’un dans la salle, pour qui les choses obscures sont claires et qui, brusquement, se dit : “Voilà ce qu’il voulait dire !” C’est pourquoi j’emploie délibérément plusieurs langages. Je dis souvent, pour expliciter ma manière de penser et de parler, que c’est en changeant la manière de dire les choses qu’on se libère de la manière ordinaire dans laquelle on est enfermé ; c’est une manière de trouver des pistes, des voies. Des choses qui m’ont servi à trouver des voies peuvent servir à d’autres. C’est pourquoi je vous en fais part, alors que dans un livre, il n’en reste plus qu’une. Du point de vue de la communication, le livre est plus rigoureux qu’un discours oral, mais il est aussi beaucoup plus pauvre, moins efficace... Beaucoup de gens me disent : “Quand on vous entend, on comprend tout ; quand on vous lit, on ne comprend rien”, alors que pour moi, c’est la même chose. La différence, c’est précisément cette ouverture sémantique qu’on peut conserver à l’oral et que je me sens obligé de faire disparaître à l’écrit. » (pp. 197-198)

Je n’ai pas eu la chance de pouvoir assister à un seul des cours donnés par Bourdieu au Collège de France. Mais j’ai eu l’occasion de l’entendre dans la première moitié des années 80, une première fois lors d’une conférence, une deuxième fois au cours d’un séminaire qu’il a tenu à l’Université de Liège à l’invitation du professeur Jacques Dubois. La première fois, il avait parlé environ une heure et j’avais clairement ressenti que le public ne comprenait pas ce qu’il cherchait à dire, principalement en raison des multiples précautions qu’il prenait pour s’expliquer. La deuxième fois, disposant de bien davantage de temps et s’adressant à un public prévenu, il m’avait semblé bien mieux compris. Tout cela pour dire que Bourdieu a toujours eu besoin d’énormément de temps pour exposer ses idées. Celles-ci sont à l’opposé des slogans et des formules et ne se prêtent ni au résumé, ni à la synthèse.

Ce que Bourdieu est continûment soucieux d’esquiver, ce sont les interprétations de ses propos qui les tirent vers le schématique et qui aboutissent alors le plus souvent à lui faire dire le contraire de ce qu’il veut dire. Un seul exemple : les jugements de valeur. Voici un extrait de son cours où il s’en explique :
« Je vais encore évoquer l’essayisme qui tombe à bras raccourcis sur mes analyses de l’école sans rien comprendre. Il existe des hiérarchies des légitimités culturelles, [...] un ordre social objectif qui fait que celui qui cite Dalida à l’examen a 0 et celui qui cite Bach a 18 : c’est un fait sur lequel je n’ai pas à prendre parti. Les gens confondent cette proposition que Weber appelait “proposition inspirée par la référence aux valeurs” avec un “jugement de valeur”. Il y a, dans la réalité, des valeurs auxquelles le sociologue se réfère et qu’il enregistre : ne pas connaître et reconnaître cette hiérarchie des valeurs rendrait la réalité absurde. Confondant la référence aux valeurs avec les jugements de valeur, on attribue au sociologue des jugements de valeur, alors qu’il n’opère que par référence aux valeurs [qui existent dans la réalité]. [...]
Le processus de construction de l’universel s’accompagne d’un processus de monopolisation de l’universel et, du même coup, d’un processus de dépossession de l’universel, qu’on est en droit de décrire comme une sorte de mutilation. Si la sociologie de la culture a une dimension critique, si elle peut sembler très violente, c’est parce qu’elle fait apparaître, à des gens qui se veulent humanistes, qu’une partie des humains sont dépossédés de leur humanité au nom de la culture. S’il est vrai que la culture est universelle, il n’est pas normal que tout le monde n’ait pas accès à l’universel, qu’on n’universalise pas les conditions d’accès à l’universel. Au lieu de dire : “Bourdieu dit que Aznavour c’est aussi bien que Bartók”, il faut dire : “Bourdieu dit que la culture à prétention universelle, universellement reconnue comme universelle dans les limites d’un univers déterminé, est distribuée de telle façon que seule une partie des destinataires légitimes en termes de norme éthique (égalitarisme) a réellement accès à cet universel ; une partie très importante de l’humanité est dépossédée des conquêtes les plus universelles de l’humanité.” C’est un constat et c’est normal de le faire. Si je prenais une position normative, je dirais : “Soyez conséquent et ne dites pas que Bourdieu veut tout relativiser, que le calcul intégral, ce n’est pas mieux que la table de multiplication ; dites que Bourdieu affirme que si l’on veut prendre au sérieux les analyses qui constatent ces distributions, il faut travailler politiquement à universaliser les conditions d’accès à l’universel.” Même les problèmes reconnus comme politiques peuvent être posés de manière rationnelle, même si ça ne contribue en rien à faire avancer la solution...
» (pp. 364-365)

Cet extrait est tout particulièrement intéressant. Car on y voit Bourdieu insister sur la distinction entre proférer un jugement de valeur et le soumettre à l’analyse, distinction qui est volontiers escamotée par ses plus virulents contradicteurs. Il convient néanmoins de noter que la position qu’il définit ne l’immunise pas complètement de tout reproche sur ce point. En effet, son refus de s’abstraire du politique - refus qui prendra au milieu des années 90 une vigueur nouvelle - l’oblige à quitter par moment la posture d’objectivation qu’il exige à l’égard des jugements de valeur auxquels le sociologue fait référence. Reste à tenter de comprendre la dernière phrase de l’extrait : « Même les problèmes reconnus comme politiques peuvent être posés de manière rationnelle, même si ça ne contribue en rien à faire avancer la solution... » Faut-il y voir l’aveu que la posture objective appliquée à ce qui peut avoir un aspect politique condamne à renoncer à toute action, toute influence politique (ce que je suis prêt à croire) ou plutôt que le travail politique peut et doit se fonder sur des analyses sérieuses, lesquelles sont donc indispensables à toute politique qui se veut efficace (comme lorsqu’il s’agit d’« universaliser les conditions d’accès à l’universel ») ? Avec cette question, je quitte celle relative aux spécificités de l’expression orale de Bourdieu. J’y reviendrai donc ultérieurement.

* * *


* La longueur exceptionnelle de mes commentaires sur ce livre me conduit à les scinder en plusieurs notes.
(1) Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992, édition établie par Patrick Champagne, Remi Lenoir, Frank Poupeau et Marie-Christine Rivière, Raisons d’agir/Seuil, 2012.
(2) Cf. notamment Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, nrf essais, 2009. J’ai précisé ce qu’il entend par surplomb dans une note du 31 octobre 2010.
(3) Voir, sur cette question, ce qu’en dit Geoffroy de La Gasnerie lors d’une interview accordée en janvier 2012 à Médiapart.fr (à voir ici). Contre la sociologie pragmatique, il défend le niveau non doxique de la connaissance, tout en conférant à celle-ci un destin politique.
(4) Luc Boltanski, Op. cit., p. 74.
(5) Ce dont Bourdieu a traité dans son cours au Collège de France de l’année 1988-1989.

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À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

2 commentaires:

  1. Bonjour cher Jean, cela faisait quelque temps...

    Ce cours sur l'Etat, malgré la présentation élogieuse et soignée que vous en faite m'apparaît comme une somme quelque peu aride et beaucoup moins intéressante que ses travaux de terrain "La maison Kabyle" ou "Célibat et Conditions paysanne" par exemple, que ses passionnantes réflexions métaphysiques et epistémologiques dans les "Méditations pascaliennes" ou que ses cours de méthodologie des sciences humaines comme "Esquisse d'une théorie de la Pratique". Mais c'est peut être le sujet même de l'Etat qui produit cet effet sur moi. Trop "sciences po" pour ma petite personne. J'essaierai de le parcourir néanmoins...

    Bien à vous

    C.

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    1. Vous dites, cher Cédric : « J’essaierai de le parcourir ». J’en déduis que vous ne l’avez donc pas encore lu. Et je crains dès lors que ce soit mes notes qui vous en détournent. Votre intuition est néanmoins fondée en ce que le cours n’a pas la densité de ses ouvrages ou articles. Mais c’est précisément l’occasion de découvrir sa manière de penser dans un contexte où il se surveille moins.
      Merci pour votre commentaire.
      Cordialement.

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