samedi 18 juillet 2020

Note de lecture : Denis Diderot

Le neveu de Rameau
de Denis Diderot


Dans La maison Nucingen, Balzac met en scène quatre journalistes, Finot, Blondet, Couture et Bixiou, dont la conversation est surprise par le narrateur. Cette conversation, c’est celle qui les amènera à évoquer Rastignac et le profit que celui-ci tira de ses machinations avec Nucingen. Mais, avant même d’en connaître le contenu, le narrateur la juge débridée et en parle ainsi : « Empreinte de cet esprit glacial qui roidit les sentiments les plus élastiques, arrête les inspirations les plus généreuses, et donne au rire quelque chose d’aigu, cette causerie pleine de l’âcre ironie qui change la gaieté en ricanerie, accusa l’épuisement d’âmes livrées à elles-mêmes, sans autre but que la satisfaction de l’égoïsme, fruit de la paix où nous vivons. Ce pamphlet contre l’homme que Diderot n’osa pas publier, le Neveu de Rameau ; ce livre, débraillé tout exprès pour montrer des plaies, est seul comparable à ce pamphlet dit sans aucune arrière-pensée, où le mot ne respecta même point ce que le penseur discute encore, où l’on ne construisit qu’avec des ruines, où l’on nia tout, où l’on admira que ce que le scepticisme adopte : l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent. » (1)

Il y a dans cette évocation incidente du Neveu de Rameau (« un pamphlet contre l’homme », « ce livre débraillé », qui plus est, débraillé « tout exprès pour montrer des plaies », enfin et surtout cette comparaison avec l’aigre « causerie » dont le roman tout entier va rendre compte) un peu de l’humeur propre au romantisme louis-philippard lorsqu’il fait allusion à l’époque des Lumières. Cela nous dit-il quelque chose de notable sur l’œuvre de Diderot, hormis ce que cela nous permet d’appréhender à propos de Balzac et des années 30 du dix-neuvième siècle ? Oui peut-être, parce que cela marque probablement une des limites entre lesquelles on trouve toutes les opinions exprimées à propos du Neveu de Rameau (2). Et le champ de ces opinions est vaste. Nombreux sont ceux d’ailleurs qui ont hésité à qualifier l’ouvrage, voire même à s’en faire une opinion. Or, il est étrange de constater que l’hésitation est précisément ce qui caractérise peut-être le mieux le propos de Diderot. Peut-être même est-ce ce qui caractérise le mieux Diderot : un philosophe hésitant, un philosophe faisant de l’hésitation le principe de ses réflexions.

Dans une pièce de théâtre qu’il a conçu très tardivement, Est-il bon ? Est-il méchant ? (3), Diderot pose explicitement la question : peut-on faire un mal pour un bien ? Et, au-delà de cette première interrogation, il en est deux autres plus profondes : peut-on participer ou réclamer une injustice pour aider un ami ? le mal et le bien ne cohabitent-ils pas dans tout ce que nous pensons et faisons ? On l’a souvent dit, il y a du Diderot chez Hardoin. D’ailleurs, l’auteur se serait inspiré pour écrire sa pièce d’un service qu’il rendit à Mme de Maux. Et c’est là, me semble-t-il, que perce une forme de sincérité, très caractéristique de Diderot. Qui oserait prétendre qu’il ne connaît jamais de ces inclinations troubles dont l’inadéquation à la morale commune n’est guère contestable, mais qui promet cependant des bénéfices importants, ne serait-ce qu’au crédit d’un autre, méritant ? Il s’agit là d’une forme de sincérité fort éloignée de celle de Rousseau. Autant celui-ci se montre chrétien et coupable, autant Diderot se révèle sceptique et, sinon innocent, du moins moralement équanime. La distinction entre le mal et le bien est aisée, aussi longtemps que l’on s’en tient aux principes ; ceux-ci résistent très mal à la casuistique.

Je n’ai nullement la prétention d’avoir découvert le sens qu’il convient de donner au Neveu de Rameau et je suis tout prêt à admettre que je me trompe. Néanmoins, je ne résiste pas à l’envie d’exposer l’idée que je m’en fais.

Quand Rousseau décide de faire le récit de sa vie, il commence par proclamer ceci :
« Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. » (4) Non seulement, Diderot n’a jamais fait le récit de sa vie, mais l’idée même qu’il puisse peindre « d’après nature et dans toute sa vérité » quoi que ce soit ne lui est très certainement jamais venue. Pourtant, nombreux sont ceux qui, désireux de se situer dans la querelle qui les opposa, jugent que c’est Diderot le radical. Les hommes qui tempèrent leurs passions sont souvent regardés comme des ironiques qui cultivent le dédain, voire le mépris. C’est notamment contre cette pente (5) que je voudrais m’insurger quelque peu.

Les premiers mots de MOI, dans Le neveu de Rameau sont les suivants :
« Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson. Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie ; j’abandonne mon esprit à tout son libertinage; je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, dans l’allée de Foi, nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’oeil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées ce sont mes catins. » (p. 387)

Il me semble que tout est annoncé par ces quelques mots. MOI, c’est Diderot. Mais LUI ne l’est pas moins. Donc, MOI n’est pas moi. Car y a-t-il un moi ? « Je m’entretiens avec moi-même » ! Ce dédoublement supposé n’est pas une nouveauté, mais ici il est en quelque sorte annoncé. Et pour qu’il soit pris pour ce qu’il est, l’auteur file la métaphore. Ses pensées, il ne les invente pas, il ne les conçoit pas : il les suit. Et il les suit parce qu’elles le séduisent. Mais alors, qui est séduit ? L’autre, auraient dit Rimbaud ou Lacan. N’allons cependant pas trop en avant de cette interrogation sur le sujet, car ce serait anachronique. Ce qui, selon moi, mérite d’être pris en compte, à la lumière de la métaphore des catins, c’est l’hypothèse que LUI soit encore MOI. Et peut-être bien davantage que ne l’ont dit ceux qui affirmaient que le neveu de Rameau, c’était une façon pour MOI d’objecter à ses propres opinions.

Je ne m’en tirerai pas sans un exemple ; un voici un : LUI et MOI parlent de Jean-Philippe Rameau.

« MOI
Est-ce qu’il ne vous fait aucun bien ?
LUI
S’il en fait à quelqu’un, c’est sans s’en douter. C’est un philosophe dans son espèce ; il ne pense qu’à lui, le reste de l’univers lui est comme un clou à soufflet. Sa fille et sa femme n’ont qu’à mourir quand elles voudront, pourvu que les cloches de la paroisse qui sonneront pour elles continuent de résonner la
douzième et la dix-septième, tout sera bien. Cela est heureux pour lui, et c’est ce que je prise particulièrement dans les gens de génie. Ils ne sont bons qu’à une chose, passé cela, rien ; ils ne savent ce que c’est d’être citoyens, pères, mères, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point, mais ne pas désirer que la graine en soit commune. Il faut des hommes ; mais pour des hommes de génie, point ; non, ma foi, il n’en faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe ; et dans les plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante qu’on ne la réforme pas sans charivari. Il s’établit partie de ce qu’ils ont imaginé, partie reste comme il était ; de là deux évangiles, un habit d’arlequin. La sagesse du moine de Rabelais est la vraie sagesse pour son repos et pour celui des autres. Faire son devoir tellement quellement, toujours dire du bien de M. le prieur et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais l’histoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici-bas par quelques hommes de génie ; mais je ne sais pas l’histoire, parce que je ne sais rien. Le diable m’emporte si j’ai jamais rien appris, et si, pour n’avoir rien appris, je m’en trouve plus mal. J’étais un jour à la table d’un ministre du roi de France, qui a de l’esprit comme quatre ; eh bien, il nous démontra clair comme un et un font deux, que rien n’était plus utile aux peuples que le mensonge, rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me rappelle pas bien ses preuves, mais il s’ensuivait évidemment que les gens de génie sont détestables, et que si un enfant apportait en naissant, sur son front, la caractéristique de ce dangereux présent de la nature, il faudrait ou l’étouffer, ou le jeter aux cagnards. » (pp. 392-393)

Ce que le neveu dit ici de son oncle, c’est quelque chose que Diderot pense, en tout cas une idée qu’il suit, comme toutes celles qu’il attaque, « ne s’attachant à aucune ». Et le propos en entraîne d’autres, tout aussi incertains, mais chacun tout aussi attirant, « à l’air éventé, au visage riant, à l’oeil vif, au nez retroussé ». Qui n’a pu constater que certains auxquels l’opinion commune prête du génie ne se montrent parfois odieux avec leur entourage - y compris même en raison du génie qui leur est reconnu ? Qui n’a pu penser que les génies ainsi reconnus se révèlent finalement moins bénéfiques qu’ils ont pu le laisser croire ? Que voilà des idées bien mal étayées et dont manquent les preuves décisives. Mais que voilà aussi des idées dont il n’est pas établi qu’elles ne comportent pas une part de vérité. Or, elles sont d’une importance inversement proportionnelle à leur fiabilité. On ne peut les dire sans s’exposer à être mal compris, voire méprisé. Et si on les tait, ne passerait-on pas à côté d’une dimension de l’existence ? C’est là tout Diderot, selon moi.

Mais, m’objectera-t-on, ne serait-ce pas faire grand cas des ragots ? Après tout, bien des critiques ont souvent mis l’accent sur ce que le neveu pouvait avoir d’insupportable, à commencer par ses clabaudages ?

Dans un passage particulièrement savoureux où il est notamment question « de savoir si Piron a plus d’esprit que Voltaire » et où LUI évoque plus fou que lui, il n’hésite pas à dire :
« C’est une lâcheté bien commune que celle d’immoler un bon homme à l’amusement des autres ; on ne manque jamais de s’adresser à celui-ci. C’est un piège que nous tendons aux nouveaux venus, et je n’en ai presque pas vu un seul qui s’y donnât… » (p. 441)

Il faudrait évidemment en appeler à toute l’œuvre de Diderot et non uniquement au Neveu de Rameau pour asseoir l’idée de ce Diderot hésitant qui me paraît éclairante. C’est à ce caractère que je pense pouvoir rattacher son éclectisme fondamental, celui qui l’a tout naturellement conduit à se lancer dans l’entreprise de l’Encyclopédie. Évidemment, Le neveu de Rameau exhibe une audace toute particulière, à savoir celle d’oser donner du crédit à des pensées que tout un chacun censure lui-même au nom de la morale commune, de ces pensées qui flirtent avec le cynisme diogénien le plus abrupt. Voilà sans doute ce qui a conduit Diderot à ne pas publier cet ouvrage. Moins encore que la crainte d’une Justice prompte à enfermer les audacieux, c’est peut-être le souci de ne pas donner prise à une image de lui peu flatteuse qui l’a amené à inventer le personnage du neveu, d’une part, et à renoncer à la publication, de l’autre.

(1) Honoré de Balzac, “La maison Nucingen” in La comédie humaine, tome onzième, Éd/ Rencontre, Lausanne, 1959, p. 335.
(2) Jules Assézat, Œuvres complètes de Diderot. Études sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIIIe siècle tome cinquième, Garnier Frères, 1875, pp. 359-489.
(3) Jules Assézat, Œuvres complètes de Diderot. Études sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIIIe siècle tome huitième, Garnier Frères, 1875, pp. 135-244.
(4) Jean-Jacques Rousseau, Les confessions I, Garnier-Flammarion, 1968, p. 39. Je ne cite pas l’adresse entière, ni le prologue, qui ajoutent bien davantage à la hauteur que Rousseau se fait de son entreprise ; ce qui n’enlève rien au fait que cette hauteur, d’une certaine manière, ne soit pas effective. À qui lit les trois premiers paragraphes du prologue, je dirais volontiers : lisez toute l’œuvre et vous trouverez probablement des raisons de vous insurger contre cette outrecuidance bien différentes de celles qui vous viennent à l’issue de ces trois premiers paragraphes.
(5) Il est un autre auteur qui souffrit de ce type de jugement, c’est Gustave Flaubert. Il lui est quelquefois reproché d’avoir compris que ce n’est pas le sentiment qui permet d’atteindre la vérité.

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vendredi 10 juillet 2020

Note de lecture : Alexandre Postel

Un automne de Flaubert
d’Alexandre Postel


Il y a près de 150 ans, à quoi ressemblait Concarneau ? Il me semble permis de penser que la ville n’était guère différente de ce qu’elle est aujourd’hui, à la très importante exception de la présence des autos et des touristes. Ce qui n’est pas rien. L’hôtel Sergent - aujourd’hui Les Grands Voyageurs - ne se trouvait pas devant un parking et n’était pas flanqué d’une terrasse vouée aux crêpes et aux salades. On peut peut-être imaginer les lieux rendus à leur simplicité, dépeuplés, voire désolés. De là à se représenter Flaubert traînant sur les quais, reluquant les remparts de la ville close comme s’il allait y découvrir des raisons de vivre, il n’y a qu’un pas qu’Alexandre Postel nous donne envie de franchir.

Le roman qui vise à combler les vides de l’histoire est un genre controversé. Entre ce que nous croyons savoir d’un épisode du temps passé et ce que nous aimerions en outre y trouver - ou ce que nous estimerions éclairant d’y ajouter - on peut facilement balancer : où est la fiction, où est le récit, où est la chronique ? Et lorsque le roman est apprécié, cela réside-t-il dans la justesse du propos, dans sa vraisemblance, dans l’écriture et le talent dont elle témoigne, ou encore dans l’adéquation des suppositions qu’il contient ?

Je me suis fait une idée de Flaubert dont je n’ignore pas la fragilité. Face aux spécialistes d’un auteur qui a suscité et suscite encore aujourd’hui tant et tant de discussions, je ne puis disputer un point de vue qui doit tout à des lectures occasionnelles et désordonnées. Reste que je crois le voir, notre Gustave, déchiré entre l’apparente arrogance de son mépris pour la bêtise et la très profonde humilité d’un homme que sa propre destinée angoisse. Le goût du beau, comme de l’obscène, l’attrait pour le travail, comme pour la paresse, la tendance à la joie, comme au désespoir, l’obsession du mot juste, comme celle du dérisoire, tout n’est pour lui que ballottement. Et puis, il y a ce rejet définitif du politique, ce doute inextinguible face aux sentiments, face à tout d’ailleurs…

Ce Flaubert-là, le mien, je l’ai retrouvé dans le roman d’Alexandre Postel, Un automne de Flaubert (1).

Sauf erreur de ma part, Flaubert a séjourné à Concarneau du 16 septembre au 31 octobre 1875 et Postel nous offre le récit de ce séjour, séjour sur lequel nous ne savons pratiquement rien, si ce n’est ce que nous révèle sa correspondance (2). Il a alors 53 ans, et il lui reste donc quatre ans et demi à vivre ; l’automne d’une vie, en quelque sorte.

Je ne sais trop s’il s’agit de l’aveu d’une faute ou de l’affirmation d’un mérite : alors que je lis, je m’enthousiasme volontiers pour ce qui me rappelle des thèmes ou des questions qui entrent en résonance avec mes convictions. Ce peut être le signe d’un égocentrisme dont il conviendrait de se déprendre, ne serait-ce que pour s’ouvrir davantage à ce dont notre propre indifférence masque la richesse. Ce peut être aussi la preuve d’une attention de tous les instants à ce qui est apte à contredire nos opinions ou à abonder dans leur sens, ce qui, d’une certaine manière, est le mieux qu’on puisse faire lorsqu’on travaille à se détacher de soi-même.

Plus encore dans sa correspondance que dans ses romans et contes, Flaubert manifeste une grande défiance envers les sentiments. (3) Ils entravent la recherche de la vérité (4) et emportent le jugement, pense-t-il. Comment en rendre compte de façon nuancée, alors qu’on l’imagine étendu dans sa chambre, à l’hôtel Sergent, où la servante - une prénommée Charlotte qu’il appelle son « petit ange - s’enquiert journellement de ses souhaits ?
« Dans la chambre voisine, un homme tousse. Sa toux est grasse, bruyante, interminable. Elle répugne à Flaubert : il en émane la même impression de solitude et de déréliction qu’il sent planer sur sa propre vie. Demain, se promet-il en soufflant sa bougie, il demandera à mademoiselle Charlotte combien de nuits ce voisin va rester dans l’auberge.
On aimerait qu’il s’endorme en songeant au petit ange, à son regard asymétrique et doux, à son sourire furtif, à ses jeunes mains déjà rougies par le travail, à ses traits irrésolus, mobiles, que les années n’ont pas encore figés en un masque permanent de bienveillance, d’aigreur, de lasciveté, d’hébétude ou d’ennui, et que, l’alchimie du sommeil aidant, il s’éveille avec la certitude qu’une affinité mystérieuse le lie à cet être. On aimerait que, tel le grand Goethe s’unissant dans l’âge mûr à l’employée d’une manufacture de fleurs artificielles, Flaubert s’éprenne de cette servante au cœur droit, à l’intelligence étroite, à la bonté profonde. Cela ferait les affaires de tout le monde : les nôtres assurément, celles des amateurs de romances, et sans doute aussi celles de Flaubert, dont un amour d’arrière-saison apaiserait la vie.
Mais les instincts de cet homme ne le conduisent pas dans cette direction ; les crises de l’existence ne se résolvent pas, chez lui, en énamorations soudaines. D’abord, il a toujours été
très maître de son foutre (quoique d’une autre manière que saint Joseph) ; quant au sentiment, c’est ce qu’il redoute le plus au monde, à la fois parce que la sentimentalité excessive qu’il porte en lui le terrifie, et parce que c’est l’écueil où ont sombré presque tous les écrivains de sa génération. De peur que le sentiment ne submerge sa vie et ne détourne son art du vrai, il a su, par une longue et exigeante discipline, en glacer à peu près complètement la source. Ce n’est pas à cinquante-trois ans qu’il va se faire surprendre.
Des aventures d’un autre ordre lui sont réservées.
 » (pp. 71-72)

Je m’en voudrais de trop dévoiler d’un livre qui ne peut que charmer ceux qui connaissent quelque peu Flaubert. Ce que ce roman lui prête ne relève pas tant du plausible que de ce que suggère une certaine intimité avec son œuvre. Ainsi - on m’excusera de citer encore -, lorsque vient à concevoir ce que pourrait être un rêve de Flaubert durant son séjour à Concarneau, il n’y a rien d’étonnant à ce que sa veine littéraire s’y trouve contrariée. Encore s’agit-il d’imaginer comment.
« Il marche dans le jardin de Croisset, le tulipier frémit au vent, les primevères sont en fleur ; une barque, au loin, glisse sur la Seine. Une phrase lui vient, ample et rythmée, à la Bossuet, comme il les aime ; il retourne vers la maison pour la noter avant qu’elle ne lui échappe. Mais la porte ne s’ouvre pas. Il toque à la vitre ; personne ne vient. La vieille Julie, la domestique, ne l’aura pas entendu : elle est sourde comme un pot. Ce n’est pas grave, il rentrera par la cuisine. Il fait le tour de la maison, tout en se répétant la phrase qu’il veut noter.
La porte de la cuisine est elle aussi fermée. Il s’impatiente : c’est agaçant, à la fin, toutes ces portes barrées. Il tire le carillon : “Ohé, crie-t-il, c’est moi !” Il s’approche de la fenêtre, y colle le front : personne à l’intérieur. Éprouvant soudain la sensation d’une présence derrière lui, il se retourne. Un gros chien jaune est là, qui le regarde en grondant. Il tend le bras vers le chien, cherche à se remémorer son nom, et peu à peu, tandis que le molosse aux babines retroussées s’avance vers lui, il découvre avec épouvante qu’il ne l’a jamais su. Il tire le carillon de toutes ses forces, tambourine contre la porte à s’en meurtrir les poings, supplie qu’on lui ouvre.
Alors il comprend. Si personne ne lui ouvre, s’il ne connaît pas le nom du chien, c’est qu’il n’est tout simplement pas chez lui. La honte l’accable : comment a-t-il pu croire le contraire ? Et pourquoi l’a-t-on laissé se promener dans le jardin, comme si de rien n’était ?
Il a tout juste le temps de tourner la tête pour voir le chien lui bondir dessus ; ses crocs sont d’une blancheur aveuglante.
 » (pp. 50-51)

(1) Alexandre Postel, Un automne de Flaubert, Gallimard, 2020.
(2) Il est possible de prendre connaissance de cette correspondance sur le site https://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/correspondance/feuilletage.php?t=R&sens=T&lieu=CONC . C’est l’occasion de découvrir que, contrairement à ce qui est affirmé sur la quatrième de couverture, la Correspondance 1863-1876 échangée par Sand et Flaubert publiée par les Éditions Paleo en 2011 ne comprend pas toutes les lettres.
(3) Il n’est que de lire la correspondance qu’il a entretenue avec George Sand pour s’apercevoir de la place que Flaubert accordait aux sentiments. C’est à son influence, écrit-il, qu’il doit la rédaction d’Un cœur simple. Peut-être est-ce précisément ce qu’il ressent de puissant dans le sentiment qui l’a conduit - notamment en raison des espérances qu’il place dans la science - a y voir un support de l’ignorance.
(4) Depuis le XIXe siècle, l’idée que les sentiments entravent la recherche de la vérité l’a disputé à celle que, au contraire, ils participent à l’élucidation des choses. Actuellement, on assiste à un rebond de cette dernière idée ; je n’en veux pour signe que les déclarations que Claudine Tiercelin faisait à ce sujet le 9 novembre 2018 dans l’émission “Les chemins de la philosophie” de France Culture.