vendredi 27 février 2009

Note de lecture : Montaigne et le débat

Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
de Montaigne


À ceux qui sont tentés de réfléchir à la difficulté qu’il y a à débattre et davantage encore aux périls auxquels expose le projet de pratiquer la parrhésia (le franc-parler), on ne peut que conseiller une lecture ou une relecture attentive de deux chapitres des Essais de Montaigne : le chapitre LIV du livre I, « Des vaines subtilités », et le chapitre VIII du livre III, « De l’art de conférer » (1) . Non sans jamais oublier que Montaigne vit au XVIe siècle, et parle d’abord et avant tout de lui. Non sans croire non plus que l’enseignement qu’on peut en tirer s’y trouve exposé de manière claire, univoque et méthodique.

Que sont d’abord ces « vaines subtilités » que Montaigne évoque ? Le chapitre comprend deux parties, séparées par cette phrase remarquable : « Il se peut dire avec apparence, qu’il y a ignorance abécédaire, qui va devant la science ; une autre doctorale, qui vient après la science : ignorance que la science fait et engendre, tout ainsi comme elle deffait et destruit la première. » (pp. 331-332) Voilà une idée extraordinaire et qui va faire son chemin.

L’idée d’abord. Qu’il existe une ignorance qui trouve son origine dans l’absence de savoir, cela n’est pas fait pour étonner. Mais qu’il existe également une ignorance – en quelque sorte diamétralement opposée – qui découle du savoir, voilà qui est plus surprenant. Et cette ignorance-là serait forgée par ce savoir en train de combattre la première. Comment Montaigne en arrive-t-il là ? Précisément au départ de ces vaines subtilités dont on use pour obtenir la renommée. Les jeux de mots (honte à ces messieurs de l’Oulipo !), comme les jeux d’adresse, attirent l’attention « par la rareté ou nouvelleté, ou encore par la difficulté » (p. 330), alors même qu’il conviendrait que notre attention s’attache à « la bonté et utilité » (p. 330). Ce qui conduit à réfléchir à d’autres bizarreries, comme cette étonnante identité des « deux bouts extremes » (p. 330). Ainsi, il existe entre les catégories sociales les moins et les plus élevées d’étranges similitudes qui les distinguent des catégories moyennes. Ou encore des ressemblances entre l’exquis désir et la forte satiété, entre la grande bêtise et la profonde sagesse, et même entre les bêtes et les dieux. Et Montaigne s’en va ainsi aménager un espace imaginaire, à la structure ternaire (les petits, les moyens et les grands), dans lequel un pont relie les deux extrémités. Par exemple, les « esprits simples » et les « grands esprits » font de bons chrétiens, là où en « la moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité s’engendre l’erreur des opinions » (p. 332). Que Montaigne ait les protestants en tête n’est guère douteux, mais il ne s’en juge pas moins lui-même parmi ces « métis » qui ont « le cul entre-deux selles », sont « dangereux, ineptes et importuns » et « troublent le monde » (p. 332).

À quel chemin cette idée se vit-elle promise ? Un long chemin assurément, dont je n’ai pas l’ambition de faire l’histoire. Trois repères, simplement : dans l’œuvre de Montaigne, on la retrouve notamment dans le chapitre VIII du titre III, mais aussi – sous la forme apparemment contraire de l’éloge du juste milieu – dans le chapitre XIII du même titre (2) ; dans l’œuvre de Pascal, principalement au fragment relatif aux habiles et demi-habiles (3) ; et puis, dans l’œuvre de Bourdieu, lorsque celui-ci revint à Pascal (4).

Voyons ce qu’il en est du chapitre VIII du livre III des « Essais », « De l’art de conférer ».

Une première question se pose : lequel des deux sens du mot conférer (comparer ou converser) faut-il attribuer au titre du chapitre ? Il est davantage question de conversations que de strictes comparaisons dans le chapitre. Mais il est également question de lecture et de propos univoques ; et au sein même de ces divers sujets, il est encore et toujours question de comparer ce qui vaut plus et ce qui vaut moins. La vraie question que pose à mon sens le chapitre, c’est de savoir s’il est possible d’en déduire un bon usage des échanges intellectuels. Et les premières lignes donnent immédiatement la mesure de la difficulté.

Ces premières lignes portent sur la force de l’exemple. Et Montaigne y dit ceci : « Il en peut estre aucuns de ma complexion, qui m’instruis mieux par contrariété que par similitude : et par fuite que par suite. » (p. 966) Autrement dit, le mauvais exemple est plus efficace que le bon. Peut-on vraiment s’en tenir à ce principe ? Je saute à la page suivante : « Mais comme nostre esprit se fortifie par la communication des esprits rigoureux et reiglez, il ne se peut dire, combien il perd, et s’abastardit, par le continuel commerce, et frequentation, que nous avons avec les esprits bas et maladifs. » (p. 967) Ah bon ? Voici donc que le bon exemple prévaut à présent sur le mauvais. Que faut-il comprendre ? Sans doute que j’ai tort d’isoler comme je le fais des phrases dont la portée me paraît générale, parce que la pensée de Montaigne répugne aux principes : elle réside pour l’essentiel dans les exemples, dans les anecdotes, dans les diverses considérations. Mais, me dira-t-on, de quoi les exemples sont-ils l’illustration ? Ils témoignent en définitive qu’il importe d’avoir « plustost la teste bien faicte, que bien pleine » (p. 155), car il s’agit bien d’user de son jugement en chaque circonstance et non de rabattre une doctrine sur un cas (5).

Encore est-ce de Montaigne qu’il s’agit, de son jugement, non de celui des humains. « J’entre en conference et en dispute, avec grande liberté et facilité : d’autant que l’opinion trouve en moi le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines : Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse, quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. » (p. 967) Et s’il faut se ranger dans une cohorte, ce sera celle des sceptiques : « Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses : et si nous n’y prestons le jugement, nous y prestons aisément l’oreille » (p. 967) Même les croyances les plus naïves et les moins conséquentes méritent d’être connues : « qui ne s’y laisse aller jusques là, tombe à l’aventure au vice de l’opiniastreté pour éviter celuy de la superstition » (p. 968).

Montaigne ne se prive cependant pas de préciser comment et avec qui il aime converser : « J’ayme entre les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée » (p. 968). Et il déplore que ceux de son temps « parlent tousjours avec dissimulation, en presence les uns des autres » (p. 969) Car peu comme lui peuvent dire : « Je me sens bien plus fier, de la victoire que je gaigne sur moy, quand en l’ardeur mesme du combat, je me faits plier soubs la force de la raison de mon adversaire : que je ne me sens gré, de la victoire que je gaigne sur luy, par sa foiblesse » (p. 969).

Mais il est conscient aussi de ce que la dispute franche a ses limites et peut dégénérer lorsqu’elle est « trouble et des-reglée » (p. 970). Parce que, entre autres choses, « Il est impossible de traitter de bonne foy avec un sot » (p. 970) Et la sottise n’est pas toujours où on la croit ; les cuistres n’en sont pas dépourvus : « Qu’il oste son chaperon, sa robbe, et son Latin, qu’il ne batte pas nos aureilles d’Aristote tout pur et tout creu, vous le prendrez pour l’un d’entre nous, ou pis. Il me semble de cette implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent, qu’il en va comme des joueurs de passe-passe : leur soupplesse combat et force nos sens, mais elle n’esbranle aucunement nostre creance : hors ce bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil. Pour estre plus sçavans, ils n’en sont pas moins ineptes » (pp. 971-972) Ce mode de ceux-là qui « ne peuvent rien que par livre : je le hay, si je l’ose dire, un peu plus que la bestise. » (p. 972) Bref : « Autant peut faire le sot, celuy qui dit vray, que celuy qui dit faux : car nous sommes sur la manière, non sur la matiere du dire. » (p. 973)

Je dois ici me freiner, car quand j’écris sur Montaigne, j’ai très vite l’humeur citeuse. Et la profusion d’exemples et de situations qu’il évoque dépasse ce qu’il convient d’évoquer dans ce qui n’est somme toute qu’un abrégé. (6) Je vais donc renoncer à m’étendre sur sa façon de prêter à la chance, et non au mérite, le succès des grands et sur la conclusion qu’il en tire : « Toute inclination et soubsmission leur est deue, sauf celle de l’entendement : Ma raison n’est pas duite à se courber et fleschir, ce sont mes genoux » (p. 980). De même, je dois passer outre ses considérations sur le caractère curable de la sottise, sur le cran que l’on doit avoir à parler de soi ou encore sur l’occasion que Tacite lui donne d’évoquer la crédibilité des historiens.

Ce qu’il faut encore dire, c’est que, que ce soit pour parler de soi ou pour parler de l’histoire, tout est à ce point incertain que la sincérité seule est garante de quelque chose de vrai. Ainsi, Montaigne se fait un peu phénoménologue avant la lettre. Qu’on en juge par les dernières phrases du chapitre VIII du livre III, où il achève de parler des historiens : « Qu’ils nous rendent l’histoire, plus selon qu’ils reçoyvent, que selon qu’ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que je traicte, et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout : Je hazarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me deffie : et certaines finesses verbales dequoy je secoue les oreilles : mais je les laisse courir à l’avanture, je voys qu’on s’honore de pareilles choses : ce n’est pas à moi seul d’en juger. Je me presente debout, et couché ; le devant et le derriere ; à droite et à gauche ; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas tousjours pareils en application et en goust. Voylà ce que la mémoire m’en presente en gros, et assez incertainement. Tous jugemens en gros, sont lasches et imparfaicts. » (p. 989).

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 330-333 et pp. 965-989.
(2) « Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l'extrémité sert de borne, d'arrest et de guide, que par la voye du milieu large et ouverte, et selon l'art, que selon la nature ; mais moins bien noblement aussi, et moins recommendablement. La grandeur de l'ame n'est pas tant, tirer à mont, et tirer avant, comme sçavoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur, à aimer mieux les choses moyennes, que les eminentes. Il n'est rien si beau et légitime, que de faire bien l'homme et deuement. Ny science si ardue que de bien et sçavoir vivre cette vie. Et de nos maladies la plus sauvage, c'est mespriser nostre estre. […] C'est absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nôtres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait. Si avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes nous assis, que sus nostre cul. Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modelle commun et humain avec ordre : mais sans miracle, sans extravagance. » (pp. 1160 et 1166) Est-il besoin de dire que la structure ternaire est ici utilisée à un tout autre dessein et qu’il est spécieux d’affirmer – comme on le voit parfois faire – que la contradiction d’image vaut contradiction d’idées dans le chef de Montaigne ?
(3) Fragment 83 (Le Guern) :
« Raison des effets.
Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance ; les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure.
Ainsi se vont les opinions succédantes du pour au contre selon qu’on a de lumière.
»
Force est de constater que la structure ternaire se retrouve aussi dans ce passage du fragment 185 (Le Guern), sans qu’elle y distribue les mêmes jugements de valeur :
« Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes ; la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable. […] Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature comme s'ils avaient quelque proportion avec elle. C'est une chose étrange qu'ils aient voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. […] Quand on est instruit on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches, car qui doute que la géométrie par exemple a une infinité d'infinités de propositions à exposer […] Mais nous faisons des derniers [principes] qui paraissent à la raison, comme on fait dans les choses matérielles où nous appelons un point indivisible, celui au-delà duquel nos sens n'aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature […] nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte, et si nous le suivons il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle ; rien ne s'arrête pour nous. C'est l'état qui nous est naturel et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini, mais tout notre fondement craque et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes. »
(4) Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Collection Liber, 1997, notamment pp. 10 et 226.
(5) Le principe suprême serait donc celui de la tête bien faite, me rétorquera-t-on. C’est accorder aux raisonnements une véridicité qu’ils n’ont pas. Lorsque certains reprochent à l’affirmation « tout est relatif » de n’être pas relative, ils font mine de ne pas comprendre.
(6) Comment ne pas l’admettre : « tout abbregé sur un bon livre est un sot abbregé » (p. 985).

Autres notes sur Montaigne :
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Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
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De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
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jeudi 19 février 2009

Note de lecture : Maurice Godelier

Au fondement des sociétés humaines
de Maurice Godelier


Maurice Godelier a plus d’un mérite. D’abord, cet important souci de concevoir son travail d’anthropologie dans le cadre d’une réflexion sur l’évolution de la discipline. Et puis celui, complémentaire, d’aborder l’interprétation des traits culturels observés à partir de questions fondamentales, et principalement de celles qui portent sur l’origine du fait social, sur l’origine de la société en tant que tel. C’est de tout cela qu’il nous parle dans Au fondement des sociétés humaines (1).

Le livre prétend synthétiser les idées de son auteur, telles qu’il les a exprimées dans ses précédents ouvrages. Mais il est plus que cela, car ces idées n’ont pas cessé d’évoluer et on en trouve, dans Au fondement des sociétés humaines, la version ultime. Il semblerait que Maurice Godelier rende plus volontiers compte de la manière dont changent les idées véhiculées autour de lui que les siennes propres, ce qui après tout est assez normal. Ainsi, il insiste sur la façon dont les théories généalogistes et déconstructionnistes de Lyotard, Deleuze, Foucault et Derrida, de même que la reformulation des théories freudiennes par Lacan, ont finalement bouleversé l’idée que les fondements de la société résidaient dans les règles de la parenté et dans les rapports économiques. Et il affirme que le fondement des sociétés – ce qui entretient le sentiment d’identité du groupe social –, c’est ce qu’il appelle le politico-religieux ; entendez les rapports de pouvoir et les croyances.

J’en fais l’aveu : je ne suis pas convaincu. D’abord parce qu’il me semble que Godelier extrapole un peu trop facilement. Les observations qu’il réalisa chez les Baruya, comme d’ailleurs les parallèles qu’il tente avec d’autres sociétés, sont certes très intéressants. Ils ne me paraissent néanmoins pas de nature à justifier une opinion aussi carrée que celle qui consiste à prétendre que toute société ne se maintient qu’en raison des rapports de pouvoir et des croyances qui unissent ses membres. Il faudrait évidemment, pour être en droit de le critiquer sérieusement, passer en revue une foule de faits et d’arguments qu’il développe sans faiblir dans tout l’ouvrage. Mais ce n’est pas une simple note de lecture qui y suffirait ; il faudrait rédiger un véritable mémoire, qui n’a pas sa place ici. Je vais me contenter pour l’instant d’émettre une réflexion au sujet de l’évolution des sciences sociales en général, et de Maurice Godelier en particulier. Et puis d’analyser brièvement un point précis : celui du primat de l’imaginaire sur le symbolique.

Lévi-Strauss aime rappeler que l’ethnologie, de même d’ailleurs que la sociologie, n’est pas une science. Non qu’il souhaite que l’exercice de ces disciplines fasse l’impasse sur la rigueur à laquelle toute science est soumise. Mais parce qu’il existe, au sein même de l’objet de ces disciplines, diverses choses qui compromettent la qualité des résultats obtenus. Ce qui distingue la science de la philosophie, c’est le caractère cumulatif des savoirs scientifiques. Or, si l’on a pu nourrir l’espoir – notamment dans les années 60 et 70 (2) – que les savoirs ethnologiques et sociologiques finiraient par s’accumuler, on doit aujourd’hui déchanter. Ce n’est pas seulement le sujet qui a fait son retour, c’est aussi le parti pris philosophique. Une cloison relativement étanche a longtemps été dressée entre la sociologie et la philosophie, de telle sorte que les opinions de celle-ci ne déterminent pas les recherches de celle-là. Lévi-Strauss et Bourdieu, par exemple, n’ont pas manqué d’en souvent rappeler la nécessité. Aujourd’hui, la cloison a cédé. Et bien des sociologues ne mesurent plus la valeur de leur travail qu’au prix auquel on accepte de payer leurs services, toute ambition heuristique bue.

Dans les années 70, à l’époque où Maurice Godelier était maître-assistant de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, il chercha à tirer le structuralisme vers le marxisme (3). Il est utile de le rappeler, parce que c’était déjà une manière d’ébranler la cloison. Par la suite, il évolua du primat de l’infrastructure vers celui de la superstructure, notamment dans un livre qui n’est certes pas sans mérite : L’idéel et le matériel (4). À présent, il s’estime arrivé à ce que j’appellerais un stade post-déconstructionniste. « Ma position à moi est claire : la crise de l’anthropologie et des sciences sociales, bien loin d’annoncer, à force de déconstructions, leur disparition, ou plus simplement leur dissolution dans les formes molles des "cultural studies", est le passage obligé de leur reconstruction à un niveau de rigueur et de vigilance critique qui n’existait pas aux étapes antérieures de leur développement. » (p. 10) Mais, quoi qu’il en dise, la question demeure : le meilleur « niveau de rigueur et de vigilance critique » se trouve-t-il vraiment devant nous ? Et la déconstruction n’a-t-elle pas jeté le bébé avec l’eau du bain ? On peut – je crois – rester sceptique face à l’optimisme de Godelier quand on voit comment, en guise d’éloge des sciences sociales, il nous propose une réflexion historique et géopoliticienne sur les attentats du 11 septembre (pp. 231-248) Et je ne dis rien ici de son attrait pour l’approche psychanalytique, attrait auquel on doit sans doute son goût pour la métaphore de la ventriloquie (notamment pp. 170 et 188).

Je l’ai dit : je ne peux pas argumenter – sous peine d’être beaucoup trop long – sur les nombreux raisonnements que Godelier avance à l’appui de ses convictions. Mais je voudrais m’arrêter un instant sur un point précis qui concerne certains reproches qu’il adresse à Claude Lévi-Strauss.

« Contrairement à Claude Lévi-Strauss, qui affirmait le primat du Symbolique sur l’Imaginaire et sur le Réel, je pense que c’est l’Imaginaire partagé qui, dans le court comme dans le long terme, maintient en vie les symboles. Mais pris ensemble, l’Imaginaire et le Symbolique n’épuisent pas le contenu des réalités sociales que les humains produisent et reproduisent au cours de leur existence. Car des rapports sociaux, quels que soient leurs contenus d’idéalités imaginaires et leurs dimensions symboliques, se construisent pour répondre à des enjeux qui, eux, ne sont pas seulement imaginaires ni purement symboliques. » (p. 42-43)
Et pour expliciter l’affirmation de Lévi-Strauss relative au primat du symbolique, Godelier place en bas de page la note suivante :
« Cf. Claude Lévi-Strauss, 1950. "Introduction à l’œuvre de Mauss", in Marcel Mauss, 1950. Sociologie et anthropologie. Paris, PUF, pp. I-LI. "Les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent, le signifiant précède et détermine le signifié", p. XXXII. Cette affirmation est la conséquence d’un postulat posé par Lévi-Strauss, à savoir que "l’homme dispose dès son origine d’une intégralité du signifiant […] d’un surplus de significations qu’il répartit entre les choses selon les lois de la pensée symbolique […]", ibid., p. XLIX. Ce postulat impliquait la disparition du sujet clairement énoncée, id., 1964. Le cru et le cuit. Paris, Plon. "Nous ne prétendons pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes et à leur insu." Op. cit., p. 20.[…] »

Je pense qu’il est utile de reprendre la question à son début, c’est-à-dire en partant de ces idées extraordinaires que Claude Lévi-Strauss avance en 1950 dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » et qui m’ont tant trotté dans la tête depuis que je les ai lues, il y a de cela plusieurs dizaines d’années. Voici le passage décisif :
« Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l’Univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu , même s’il est vrai que l’apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance, c’est-à-dire le processus intellectuel qui permet d’identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié – on pourrait même dire de choisir, dans l’ensemble du signifiant et dans l’ensemble du signifié, les parties qui présentent entre elles les rapports les plus satisfaisants de convenance mutuelle – ne s’est mise en route que fort lentement. Tout s’est passé comme si l’humanité avait acquis d’un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millénaires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L’Univers a signifié bien avant qu’on ne commence à savoir ce qu’il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais, de l’analyse précédente, il résulte aussi qu’il a signifié, dès le début, la totalité de ce que l’humanité peut s’attendre à en connaître. Ce qu’on appelle le progrès de l’esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n’a pu et ne pourra jamais consister qu’à rectifier des découpages, procéder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d’une totalité fermée et complémentaire avec elle-même. » (5)
Ce texte est très troublant, parce qu’il est malaisé d’imaginer des hommes primitifs pris d’une subite révélation quant au sens des choses. On est là – je crois – devant une uchronie (6) à la Rousseau, c’est-à-dire une hypothèse qui ne prétend en aucune façon correspondre à la vérité historique, mais qui vise à constituer un schéma explicatif qui rend compte des constats faits hic et nunc (7). Reste que, à l’époque, il m’a fallu mobiliser la très grande confiance que je faisais à Lévi-Strauss pour avaler cette hypothèse. Depuis, sans arriver à comprendre la nécessité d’envisager imaginaire et symbolique comme des champs hiérarchisés, dont l’un déterminerait l’autre, je suis de plus en plus enclin à admettre que l’imaginaire se construit principalement sur le symbolique, et non l’inverse.

Comment Maurice Godelier explique-t-il son désaccord ? Il faut, pour bien le comprendre, retourner à ce qu’il disait de la question dans un livre antérieur : L’énigme du don (8). C’est là qu’il ose affirmer une parenté de pensée entre Lévi-Strauss et Lacan, sous le prétexte que le second, en prétendant que « tout se passe comme si le Phallus était non seulement l’objet du désir mais aussi le signifiant du désir, celui des hommes comme celui des femmes » (9), rejoint Lévi-Strauss lorsque ce dernier explique que « tout se passe comme si c’étaient "les mythes qui se pensaient entre eux" » (10). Ce qui revient à dire que, pour l’un comme pour l’autre, les symboles sont « plus réels […] que l’imaginaire et que "le réel" qu’ils re-présentent (à la pensée). » (11)

Deux précisions s’imposent.

La première concerne Lacan, lequel a effectivement été le premier à évoquer cette triade (père réel, père imaginaire, père symbolique) qui va subjuguer certains philosophes (12) et Godelier à leur suite. Mais, le moins que l’on puisse dire, c’est que la démarche lacanienne n’a rien d’ethnologique et qu’il est pour le moins hardi d’établir semblable parallèle entre les œuvres de Lacan et de Lévi-Strauss, lesquels – tout amis qu’ils furent – n’ont jamais voulu envisager la moindre collaboration professionnelle.

La seconde concerne Lévi-Strauss. Que dit-il vraiment ?
« Nous ne prétendons […] pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes, et à leur insu.
Et peut-être, ainsi que nous l’avons suggéré, convient-il d’aller encore plus loin, en faisant abstraction de tout sujet pour considérer que, d’une certaine manière, les mythes se pensent
entre eux. Car il s’agit ici de dégager, non pas tellement ce qu’il y a dans les mythes (sans être d’ailleurs dans la conscience des hommes), que le système des axiomes et des postulats définissant le meilleur code possible, capable de donner une signification commune à des élaborations inconscientes, qui sont le fait d’esprits, de sociétés et de cultures choisis parmi ceux qui offrent, les uns par rapport aux autres, le plus grand éloignement. » (13)

Trois constats s’imposent : d’abord, Lévi-Strauss parle des mythes et rien que des mythes ; ensuite, il avance très prudemment (« peut-être », « d’une certaine manière ») l’idée que, dès lors que ce qu’il appellera les mythèmes imprègnent les membres de la tribu à leur insu, l’évolution des mythes, dans le respect d’oppositions similaires ou inverses (14), peut être vue comme une sorte de dialogue inter-mythique ; enfin, le primat que Lévi-Strauss accorde au symbolique n’a d’autre raison d’être que l’existence même des symboles, lesquels n’existent que parce que l’imaginaire n’est pas libre de s’appliquer à ce qu’il voudrait.

Comment Maurice Godelier justifie-t-il l’opinion inverse, à savoir le primat de l’imaginaire.
« À nos yeux, c’est cette perspective inverse qu’il faut adopter. Ce sont d’abord les différentes manières dont les hommes imaginent leurs rapports entre eux, et avec ce que nous appelons la nature qui distinguent les sociétés ainsi que les époques pendant lesquelles certaines d’entre elles continuent d’exister. Mais l’imaginaire ne peut se transformer en du social, fabriquer "de la société" en n’existant seulement qu’"idéellement". Il lui faut se "matérialiser" en des rapports concrets qui prennent forme et contenu dans des institutions et bien entendu dans des symboles qui les représentent et les font se répondre les uns les autres, communiquer. En se "matérialisant" dans des rapports sociaux, l’imaginaire devient une part de la réalité sociale. » (15)
Je vais être franc : si l’imaginaire donnait ainsi naissance aux institutions et aux symboles, la pérennité de ceux-ci traduirait une panne d’imagination que j’ai des difficultés à… imaginer.

Non, je ne suis pas convaincu par le livre de Godelier. Mais je le trouve intéressant, notamment en ce qu’il m’a forcé à mettre à l’épreuve certaines idées que je trouvais un peu facilement séduisante. (16)

(1) Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l'anthropologie, Albin Michel, Bibliothèque Idées, 2007.
(2) De même bien sûr à l’époque de Durkheim et de Mauss, mais dans un contexte différent.
(3) Godelier avait quitté le parti communiste en 1968, après que les chars soviétiques fussent entrés à Prague. Mais il n’avait pas pour autant renoncé au marxisme. Ce n’est pas un hasard s’il fut sollicité au début des années 80 par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Recherche. Ce dernier proclamait alors volontiers l’inspiration marxiste de ses conceptions politiques.
(4) Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Fayard, 1984.
(5) Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, pp. XLVII-XLVIII.
(6) De même que l’on peut construire une utopie, société imaginaire dans laquelle on projette ses souhaits ou ses craintes, de même on peut construire une uchronie, histoire ou passé imaginaire dans lequel on échafaude des hypothèses que la raison déduit de convictions premières.
(7) Sans doute convient-il de ne pas trop se focaliser sur l’aspect paléontologique (au sens étymologique du mot) de la proposition.
(8) Maurice Godelier, L’énigme du don, Fayard, 1996.
(9) Ibid., p. 40.
(10) Ibid., p. 40.
(11) Ibid., p. 40.
(12) Gilles Deleuze a porté au crédit du structuralisme d’avoir découvert, à côté des ordres classiques que seraient le réel et l’imaginaire, un troisième ordre, celui du symbolique (cf. Gilles Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme », in François Chatelet, Histoire de la philosophie VIII. Le XXe siècle, Hachette, 1973).
(13) Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Plon, 1964, p. 20.
(14) Lévi-Strauss ignore la triade chère à Lacan et à Deleuze, car son objet de recherche coïncide avec les oppositions internes au domaine du symbolique, lesquelles imitent les oppositions que la linguistique de Saussure et de Jakobson a diagnostiqué au sein de la langue.
(15) Maurice Godelier, L’énigme du don, Fayard, 1996, pp. 41-42.
(16) Qui veut juger Godelier de visu peut suivre l’intéressante conférence qu’il a donnée le 1er février 2007 à la Maison des sciences à Paris et intitulée Le politico-religieux au fondement des sociétés. Adresse Internet : http://www.cite-sciences.fr/francais/ala_cite/college/v2/html/2006_2007/conferences/conference_300.htm

lundi 9 février 2009

Note d'opinion : l'affaire Eluana

À propos de l’euthanasie

Une femme de 38 ans prénommée Eluana agite l’Italie. Elle est plongée dans un coma très profond depuis dix-sept ans et il n’y aurait aucun espoir qu’elle en sorte. Nourrie artificiellement depuis lors, sa famille a souhaité interrompre cette assistance qui ne fait que prolonger un état végétatif irréversible.

Les tribunaux italiens ont accueilli favorablement la demande de la famille et ont autorisé en conséquence l’interruption des artifices maintenant cette femme en vie. Or, voici que le Gouvernement de Berlusconi souhaite contrecarrer la décision judiciaire et, répondant aux vœux exprimés par la hiérarchie catholique, cherche à contraindre les médecins d’Eluana à poursuivre son alimentation. Le président de la République Giorgio Napolitano ayant refusé son concours à une décision de l’Exécutif qui porterait atteinte à l’autorité de la chose jugée, l’équipe de Berlusconi cherche à présent à faire voter une loi qui permettrait d’aboutir au même résultat.

Sans partager leurs idées, je comprends parfaitement ceux qui souhaitent que la vie soit respectée dans toutes ses formes. Et je comprends même que ceux qui pensent ainsi déplorent profondément que d’autres ne partagent pas le même type de respect (1). C’est incontestablement un problème très complexe, dès lors que ceux qu’on a coutume d’appeler les partisans de l’euthanasie ou de l’avortement (et qui, bien sûr, n’admettent qu’il n’y soit recouru que dans des circonstances très précises) sont mus par des sentiments aussi humainement généreux que leurs adversaires. Pour le dire simplement, ceux-là défendent un cas particulier dans ses spécificités pendant que ceux-ci soutiennent un principe de façon absolue. Et, bien évidemment, la défense d’un principe suppose une universalité de son champ d’application qu’un projet adapté à un cas particulier ne réclame pas.

Il est cependant des cas dont les particularités sont à ce point exceptionnelles que l’invocation du principe ressemble avant tout à une forme d’entêtement qui dessert très probablement la cause que ce principe incarne. En effet, après dix-sept ans d’un coma que l’on dit irréversible, on peut se demander si ce n’est pas la prolongation de soins techniquement très compliqués qui constitue une atteinte à l’évolution naturelle des choses et, pour ceux qui croient en Dieu, une entrave à ses desseins.

Je suis en la circonstance profondément indigné par l’extrémisme d’une position qui, face à un cas très particulier, pousse sa logique jusqu’à l’absurde. Ce n’est certes pas la première fois que la logique principielle du respect absolu de la vie conduit certains à renverser d’autres principes pour imposer leur point de vue. Encore pouvaient-ils parfois se prévaloir du caractère général des questions à trancher, comme ce fut par exemple le cas lorsque, récemment, le grand-duc de Luxembourg refusa de sanctionner une loi relative à l’euthanasie, au mépris de l’obligation légale qui était sienne.

En l’occurrence, il y a une femme dont l’état de vie prolongée ressemble à tout, sauf à la vie ; et il y a une famille qui attend qu’on interrompe ce qu’elle juge être un supplice. L’acharnement que l’on ne peut même plus qualifier de thérapeutique est patent.

Que certains satisfassent ainsi leurs conceptions au mépris de ce que toute personne honnête ressent face au cas d’espèce ressemble fort au mépris criminel que le pouvoir soviétique manifestait à l’égard de ses propres citoyens au nom du peuple que ceux-ci constituaient.

(1) Ce refus d’attenter à la vie, par exemple par le biais de l’avortement, n’est pas le fait des seuls catholiques. D’autres croyants, mais également des athées, partagent cette conception, comme c’est le cas par exemple du philosophe Marcel Conche.

dimanche 8 février 2009

Note de lecture : David Lodge

La vie en sourdine
de David Lodge


Je ne vais pas bouder mon plaisir : La vie en sourdine (1) est un livre très plaisant. Il fait rire comme fait rire l’humour anglais, c’est-à-dire au rythme de vagues irrépressibles qui s’amorcent au niveau du diaphragme et qui vous déferlent dans le nez. C’est un rire que l’on n’appelle pas, que l’on n’attend pas, qui vous surprend au milieu du sérieux, de la dignité, de la gravité même.

Comment peut-on être anglais ? Voilà une question que je me pose depuis très longtemps. Et ne venez pas me dire que Lodge fait partie de la littérature universelle et que je serais bien mesquin d’épingler ce qu’il doit à son île. D’abord parce que lui-même, sans doute, serait bien marri d’être dépossédé de son insularité. Ensuite parce qu’il est très rassurant de pouvoir encore distinguer des aires culturelles à une époque où d’aucuns imaginent un monde uniforme où règneraient la démocratie, les droits de l’homme et les sous-vêtements Diesel.

Car enfin, ne me dites pas qu’un Français pourrait disserter ainsi sur le quotidien le plus quotidien ; c’est typiquement anglo-saxon. Il y a sur ce plan bien plus d’affinités entre John Irving et David Lodge qu’entre ce dernier et Georges Perec. Cela tient peut-être à la prégnance de l’utilitarisme et du pragmatisme sur les anglo-saxons. On ne peut pas croire à la logique du résultat sans accorder une attention soutenue aux aspects les plus concrets, et même les plus triviaux, de l’existence. Ce qui, sur ce point, rend probablement les Anglais très drôles (à l’inverse des Américains), c’est qu’ils conservent néanmoins (du moins certains d’entre eux, soyons lucides) une posture impassible – ce que l’on appelle volontiers flegme, un mot à l’étrange polysémie – face à ce qui leur semble à la fois banal et déterminant.

N’ayant rien d’anglo-saxon, j’avoue être moyennement sensible à cette littérature qui dissèque l’ordinaire de la vie, comme si c’était là que résidait le fin mot de l’existence. Dans les universités anglaises, on enseigne l’anthropologie en envoyant les étudiants à un carrefour, munis d’un calepin et d’un crayon, afin qu’ils observent et notent les comportements humains. Au même moment, le monde académique italien – pour prendre l’autre extrême – professe les idées des grands anthropologues du passé, confrontant les théories aux théories…

Tout cela ne signifie pas que La vie en sourdine n’est qu’un simple divertissement, ce qui d’ailleurs ne serait pas négligeable. Bien des passages possèdent une force qui, le plus souvent, se tapit derrière la gausserie et la dérision. Ainsi celui-ci :
« L’exposition dans la Vieille Manufacture de Laine est intitulée "Mé-prises" ; c’est une collection de photographies, de photocopies, de fax et autres images qui, pour une raison ou pour une autre, ont été victimes du mauvais fonctionnement des appareils de reproduction, ce qui a eu pour effet de produire de nouveaux artéfacts inattendus et prétendument intéressants. On pouvait y voir des photographies qui avaient été surexposées du fait que l’appareil avait été ouvert avant que le film n’ait été rembobiné, d’autres images photographiques superposées intentionnellement ou accidentellement les unes sur les autres parce que le rouleau de film n’avait pas avancé, des images inidentifiables prises par un appareil numérique en modifiant arbitrairement les réglages par défaut, des palimpsestes concoctés en imprimant des fax de cinq pages sur une seule feuille de papier, et des photocopies de pages de livres qui avaient été défigurées parce que la machine s’était bloquée, ou qu’on avait fait bouger le livre pendant que la platine se déplaçait, ce qui avait produit des volutes de texte défiguré ressemblant à des vagues, des ombres austères et des pages blanches. Un des objets exposés était une feuille blanche de format A4 retirée d’une photocopieuse dont l’utilisateur avait omis d’insérer un document à copier. Il était intitulé : "Oh", et était mis en vente à cent cinquante livres (cent sans l’encadrement). À en croire le catalogue, l’artiste, en introduisant ou acceptant des "méprises" dans le procédé de reprographie, remettait en cause l’opposition généralement acceptée pour les œuvres d’art entre "un original" et "une reproduction", et aussi la nécessité de respecter le principe de précision, d’uniformité et de répétabilité dans l’application de la technologie à la création artistique, ce qui avait pour effet d’élever encore le débat initié par Walter Benjamin dans son essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Rien ne pouvait mieux illustrer ma thèse selon laquelle l’essentiel de l’art contemporain est soutenu par un immense échafaudage de discours sans lequel il s’effondrerait tout simplement et ne posséderait plus rien qui pût le distinguer des détritus. » (pp. 166-167)
Je m’arrêterais bien là, l’essentiel étant dit. Mais la drôlerie culmine dans les deux phrases qui suivent, et je ne vais pas les caviarder :
« C’est ce que je disais à Fred au milieu d’une foule d’habitués des vernissages qui n’arrêtaient pas de jacasser et de boire du vin lorsqu’elle a porté le doigt à ses lèvres, ce qui m’a semblé vouloir dire qu’il y avait quelqu’un tout près qui ne devait pas apprécier cette remarque, l’artiste lui-même probablement, ce qui se révéla être le cas. Quand vous êtes sourd, non seulement vous êtes incapable d’entendre ce que disent les autres, mais vous ne vous rendez-pas compte vous-même que vous parlez fort. » (pp. 167-168)

Dans La vie en sourdine, le réfléchi et le drôle s’entrelacent sans cesse. Alors que le héros du livre (qui est tantôt narrateur, tantôt narré) se rend à une réception, il se rend compte qu’il a oublié ses prothèses auditives. Et, pour s’éviter la torture d’écouter sans comprendre, il décide d’asséner à ses interlocuteurs des monologues ininterrompus qui lui évitent l’obligation d’ouïr les autres. C’est un grand moment du livre, au cours duquel le rire et la réflexion se le disputent au sein de chaque monologue. J’ai une prédilection pour celui ayant trait au soutien-gorge (pp. 268-270), même si c’est certainement le moins profond… si je puis dire. Ils sont trop longs pour que j’en donne ici un extrait saillant.

Le style de Lodge – je dois l’avouer – recèle un pouvoir particulier ; c’est celui d’amplifier le tragique lorsque celui-ci survient. Au milieu du dérisoire, de l’ironique, de l’insignifiant, le poignant surgit avec une force exceptionnelle. Dans les trois derniers chapitres de La vie en sourdine, avec un style inchangé et une même manière de décrire le quotidien, l’humour laisse la place au tragique. La visite d’Auschwitz, l’agonie du père et même la fuite d’Alex (qui boucle le livre, lequel avait commencé avec elle dans une scène proprement désopilante) font rapidement passer du rire aux larmes. Et le propos reste pourtant sans pathos, mesuré, juste. Devant l’horreur des camps nazis qu’il découvre sans trop avoir voulu la voir, il a des mots sincères : « Au bout du compte, le mieux qu’on puisse faire peut-être c’est de s’incliner devant ce qui est arrivé ici et d’être reconnaissant à jamais de ne pas s’être trouvé pris dans ce vortex maléfique, soit en endurant ces souffrances soit en s’en rendant complice. » (p. 360)

Mais La vie en sourdine est avant tout un livre sur la vieillesse. Et peut-être faut-il ne pas être trop jeune pour l’apprécier pleinement.

(1) David Lodge, La vie en sourdine, traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier, Editions Payot & Rivages, 2008 (Deaf Sentence, Harvill Secker, London, 2008).

dimanche 1 février 2009

Note de lecture : Michel del Castillo et la guerre d'Espagne

La nuit du décret de Michel del Castillo

Récemment, lors d’une conversation avec un ami, j’évoquais la manière dont Michel del Castillo parle de Colette dans la préface qu’il écrivit au livre de Gérard Bonal et Michel Remy-Bieth, Colette intime (1). Et nous en vînmes à parler des remous provoqués par son dernier livre, Le temps de Franco (2), que nous n’avions pas lu. Que penser de ces indignations suscitées par une vision du Caudillo qui ne se résume pas à une condamnation sans appel ? Et mon ami d’ironiser, à la manière de Flaubert : « Franco : être contre ! », idée reçue dont il est sain, bien sûr, de se distancer, particulièrement lorsque la victime est un auteur qui, aux dires de mon ami qui a lu plusieurs de ses livres, exhibe un grand talent.

Évidemment, Franco incarne un régime politique dont on connaît les nuisances. Et c’est peu dire. Mais la personne de Franco se réduit-elle à ses forfaits politiques ? Voilà une question que l’on peut laisser ouverte. Encore faut-il que cela soit la question traitée. J’hésitais. Au point que je décidai de commencer par lire autre chose de Michel del Castillo, un livre moins récent, manière de me faire une idée plus précise sur l’auteur. Voilà ce qui m’a conduit à me plonger dans un de ses succès anciens : La nuit du décret (3).

Ce fut – j’ose le dire – une secousse. Dans un style simple, fluide, efficace, Michel del Castillo nous emmène sur le côté tranchant du couteau, là où la vie coupe sans miséricorde. « "Dans ce pays de malheur, lâcha-t-il soudain, il fait toujours trop chaud ou trop froid." » (p. 84) C’est le père du narrateur qui s’exprime. Et par cette seule phrase, il va plonger ce dernier dans un abîme de perplexité. Je me demande si le roman tout entier n’est pas dominé par la perplexité.

Oui, il y a l’Espagne et son histoire. Mais au-delà, il y a la vie, tout simplement. Lorsque Don Anastasio, le directeur de la police de Murcie s’épanche sur le cas d’Avelino Pared, ce mystérieux chef de la police de Huesca, il conclut : « — Le drame de notre ami […] c’est qu’il a toujours pris la vie au sérieux. L’une des phrases qu’il répétait le plus souvent était : "La vie n’est pas une plaisanterie." Lassé de la lui entendre dire, je finis par lui poser la question : "Et pourquoi donc ?" Savez-vous quelle réponse il me fit, d’une voix bizarrement triste, comme s’il s’était, lui aussi, souvent posé la question ? "Parce que, dans ce cas, il ne resterait d’autre issue que le suicide…" Je me dis parfois qu’il n’avait pas tout à fait tort. Voyez-vous, ce qui nous sauve, c’est la distraction. Si nous ne nous laissions distraire, la pensée de la vie nous tuerait. » (p. 73) Voilà qui prend Pascal (le grand, Blaise) à contre-pied : le divertissement n’est pas cet obstacle à contourner pour saisir la vie dans son essence, mais au contraire cette solution à embrasser pour éviter de se perdre dans les apories de l’entendement.

Puisque je parle de Pascal, je ne peux passer sous silence ce Don Pedro qui, d’une certaine manière, marche sur ses traces. Et moins encore la réponse que Don Avelino lui fait. « "Je vous ai dit tout à l’heure que j’étais sans illusions. J’ai négligé de préciser que ma fidélité à la religion de mon enfance ne s’est pas démentie, résistant à tous les échecs. Une religion sommaire, peu dogmatique, une foi de charbonnier, si les charbonniers ont encore la foi. La conception virginale de Marie, le mystère de la Trinité, la prédestination et la liberté de la créature : ces abstractions me dépassent. Car la foi ne découle pas d’un dogme, elle s’appuie sur une présence. J’aime le Christ, Don Avelino, je l’aime d’amour, c’est-à-dire de façon irraisonnée, irraisonnable. Cette déclaration vous paraîtra sans doute absurde et, d’une certaine façon, ridicule. Une chose est sûre : si je ne gardais pas cette figure d’homme présente dans ma mémoire, je serais absolument et définitivement désespéré. Remarquez que je ne demande même pas qui est cet homme. Je ne me pose pas la question de sa divinité : il me suffit du son de sa voix, de ce souffle…
"Vous êtes, Don Avelino, une homme de l’ancienne Loi. Je me trompe ?"
Une minute peut-être Don Avelino parut absorbé dans ses pensées.
"Je trouve surprenant que des hommes de votre espèce puissent aimer ce… prophète larmoyant. Vous possédez un esprit clair, lucide. Non, fit-il soudain d’une voix changée et frémissante, vous ne vous trompez pas : je hais le Christ !"
» (p. 350)

Il serait exagéré d’en déduire que le roman de Michel del Castillo vise à opposer deux conceptions métaphysiques du monde, en écho à la manière dont républicains et nationalistes s’opposèrent pendant quarante ans. Au contraire, c’est la difficulté à conférer un sens à ces oppositions métaphysiques qui finit par vider également de son sens la guerre et ses prétendus enjeux. Ainsi, lorsque Don Pedro évoque son ancien ami Carlos, que la guerre a fait son ennemi, il précise :
« Dans l’ensemble, nos pensées s’accordaient : nous rêvions d’abolir le capitalisme, de distribuer la terre aux paysans qui la travaillent, de nationaliser le commerce et les banques. Bref, nous voulions le grand chambardement. Seulement, cette Révolution, je la voulais nationale, c’est-à-dire ancrée dans les traditions. Ça risque de vous faire sourire […] : j’avais la passion de l’Espagne. Passion farouche, aveugle, douloureuse. J’aimais mon pays à la folie. Carlos, lui, prétendait que la Révolution ne pouvait être qu’internationale ou mondiale. Sur un simple adjectif, cette amitié magnifique s’est rompue, ce qui ne plaide guère, vous en conviendrez, en faveur de la politique. » (p. 342)

Un trait frappant du roman, c’est l’égale force avec laquelle tous les personnages analysent le problème posé par Avelino Pared. Qui est cet homme ? Qu’est-ce qui le guide ? Est-il ange ou démon ? Cette égale profondeur de questionnement fait penser à Racine…

Ainsi, le vieux Trevos, archiviste, évoque la logique des fichiers de la police. « Lire des fiches n’est pas un travail d’information, c’est une activité purement mentale qui consiste à repérer des traces, à imaginer les actes qui peuvent en découler, comme le chêne dérive du gland. Voilà pourquoi je vous parlais de la création. Parfois, je me représente Dieu comme un immense fichier contenant des millions de noms qui engendreront l’héroïsme et le crime, le mensonge et l’amour. Dans les ténèbres et le silence, Dieu contemple cet écheveau fantastique, et Il attend, recueilli, que tous les fils soient dévidés. Alors, arrivera la Nuit du Décret et une aube triomphante éclairera l’humanité, arrivée au terme de son destin. » (p. 44)

Ainsi encore, Don Anselmo, l’ancien chef du narrateur, ne témoigne de ce qu’il sait d’Avelino Pared qu’en replaçant son opinion dans un contexte humain beaucoup plus vaste. « Un homme […] ne se résume pas aux opinions qu’il professe ni même, quoi qu’on en dise, aux actions qu’il accomplit. Des millions d’hommes bafouent chaque jour leurs opinions et il arrive aux pires lâches de se comporter en héros, sans que ce courage d’un instant les rende moins couards. Un homme, c’est un style. » (p. 166)

Ainsi toujours, l’inspecteur Baza raconte comment Avelino Pared envoyait froidement à la mort ceux qui avaient le tort d’être du mauvais camp. Et il cherche à comprendre. « Un jour, j’eus la révélation : je n’assistais pas à des interrogatoires de police, j’assistais à un rite religieux. Don Avelino officiait, comprends-tu. Il célébrait la liturgie de l’Inquisition, ressuscitée à la faveur de la guerre. Cette voix chuchotante, presque affable, c’était la voix du dogme qui s’enrobe de charité feinte. Halluciné, je regardais ce décor bucolique, cette silhouette affaissée, ces épaules voûtées. Aujourd’hui encore… mais qu’importe ! Au diable toutes mes élucubrations ! Une chose importe : ce n’est pas la haine qui tue […], ou, quand elle tue, elle le fait de façon désordonnée, sauvage, inefficace, pour tout dire. Ce qui tue, c’est la certitude. Or, ce type-là ne doutait de rien. » (p. 212)

Et puis, il y a Pared lui-même, dont les propos, aussi énigmatiques soient-ils, ne manquent pas de pénétration. Particulièrement lorsqu’il s’entretient avec Ramon Espuig, cet anarchiste dont l’intelligence le fascine :
« Une chose m’échappe […] . Qu’un homme tel que vous puisse préférer un système d’idées, une mécanique de mots à la vie simple, à cette pulsation secrète que nous entendons à cette minute. Il m’arrive de penser que la politique, telle du moins qu’on l’entend de nos jours, n’est que le symptôme d’une maladie, d’une inaptitude à vivre.
— Peut-être cet état provient-il de ce que la vie est mal faite ?
— Peut-être. A-t-elle jamais été faite, en bien ou en mal ? Elle se construit dans l’élan de vivre.
» (p. 178)

Les propos de Pared génèrent l’inquiétude, une inquiétude qui doit beaucoup à la difficulté à les balayer d’un revers de la main.

Ainsi : « Ce qu’il y a de plus authentique dans l’homme, c’est sa bassesse. » (p. 362)

Ou encore : « Là où l’esprit critique, le désir et l’inquiétude persistent, là aussi le désordre subsiste. » (p. 360) On pense au cri des phalangistes, « Vive la mort ! », et à la réponse que lui opposa Miguel de Unamuno le 12 octobre 1936 dans l’amphithéâtre de l’Université de Salamanque (4).

Et que penser de ce passage de la conversation entre Avelino Pared et Ramon Espuig ? :
« Voyez-vous, les gens vivent. Mal sans doute. Mais ils vivent. Pendant trois ans, ils ont craint de mourir chaque jour, et beaucoup sont morts d’ailleurs.
― Tout dépend du sens que vous donnez au mot vivre. On pourrait soutenir que les esclaves ont vécu, tout comme les déportés d’Auschwitz, du moins les survivants. Sans liberté, une vie ne vaut rien.
― À ce point précis, nos voies divergent, Don Ramon. Je pense que, même sans liberté, une vie vaut, c’est-à-dire respire, rêve, aime, souffre, espère.
― Va pour la vie des esclaves, si je vous suivais.
― Va pour la vie tout court, Don Ramon. Écoutez cette rumeur : dans chaque quartier de cette ville obscène, des hommes rôdent, brûlés de fièvre ; ils s’accouplent dans des chambres misérables, dans des ruelles graisseuses, sous un porche même ; à des femmes lasses et fanées, ils jurent le grand amour. Ils se battent également, ils tuent parfois. Ne me demandez pas ce que vaut cette vie. Eux répondent à ma place en la vivant avec une avidité effrayante.
― Je refuserai toujours cette existence animale, murmura Espuig d’un ton de dégoût.
― Eh oui, il nous faut, à nous autres, la pensée. Mais si la pensée était un luxe ? Si la majorité ne s’en souciait pas, lui préférant le bonheur animal ? faudrait-il quand même la lui imposer ?
― C’est ce que vous faites, convenez-en.
― Pour moi, l’idée ne m’intéresse plus, Don Ramon. Je me contente de faire en sorte que la vie poursuive sa route.
― Au fond, vous faites de la police une idéologie : l’ordre comme unique finalité de l’espèce.
― Il y a de ça, Don Ramon, sauf que je n’emploierais pas le mot finalité, trop vaste. Moyen me suffit.
― Un moyen pour quoi faire ?
― Pour vivre tout simplement.
» (p. 181)

Petite parenthèse : bien que cela soit sans rapport avec son œuvre, et moins encore avec sa signification, il m’a semblé que Michel del Castillo m’a permis de comprendre pourquoi je n’aime pas les romans policiers. C’est toujours Avelino Pared qui parle (ce qui peut rendre mon adhésion suspecte, mais peu importe) : « Ce qui assure le succès des romans policiers, ce n’est nullement l’intrigue, les péripéties, c’est la complicité entre l’auteur et le lecteur. Un jeu assez subtil qui repose sur la confiance. Si le lecteur n’avait pas la conviction que l’auteur, par le truchement du détective ou du commissaire, possède, dès avant le commencement du récit, l’exacte connaissance des faits, il fermerait le livre. Ce qui maintient son intérêt, c’est en effet le dévoilement progressif d’une vérité cachée et pourtant évidente. » (p. 258)

Des mots me sont venus en tête, alors que je lisais La nuit du décret, des mots terribles et pourtant insistants : la chasteté du mal, la lascivité du bien. Je ne crains pas de le dire : j’ai été très fortement impressionné par le livre de Michel del Castillo. En traitant d’une histoire qui met en scène des nationalistes et des républicains espagnols, il a choisi un terrain face auquel la tentation manichéenne est très forte. En campant un personnage de policier, exécuteur des basses œuvres de la répression franquiste, il force le lecteur à se confronter à sa propre indignation, à son propre dégoût. Puis il pose lentement le problème : entre ceux qu’une foi anime – qu’elle soit religieuse ou laïque, catholique ou communiste, nationaliste ou républicaine – et ceux qui oscillent, qui doutent, qui nagent dans la perplexité, il y a un abîme à nul autre pareil. Et cet abîme ne sépare pas tant ceux qui pensent de ceux qui ne pensent pas – comme le croit Avelino Pared –, que ceux qui osent savoir de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas comprendre. Autrement dit, à côté des fractures idéologiques qui portent à l’incompréhension, au conflit, au meurtre, il y a ces fractures de style, de forme – une forme qui charrie du fond, évidemment – et qui redoublent l’incompréhension, le conflit, la haine.

Le tableau est sombre et quelque peu désespérant. Et pourtant, il y a tant d’humain, tant de nous, dans cette façon d’aborder la vie que l’impression globale comporte quelque chose d’un peu rassurant : la voie finalement tracée indique que la vérité des rapports humains est moins idéologique qu’on le croit.

On me dira que l’air du temps est anti-idéologique. C’est vrai (et il commençait à peine de l’être en 1981, lorsque La nuit du décret parut). Mais toute manière nouvelle de concevoir les choses commence par une mode ; c’est son devenir qui détermine si elle est plus que cela. Et puis, tant de gens n’ont pas attendu la vogue de l’anti-idéologisme pour vivre de façon a-idéologique. Les auteurs du passé les plus puissants ne sont-ils pas ceux dont l’engagement politique fut le plus ténu ? Ou, en tout cas, la part la plus puissante de leur œuvre n’est-elle pas celle qui se tient le plus à l’écart de tout militantisme ?

(1) Éditions Phébus, 2004.
(2) Fayard, 2008.
(3) Seuil, Collection ‘Points’ P 250, 1981.
(4) « Vous attendez tous ce que je vais répondre à ce discours - si on peut l'appeler ainsi - du Général Millan Astray. Vous me connaissez et vous savez que je ne peux garder le silence, car le silence peut être interprété parfois, comme une approbation. Je ne veux pas parler de l'offense personnelle (vous savez tous que je suis basque) que m'a faite le général dans sa violente vitupération contre les Basques et les Catalans » Il se tourne vers l'évêque aussi pâle que lui. « Et monseigneur, que cela lui plaise ou pas, est Catalan. » Un silence de mort gagne tout l'amphithéâtre. Personne jusqu'à ce jour n'a osé faire front aux Nationalistes. Au bout de longues secondes Unamuno reprend : « Moi, philosophe, qui ai passé ma vie à façonner les paradoxes qui ont soulevé l'irritation de ceux qui ne pouvaient pas les comprendre, je viens d'entendre un cri morbide et dénué de tout sens: vive la mort ! En ma qualité d'expert je dois vous dire que je trouve ce paradoxe barbare tout à fait répugnant. Le général Millan Astray est infirme. Cela n'est pas une insulte: il est invalide de guerre. Cervantès l'était aussi. Il y a aujourd'hui en Espagne beaucoup trop d'infirmes. Il y en aura bientôt beaucoup plus si Dieu ne nous vient pas en aide. Je ressens une profonde douleur à la pensée que le général Millan Astray pourrait fixer les bases d'une psychologie de masse. Un infirme qui n'a pas la grandeur d'âme d'un Cervantès va chercher un soulagement dans les mutilations qu'il peut faire subir autour de lui. Cette université est le temple de l'intelligence et j'en suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Vous vaincrez car vous avez la force brutale, mais vous ne convaincrez pas, car pour convaincre il faut persuader. Or, pour persuader il faut avoir ce qui vous manque : la raison et le droit. Je pense qu'il est inutile que je vous exhorte à penser à l'Espagne. He terminado ! » (extrait du site Internet http://www.la-guerre-d-espagne.net/unamuno.htm)
Autres notes sur Michel del Castillo :
Le temps de Franco
Mamita