vendredi 29 mars 2024

Note de lecture : Aurélien Barrau

L’hypothèse K
d’Aurélien Barrau


Aurélien Barrau s’est fait connaître d’un très large public par ses interventions dans les médias et lors de débats dans lesquels il s’est forgé une réputation de radicalité (lui-même revendique ce mot en raison de son étymologie, renvoyant à nos racines). Il séduit notamment par la cohérence de ses dénonciations et par un grand sens de la répartie ; peut-être aussi par sa belle gueule et une dégaine rappelant le mouvement hippie. Reste qu’il mérite selon moi d’être malgré tout pris très au sérieux. Je souhaite m’en expliquer, en ce compris sur ce qu’il faut entendre par ce “malgré tout”.

Docteur en astrophysique, docteur en philosophie, militant écologiste, Aurélien Barrau est quelquefois qualifié de polymathe, mot ambigu qui, dans son usage commun, navigue entre l’éloge et l’opprobre. Il faut le dire : Barrau n’est pas un toutologue ; ses savoirs sont solides et divers, même s’ils ne s’agit évidemment pas de les approuver tous sans discussion.

Il a beaucoup publié, que ce soit en science, en philosophie ou à propos de bien des sujets de société en rapport avec l’évolution du monde contemporain. Je n’ai lu qu’un seul de ses livres, le dernier : L’hypothèse K. La science face à la catastrophe écologique (1) C’est dire si je le connais mal et si je suis prêt à m’entendre corrigé par ceux qui se sont réellement penchés sur son œuvre. J’ose néanmoins réagir à son dernier livre, car il y va selon moi de cette question si malaisée à résoudre et si importante à trancher : que faire face à cette catastrophe que tant de gens persistent à ignorer, à nier, à minimiser, à relativiser ou sur laquelle ils ferment tout simplement les yeux ?

Aurélien Barrau, je l’ai davantage entendu que lu. Et ce que j’en retiens surtout, c’est d’abord et avant tout deux mérites. Le premier consiste à dire la catastrophe dans toute son ampleur, sans rien euphémiser, de la documenter avec précision et de ne pas la réduire à la crise climatique. Le second a trait à tous ces comportements vertueux qui sont préconisés sur le mode « si tout le monde faisait pareil… » et dont il dénonce l’inutilité, voire la nocivité. Ne serait-ce que pour faire entendre cette voix, si discordante au milieu des dénis formels ou tacites, il s’impose de le remercier. À l’inverse des autres célébrités médiatiques - lesquelles alimentent le plus souvent des controverses dont la futilité représente une dénégation objective de l’effondrement -, il diffuse un message dont la vérité tient essentiellement à la portée et à l’urgence des choses dites.

Mais le sujet de L’hypothèse K, ce n’est pas à proprement parler la catastrophe écologique, mais plutôt la science, en ce qu’elle demeure une méthode dont il importe de savoir si elle détient ou non certaines des clés dont un avenir supportable (voire mieux encore) dépendrait.

Il existe bien des raisons de réfléchir à la science, à la place qu’elle occupe dans notre société, à son rapport à la vérité, aux craintes et aux espoirs qu’elle peut susciter, aux discours dont on dit qu’elle les inspire, à la force déterminante dont bénéficient ses découvertes. D’une manière plus générale, le souci du vrai mérite d’être évalué, alors même que la puissance des croyances irrationnelles en réduit sans cesse les occasions. Voilà qui explique combien il apparaît réjouissant qu’une réflexion nouvelle avancée par quelqu’un de compétent, peu disposé a priori à céder à l’illogisme comme au scientisme, nous soit proposée.

C’est pourtant là que je me vois contraint d’avouer ma perplexité.

D’abord, dès qu’il s’agit d’indiquer vers quoi il serait souhaitable d’aller, Aurélien Barrau use d’une syntaxe simpliste et d’un vocabulaire sibyllin propres à nourrir une espérance - celle d’enfin comprendre ce qu’il suggère -, mais qui ne débouche que sur une perpétuelle ampliation du procédé, sans jamais concrètement atterrir.
« La science ne devrait sans doute plus tenter d’échapper par tous les moyens, possibles et impossibles, à une pensée des intentions, des visées et des enjeux qui dépasse la conviction-réflexe d’une innocuité structurelle. » (p. 79)
Soit, même si, jusque-là, ça relève du vœu pieux.
« Ce qui serait […] ici pertinent consisterait à interroger sans frein la puissance “désinertielle” de toute tentative. De chaque geste, de chaque étude, de chaque élan. De tisser le sens local avec l’enjeu global. Il ne serait question que d’oser penser. D’oser penser la pensée comme un agir - le seul dont la prolifération se révèle toujours bénéfique. » (pp. 84-85)
Que comprendre ? Sinon qu’il existerait une meilleure manière de penser, liée à l’action, mais dont on aperçoit mal en quoi elle se distinguerait effectivement de celle qui a conduit aux inventions dévastatrices.
« Les sciences permettent de mieux comprendre la nature. D’en sonder les rouages. D’en souligner les stratagèmes et les fonctionnements. Mais, sauf à se focaliser sur l’anthropologie, elles échouent à conclure cette évidence : la nature n’existe pas. La dichotomie du naturel et du culturel est une invention arbitraire - et violente - de l’Occident moderne qui efface les continuités et gomme les contiguïtés. Ce que, pourtant, tous les poètes, et certains philosophes, savent depuis toujours. » (p. 124)
Et là, on ne peut pas laisser passer semblable amphigouri.

« La nature n’existe pas » ! C’est une affirmation qu’il s’impose évidemment d’argumenter. Car le concept de nature dispose d’un champ sémantique très vaste, au sein duquel bien des confusions se glissent souvent. Or, l’affirmation est simplement assortie d’une note en fin de volume qui renvoie au Par-delà nature et culture de Philippe Descola (2). C’est sans doute ce qui explique qu’il écrive « sauf à se focaliser sur l’anthropologie ». Mais l’anthropologie n’a pas unanimement suivi Descola (3), lequel n’affirme d’ailleurs pas que la nature n’existe pas ; plutôt que l’homme y est intégré comme n’importe quel vivant, contrairement à ce que le monde européen a persisté à penser depuis au moins l’Antiquité.

Il est exact que l’importante barrière que notre société a érigé entre l’homme et le reste du vivant mérite d’être abattue, ce que font volontiers de nos jours un grand nombre d’auteurs de tous horizons. Fallait-il dès lors ajouter : « Ce que, pourtant, tous les poètes, et certains philosophes, savent depuis toujours. » ?
Tous les poètes, vraiment ? Pointe là une inclination dont Barrau va en quelque sorte faire sa solution. Quant aux philosophes qui « savent depuis toujours », un seul est cité dans une note en bas de page : Baptiste Morizot, dont l’engagement écologique est patent.

Il me faut ici m’arrêter un instant, afin de rechercher chez qui Aurélien Barrau dit puiser son inspiration ou, plus précisément, de qui il se réclame. Pour ce qui est des sciences de la nature (si on peut encore les appeler comme ça), je me garderai de commenter les noms cités dans la mesure où il s’agit d’un domaine que je ne connais absolument pas. Par contre, du côté des autres auteurs mentionnés, il me semble que se dessinent des préférences assez révélatrices.

Il y a d’abord un noyau de philosophes composé principalement de Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy et Frédéric Neyrat (que cautionnent au moins partiellement Frédéric Nietzsche, Martin Heidegger, voire Henri Bergson), c’est-à-dire un courant postmoderne qui n’a guère brillé par son goût pour la vérité et la rationalité. Des esprits bien moins inquiétants sont cités, mais d’une façon qui n’est guère rassurante. De Durkheim, Barrau nous cite une phrase - « La science peut bien éclairer le monde mais elle laisse la nuit dans les cœurs » (p. 86) (4) - une phrase qui, ainsi isolée, trahit un peu la position générale de son auteur. De Georges Canguilhem, il évoque ce qu’il appelle le “paradoxe” (anormal ou normal ?) (p. 182) dont j’ose penser qu’il n’était guère fait pour se porter au secours d’une « onto-poéto-logie », barbarisme d’allure heideggérienne désignant ce qu’il faut « apprendre à aimer » et qui aurait été oublié ou effacé (p. 106). Il y a dans ces références les traces d’une philosophie que Jacques Bouveresse combattit vigoureusement en défendant les notions de rationalité et de vérité. J’ajouterai que Heidegger, auquel Barrau reconnaît le mérite d’avoir dénoncé la technique (5), a probablement bien davantage influé sur lui au départ de son insaisissable ontologie qu’en raison de ce qu’il a dit de la technique et de l’être de la technique.

Il y a ensuite les poètes, Antonin Artaud et Jean Genet, par exemple. Le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’ils n’illustrent pas la mentalité bourgeoise, ni davantage l’esprit de méthode. Serait-ce leurs errances magnifiées par le verbe qui valent ? Serait-ce leur refus du convenu qui les distingue ? Allez savoir ! Le fait est que la poésie ainsi convoquée est très sélective. Or elle va emporter à elle seule la quasi totalité de l’aspiration bienfaitrice. Car ce que Barrau entrouvre, ce qu’il recommande, c’est d’« habiter poétiquement le monde » :
« Mais que peut aujourd’hui signifier “habiter poétiquement le monde”, comme nous y enjoignait Hölderlin ? Il faut le faire. Cela, me semble-t-il, ne fait plus de doute. Mais qu’est-ce que le faire ?
Tout à l’inverse d’une posture stylistique ou d’un fantasme romantico-nostalgique, il ne peut s’agir que d’une injonction ou d’une exigence. D’une anxiété aussi. D’une angoisse, inévitablement.
Quel commun entre la lecture d’un sonnet de Ronsart et l’élaboration d’un tiers-lieu alternatif qualifié de “poétique” ?
Certainement pas la beauté. Peut-être, au contraire, une certaine manière de ne pas avoir besoin de la beauté. Ou, ce qui revient au même, un savoir-indexer-le-beau-à-l’existant. Ce qu’on pourrait encore formuler : jouer Kant contre Kant. Et Genet avec Genet.
Vagabondage à l’orée de la convenance. En lisière du licite.
 » (pp. 200-201)

Ai-je besoin de commenter ? Et qu’est-ce qui justifie de s’en tenir à cela ? L’hypothèse K, laquelle est ainsi définie (par un jeu d’analogie bâtie sur la lettre k) :
« prolifération technométastatique du cancer numéricomachinique porté par un hôte-humain hébété et engourdi mais déjà symptomatique. Croissance tue-morale. Espoir ou désir d’une thérapie bégayante qui pense l’organiciste au-delà de l’organe et la guérison par-delà la rémission. Tirant, douloureusement, les leçons d’une médecine modeste malgré elle. Lucidité kafkaïenne, maussade mais clairvoyante, comme invite à exorciser l’absurdité inertielle et objectale par une obstination fragile et poétique. Révision drastique des règles du jeu pour contrefaire une partie perdue d’avance. » (pp. 196-197)
On dirait du Guy Debord (qu’il cite ailleurs).

Je m’avoue très déçu. À quoi pouvais-je m’attendre d’autre, évidemment ? N’est pas né celui qui peut nous dire ce qui va arriver, ni celui qui peut tracer la voie à suivre pour éviter le pire. Et se réfugier dans la poésie, comprise comme un art de vivre que l’on voudrait contagieux, trahit une certaine forme de lucidité, celle qui se fonde précisément sur l’impossibilité de prévoir et d’enjoindre. Mais, du même coup, elle exhibe une chimère, celle de rendre partageable une posture qui réclame un itinéraire social et culturel rare, local et privilégié. Tout cela sans entamer directement les causes par ailleurs identifiées d’une catastrophe sans précédent. Même et surtout alors que cette esquive s’accompagne d’un dessein révolutionnaire annoncé.

Tout compte fait, c’est moins cet asile poétique qui me dérange que le jargon bien peu poétique, ce volapük d’occasion, à travers lequel Aurélien Barrau prétend conjuguer une certaine science et une certaine poésie libératrices. Ce qui nous rappelle combien les cosmologues inclinent volontiers à faire quelquefois parler les équations au-delà de ce qu’elles disent.

(1) Grasset, 2023.
(2) Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2005.
(3) Cf. par exemple Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023, (que je viens de lire récemment), lequel Lahire désigne du nom de culturel - c’est-à-dire ce qui résulte du langage et ne se confond donc pas avec le social - cette caractéristique de l’humain par rapport au reste du vivant.
(4) Barrau indique qu’il a puisé cette phrase dans E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (Payot, 2009). Je ne l’y ai pas retrouvée (dans la 20e édition PUF de 1981), sans avoir eu la patience de tout le parcourir. Reste que l’ouvrage tout entier plaide pour une rationalité qui, sans mépriser les élans du cœur, n’en accepte pas les débordements.
(5) Il fait certainement allusion à la conférence que Heidegger prononça à Munich le 18 novembre 1953 et qui fut traduite en français et publiée par Jean Beaufret sous le titre “La question de la technique” dans Martin Heidegger, « Essais et conférences, Gallimard, Tel, 1958, pp. 9-48.

mardi 19 mars 2024

Note d’opinion : le projet français sur la fin de vie

À propos du projet français sur la fin de vie

On en sait encore bien peu sur le projet de texte sur la fin de vie que le président de la République française envisage de faire débattre à l’Assemblée nationale en avril ou mai prochain. Conscient des résistances qui ne manqueront pas de se manifester, celui-ci a évoqué un projet visant à autoriser une « aide à mourir » assortie de « conditions strictes ». Dans le texte qui a été envoyé au Conseil d’État par le Gouvernement, l’aide en question ne pourra être autorisée que si sont satisfaites cinq conditions précises, à savoir concerner une personne qui « devra “être âgée d’au moins 18 ans” ; “être de nationalité française ou résider de façon stable et régulière en France” ; “être en capacité de manifester sa volonté de façon libre et éclairée” ; “être atteinte d’une affection grave et incurable engageant son pronostic vital à court ou moyen terme” ; enfin, “présenter une souffrance physique ou psychologique réfractaire ou insupportable liée à cette affection”. » (1) Mais il est très probable que ce texte subisse encore bien des modifications.

Laissons donc de côté - au moins provisoirement - tout ce qui mériterait d’être débattu au sujet des termes et dispositions du projet, comme à propos de ce qu’il vise et ce qu’il choisit de ne pas viser. Et laissons de même de côté ces débats de scoliastes relatifs au serment d’Hippocrate que les journaux évoquent pour donner quelquefois à penser que les problèmes à résoudre relèvent d’une morale vieille de 25 siècles. (2)

Ce qui a retenu mon attention aujourd’hui, c’est la prise de position des hiérarques de l’Église catholique de France. (3) Que des personnes jugent que l’euthanasie devrait s’identifier à un crime, parce qu’il s’agit de mettre un terme à une vie, je peux le comprendre. Que certains soignants, même en en admettant la pertinence, estiment n’avoir pas le courage de poser l’acte, je peux tout autant le comprendre. Ce qui me désole, c’est l’indécrottable hypocrisie des autorités catholiques qui se gargarisent de mots généreux, miséricordieux et charitables, de sentiments élevés, secourables voire héroïques, et de principes nobles, désintéressés et humanistes (pour ne pas dire humanitaristes), alors qu’il s’agit de refuser à des êtres souffrants le soulagement qu’ils appellent de leurs vœux ou même que leur situation désespérée réclame.

Je ne dispose pas du texte signé collectivement le 19 mars par les hiérarques. Mais les phrases citées par Sara Belouezzane dans son article me paraissent suffisantes pour caractériser le ton adopté par les autorités catholiques.

Par exemple :
« Avec beaucoup de nos concitoyens, chrétiens ou non, croyants ou pas, avec un très grand nombre de soignants, dont nous voulons saluer l’engagement, la compétence et la générosité, nous réaffirmons notre attachement à la voie française du refus de la mort provoquée et de priorité donnée aux soins palliatifs », écrivent-ils.
Qu’ils affirment que leur opinion est partagée par des non chrétiens et des non croyants, cela est bien normal. Mais qu’ils saluent « l’engagement, la compétence et la générosité » de tous ceux-là, voilà qui sous-entend que les autres - ceux qui sont d’une opinion différente - pourraient ne pas faire preuve des mêmes qualités. Il n’y a pas de raison que ceux qui refusent « la mort provoquée » soient ipso facto engagé, compétent et généreux, comme si la bonne opinion était nécessairement solidaire de la vertu.

Autre exemple :
« N’est-il pas plus humain de soulager la souffrance que de mettre un terme à la vie ? N’est-il pas plus fraternel d’offrir à chacun la fin de vie la mieux accompagnée plutôt que de l’interrompre par un geste létal ? Notre idéal démocratique, si fragile et si nécessaire, ne repose-t-il pas sur l’interdit fondateur de donner la mort ? » répondent-ils à Macron qui avait qualifié son projet de « révolution d’humanité et de fraternité ».
Quelle façon fourbe de présenter l’alternative ! L’idée du projet, c’est pourtant que « mettre un terme à la vie » soit exceptionnellement la manière de « soulager la souffrance ». Que diable, il existe des circonstances dans lesquelles la véritable fraternité consiste à interrompre la vie « par un geste létal ». Et où sont-ils aller chercher que la démocratie reposerait « sur l’interdit fondateur de donner la mort » ? Il est cocasse (si ce n’était affligeant) de voir l’Église catholique, laquelle a tant combattu la démocratie par le passé, prêter à ce régime politique des arrière-pensées qui sont les siennes !

Ou encore : « Nous prenons la parole car il y a un devoir de vérité et de dignité humaine inconditionnelles », dixit Mathieu Rougé, l’évêque de Nanterre.

De quelle vérité parle-t-il, sinon d’une vérité révélée ? Vérité inconditionnelle, dignité humaine inconditionnelle, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est se payer de mots, s’il s’agit de laisser croire que les partisans du futur texte veulent y porter atteinte ! C’est précisément pour mieux respecter leur propre dignité que certaines personnes réclament que leur vie soit abrégée et c’est pour se mettre en conformité avec la vérité de leur état qu’elles le font.

Il y a quelque chose d’insupportablement idéologique dans ces façons de raisonner. Il m’en coûte de dire cela, mais c’est un semblable discours d’une vertu imaginée sur la sexualité qui a en quelque sorte couvert les abus sexuels dont bien des membres de l’Église se sont rendus coupables. Qu’ils se contentent donc de dire qu’ils sont adversaires de l’euthanasie - ce qui est leur droit - sans s’inventer des vertus secondaires dont le mépris pousserait leurs adversaires à agir !

Ce serait nettement plus décent.

(1) Communiqué de l’AFP et du Monde du 19 mars 2024.
(2) Cf. l’article publié dans Le Monde du 19 mars 2014, p. 29, et relatant la prise de position d’un collectif de soignants inclinant vers une interprétation contemporaine du serment.
(3) Cf. l’article de Sarah Belouezzane, Les évêques s’opposent au projet de loi sur la fin de vie, publié dans Le Monde du 20 mars 2024, p. 8.

dimanche 17 mars 2024

Note de lecture : Bernard Lahire

“Partition sexuée et domination masculine” in Les structures fondamentales des sociétés humaines
de Bernard Lahire


Quelle est donc la question que l’on pose à qui nous apprend qu’il va avoir un enfant ? Oui, elle concerne son sexe et n’envisage que deux possibilités, en général directement vérifiables après coup à des caractères biologiques visibles.

Au risque de paraître attaché à une distribution des rôles que l’évolution culturelle des pays dénommés occidentaux remet en cause, je voudrais commencer par reproduire ici une note que Bernard Lahire a placée en bas de la première page du chapitre qu’il consacre à la domination masculine. (1) La voici :
« La biologiste, historienne des sciences et féministe étasunienne Anne Fausto-Sterling “affirme […] qu’apposer sur quelqu’un l’étiquette ‘homme’ ou ‘femme’ est une décision sociale” mais pas scientifique (Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, La Découverte, 2012, p. 19). En écrivant cela, elle entend souligner le caractère arbitraire (culturellement construit) de cette assignation sexuelle, mais tend à oublier que l’attribution d’un sexe à une personne - acte qui n’a pas attendu l’avènement d’une science biologique ou médicale pour exister - est malgré tout fondée sur une réalité biologique évidente (la nature des organes sexuels et la capacité ou non à enfanter), et qui, de surcroît, a eu des conséquences sociales majeures dans l’histoire de l’humanité. Le fait que la décision soit sociale ne devrait donc pas amoindrir la réalité des faits sur laquelle elle s’appuie. L’existence minoritaire (1 à 2 %) de personnes nées “intersexes” n’a pu avoir d’effets sociaux aussi puissants que l’écrasante majorité des cas dépourvus d’ambiguïté sous l’angle des propriétés biologiques les plus visibles. Et il faut ajouter que la reconnaissance d’une intersexuation repose souvent davantage sur des savoirs scientifiques que sur des perceptions sociales ordinaires, qui seraient bien en peine de détecter l’existence de constitutions génétiques atypiques (le fait, par exemple, d’avoir plus de deux chromosomes sexuels) ou un taux de testostérone élevé chez une fille. » (p. 755)

Il me semble indispensable de préciser ici la portée de constats que toute personne soucieuse de dire le vrai ne peut manquer de faire et d’accorder aux préférences une place dont l’importance ne peut aller jusqu’à remettre ces constats en cause. Tous autant que nous sommes, nous entretenons des préférences - que ce soient des préférences de nature politique, morale, philosophique ou même égoïste ou capricieuse - qui nous portent à regarder le monde à l’aune de ce que nous souhaiterions qu’il soit bien davantage qu’à l’aune de ce qu’il est. Prendre conscience de cette distorsion permet de s’en garder, du moins dans une certaine mesure. Ce qui ne signifie pas nécessairement renoncer à nos préférences.

Qu’est-ce qui nous dicte nos préférences ? Notre histoire propre, assurément. Et il n’y aurait donc rien d’absurde à ce qu’elles s’inscrivent dans une évolution que le monde social connaît, souvent pour des raisons qui nous échappent. La morale d’une époque obéit à une rationalité qui lui est - au moins dans une certaine mesure - spécifique. Ce qui plaide pour qu’on la respecte, même en méconnaissance de cause. Mais doit-elle pour autant entamer notre capacité à distinguer le vrai du faux, c’est-à-dire à laisser une place à une rationalité d’un autre type, celle qui consciemment nous incite à admettre la vérité ? Je ne le crois pas.

La première rationalité, celle de certaines de nos préférences, peut participer à la morale du moment, comme lorsque nous manifestons notre volonté de traiter également tout le monde, quel que soit le sexe, l’orientation sexuelle ou la couleur de la peau. C’est celle-là qui nous porte à croire que la domination masculine passe par toutes ces injonctions que reçoivent le petit garçon et la petite fille au travers de stéréotypes convenus et à dénoncer cette influence sociale (on devrait dire culturelle) qui forge en grande partie à notre insu la ségrégation dont sont victimes les femmes.

La deuxième, celle à laquelle on doit le savoir que la science a pu accumuler au fil des siècles, nous fait un devoir de tenir compte du réel et notamment de ce que l’histoire de l’humanité et celle plus générale du vivant nous permet de connaître à propos de l’opposition masculin/féminin, opposition à laquelle « vient s’accrocher toute une série d’oppositions à mettre en évidence : haut/bas, supérieur/inférieur, dessus/dessous, dehors/dedans, droite/gauche, clair/obscur, dense/vide, lourd/léger, chaud/froid, etc. » (p. 755) Car c’est évidemment dans cette opposition-là que réside l’énigme. La durée exceptionnelle de l’aide que chacun doit apporter à sa progéniture et la somme des savoirs qu’il importe de transmettre aux petits expliquent aisément « la domination des autonomes sur les dépendants, des expérimentés sur les inexpérimentés, des parents sur les enfants, des vieux sur les jeunes, des ainés sur les cadets, et, par la vertu du symbolique, des ancêtres morts sur les présents vivants et des esprits des dieux sur les hommes. » (p. 755) Mais cela n’explique pas « la domination quasi universelle des hommes sur les femmes, comme plus généralement des mâles sur les femelles dans nombre de sociétés animales non humaines. (p. 756)

J’ai déjà eu l’occasion d’aborder cette énigme, que ce soit sous l’angle différent des traces qu’elle laisse lorsqu’on la reconnaît comme le joug masculin (2), que ce soit en parlant des théories explicatives avancées par Françoise Héritier (3). Depuis lors, ma conception du problème a bien sûr évolué. Sans doute ne réécrirais-je plus les choses de la même façon. Mais j’ai depuis longtemps choisi de laisser ce genre de désaccord dû au temps apparaître, selon cette opinion de Montaigne pour qui rien ne justifie de transformer nos écrits anciens à la lumière de nos opinions d’aujourd’hui.

Bernard Lahire passe en revue différentes explications de cette omniprésence de la domination masculine. Je ne vais pas m’attarder sur celles-ci, mais qu’il me soit au moins permis de relever le caractère complet et détaillé de cette recension. Bien sûr, il y est question de la grande proximité entre la mère et l’enfant, ce qui conduit inévitablement à opérer des rapprochements avec le monde animal, et plus particulièrement les primates, comme à insister sur le lien entre les contraintes biologiques, les nécessités sociales et les usages culturels. Lahire écrit ceci, qui me paraît très important :
« Balayer l’argument de la base biologique de la division sexuée du travail pour n’en retenir qu’un rapport de domination arbitraire, purement culturel, c’est non seulement oublier les contraintes de la gestation et de l’allaitement qui ne pèsent que sur les femmes, mais oublier aussi l’énorme investissement parental requis en matière de nourrissage et de soins de l’enfant dans le cas d’une progéniture fortement altricielle. Cela tient les femmes éloignées pendant plusieurs années de leur vie (beaucoup plus courte dans les premières sociétés) des activités dangereuses et supposant une mobilité et une grand liberté de mouvement telles que la chasse ou la guerre. » (p. 766)
Et il ajoute :
« Il ne s’agit pas de dire que l’investissement maternel serait génétiquement déterminé, mais que les contraintes biologiques de base, qui n’ont toujours pas été modifiées en termes de gestation - même si le fait aujourd’hui d’envisager la possibilité d’un utérus artificiel indique que la chose n’est désormais plus totalement hors d’atteinte -, et qui n’ont été desserrées, partiellement, que très récemment en matière d’allaitement, créent simplement des habitudes et des dispositions très puissantes, sur la base desquelles se sont bâtis des dispositifs culturels variables. » (p. 768)

Je ne m’attarde pas - malgré l’intérêt qu’elles représentent - sur les théories qui relèvent l’assimilation de la femme à l’enfant ou au cadet, voire au bas (opposé au haut) ou au faible (opposé au puissant), pas davantage sur celles qui lie la position de la femme à l’écoulement menstruel du sang. Car je voudrais m’attarder un instant sur ce que Bernard Lahire juge utile de dire à propos de la position prise sur la question par Pierre Bourdieu.

« Les sociologues considèrent le plus souvent que les propriétés biologiques (anatomiques, physiologiques, reproductives, etc.) n’ont aucune espère de conséquence sociale. » (p. 795)
Or celui vis-à-vis duquel il argumente le plus ce reproche, c’est Bourdieu. Et cela me paraît pleinement justifié. C’est à juste titre que, parlant de lui, Lahire affirme :
« Pour lui, “la différence biologique entre les sexes, c’est-à-dire entre les corps masculin et féminin, et, tout particulièrement la différence anatomique entre les organes sexuels” n’exercent aucune forme de contrainte sur les rapports sociaux de sexe, mais sont simplement des faits convoqués par les discours de “justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres”. » (p. 796-797)

Ce déni du biologique va de pair avec l’importance que Bourdieu accorde au symbolique, lequel correspondrait totalement à un arbitraire que, par ailleurs, il n’explique pas. Il se démarque ainsi de l’opinion commune qui naturalise si volontiers ses opinions, jusqu’à ignorer toute détermination biologique.
« En renvoyant toute situation (inégalitaire par exemple) à la “nature”, les acteurs ordinaires, et tout particulièrement les discours conservateurs, contribuent à effacer son caractère culturel et à légitimer, du même coup, l’ordre existant des choses. Mais à ne pas préciser de quelle “nature” ou de quel “biologique” il parle, Bourdieu peut se débarrasser à la fois du sens commun et de la science biologique. Sa position classiquement constructiviste montre en tout cas qu’il n’a aucunement conscience du fait que les biologistes établissent des faits fondamentaux du point de vue de leurs conséquences sociales. » (p. 799)

Je me permets ici une petite parenthèse à propos d’une affirmation de Bourdieu que j’avais - au moins en partie - mal interprétée, il y a de cela plus de 30 ans. Je n’en parle pas pour le plaisir de me donner tort, mais uniquement parce que cette affirmation - que Lahire de cite pas - est sans doute de celles qui illustrent le mieux ce que celui-ci dénonce. Or, sans doute à la suite d’une lecture rapide, je l’avais personnellement évoquée lors d’un débat sur les défaveurs dont souffrent les femmes en y voyant en quoi l’acte physique de la copulation pouvait suggérer la position sociale de la femme. Relecture faite aujourd’hui, il apparaît clairement que c’est exactement le contraire. Voici le passage :
« La préséance masculine qui s’affirme dans la définition légitime de la division du travail sexuel et de la division sexuelle du travail (dans les deux cas, l’homme y “prend le dessus” tandis que la femme “se soumet”) tend à s’imposer, au travers du système des schèmes constitutifs de l’habitus, en tant que matrice de toutes les perceptions, les pensées et les actions de l’ensemble des membres de la société et en tant que fondement indiscuté, parce que situé hors des prises de la conscience et de l’examen, d’une représentation androcentrique de la reproduction biologique et de la reproduction sociale. Loin que les nécessités de la reproduction biologique déterminent l’organisation symbolique de la division sexuelle du travail et, de proche en proche, de tout l’ordre naturel et social, c’est une construction arbitraire du biologique, et en particulier du corps, masculin et féminin, de ses usages et de ses fonctions, notamment dans la reproduction biologique, qui donne un fondement en apparence naturel à la vision masculine de la division sexuelle du travail et, par là, à toute la vision masculine du monde. La force particulière de la sociodicée masculine lui vient de ce qu’elle cumule deux opérations : elle légitime une relation de domination en l’inscrivant dans un biologique qui est lui-même une construction sociale biologisée. » (4)

Quelle que soit la force avec laquelle on souhaite rester vigilant à l’égard d’un auteur que l’on apprécie énormément, l’adhésion entraîne l’adhésion jusqu’à admettre sans trop réfléchir, y compris lorsqu’on fait un contresens dont un autre auteur vous permet de prendre conscience par la nouveauté de ses approches. Comment aurait réagi Bourdieu à la lecture du livre de Lahire ? Nous ne le saurons jamais. Mais on ne peut que rejoindre ce dernier lorsqu’il précise :
« Bourdieu, comme nombre de chercheurs en sciences sociales, travaille avec la conception d’un biologique parfaitement amorphe, c’est-à-dire socialement neutre, sans conséquence, non déterminant, non limitant ou non contraignant. L’usage du terme “arbitraire”, qui renvoie à des choix non discutés et qui auraient très bien pu être différents, constitue de ce point de vue un énorme problème. Certes, les rapports entre le masculin et le féminin varient dans le temps et dans l’espace, et, certes, on a bien toujours affaire à des constructions culturelles. Mais faire du culturel un principe de variation infinie est une erreur fatale à la compréhension. Car il y a bien un fait, forcément plus général, qui ne varie pas, et qui demeure une énigme anthropologique tant que l’on demeure dans l’explication culturelle au sens strict […] » (p. 801)

Dans ce chapitre des Structures fondamentales des sociétés humaines, Bernard Lahire ouvre très largement les sources et les argumentations susceptibles d’éclairer la question de la domination masculine, à mon sens d’une manière bien plus riche que ne le fit en son temps Pierre Bourdieu (5). Et il le fait en s’en tenant aux faits, sans laisser interférer dans son propos quelque orientation politique que ce soit. Pourtant, la dernière ligne du chapitre laisse transparaître une préoccupation que je ne lui reprocherai pas, même si je ne crois guère à la sociologie curative du monde social. Il a en effet écrit :
« Comprendre ce qui a été et reste au cœur de la fabrique de la domination masculine, c’est pouvoir développer l’imagination pour mettre en place les contrepoids, les contre-feux ou les contre-forces souhaités et poser les aiguillages autrement. » (p. 823)

(1) Le livre de Bernard Lahire auquel appartient ce chapitre est intitulé Les structures fondamentales des sociétés humaines (La Découverte, 2023). Je lui ai consacré une note datée du 7 mars 2024. Le chapitre “Partition sexuée et domination masculine” en occupe les pages 754 à 823.
(2) Cf. ma note du 21 janvier 2003.
(3) Cf. ma note du 23 juillet 2009.
(4) Pierre Bourdieu, “La domination masculine” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 84, septembre 1990, p. 14. C’est moi qui souligne. L’article se concentre sur les rapports masculin/féminin au sein des montagnard berbères de Kabylie.
(5) Cf. tout particulièrement Pierre Bourdieu, La domination masculine, Seuil, 1998.

jeudi 7 mars 2024

Note de lecture : Bernard Lahire

Les structures fondamentales des sociétés humaines
de Bernard Lahire


Il y a des livres dont la lecture représente un tournant. Pour moi, c’est le cas des Structures fondamentales des sociétés humaines de Bernard Lahire (1). Je dis pour moi, parce que j’imagine des lecteurs mieux avertis que la posture adoptée par l’auteur n’a peut-être pas surpris.

J’ai déploré à maintes reprises l’évolution de la sociologie au cours des dernières décennies, et tout particulièrement cette approche dite pragmatique instiguée notamment par Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Il s’agissait en l’occurrence de renoncer à ce surplomb qu’a longtemps pratiqué l’école française de sociologie, depuis Émile Durkheim jusqu’à Pierre Bourdieu, et qui élaborait des explications rendant compte des déterminations non conscientes du comportement humain. C’était, selon moi, jeter la clé principale ouvrant à la compréhension. Or, voici que Bernard Lahire - qui n’avait jamais quitté les voies de la non-conscience - secoue l’édifice en proposant une démarche qui, si elle n’est pas totalement nouvelle, replace plus que jamais l’homme dans un contexte intégral dans lequel la seule liberté encore accessible - outre celle de chercher à comprendre qu’on ne comprend pas - est celle de s’illusionner.

Tentons de cerner la nouveauté.

Les sciences sociales - à commencer par la sociologie - sont nées avec un important sentiment d’infériorité face aux sciences de la nature. Au point qu’elles ont souvent restreint d’elles-mêmes leur champ d’investigation au motif que l’objet de recherche, la méthode pour s’y attaquer, la nature des résultats obtenus ne permettaient pas d’envisager des conclusions générales et décisives. S’est ajouté à cette humilité facile l’opinion d’une humanité si étrangère au milieu dans lequel elle vit - animaux, végétaux, minéraux, bref nature extra-humaine -, qu’il fallait lui réserver une attention spécifique et renoncer aux moyens dont il était usé pour connaître ce reste naturel auquel l’homme n’appartenait pas. C’est ce qui conduisit assez rapidement les sciences sociales à faire si souvent leur deuil de lois universelles à la portée semblable à celles qu’avaient permis de formuler l’astronomie, la physique, la chimie, la botanique, voire la biologie. Il devint progressivement acquis que le domaine de la sociologie résidait dans les problèmes particuliers que la société rencontrait et que la manière de s’y attaquer était avant tout la monographie. Bien sûr, nombreux furent les sociologues qui, à l’occasion, tentèrent d’élargir leur conception de la discipline, ne serait-ce qu’en se fixant des programmes plus ambitieux. (2) Mais la tendance restait à l’éparpillement, jusqu’à rendre hommage aux projets de recherche les plus circonscrits.

Une des choses les plus décisives pour moi quant à la saisie d’un tournant dans l’ouvrage, c’est la façon dont Bernard Lahire replace la notion de culture dans l’opposition artificielle qu’elle forme avec la notion de nature. La culture est bien ce qui distingue l’humain des autres animaux, lesquels ne manifestent que très peu de traits assimilables à du culturel. Mais, pour autant, la culture s’inscrit bien dans l’évolution au même titre que ce qui a conduit le physiologique, le biologique, le comportemental et le social à connaître des changements en rapport avec les variations du contexte comme avec les formes d’adaptation propices à la survie. Le social également, car nombreux sont les animaux - et même les végétaux - qui développent de multiples interactions. Tout cela amenant la sociologie à se nourrir de constats généraux formulés dans un ensemble très vaste de disciplines allant de la paléoanthropologie aux sciences cognitives, en passant par la biologie, l’histoire, l’éthologie, la climatologie, l’ethnologie, que sais-je encore.

Outre une importante introduction, le livre comporte trois parties. L’envie me prend de dire quelques petites choses à propos de chacune d’elles.

Dans la première - intitulée “Des sciences sociales et des lois” -, Bernard Lahire s’efforce de redéfinir l’ambition scientifique des disciplines étudiant l’homme. Il y dénonce une discipline recroquevillée sur elle-même. C’est un peu comme si les sciences sociales avaient de plus en plus souvent choisi de chercher la clé sous le réverbère parce qu’il y fait plus clair, dès lors qu’elles circonscrivaient leurs objets à des champs extrêmement restreints, évitant ainsi le pourquoi de ces champs-là. Et dans cette critique, ne serait-ce qu’implicitement, il vise entre autres la sociologie pragmatique. Ainsi, il écrit :
« Par exemple, ethnométhodologie, sociologie compréhensive ou phénoménologie sociale sont autant de versions du programme sociologique qui ont eu tendance à réduire la réalité sociale aux représentations, croyances, visions du monde ou ethnométhodes que peuvent avoir les acteurs sociaux à son sujet. Prendre au sérieux ces représentations (etc.) est bien sûr nécessaire, dans la mesure où la réalité sociale s’organise avec elles, et que, même “fausses” ou “illusoires”, elles conduisent aussi les acteurs à agir tel qu’ils le font. Mais faire des représentations la seule réalité tangible, ne plus s’autoriser à dire que ces représentations peuvent être erronées ou déformantes, ou refuser d’opérer toute comparaison entre ce qui est dit de ce qui est et ce qui est en réalité, c’est s’interdire purement et simplement de faire de la science à propos de la réalité sociale. Il faut imaginer ce que serait la physique si elle se contentait de faire la théorie de l’intuition que les hommes peuvent avoir des phénomènes physiques. » (pp. 68-69)

Mais Lahire insiste : déjà par le passé, la vision large et ambitieuse d’une science visant à élaborer des lois fut prônée, par exemple par Émile Durkheim. Il le cite :
« Si différents donc qu’ils puissent être les uns des autres, les phénomènes produits par les actions et les réactions qui s’établissent entre des individus semblables placés dans des milieux analogues doivent nécessairement se ressembler par quelque endroit et se prêter à d’utiles comparaisons. Pour échapper à cette conséquence, alléguera-t-on que la liberté humaine exclut toute idée de loi et rend impossible toute prévision scientifique ? L’objection, Messieurs, doit nous laisser indifférents et nous pouvons la négliger non par dédain mais par méthode. La question de savoir si l’homme est libre ou non a sans doute son intérêt, mais c’est en métaphysique qu’elle a sa place et les sciences positives peuvent et doivent s’en désintéresser. Il est des philosophes qui ont retrouvé dans les organismes et jusque dans les choses inanimées une sorte de libre arbitre et de contingence. Mais ni le physicien ni le biologiste n’ont pour cela changé leur méthode : ils ont paisiblement continué leur chemin sans se préoccuper de ces subtiles discussions. » (p. 152)
En supposant même que l’idée d’un déterminisme intégral soit philosophiquement inacceptée, il restera impossible d’y adosser une loi, c’est-à-dire le constat d’une répétition, d’une régularité ou d’un enchaînement dont la constance tient à la permanence de la cause. Autrement dit, la science exige le déterminisme ; tout au plus pourra-t-on dire qu’elle limite ses prétentions à ce qui est déterminé.

Je me dois d’ajouter que je suis un peu étonné de la façon dont Bernard Lahire pousse très loin sa conception du déterminisme, laquelle frôle parfois le finalisme ou le téléologisme. Ainsi, alors qu’il met l’accent sur des similitudes entre des sociétés animales et humaines - tels des phénomènes de domestication -, il exhibe une conception de l’évolution qui ne laisse quasi aucune place à l’aléa (des aspects imprévisibles du futur) ou au hasard (des causes inconnues). Évoquant les convergences dont témoigneraient les similitudes mises en évidence, il écrit :
« Quel sens et quelle place donner à ces convergences dans le processus évolutif ? Un auteur comme Stephen Jay Gould a soutenu le caractère imprévisible et indéterminé, en un mot contingent, de l’évolution des espèces et, pour cette raison, il a plutôt souligné la surestimation des faits de convergence. Gould emprunte au cinéma - le film La vie est belle réalisé par Frank Kapra en 1946 - l’idée selon laquelle nous sommes les produits d’une histoire qui, si elle avait été même très légèrement différente, n’aurait pas abouti à ce que nous sommes. Le raisonnement contrefactuel - que se serait-il passé si tel événement ne s’était pas déroulé ou si tel autre était apparu ? - permet de mettre au centre de l’évolution du vivant l’idée de contingence. Par exemple, l’arrivée d’une météorite qui a percuté la Terre a mis un frein au développement des dinosaures et rendu possibles des formes de vie animales qui ont débouché, à un moment donné, sur les hominidés. Sans cet astéroïde, les mammifères qui vivaient minoritairement et sous domination des dinosaures n’auraient probablement pas pu se développer et donner lieu à l’espèce humaine. Avec Gould, “il est aujourd’hui largement admis que l’histoire de la vie n’est guère plus qu’un embrouillamini contingent ponctué de désastreuses extinctions massives qui, en annonçant le destin d’un groupe, ouvrent les portes de l’opportunité à une autre foule de chanceux. Les innombrables accidents de l’histoire et l’enchevêtrement sans fin de circonstances tourbillonnantes font de toute tentative pour trouver un modèle au processus évolutif un exercice ridicule[dixit Simon Conway Morris, N.D.R.]
Mais à la contingence s’oppose le déterminisme de la convergence. En 2003, Simon Conway Morris soutient, contre Gould, l’idée selon laquelle la convergence est un fait dominant dans le monde biologique plutôt qu’une simple curiosité évolutive anecdotique. Pour lui, l’apparition de formes humanoïdes aurait été possible, et peut-être même inévitable, mais simplement différée dans le temps, d’environ 34 millions d’années. Tout comme d’autres biologistes travaillant sur les phénomènes de convergence, il pense qu’il n’y a pas mille manières de se développer en tant que plante désertique ou aquatique, animal terrestre, animal aquatique ou animal volant, etc., et que les mêmes causes produisant les mêmes effets, des formes similaires à celles que l’on observe sur Terre seraient observables dans des contextes planétaires semblables. Reprenant la métaphore de Gould, Conway Morris soutient au contraire que, si l’on rembobinait le film de l’évolution pour le dérouler à nouveau frais et selon d’autres aléas, à quelques différences près, l’histoire serait relativement analogue.
 » (pp. 223-224)
Et Lahire dit approuver Conway Morris. Pourtant, selon moi, ce point de vue se fonde sur un raisonnement qui manque d’assises factuelles. L’évolution obéit-elle à un projet ou résulte-t-elle de collisions matérielles erratiques ? La question reste posée, me semble-t-il. Car le déterminisme implique bien que la causalité explique l’évolution, mais elle ne réclame nullement que l’enchaînement des causes déroule un sens. L’histoire ne se prête à un récit justifié que parce que l’esprit humain rechigne à se priver de justifications, de la même manière qu’il rechigne à ne pas croire au libre arbitre.

Il y a également ceux qui regardent l’homme comme une espèce à ce point exceptionnelle qu’elle échappe aux déterminations que subit le reste de la nature. Lahire cite Marcel Otte, ce préhistorien liégeois qui admet les convergences culturelles, mais qui ne craint cependant pas d’affirmer : « À partir de l’homme moderne, l’histoire se substitue à la biologie : notre pensée seule détermine notre destin. » (cité par B. L. p. 242)
                                   
Ce qui est clair, autant pour moi que pour Bernard Lahire (si j’ose dire), c’est que les lois scientifiques formulables à propos du comportement humain ne peuvent s’extraire que de la mise au jour des déterminations qui ont fait l’homme depuis ses racines biologiques les plus anciennes. La science n’a que faire d’une conception appuyée sur l’idée d’une prise en main libre et consciente du sort de l’homme.

La deuxième partie du livre s’intitule “Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant”. Y sont rappelées toutes ces comparaisons interspécifiques, intersociétales et interculturelles qui offrent la possibilité de cerner ce qu’Homo sapiens doit aux conditions dans lesquelles sa propre évolution s’est inscrite et à tous ces possibles non avenus qu’expliquent les contraintes biologiques, environnementales, sociales et culturelles subies. Comme Lahire le rappelle très justement :
« L’anthropocentrisme rend pointilliste et aveugle aux invariants pour soi (l’humanité), uniformisant et inattentif aux variations pour les autres. La sortie de l’anthropocentrisme scientifique conduit à être plus sensible aux différences lorsqu’on observe les autres espèces et plus sensibles aux traits communs lorsqu’on appréhende l’histoire de l’humanité. » (p. 258)

Il ne me paraît pas inutile de donner, parmi une multitude d’autres, un exemple de ce que l’élargissement aux disciplines connexes peut apporter à la sociologie. Lahire cite Franz de Wall, primatologue et éthologue néerlandais né en 1948, lequel écrit ceci :
« Jean-Jacques Rousseau croyait que le cœur humain est bon, que tous les maux de l’humanité ont commencé avec la civilisation. Pourtant l’agression est un des nombreux traits du comportement humain qui traversent les frontières du langage, de la culture, de la race et même de l’espèce : on ne peut la comprendre pleinement sans tenir compte de sa composante biologique. Ce livre a, je l’espère, démontré que les contre-mesures appropriées ont évolué en même temps que le comportement agressif, et que les êtres humains comme les autres primates appliquent ces mesures avec une grande habileté. […] Le fait que les singes, les grands singes et les hommes ont tous des comportements de réconciliation signifie que le pardon a probablement plus de trente millions d’années, et qu’il est antérieur à la séparation intervenue dans l’évolution de ces primates. L’autre explication, postulant que ce comportement est apparu indépendamment dans chaque espèce, n’a rien d’“économique”, car elle nécessite autant de théories qu’il existe d’espèces. Les scientifiques rejettent normalement les explications de ce genre, sauf s’il y a de fortes preuves contre la théorie unifiée plus élégante. Comme il n’existe aucune preuve dans ce domaine, le comportement de réconciliation doit être considéré comme un héritage commun de l’ordre des primates. Notre espèce présente de nombreux gestes de conciliation et des schémas de contact qu’elle partage avec les grands singes (tendre la main, sourire, s’embrasser, s’enlacer, etc.) Le langage et la culture ne font qu’ajouter un degré de subtilité et de variation aux stratégies de réconciliation humaines. » (p. 263 ; F. de Waal, De la réconciliation chez les primates, trad. Marianne Robert, Flammarion, 1992, pp. 336-337)

Sur l’attitude de ceux qui négligent de prendre en compte les « phénomènes trans-espèces tels que l’apprentissage, l’habitation, l’anticipation pratique, la communication, l’usage d’artefacts, l’interdépendance sociale, les relations de domination, de compétition ou de coopération », il y a un point qui mériterait selon moi d’être éclairci. Lahire leur reproche leur « nominalisme épistémologique » et leur « relativisme théorique » (p. 299), deux notions dont il conviendrait qu’elles soient mieux explicitées. Je ne suis en effet pas personnellement convaincu qu’elles définissent très exactement ceux qu’il vise. Faut-il qualifier de relativiste le point de vue selon lequel l’espèce humaine doit ses particularités à ses spécificités ? Je n’aperçois pas pourquoi, d’autant que les comparaisons entre espèces sont également contraintes de relativiser les découvertes à la mesure des déterminations qu’elles connaissent, par exemple en raison des milieux dans lesquels elles prospèrent.

Croire l’homme stable dans sa physiologie conduit souvent à mal appréhender les pratiques, notamment quant aux effets qu’elles peuvent avoir d’un point de vue strictement biologique. Deux exemples permettront de le comprendre aisément.

« La culture matérielle représente souvent une externalisation des fonctions qui peut avoir des conséquences sur les organes humains potentiellement concernés. “Préparer la nourriture, c’est externaliser la digestion”, écrit très justement Joseph Hendrich. Cuire les aliments a tout d’abord contribué à raccourcir les intestins, puis à rétrécir l’estomac, ce qui a représenté une économie d’énergie en matière de digestion, et a donné la possibilité à un cerveau énergivore de se développer et de s’agrandir. Mais cela a permis aussi à nos dents et à notre mâchoire d’être moins sollicitées et de voir leur taille ou leur puissance diminuer. Cuits, découpés, hachés, broyés, les aliments sont plus facilement mangeables et digérables. La maîtrise du feu, combinée à l’usage d’ustensiles, a donc été particulièrement importante. Une partie des fonctions remplies par les dents, la mâchoire, l’estomac et l’intestin a commencé à être accomplie par des techniques extérieures au corps : “Notre corps, et en l’occurrence notre système digestif, a coévolué avec des savoir-faire culturellement transmis portant sur la préparation de la nourriture” [dixit Joseph Hendrich] » (p. 302)

« Comme l’écrit Frans de Wall :
“Les césariennes ont tout changé. Aux États-Unis, 26 % des naissances se font par cette voie, et jusqu’à 90 % dans certaines cliniques privées au Brésil. De plus en plus de femmes au bassin étroit survivront et transmettront un trait qui signifiait un arrêt de mort il y a encore quelques générations. Il en résultera inévitablement un nombre grandissant de césariennes, jusqu’au jour où l’accouchement par les voies naturelles deviendra l’exception.”
 » (p. 303)

Si Bernard Lahire s’est senti légitime dans son souci de replacer l’humain dans le contexte du vivant en définissant ce qui le caractérise le plus largement, c’est parce qu’il a pris conscience d’une restriction à laquelle il a lui-même participé. Ainsi, il écrit :
« Longtemps, j’ai considéré, comme tout chercheur en sciences sociales de ma génération - mais je crois que c’était aussi le cas des précédentes comme de celles qui ont suivi -, que la “nature humaine” n’existait pas, ou plutôt qu’elle n’était qu’une vue de l’esprit philosophique, et qu’il n’était évidemment pas question d’expliquer quoi que ce soit à partir de cette prétendue “nature”. Cette expression renvoyait implicitement à une réalité abstraite. Or cette “nature humaine” n’apparaît abstraite que parce que nous la considérons, paradoxalement, comme une réalité totalement déshistoricisée, c’est-à-dire détachée de l’histoire du vivant. » (p. 307)

Réfléchissons-y ! « Nous regardons généralement les abeilles d’une même espèce comme similaires malgré les variations dans le langage et le comportement, etc., qui les différencient d’une ruche à l’autre, et même parfois d’un individu à l’autre. Mais nous ne voyons de nous que les différences qui nous séparent sans prendre conscience des similitudes qui nous structurent sourdement. » (p. 314)
Qu’en retenir ? Sinon qu’« il n’y a jamais de variations sans invariants » (p. 318).

Selon le degré de généralité de ce qui peut être considéré comme acquit, selon aussi le degré de précision que possèdent les propositions, Bernard Lahire distingue les fondements universels des sociétés humaines, les grands faits anthropologiques, les lignes de force et les lois générales.
« À la recherche du commun, du général ou de l’invariant, j’ai adopté le plan de raisonnement suivant, qui consiste à rechercher, chaque fois que cela est possible :
Les prémices - principalement animales - du
système social humain. Cette recherche n’a de sens que du fait du principe de continuité évolutive du vivant. La loi de l’évolution des espèces ne concerne pas seulement l’anatomie ou la physiologie, mais les comportements sociaux et les structures sociales.
Les
coordonnées (ou propriétés fondamentales) du système social humain que j’appelle les grands faits (biologiques ou sociaux) fondamentaux, et qui sont le produit d’une longue histoire évolutive.
Les
lignes de force (qui sont aussi des lignes de développement) historiques à partir desquelles les sociétés humaines se sont structurées et ont évolué.
Les
lois générales qui interviennent tout au long de ces développements historiques et qui sont agissantes aujourd’hui comme hier, et ce quel que soit le type de société. » (p. 319)

Cette démarche - et les comparaisons auxquelles elle incite - est l’occasion de mettre en évidence des réalités importantes habituellement ignorées. Ainsi :
« La division du travail, combinée à l’accumulation d’artefacts produits par d’autres que soi, conduit les membres des sociétés humaines à vivre une situation d’altricialité tertiaire dans le sens où ils sont totalement dépendants, et ce durant toute leur vie, de choses qu’ils n’ont pas fabriquées (outils, ustensiles, machines, habitats, etc.), de savoirs et de savoir-faire qu’ils n’ont pas élaborés (savoirs médicaux, techniques, scientifiques, etc.) et d’êtres humains qu’ils ne connaissent pas personnellement et qui fabriquent ou maîtrisent les choses et les savoirs qu’eux-mêmes ne fabriquent ni ne maîtrisent. » (p. 365) (3)

Même s’il s’agit là sans doute de l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage, je ne détaillerai pas les grands faits, les lignes de force et les lois générales que Bernard Lahire propose de retenir dans un premier temps. Je comprends aisément que ce soit à cet égard que la curiosité est la plus grande. Mais je ne sens pas en mesure d’en isoler les faits, lignes et lois principaux et je ne puis passer tout en revue (il y a 5 grands faits, 10 lignes de force et 17 lois). Après tout, il faut que demeure des raisons de lire le livre.

La troisième partie de l’ouvrage s’intitule “De la structuration des sociétés humaines”. Elle consiste à se saisir d’une douzaine de problématiques sociologiques assez générales et de les mettre à l’épreuve des grands faits, des lignes de force et des lois générales précédemment énoncés. La aussi, je ne puis trop prolonger la présente note en y allant de mes commentaires. Pourtant, deux chapitres - celui intitulé “Partition sexuée et domination masculine” et celui intitulé “Eux/nous : ethnocentrisme, racismes” - m’inspirent différentes réflexions que je retiens malaisément. Peut-être leur consacrerai-je d’autres notes prochainement.

(1) Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023.
(2) Parmi bien d’autres, on peut citer Claude Lévi-Strauss, lequel n’hésitait pas, durant la dernière guerre, à écrire ceci : « […] la sociologie est une science du même type que les autres et que sa fin dernière est la découverte de relations générales entre les phénomènes. » (Anthropologie structurale zéro, Seuil, 2019, p. 61.)
(3) L’altricialité désigne cette contrainte que subissent certaines espèces vivantes de prendre soin de leur petits avant qu’ils puissent survivre de façon autonome. On appelle altricialité secondaire cette spécificité de l’espèce humaine qui voit les enfants n’accéder à une certaine autonomie qu’après un laps de temps assez long, souvent plus ou moins égal à un dixième de leur existence moyenne. Et on appelle altricilité tertiaire cette dépendance très prolongée que, de nos jours, représente notamment la scolarité.

jeudi 8 février 2024

Note de lecture : Marcel Aymé

Le problème
de Marcel Aymé


Que vous aimiez la belle écriture, que vous aimiez le scepticisme doux, que vous aimiez la simplicité naturelle, que vous ne méprisiez pas un usage ironique du fabuleux, cela devrait vous inciter à ouvrir Marcel Aymé. Vous sont alors promis des moments de lecture enchantés.

Marcel Aymé est un écrivain dont la vie entière (1) témoigne d’un regard sur le monde que je lui envie. Qu’à cela ne tienne ! me direz-vous, fais-en ta propre vue des choses. Oui, mais voilà : ce n’est pas si simple que cela. Je fus durant ma propre vie la cible de déterminations bien différentes, parmi lesquelles certaines m’ont poussé à guigner ce regard-là et d’autres m’ont empêché de le faire mien. Quand je le vois répondre en 1958 à Michelle Tisseyre, une journaliste canadienne (2), je comprends que certains aient pu penser qu’il s’enfermait dans une pose qui masquait sa vraie personnalité. Pourtant, je reste d’avis qu’il est là tel qu’il est, timide et réservé comme peuvent l’être ceux qui craignent de laisser transparaître la moindre vanité et le ridicule qui va avec.

Le problème (3) n’est pas une nouvelle connue. Elle a été écrite en 1946, à un moment où Marcel Aymé était en butte à des reproches insensés qui lui vaudrons un « blâme sans affichage » pour avoir « favorisé les desseins de l’ennemi ». (4) L’indépendance d’esprit est très vite suspecte aux yeux de militants fanatiques et la mise en cause de celui qui la manifeste est commode, puisque bien rares sont ceux qui prendraient le risque de le défendre.

De quoi est-il question dans cette nouvelle ? Quel est ce problème annoncé ?

En voici l’exact énoncé : « Les bois de la commune ont une étendue de seize hectares. Sachant qu’un are est planté de trois chênes, de deux hêtres et d’un bouleau, combien les bois de la commune contiennent-ils d’arbres de chaque espèce ? » (pp. 928-929)

Ne me dites surtout pas que vous êtes en mesure de le résoudre très rapidement ! Parce qu’il y a très probablement quelque chose qui vous a échappé : c’est que le raisonnement dont vous useriez appartiendrait à cette inclination très humaine vers… Vers quoi ? Et bien, je dirais, vers l’idéal, comme aurait dit Platon, vers l’intelligible, comme aurait dit Descartes, vers l’a priori comme aurait dit Kant. Les animaux, même ceux qui parlent, ne souffrent pas de ce transport.

Le problème fait partie des devoirs que Delphine et Marinette ont reçu à l’école. Or, elles coincent. Et, devant l’intransigeance des parents qui exigent qu’ils soient résolus au plus tôt, le chien réunit tous les animaux de la ferme afin qu’ils aident les deux gamines à trouver la solution. C’est la petite poule blanche qui finira par suggérer la méthode : aller dans les bois de la commune compter les chênes, les hêtres et les bouleaux. Mais bien sûr ! C’est ainsi qu’il faut s’y prendre !

Voilà qui pourrait ouvrir une très vaste discussion. La raison pratique nous garde de ces vérités gratuites, incertaines, quelquefois évanescentes dont on réclame si souvent qu’elles commandent ce que nous devons penser des données de l’expérience. Évidemment qu’il serait bon de vérifier si les bois de la commune font bien seize hectares avant d’en dénombrer les espèces, question de s’assurer qu’il s’agit bien de ces bois-là. Des communes, il y en a beaucoup, après tout.

En fonçant dans la solution choisie, les animaux restent bien sûr sous l’empire des sentiments, des préférences, des préjugés. Le sanglier, rallié in extremis à l’opération, est écœuré par la peau rose du cochon ; la petite poule blanche ne se laisse pas attendrir par les marcassins ; le cheval se complait à apprendre à chacun l’énoncé du problème. Bref, la vie se poursuit sans être véritablement atteinte par la difficile question de la valeur des raisonnements.

Peut-être êtes-vous à présent impatients de savoir à quel résultat l’équipe parviendra, et surtout ce qu’en pensera la maîtresse d’école, ou encore l’inspecteur d’académie qui surgira in extremis.

Je vous le dis ?… Non. C’est pp. 940-941.

(1) Cf. notamment Michel Lécureur, Marcel Aymé un honnête homme, Les Belles Lettres/Archimbaud, 1997.
(2) La video de cette interview est actuellement disponible ici sur Internet.
(3) Marcel Aymé, “Le problème” in Nouvelles complètes, Gallimard, Quarto, 2002, pp. 927-941.
(4) En 1949, comme pour se racheter de l’impair commis, on lui propose la légion d’honneur et on l’invite à l’Élysée. Il refuse, un refus qu’il expliquera un an plus tard dans Le Crapouillot de la manière suivante : « Je regrette à présent de n’avoir pas motivé mon refus et dénoncé publiquement, à grands cris de putois, l’inconséquence de ces très hauts personnages dont la main gauche ignore les coups portés par la main droite. Si c’était à refaire, je les mettrais en garde contre l’extrême légèreté avec laquelle ils se jettent à la tête d’un mauvais Français comme moi et, pendant que j’y serais, une bonne fois, pour n’avoir plus à y revenir, pour ne plus me trouver dans le cas d’avoir à refuser d’aussi désirables faveurs, je les prierais qu’ils voulussent bien, leur Légion d’Honneur, se la carrer dans le train, comme aussi leurs plaisirs élyséens. » (Michel Lécureur, Op. cit., p. 268)


Autres notes sur Marcel Aymé :
La Vouivre
Le monument

vendredi 26 janvier 2024

Anecdote : les générations

À propos des générations

Une de mes petites-filles s’est inscrite cette année à l’Université de Maastricht et, parmi les bachelor’s programmes, a choisi Digital Society. What about ? m’a-t-on souvent demandé. À quoi j’ai longtemps répondu que je n’en savais rien, préférant éviter d’échafauder des hypothèses sur des intuitions précaires. Cependant, au fil des semaines, j’y ai progressivement vu un peu plus clair.

Pour synthétiser ce qu’en j’en ai à présent compris, je dirai qu’il s’agit d’un nouveau programme de 3 ans, appliquant cette méthode qu’on appelle PBL (problem based learning), et qui vise à doter les étudiants d’une compréhension pointue de la société numérique au départ d’une approche multidisciplinaire. Les activités académiques se déroulent en anglais et réclament de l’étudiant une participation très active, bien différente de la passivité à laquelle condamne le cours ex-cathedra. Ai-je besoin d’ajouter que je n’ai évidemment rien à dire, rien à commenter et rien à critiquer face à ce continent du savoir dont j’ignorais jusqu’à l’existence ?

Ne serait-ce que pour me faire une petite idée de la profondeur de mon ignorance, je suis allé écouter certaines des leçons dispensées au Collège de France dans le cadre de la chaire annuelle Informatique et sciences numériques. Et cela, sans être certain qu’il s’agissait bien là du domaine dans lequel pénétrait ma petite-fille. Si l’on mesure l’ampleur d’un bouleversement à l’énormité de l’étonnement dont il procède, je dois avouer en avoir ainsi connu un des plus considérables. Étonnement qui succéda de la sorte à toutes ces interrogations qu’avaient fait naître les propos, les explications et les remarques de ma petite-fille : je venais de prendre conscience de mon propre enfermement dans les manières de penser de ma génération, celle des boomers.

J’ai souvent cherché à cerner la nature des évolutions qui ont marqué le monde social au cours des cent dernières années. Et j’ai balancé entre toutes sortes de déterminants culturels, intellectuels, philosophiques, moraux, que sais-je encore, pour caractériser les changements d’orientation de l’habitus commun. Mais on est facilement aveugle à ce qui est le plus décisif, jusqu’au jour où - lucidité ou illusion - on croit alors être aveuglé par une évidence. Celle de ce qui a tout changé : en l’occurrence, la numérisation de l’activité humaine.

Car rien de ce qui fait notre quotidien, comme rien de ce qui détermine nos choix les plus marquants n’échappe désormais à la logique numérique. Une part importante de ce qui nous valait jadis divers contacts humains - quelquefois rugueux - empreinte aujourd’hui un canal informatique face auquel nous avons même perdu la possibilité de nous emporter, sinon vainement et solitairement. La plupart de nos activités, professionnelles ou récréatives, se sont coulées dans des formes et des exigences en conformité avec les logiciels qui seuls les rendent désormais possibles. Notre rapport à l’information, au savoir, à la création même, s’est mû en un interface où l’usager est contraint de se plier aux singularités des applications. Là où nous ne voyons qu’un mode, c’est davantage même qu’une idéologie qui nous pétrit, c’est une dogmatique unidimensionnelle.

En prenant conscience du rôle que joue désormais le numérique dans nos vies, j’ai aussi compris autrement ce qui sépare les générations et ce qui façonne de nos jours cette incompréhension réciproque dont sont partiellement faits les rapports entre un homme de 78 ans et une jeune femme de 18 ans, fussent-ils liés par le sang. Au-delà de l’affection, de l’attention, de l’empressement, que chacun éprouve pour l’autre, existe la rencontre de deux univers qui ne se composent ni des mêmes galaxies, ni des mêmes étoiles, ni des mêmes atmosphères : deux habitus forgés dans des temps et des lieux bien distincts. Il y a là, bien évidemment, de quoi décupler le plaisir et l’intérêt pris à échanger des idées, des opinions, des jugements, des connaissances. Mais il y a là aussi de quoi maintenir une zone d’imperméabilité qui nourrit l’interrogation majeure : qu’est-ce qui a fait l’autre ? La jeune pense à un monde perdu qu’elle a de bonnes raisons de méconnaître. L’ainé s’imagine naïvement avoir assisté aux évolutions dont elle est le produit.

Revenons à la société numérique dont je viens de découvrir la pertinence. On peut bien sûr l’appréhender de trois manières.

La première - qui serait spontanément à ma convenance -, ce serait d’en inventorier les travers, les dérives et les dangers. S’inscrivant dans une logique techno-capitaliste qui a conduit à l’invention de la poudre, de la dynamite et de la bombe atomique, la numérisation de la vie humaine correspondrait ainsi à une découverte à jamais dispensée de n’être pas exploitée. Soumis inconditionnellement à la loi du profit, les humains usent en effet de ce qu’ils inventent, même lorsque les ravages de leurs inventions sont évidents, même lorsqu’elles peuvent mettre en péril leur propre existence collective. C’est la face absurde de la science : ce qu’elle permet de comprendre génère immédiatement ce qui l’impose envers et contre tout, en dépit de son inutilité, de son inopportunité, de sa stupidité. Tel Cronos qui mangeait ses enfants, la recherche crée le pire plutôt que de s’admettre infructueuse ou simplement sans usage.

La deuxième manière d’appréhender la société numérique, ce serait de s’arrêter sur les progrès qu’on en attend et dont on la prétend porteuse. Rendez-vous compte, une voiture qui n’a même plus besoin d’être conduite ! une langue qui n’a plus besoin d’être apprise ! une connaissance qui n’a plus besoin d’être mémorisée ! un devoir qu’il n’est plus nécessaire de rédiger ! La liste est longue de ces services que rend l’informatique. Pourrions-nous nous en passer ? N’est-ce pas irréversible ?

La troisième manière, ce serait de constater que la société numérique est bien là et de s’appliquer à en étudier le plus rigoureusement possible ses caractéristiques, ses fonctions visibles et cachées, ses effets sur la vie humaine, sans préjuger de ses différents avantages et inconvénients, lesquels sont, dans un sens comme dans l’autre, infiniment plus nombreux que peut le croire le sens commun. C’est à cela que peut conduire la formation en Digital Society dont j’ai appris l’existence grâce à ma petite-fille. Et, bien sûr, c’est cette troisième manière que la sagesse nous porte à privilégier. Ma petite-fille en a la capacité, moi guère.

Mesurer du mieux que l’on peut ce qui nous amène à déceler des différences entre les générations permet de s’enrichir mutuellement de ces différences. J’aime ma petit-fille. Pas pour cela, bien sûr. Mais au-delà de l’amour que je lui porte, je lui dois de réfléchir à ma propre obsolescence d’une façon qui soutient et prolonge cette curiosité à laquelle on doit aussi d’aimer la vie.

lundi 22 janvier 2024

Note de lecture : Stendhal

Vie de Henry Brulard
de Stendhal


Il me plait de commencer par évoquer le style de Stendhal. Je n’y connais rien, bien sûr, ou presque. Mais je me suis souvent demandé à quoi l’on devait de le lire sans effort et à quoi aussi il devait cette réputation d’être, comme disait Balzac, « un des meilleurs écrivains de [son] époque ». Lequel Balzac n’hésitait cependant pas à écrire à propos de La chartreuse de Parme : « Le côté faible de cette œuvre est le style, en tant qu’arrangement de mots, car la pensée éminemment française soutient la phrase. Les fautes que commet M. Beyle sont purement grammaticales : il est négligé, incorrect à la manière des écrivains du XVIIe siècle ». Et d’ajouter « Il écrit à peu près dans le genre de Diderot, qui n’était pas écrivain ; mais la conception est grande et forte ; mais la pensée est originale, et souvent bien rendue. Ce système n’est pas à imiter. Il serait trop dangereux de laisser les auteurs se croire de profonds penseurs. M. Beyle se sauve par le sentiment profond qui anime la pensée » (1)

Pourquoi ne répondrais-je pas à Balzac ? Mais alors sans autre argument que quelques lignes puisées dans Vie de Henry Brulard (2). Stendhal tente d’y raconter sa vie et ce n’est qu’une ébauche. Il évoque son premier amour, alors qu’il a 15 ans : une comédienne qui se produit à Grenoble. Voici :
« Mais revenons à Mlle Kubly. Que j’étais loin de l’envie, et de songer à craindre l’imputation d’envie, et de songer aux autres de quelque façon que ce fût dans ce temps-là ! La vie commençait pour moi.
Il n’y avait qu’un être au monde : Mlle Kubly ; qu’un événement : devait-elle jouer ce soir-là, ou le lendemain ?
Quel désappointement quand elle ne jouait pas, et qu’on donnait quelque tragédie !
Quel transport de joie pure, tendre, triomphante, quand je lisais son nom sur l’affiche ! Je la vois encore, cette affiche, sa forme, son papier, ses caractères.
J’allais successivement lire ce nom chéri à trois ou quatre des endroits auxquels on affichait : à la porte des Jacobins, à la voûte du Jardin, à l’angle contre la maison de mon grand-père. Je ne lisais pas seulement son nom, je me donnais le plaisir de relire toute l’affiche. Les caractères un peu usés du mauvais imprimeur qui fabriquait cette affiche devinrent chers et sacrés pour moi. Durant de longues années, je les ai aimés mieux que de plus beaux.
 » (p. 342)
On me dira peut-être que c’est ici l’allusion à un fétichisme doux qui vaut, bien davantage que le style. Oui, mais ce sont là des choses qui ne peuvent se dire qu’au moyen d’un style, ou plus exactement encore en en évitant d’autres.

Ce que Stendhal ne voulait pas, c’était précisément soutenir la phrase. Ce qui lui faisait horreur chez Chateaubriand, c’était cela : la prétention à une excellence sombrant dans l’hypocrisie.

Je vais vous dire : quand je lis Vie de Henry Brulard, j’ai l’impression d’entendre Édouard Baer (3) : une avalanche de vrai dans un fouillis qui vous submerge. Au hasard :
« Je vois aujourd’hui qu’une qualité commune à tous mes amis était le naturel ou l’absence de l’hypocrisie. Mme Vignon et ma tante Séraphie m’avaient donné, pour cette première des conditions de succès dans la société actuelle, une horreur [qui] m’a bien nui et qui va jusqu’au dégoût physique. La société prolongée avec un hypocrite me donne un commencement de mal de mer (comme il y a un mois l’italien du ch[evali]er Scarabée oblige la c[omte]sse Sandre à desserrer son corset).
Ce n’était pas par le
naturel que brillait le pauvre Grand-Dufay, garçon d’infiniment d’esprit ; aussi ne fut-il jamais que mon ami littéraire, c’est-à-dire rempli de jalousie chez lui, et chez moi de défiance, et tous deux nous estimant beaucoup. » (p. 389)
On ne comprend pas tout. Mais qu’importe ! l’essentiel passe d’autant mieux que l’idée se niche au sein d’un tortillage.

Voilà un ton qui - me dira-t-on - ne prévaut pas dans les grands romans tels Le rouge et le noir, Lucien Leuwen et La chartreuse de Parme. Mais si, un peu quand même. Évidemment, la maîtrise du récit y est plus impérative et le souci de conduire l’histoire en est plus visible. Ce qui reste commun à tous les écrits de Stendhal, c’est le refus du style recherché, le refus de la vanité exhibée, le refus de l’infatuation. Le roman - à l’époque, genre littéraire par excellence - a ses exigences ; certaines pirouettes n’y sont pas de mise. Je pense par exemple à cette anecdote racontée dans Rome, Naples et Florence, celle où don Nicola rejoint donna Lauretta en se jouant des précautions prises par son père et ses cousins et que Stendhal interrompt par ce propos : « Je nuirais à mon livre si j’imprimais la fin de cette histoire. » (4)

Décrire précisément, voilà ce à quoi Stendhal répugne. Le projet d’écrire des mémoires réclamerait bien des pages. Mais…
« Qui lirait de telles fadaises ? Quel talent de peindre ne faudrait-il pas pour les bien peindre, et j’abhorre presque également la description de Walter Scott et l’emphase de Rousseau. Il me faudrait pour lecteur une Mme Roland, et encore le manque de description des charmants ombrages de notre vallée de l’Isère lui ferait jeter le livre. Que de choses à dire pour qui aurait la patience de décrire juste ! Quels beaux groupes d’arbres ! quelle végétation vigoureuse et luxuriante dans la plaine ! quels jolis bois de châtaigniers sur les coteaux et au-dessus, quel grand caractère impriment à tout cela les neiges éternelles du Taillefer ! Quelle basse sublime à cette belle mélodie ! » (p. 427)
De même :
« Où trouver des mots pour peindre le bonheur parfait goûté avec délices et sans satiété par une âme sensible jusqu’à l’anéantissement et la folie ? » (p. 248)

Alors, puisqu’il a entrepris d’évoquer des souvenirs, il va les assortir de dessins, de très nombreux dessins, souvent peu compréhensibles (du moins sous la forme où ils sont reproduits dans l’édition à ma disposition). Il y fait souvent figurer des repères - des lettres majuscules - qui indiquent où étaient les lieux, les agissements ou les protagonistes des anecdotes et des faits rapportés. Et, dans la première partie du livre, y sont ajoutées des reproductions stylisées en noir et blanc de tableaux de grands peintres italiens. C’est un peu là comme s’il avait voulu faire comprendre son incapacité à dévoiler la vérité des choses par l’écriture. Les mots sont infirmes d’une topographie précise. Quant à l’échelle du beau, il n’en est d’autre que celle que nous livre ces œuvres qui - à l’instar des fresques de Santa Croce (les sibylles de Volterrano) - permettent que « se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. » (5)

Dans Vie de Henry Brulard, il y a tant et tant de réflexions, d’opinions et de propos qui mériteraient qu’on s’y arrête avec l’espoir de cerner la personne de Stendhal, dans ce qu’elle a de fluctuant. Un seul exemple : son rapport aux animaux et plus spécialement à la chasse.

Avec force croquis, il explique qu’il eut « le délicieux plaisir de tuer une tourdre » (une grive) et que « ce fut un des plus vifs bonheurs de [sa] vie », qu’il en était « ivre de joie » (pp. 427-328) Il avait alors 14 ou 15 ans. Mais il rapporte que, une dizaine d’années plus tard, son sentiment changea :
« À Brunswick, en 1808, je fus un des chefs de chasses où l’on tuait cinquante ou soixante lièvres avec des battues faites par des paysans. J’eus horreur de tuer une biche, cette horreur a augmenté. Rien ne me semble plus plat aujourd’hui que de changer un oiseau en quatre onces de chair morte. » (p. 276)
« Ce ne fut qu’à Brunswick en 1808 que la pitié me dégoûta de la chasse. » (p. 434)
C’est que changer d’avis est d’abord et avant tout le fruit de l’expérience. Ah ! l’expérience !

Stendhal n’est pas un homme de principe. De cela, il n’en a jamais démordu. C’est au point qu’il assimile le mépris de l’expérience à de la barbarie. Si si. C’est dans son Histoire de la peinture en Italie.
« Depuis douze siècles, l’esprit humain languissait dans la barbarie. Tout à coup un jeune homme de dix-huit ans osa dire : “Je vais me mettre à ne rien croire de ce qu’on a écrit sur tout ce qui fait le sujet des discours des hommes. J’ouvrirai les yeux, je verrai les circonstances des faits, et n’ajouterai foi qu’à ce que j’aurai vu. Je recommande à mes disciples de ne pas croire en mes paroles.”
Voilà toute la gloire de Bacon, et, quoique le résultat auquel il arrive sur le
froid et le chaud, qu’il prend avec quelque emphase pour exemple de sa manière de chercher la vérité, soit ridicule, l’histoire des idées de cet homme est l’histoire de l’esprit humain.
Or, cent ans avant Bacon, Léonard de Vinci avait écrit ce qui fait la grandeur de Bacon ; son tort est de n’avoir pas imprimé. Il dit :
“L’interprète des artifices de la nature, c’est l’expérience ; elle ne trompe jamais ; c’est notre jugement qui quelquefois se trompe lui-même.”

[…] » (6)

Stendhal ne prête guère attention à la philosophie. Ou, plus précisément, il se laisse séduire par Destutt de Tracy, un philosophe sensualiste (qui se dit idéologue pour ne pas se dire psychologue). Dans une notice sur lui-même qu’il rédigea en 1820, il écrit :
« Il fut employé à Brunswick en 1806, 1807 et 1808 et s’y distingua. Il étudia dans cette ville la langue et la philosophie allemandes, en conçut assez de mépris pour Kant, Fichte, etc., hommes supérieurs qui n’ont fait que de savants châteaux de cartes. » (p. 704)
Son engouement pour l’expérience ne doit donc pas être compris comme un ralliement à quelque chapelle philosophique que ce soit, mais bien plutôt comme sa façon de se détourner des constructions théoriques. Même s’il se laissa convaincre par De l’esprit d’Helvétius, c’est en raison des prédictions qu’il croit y voir bien davantage que par ses choix doctrinaux (cf. p. 480).

Je conçois bien que, quand bien même je m’efforce de décrire ce qui m’a plu alors que je lisais Vie de Henry Brulard, je suis en train d’embarbouiller les choses, comme si j’étais inconsciemment conduit à singer Stendhal. Il dit des choses très justes ; il exprime aussi des opinions et des goûts qui ne sont pas toujours les miens. Mais, même lorsque je ne puis l’approuver, c’est sa façon de se livrer qui me charme.

« Les épinard et S[ain]t-Simon ont été mes seuls goûts durables […] » (p. 552), écrit-il. Personnellement, autant j’aime les épinards, autant je ne prise guère Saint-Simon, le potinier de la cour. Mais entendre associer l’un aux autres de cette manière me ravit. Tout bien réfléchi, il y a dans la saveur surette de l’épinard quelque chose qui n’est pas totalement étranger à l’acerbité des propos du duc.

Il y a aussi les comparaisons qu’il ose, quelquefois lettrées. À propos de son grand-père maternel qu’il aime tant :
« Je vois, mais aujourd’hui seulement, que c’était un homme qui devait avoir un caractère dans le genre de celui de Fontenelle, modeste, prudent, discret, extrêmement aimable et amusant avant la mort de sa fille chérie. » (p. 121)
C’est Fontenelle qui fait tout dans ce portrait esquissé.

Il y a encore ces mots qui traduisent si justement la portée de certains reproches. Il n’aime ni son père, ni sa tante Séraphie, lesquels se plaisent à interrompre les rires qu’il pouvait partager avec la cuisinière et le valet de chambre. Cela donne :
« Dans leur humeur noire, j’étais leur unique occupation ; ils décoraient cette vexation du nom d’éducation et probablement étaient de bonne foi. » (p. 160)
La méchanceté justifiée par l’instruction, combien d’enfants n’ont-ils pas connu ça ?

Il y a surtout cette subjectivité assumée jusqu’à l’illusion. Par exemple, à propos de la réputation de méchanceté qui lui fut faite.
« Quand un mot me vient, je vois sa gentillesse et non pas du tout sa méchanceté. Je suis toujours surpris de sa portée comme méchanceté, par ex[emple] c’est Ampère et A. de Jussieu qui m’ont fait voir la portée du mot à ce faquin de vicomte de La Passe (Civita-Vecchia, septembre 1831 ou 1832) : “Oserais-je vous demander votre nom ?” que le La Passe ne me pardonnera jamais. Maintenant, par prudence, je ne dis plus ces mots, et, l’un de ces jours, d[on] Filippo Caetani me rendait justice que j’étais l’un des hommes les moins méchants qu’il eût jamais vus, quoique ma réputation fût [d’]homme d’infiniment d’esprit, mais bien méchant et encore plus immoral […] » (p. 387)

Ou encore, à propos de son goût pour les mathématiques.
« Mon enthousiasme pour les mathématiques avait peut-être eu pour base principale mon horreur de l’hypocrisie ; l’hypocrisie à mes yeux, c’était ma tante Séraphie, Mme Vignon et leurs pr[êtres].
Suivant moi, l’hypocrisie était impossible en mathématiques, et, dans ma simplicité juvénile, je pensais qu’il en était ainsi dans toutes les sciences où j’avais ouï dire qu’elles s’appliquaient. Que devins-je quand je m’aperçus que personne ne pouvait m’expliquer comment il se faisait que : moins par moins donne plus (− × − = +) ?
 » (p. 449)
C’est parce qu’il répugna à subir un nouveau test de mathématiques en vue d’entrer à l’École polytechnique qu’il se retrouva engagé dans l’armée et parcourut l’Europe derrière Napoléon.

Restent deux traits particuliers que l’on trouve dans Vie de Henry Brulard et qui à eux seuls expliquent ma grande sympathie pour l’auteur. D’un côté, un sens aigu du relatif ; de l’autre une conscience aiguë du gouffre de vanité qui s’ouvre sous les pas de celui qui parle de lui.

Il sait ce que valent les souvenirs, combien il est parfois imprudent de s’y fier. Fin 1812, il participe à la marche de Moscou à Königesberg. On arrive :
« C’est l’hospice ! On nous y donna, comme à toute l’armée un demi-verre de vin qui me parut glacé comme une décoction rouge. Je n’ai de mémoire que du vin, sans doute on y joignit un morceau de pain et de fromage. Il me semble que nous entrâmes, ou bien les récits de l’intérieur de l’hospice qu’on me fit produisirent une image qui depuis trente-six ans a pris la place de la réalité.
Voilà un danger de mensonge que j’ai aperçu depuis trois mois que je pense à ce véridique journal.
Par exemple, je me figure fort bien la descente. Mais je ne veux pas dissimuler que cinq ou six ans après j’en vis une gravure que je trouvai fort ressemblante, et mon souvenir
n’est plus que la gravure. » (p. 565)
Et à propos de la perte de son pucelage :
« J’ai oublié de dire que je rapportais mon innocence de Paris, ce n’était qu’à Milan que je devais me délivrer de ce trésor. Ce qu’il y a de drôle, c’est que je ne me souviens pas distinctement avec qui.
La violence de la timidité et de la sensation a tué absolument le
souvenir. » (p. 568)

À quoi il me faut ajouter que Stendhal ne cesse de supposer que ce qu’il nous dit n’aura plus aucun intérêt - et parfois même plus aucun sens - pour qui vivra en 1880. Admirable lucidité de celui qui a saisi que tout change, tout file, tout disparaît, même jusqu’à l’attention que l’on réserve parfois aux choses jugées insignifiantes.

Enfin, parler de soi…:
« Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur, je me suis dit : Je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux […]
Cette idée me sourit. Oui, mais cette effroyable quantité de
Je et de Moi ! Il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, moins le talent, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes.
De je mis avec moi tu fais la récidive… (*1)
Je me dis ce vers chaque fois que je lis une de ses pages.
On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne,
il fit, il dit. Oui, mais comment rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme ? » (pp. 53-54)

Il faut préciser à ceux qui ne connaissent pas l’œuvre en question que le récit s’arrête en 1800, au moment où il arrive pour la première fois à Milan. Le lendemain du jour où il abandonna ce manuscrit, il se mit à écrire La chartreuse de Parme.

On me demande parfois pourquoi je reste autant attaché aux livres d’antan, jusqu’à discuter des propos qui ne sont quelquefois que des ragots d’époque. Et l’envie me prend de répondre que c’est parce que j’abhorre les ragots d’aujourd’hui, les gens qui les propagent, les gens qui s’en régalent, les gens qui s’en nourrissent. Où est la différence ? direz-vous. Mais tout simplement dans le fait que le ragot d’antan a aujourd’hui totalement perdu sa virulence et que ce qu’il a généré de ravages fait comme lui partie de l’histoire. Sachons nous nourrir de ce qui n’est plus afin de comprendre à quel point nous ne sommes qu’une possibilité d’être, une parmi tant d’autres.

(1) Honoré de Balzac, “Études sur M. Beyle” in Revue parisienne, 25 septembre 1840, p. 338 (consultable sur books.google.ca.) Balzac pensait que le français dont il usait était meilleur que celui des siècles précédents, prétention que Proust répétera à son égard.
(2) Stendhal, Vie de Henry Brulard, Librairie Générale Française, Le livre de poche, 2013.
(3) Particulièrement dans ce happening théâtral que furent Les élucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce. On peut en lire le texte (Seuil, 2021), mais il est de loin préférable de le voir dans le quasi one man show qu’il a donné au théâtre Antoine à Paris au printemps 2019, une pièce dont la capture filmée est rendue à l’occasion sur quelque chaîne de télévision.
(4) Stendhal, Rome, Naples et Florence, Gallimard, Folio, 1987. L’anecdote - qui figure dans les journées passées à Bologne (mais se déroule à Naples) - occupe les pages 169 à 177.
(5) Stendhal, Rome, Naples et Florence, p. 272. Il s’agit de quelques mots extraits du récit de l’expérience que la psychiatre Graziella Margherini décrira en 1989 comme le syndrome de Stendhal.
(6) Stendhal, Histoire de la peinture en Italie. Autour de Léonard de Vinci, Seuil, L’école des Lettres, 1994, p. 232.
(*1) Parodie de Molière, Les femmes savantes (acte II, sc. 6, v. 483). Bélize se moque de sa servante Martine, qui vient de dire : « Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien », en lui faisant remarquer : « De pas mis avec rien tu fais la récidive,/ Et c’est, comme on t’a dit, trop d’une négative. ».