Philosophie contemporaine
de Roger Pouivet
Un ami m’a vivement conseillé de lire Philosophie contemporaine de Roger Pouivet (1). Il y a trouvé, m’a-t-il dit, le point fait sur cette philosophie contemporaine en laquelle, en sa qualité de professeur de philosophie, il se débat continûment. Lorsque l’engouement pour la phénoménologie, pour le déconstructionnisme ou pour le postmodernisme s’évanouit, on peut probablement se sentir un peu comme le funambule dont le câble s’est brusquement distendu et chercher, ne serait-ce que provisoirement, le secours d’un point fixe.
Roger Pouivet est professeur à l’Université de Nancy 2. En cette qualité, il a écrit un livre qui ne dissimule pas sa vocation didactique. La collection qui l’accueille l’indique déjà ; son souci de clarté, poussé jusqu’à la catégorisation, en témoigne davantage encore. Il faut être juste : enseigner réclame de sacrifier certaines nuances dont il serait malvenu de déplorer l’absence. Reste que le plaidoyer de Pouivet en faveur de la philosophie analytique – qu’il annonce très franchement dans une intéressante introduction – l’amène à certaines généralisations et à certaines compartimentations qui me gênent assez.
Pour lui, la summa divisio de la philosophie contemporaine serait celle qui distingue la philosophie analytique de la philosophie continentale. On ne peut certes nier que ce clivage est volontiers évoqué, surtout chez les anglo-saxons. Correspond-il vraiment à un critère distinctif pertinent ? J’en doute. Comme je doute d’ailleurs que l’on puisse retenir une quelconque opposition binaire fondamentale pour caractériser la philosophie contemporaine, si ce n’est celle – qui n’est pas spécifique à la philosophie – qui sépare la sottise de l’intelligence ou encore la prétention de la modestie. Mais ces dernières partitions – qui sont plus floues que n’importe quelle autre – traversent même bien des auteurs, lesquels alternent parfois le pire et le meilleur.
Plus sérieusement, ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’une métaphilosophie. Dans son introduction, Roger Pouivet s’exprime comme suit :
« Ce livre est principalement une interrogation sur la meilleure façon de faire aujourd’hui de la philosophie. Mon opinion à ce sujet apparaîtra nettement, dans chacun des chapitres, et laissera entrevoir que je défends une conception fortement influencée par la philosophie analytique. Cependant, il ne s’agit nullement d’un manuel de philosophie interne à ce courant – ce qui existe déjà en français (2). Ce livre confronte les courants philosophiques, et tout particulièrement, les conceptions méthodologiques dont ils sont solidaires. Mais je suis incapable de cacher quelle voie me semble préférable et de faire comme si la question de la vérité, en philosophie, n’était pas toujours décisive. […]
Un terme résume l’ambition de ce livre : être une métaphilosophie, c’est-à-dire une philosophie de la philosophie du XXe siècle et du XXIe siècle commençant. J’aurai réussi si l’étudiant, après avoir lu ce livre, est capable de reconnaître l’option méthodologique adoptée dans les livres qu’il lit, ou par les professeurs qu’il écoute, et cela, même si, ni les livres, ni les professeurs ne la précisent. Or s’ils l’adoptent, c’est qu’ils en ont délaissé d’autres, souvent sans le dire.
Le risque encouru dans un tel projet métaphilosophique, c’est de déplaire à tout le monde et plus particulièrement à tous ceux qui, enseignant la philosophie, verront peut-être d’un mauvais œil la prétention d’accompagner leur enseignement d’un métadiscours, proposant de le mettre en perspective. Il est possible que certains protagonistes de la philosophie contemporaine se sentent maltraités par la présentation faite d’eux, ou par celle des idées qu’ils affectionnent. La seule solution est d’encourager le lecteur à lire ce livre de façon critique, à s’engager lui-même dans les débats de la philosophie contemporaine. Pourquoi ne pas appliquer à cette métaphilosophie le traitement qu’elle applique aux autres ? J’encourage le lecteur à procéder ainsi. Surtout, j’ai tâché d’expliquer les enjeux et les intérêts des conceptions philosophiques contemporaines, même si elles me paraissent erronées, voire intellectuellement nocives. » (pp. 14-16)
La prudence y est, mais la gageure est néanmoins tentée : planer par-dessus la discipline pour en révéler les vraies tensions. Cela rappelle un peu la façon dont certains marxistes – tel Georges Politzer – résumaient jadis l’histoire de la philosophie en un combat entre le matérialisme et l’idéalisme (ce dont n’a toujours pas guéri Michel Onfray).
Il est sans doute un peu vain de reprocher à Roger Pouivet de vouloir surmonter la discipline, tel le lucide parmi les lucides. Car la philosophie manifeste déjà elle-même cette tendance à la suprématie, discipline-reine à laquelle il reviendrait de dire la vérité des autres disciplines (3). Et cette vocation de la philosophie a pris au cours des dernières décennies un aspect nouveau. La philosophie fut longtemps caractérisée par un type de réflexions auquel se livraient des penseurs qui confondaient ce que nous distinguons aujourd’hui comme relevant d’un côté de la philosophie et de l’autre de la science. C’est au début du XVIIIe siècle, sans doute, que la philosophie va s’autonomiser quelque peu et c’est au début du XXe que philosophie et science vont pratiquement divorcer, même si depuis lors on assiste encore à des tentatives de conciliation. Mais ce qui a fondamentalement changé au cours des dernières décennies, c’est le rapport que la réflexion philosophique entretient avec l’opinion. Longtemps plus contemptrice qu’indifférente à l’égard de la doxa, la philosophie s’en est aujourd’hui faite la séductrice ou la complice.
Je regardais récemment l’émission télévisée Le Monde des Livres que Florence Noiville présente sur LCI (4) et j’y écoutais Raphaël Enthoven et Frédéric Worms présenter leurs deniers livres. « C’est vivre les yeux fermés que de vivre sans philosopher » aurait écrit Descartes (je n’ai pas vérifié), nous dit d’emblée Florence Noiville. Et puis, on entend notamment parler de la philosophie « comme manière de vivre » et « comme réponse aux besoins concrets » (dixit Worms), et aussi comme une involontaire « vision du monde » qui se fonderait sur le fait que « les apparences [seraient] moins trompeuses que le sentiment d’être trompé par elles » (dixit Enthoven). Franchement, je ne parviens à considérer que tout ce verbiage racoleur soit de la philosophie. Suis-je exagérément exigeant ? Qu’on me le dise.
Cela dit, soyons juste avec Roger Pouivet : son livre présente – au-delà de la hardiesse de l’entreprise – un intérêt qu’il puise dans la défense des préférences de son auteur, bien davantage que dans la comparaison des courants philosophiques. Encore le fait-il avec mesure et sans négliger de recenser les périls auxquels exposent ses propres choix. Personnellement, je perçois dans tout ça du bon et du moins bon. Lorsqu’il prend fait et cause pour l’importance de la vérité en philosophie, on ne peut que le suivre, me semble-t-il. « Le plaisir pris à se gausser de ceux qui ne sont pas parvenus à s’élever à un niveau de pensée supposé supérieur n’est pas non plus sans encourager des attitudes dans lesquelles le désir de vérité ne joue plus qu’un rôle mineur » (p. 247), écrit-il très justement. Par contre, sa défense de la logique me paraît un peu moins convaincante, en ce qu’elle méconnaît en quoi la pratique de la logique suggère les solutions qui se plient à ses exigences, tel l’enfant à qui on offre un marteau et qui juge aisément que tout mérite d’en recevoir un coup. Je suis encore beaucoup moins convaincu lorsqu’il prend fait et cause pour ce qu’il appelle le sens commun. Par cette expression, il vise plutôt le bon sens que l’opinion ; mais il s’en revendique pour oser affirmer des énormités du genre de : « Parménide déniait l’existence du changement » (p. 242).
Un regret en passant : qu’il est dommage que l’écriture de Pouivet soit si plate. Elle n’est même pas, hélas, exempte de fautes. Un exemple : « Si nos croyances sont involontaires et si nous ne saurions (sic) pratiquer un contrôle interne sur les caractéristiques épistémiques de nos états mentaux, alors nous devons bénéficier, pour connaître, d’une "chance épistémique". » (p. 193) Le conditionnel de la conjonction incorrectement réitéré dans le verbe conjugué : voilà qu’il est malaisé de pardonner !
(1) Roger Pouivet, Philosophie contemporaine, PUF ? Collection Licence Philo, 2008.
(2) Pascal Engel, Précis de philosophie analytique, PUF, 200.
(3) Sur cette tendance à la suprématie, il convient de lire ou relire ce que Pierre Bourdieu en a dit à bien des reprises.
(4) L’émission est visible à l’adresse Internet suivante : http://www.wat.tv/video/monde-livres-avec-raphael-1lpcb_16vy8_.html.
Cette note de lecture, informative et éclairante, est assurément d'excellente tenue ! Je ne sais trop ce que peuvent valoir les compliments d'un inconnu sur Internet, mais enfin je vous les livre ; tous les billets que j'ai eu l'occasion de lire sur votre blog (je me suis restreints aux philosophes) sont admirables de concision et de précision.
RépondreSupprimerUne objection cependant : la faute que vous relevez à la fin du texte n'en est pas une : le deuxième "si" n'est pas, me semble-t-il, un conditionnel, mais une conjonction de concession ("si" au sens de "même si") ; certes pas la construction la plus élégante qui soit, assurément, mais à tout le moins grammaticalement correcte...
Merci pour votre commentaire.
RépondreSupprimerLes compliments d’un inconnu sont présumés sincères, donc de prix. Ils ne sont sans doute pas mérités, mais ils témoignent certainement d’un plaisir pris à lire qui me plaît. Merci de me l’avoir dit.
J’aurais pu me passer de cette remarque grammaticale à laquelle vous n’adhérez pas. Je n’écris pas mieux que Pouivet ; j’ai souvent des exigences supérieures à mes capacités. Cela dit, puisque vous prolongez le débat au sujet du temps auquel il convient de conjuguer le verbe savoir dans la phrase en cause, je me permets de faire état de ma perplexité.
Je ne suis pas grammairien. Je vais donc me contenter de vous livrer ma manière de voir, ce qui vous permettra peut-être de me montrer en quoi je me trompe.
Vous dites : « le deuxième "si" n'est pas, me semble-t-il, un conditionnel, mais une conjonction de concession ("si" au sens de "même si") ».
S’il s’agit d’une conjonction de concession, j’incline à croire que le problème n’est pas pour autant résolu. Car, en général, la conjonction de concession appelle l’indicatif ou le subjonctif : « [même] si nous ne savons pratiquer un contrôle interne… » ou « [bien que] nous ne sachions pratiquer un contrôle interne… »
Mais est-ce bien une conjonction de concession. J’en doute un peu. Le premier si introduit une subordonnée hypothétique, donc conditionnelle, et il est tentant de donner un sens identique à la subordonnée introduite par le deuxième si. Un élément renforce mon sentiment, c’est la présence de l’adverbe alors par lequel commence la proposition principale, un alors de nature manifestement consécutive, mieux fait pour suivre une condition qu’une concession.
En tout cas, vous m’avez fait douter. Et je reste prêt à me dédire.
Cordialement.
Je suis professeur de philosophie, c'est-à-dire surtout professeur, pas philosophe: je ne prétends pas du tout à l'omniscience en matière de philosophies, et encore moins à la créativité. D'accord pour supposer un peu sommaire l'opposition actuelle entre "continentaux" et..., et qui, insulaires? Cela dit, le style de Pouivet, que je connais par ses écrits esthétiques (très intéressants)a justement les qualités et les défauts de l'influence anglo-saxonne: c'est clair et vivant, pas du tout impressionnant, un peu moins parfois quand il ironise ou se livre au plaisir de l'auto-dépréciation ou bien l'applique à la philosophie. Mais quant au fond, l'intention de donner au lecteur, étudiant spécialement, les codes ou informations qui lui permettront de repérer à quelle tendance se rattache explicitement ou plus clandestinement tel philosophe qui lui parle ou qu'il est en train de lire, ça me paraît utile, salutaire, typique aussi d'uune philosophie pas si métaphilosophique que cela finalement, puisqu'elle signale aussi ses "allégeances" ou préférences. Le livre serait un guide: s'il est bien fait, ça ne se refuse pas.
RépondreSupprimerPS: la philo à la télé ou dans les médias en général, on peut s'en moquer, mais à vrai dire le problème n'est pas là; ça n'a tout simplement pas la même raison d'être ni les mêmes conditions de production que la philosophie des chercheurs.
Je suis assez d’accord sur les qualités du livre de Pouivet que vous soulignez, ce qui n’entame pas les nuances critiques que je me suis permis d’émettre. À tort ou à raison, je laisse chacun en juger, bien sûr.
RépondreSupprimerQuant à la philosophie dans les médias, puis-je me permettre de vous dire que je vous trouve excessivement charitable ? Tout se passe de nos jours comme si la pensée rigoureuse était suspecte et l’effort heuristique malhonnête. Et ça ne concerne pas que la philosophie. Je viens de lire sur le site Internet "NonFiction.fr" (http://www.nonfiction.fr/article-2869-le_beau_remords_de_celui_qui_a_trahi.htm) un article que David Valence consacre au dernier livre de Didier Éribon, Retour à Reims ; j’y trouve un étonnant éloge de la mollesse spéculative et du subjectivisme avec des phrases comme « Le récit s’y mêle volontiers à l’analyse, ce qui déroge aux règles vermoulues de l’administration de la preuve. » ou encore comme « La sociologie ou la philosophie offrent en l’espèce plus de liberté que l’histoire, où le positivisme n’a pas complètement disparu des esprits ». Vermoulues, les règles de l’administration de la preuve ? David Valence n’est pourtant pas journaliste ; il est professeur agrégé d'histoire et attaché temporaire d'enseignement et de recherche à l'Université d'Orléans.
Cordialement.
bonsoir,
RépondreSupprimerje découvre votre commentaire du livre de Roger Pouivet un peu par hasard. Il s'avère que j'ai aussi fait un commentaire à propos de ce livre sur mon blog. Voici le lien :http://francoisloth.wordpress.com/2008/10/30/entracte-kit-de-survie/
C'est vraiment intéressant de voir que seule la blogosphère finalement est susceptible de rendre compte de certaines publications...
Bonne continuation pour votre blog...