dimanche 21 juin 2009

Note d’opinion : Bourdieu et Lévi-Strauss

À propos d’une analogie

Dans la foulée de l’affaire Sokal, Jacques Bouveresse a publié en 1999 un petit livre intitulé Prodiges et vertiges de l’analogie (1) dans lequel il dénonçait l’usage analogique imprudent – pour ne pas dire impudent – de propositions mathématiques dans des domaines où elles n’ont aucune pertinence. Un exemple ? « Partant du théorème de Gödel, Debray conclut sans coup férir à la nature fondamentalement religieuse du lien social » (2). Ainsi, « du théorème de Gödel, Debray a tiré à certains moments des conséquences qui sont pour le moins étonnantes, comme par exemple le fait que "l’engendrement d’un individu par lui-même serait une opération biologiquement contradictoire", le fait qu’"il est rationnel qu’il y ait de l’irrationnel dans les groupes, car s’il n’y en avait pas, il n’y aurait pas de groupe" ou le fait qu’en vertu de l’incomplétude un ensemble (mais on croyait jusqu’ici que l’incomplétude avait trait à des systèmes formels, et non à des ensembles) ne peut s’auto-engendrer et être causa sui. Tout cela est peut-être vrai, mais n’a malheureusement aucun rapport, en tout cas aucun qui soit indiqué clairement, avec le théorème de Gödel. » (3) Je trouve l’indignation de Bouveresse tout à fait justifiée et je me demande comment celui qui se livre à ce genre d’imposture peut conserver une quelconque légitimité d’auteur.

Reste que l’analogie est une forme de ressemblance – qui suggère une idée de proportion – que l’on est facilement tenté d’invoquer, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse. Il s’agit là de s’interroger sur des choses différentes qui sont pourtant d’une manière ou d’une autre en relation et qui pourraient l’être selon des équivalences quelque peu proportionnelles.

Je vais me permettre d’évoquer une analogie qui me trotte dans la tête depuis longtemps, même si je n’ai encore que peu de choses – je dois l’avouer d’emblée – qui m’autorisent à la croire fondée. Cette analogie, rien que par jeu, je peux la présenter sous une forme qui a une allure arithmétique : s’il y a une comparaison possible, marquée par certaines différences, entre Pierre Bourdieu et Claude Lévi-Strauss, quel serait l’auteur avec lequel Pascal pourrait être comparé, de telle sorte que des différences présentant une certaine similitude avec celles-là apparaissent ? Réponse : Montaigne. Autrement dit, Bourdieu serait d’une certaine manière à Lévi-Strauss ce que Pascal a été à Montaigne. Ou encore : la quatrième proportionnelle d’un tableau où seraient déjà inscrits Bourdieu, Lévi-Strauss et Pascal est Montaigne. Mais c’est déjà là une formulation effrontée. Et serait bien sûr totalement incongrue l’affirmation que diviser le produit de Lévi-Strauss et Pascal par Bourdieu donne Montaigne.

Qu’est-ce qui m’a mis sur la voie de cette analogie ? Bien des choses, mais peut-être avant tout leurs façons à tous quatre d’accepter la vie. Montaigne et Lévi-Strauss sont conscients que la vie n’a pas de sens, que l’homme est insignifiant et que l’être est incompréhensible, mais ils en prennent tous deux leur parti, conservant une quiétude en grande partie fondée sur les satisfactions sensibles. Alors que, de leur côté, Pascal et Bourdieu mesurent bien la misère de l’homme, mais ils enragent d’y porter remède. On me dira que ce type d’analogie n’est pas spécifique à ces quatre penseurs. Assurément. Mais le fait est que Montaigne est une importante référence dans la pensée de Lévi-Strauss (4) et que Bourdieu a placé celles de ses réflexions sans doute les plus importantes sous l’égide de Pascal (5). À quoi s’ajoute que j’éprouve personnellement un intérêt très vif pour ces quatre auteurs et pour l’évolution des idées aux époques qu’ils connurent.

Qu’on me comprenne bien, cette analogie n’est en aucune façon pour moi une thèse, démontrée ou à démontrer. Elle n’est qu’une manière de stimuler l’étude de ces auteurs, le résultat pouvant bien sûr en démentir le bien-fondé, et même – plus vraisemblablement – lui être parfaitement étranger.

On peut par exemple s’amuser à tenter un parallèle entre ce que la foi représente pour chacun des quatre. De l’athéisme paisible de Lévi-Strauss, on peut peut-être rapprocher le catholicisme conventionnel de Montaigne ; et face à la foi militante de Bourdieu, pour lui salvatrice en quelque sorte, comment ne pas penser au credo en Jésus de Pascal ? Les thèmes sont sans doute nombreux qui incitent à ce genre d’exercice. Mais il faut bien sûr en mesurer les limites. Et ne pas omettre de se livrer à des recherches opposées, celles aptes à ruiner l’analogie. Ainsi, le rapport au savoir de Pascal laisse-t-il peut-être apparaître davantage de points communs avec Lévi-Strauss qu’avec Bourdieu.

Si cette analogie a retenu mon attention, c’est aussi et surtout parce que ces quatre penseurs ont tous eu à affronter, chacun à leur époque, une pensée contrariante et sentencieuse. Je pense à Descartes bien sûr, qui – sans vergogne – doute une fois, une bonne fois, pour ne plus y revenir, et fonde une démarche péremptoire que beaucoup encore aujourd’hui assimile à celle de la science (6). Et Bourdieu et Lévi-Strauss n’ont pas moins dû souffrir les déconstructionnistes, que Judith Butler et Avital Ronell – du haut de leur French Theory américaine – regardent comme des parangons de lucidité.

Mais déjà, peut-être, l’analogie m’emporte et me trompe. Je dois la museler ; je la muselle. Encore que sous la muselière, je l’entends qui gronde encore…

(1) Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles lettres dans la pensée, Raisons d’agir, 1999.
(2) Ibid., p. 13-14.
(3) Ibid., p. 27.
(4) Cf. notamment Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Plon, 1991, pp. 277-297.
(5) Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Collection Liber, 1997.
(6) Oublierait-on que dans la querelle du vide, c’est Pascal qui avait raison ?

Autres notes sur Bourdieu :
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut


Autres notes sur Lévi-Strauss :
Claude Lévi-Strauss
Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest d’Imbert
Le père Noël supplicié
Claude Lévi-Strauss est mort
Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff
La fin de la suprématie culturelle de l’Occident
...ce que nous apprend la civilisation japonaise
L’autre face de la lune
Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
Lévi-Strauss de Loyer
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

2 commentaires:

  1. Bonsoir Jean,

    Dans sa "Critique de la raison politique. Ou l'inconscient religieux", Ragis Debray relève des analogies entre champ politique (sécularisé) et champ religieux que je trouve parfois assez pertinentes. Il y a certes beaucoup de préciosités du type de celles que vous relevez avec Bouveresse qui gâtent de nombreuses pages. Mais je suis en revanche partisan d'un comparatisme rationalisé. Avez vous lu cet intéressant petit ouvrage de l'historien et anthropologie belge Marcel Detienne intitulé "Comparer l'incomparable" ?

    Et faites vous une différence entre "analogie" et "comparatisme" ?

    Cordialement

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    1. N’étant plus astreint à m’informer en dépit de mes goûts, comme c’était le cas lorsque j’enseignais, j’avoue renoncer à lire certains auteurs vis-à-vis desquels je nourris quelque prévention. Rien ne me permet de croire que je n’ai pas tort : cette prévention est peut-être mal fondée ; rien ne me convainc non plus de retarder une lecture que je préjuge réjouissante au bénéfice d’une autre que je redoute. Voilà ce qui explique que je ne lise ni Régis Debray, ni Marcel Detienne. Ce qui ne signifie nullement que ce que je crois savoir d’eux les rende comparables. Le premier me semble insuffisamment rigoureux ; le second exagérément abscons. Encore celui-ci est-il du cercle de Vernant, ce qui plaiderait en sa faveur. Mais il est tant vaniteux...
      Ai-je bseoin de dire que ce que je dis là est d’une audace quasi impardonnable ? On devrait se taire à propos de ceux qu’on ne lit pas. Convenez qu’il est cependant utile de préciser, autant que possible, ce qui guide les choix et les rejets ; quitte à se faire contredire suffisamment pour qu’on ouvre enfin le livre qu’on voulait laisser clos.
      La question de l’analogie étendue au comparatisme est évidemment vertigineuse. C’est celle du même et de l’autre. Et selon les critères retenus, tout est identique ou tout est différent. Le plus raisonnable n’est-il pas concentrer son attention sur la vigilance avec laquelle il convient d’éviter les analogies trompeuses et les comparaisons douteuses, plutôt que sur d’éventuelles catégories d’analogies ou de comparaisons ? Detienne en traite, je crois. Peut-être vous-même pourriez-vous m’en apprendre un peu plus.
      Merci pour votre commentaire, cher Cédric.

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