Jacques le fataliste et son maître
de Denis Diderot
Écrire un roman, un récit, un conte implique de choisir une certaine posture. Ou bien l’auteur raconte les choses comme le ferait un Dieu omniscient, ou bien il confie la narration à un des personnages, ou encore à plusieurs (comme dans le roman épistolaire). Il peut également se dédoubler dans un narrateur dont la personnalité se distingue de la sienne, ou plutôt carrément s’exprimer à la première personne, laquelle personne peut se faire voir comme différente de l’auteur ou au contraire s’approcher de façon quelque peu autobiographique de lui.
Dans Jacques le fataliste et son maître (1), Diderot
a pris le parti d’attribuer au narrateur un rôle tout particulier. En effet, celui-ci raconte bien sûr, mais il ne craint pas non plus de disserter sur la manière de raconter et même sur la façon de conduire le récit, jusqu’à interroger le lecteur sur les possibilités de suite que l’histoire narrée pourrait connaître. Ce qui évidemment confère un ton très caractéristique au roman. Je n’en veux pour preuve que la façon dont il commence :
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le Maître ne disait rien, et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. » (p. 669)
On pourrait presque dire que ces quelques premières lignes sont à elles-seules tout l’ouvrage. En tout cas, elles situent l’ambition philosophique du propos ; l’ambition du narrateur bien sûr, car celle de chaque personnage reste à deviner.
Il y a en effet, dans l’attitude philosophique, une sorte de déni du quotidien et des questions prosaïques. Et celui que les questions dernières préoccupent est fréquemment coupé du commun, par exemple parce qu’il n’aperçoit pas l’opportunité des interrogations les plus habituelles, ni des curiosités les plus ordinaires. « Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? » ; « Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » Laissons de côté ce qui est étranger à notre dessein. Et notre dessein, c’est d’évoquer deux personnages dont certains des agissements, certains des propos, certaines des pensées sont susceptibles de poser des interrogations profondes, à ce point profondes que leur profondeur leur échappera souvent, de même qu’elle t’échappera sans doute quelquefois, à toi aussi, lecteur !
Les seuls propos affirmatifs de ces premières lignes concernent le hasard - ils s’étaient rencontrés « par hasard comme tout le monde » - et la fatalité - « tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut ». Et ça, ce n’est pas un hasard. Car il est ainsi annoncé que le récit sera conduit de telle sorte que hasard et fatalité seront de la partie, si je puis dire.
En cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, la question du hasard est très débattue. Après tout, qu’appelle-t-on hasard ? Serait-ce « […] un mot imaginé pour couvrir l’ignorance où l’on est des causes agissantes dans une nature dont la marche est souvent inexplicable » (2) comme l’affirme d’Holbach ou bien les aspects cachés des visées de Dieu ? Certains ne manqueraient pas d’y ajouter aujourd’hui l’hypothèse d’un mot renvoyant à l’aléatoire, cette sorte de fait sans cause vers quoi conduirait tantôt la statistique, voire - pourquoi pas ? - la physique quantique. La question n’est pas oiseuse, parce qu’elle est immédiatement subordonnée à celle du sens, à tout le moins de ce qu’on appela si souvent la destinée.
Et nous voici ainsi amené au thème de la fatalité. À l’époque de Diderot, on appelait fatalisme toute opinion déterministe, le plus souvent prétendument inspirée de Spinoza. Jacques ne prononce jamais le mot de fatalisme. Il se borne à rappeler, tout au long du roman, que - ainsi que son capitaine le lui avait enseigné - ce qui arrive était écrit là-haut. Là-haut, serait-ce chez Dieu ? Allez savoir ! En tout cas, il ne le dit jamais. Cela pourrait n’être qu’un lieu imaginaire où s’entreposerait chaque fait inscrit dans la ligne inexorable des causes et des effets. Le narrateur, lui, invoque le hasard, assez probablement dans le sens que d’Holbach donne au mot.
Je m’aperçois que, en m’exprimant comme je le fais, je pourrais donner à qui n’a pas lu le roman, l’impression qu’il s’agit d’une œuvre contaminée par le sérieux des problématiques qu’elle aborde. Il n’en est rien et, bien au contraire, le récit est plein de vie, plein de rebondissements et sans cesse empreint d’un humour décalé qui joue beaucoup sur l’incertitude qui plane sur les personnages et les péripéties qu’ils vivent. Ce ton n’est pas destiné avant tout à distraire le lecteur ; il participe aussi à un regard philosophique perplexe, sinon sceptique, qui se refuse à éterniser les idées et à ne prendre la vie que comme une manifestation déconcertante de nos désirs. Ainsi, lorsque Jacques et son maître sont arrêtés dans une auberge dont l’hôtesse, avant même de raconter une anecdote de son cru, prétend que les maîtres n’ont point de pires ennemis que les valets, le narrateur écrit :
« Eh bien, Lecteur, à quoi tient-il que je n’élève une violente querelle entre ces trois personnages ? Que l’hôtesse ne soit prise par les épaules et jetée hors de la chambre par Jacques, que Jacques ne soit pris par les épaules et chassé par son maître ; que l’un ne s’en aille d’un côté, l’autre d’un autre, et que vous n’entendriez ni l’histoire de l’hôtesse, ni la suite des amours de Jacques ? Rassurez-vous, je n’en ferai rien. » (p. 745)
Et, puisqu’on en parle, voici précisément cette histoire que l’hôtesse en question a décidé de narrer, peut-être davantage en raison du plaisir de raconter que parce que l’anecdote eût été édifiante, de quelque façon que ce soit. Il s’agit de l’histoire, devenue assez célèbre, de Mme de La Pommeraye.
Dois-je en dévoiler la trame, pour qui ne la connaîtrait pas ? Oui, puisque sa saveur loge bien davantage dans la manière de la conter - c’est qu’elle raconte bien, cette hôtesse ! - que dans les flottements de l’intrigue.
Un libertin, le marquis des Arcis, fréquente assidument Mme de la Pommeraye, laquelle résiste à l’idée de couple et vit plutôt retirée, loin des agitations où celui-ci serait sensé trouver ce qu’il cherche. Après bien des années, la constance de M. des Arcis lui vaut la reddition de Madame. Quelques années plus tard, celle-ci le teste en lui avouant que ses propres sentiments se sont refroidis. Et lui tombe dans le piège en admettant vivre le même désenchantement. On reste néanmoins amis, du moins en apparence. Car Mme de La Pommeraye mijote sa vengeance, manœuvrant une mère et sa fille, Mme et Mlle d’Aisnon, que la misère avait poussées à la prostitution. Elle les présente au marquis comme des dévotes et fait si bien que celui-ci tombe amoureux de la demoiselle. Incapable de résister aux charmes de cette vertueuse jeune-fille, lui se résout à l’épouser. Et c’est alors que Mme de la Pommeraye lui dévoile le passé luxurieux de celle qui est désormais sa femme. La stupeur passée, le marquis prendra conscience des vertus que la pauvre enfant a su préserver malgré la dépravation et ils retrouveront le bonheur que leur mariage lui avait fait présager.
Je m’en vais vous dire pourquoi, parmi toutes les anecdotes que le livre comporte, j’ai choisi d’évoquer celle-là.
L’histoire de Mme de La Pommeraye a été portée à l’écran, d’abord par Robert Bresson en 1945 (3), ensuite par Emmanuel Mouret en 2018. Et ce dernier film, Mademoiselle de Joncquières, je l’ai vu très récemment. Il s’y trouve une scène qui m’a quelque peu intrigué. Mouret a créé un personnage qui n’existe pas chez Diderot en la personne d’une amie de Mme de La Pommeraye, Lucienne, incarnée à l’écran par Laure Calamy. À la fin du film, celle-ci découvre le bonheur retrouvé du marquis et de sa femme. Puis, lorsqu’elle revoit son amie, on s’attend à ce qu’elle lui révèle l’échec de sa stratégie, et elle n’en dit rien.
Comment interpréter ce dernier épisode ? Mouret aurait-il voulu adoucir le sort de Mme de La Pommeraye, alors que tout le film lui donne le mauvais rôle ? On peut se poser la question, parce qu’il est une chose qui reste ignorée du spectateur et qui, pourtant, est un élément essentiel dans le livre de Diderot : je veux parler des propos du narrateur relatifs au récit et du jugement qu’il porte plus particulièrement sur Mme de La Pommeraye. Le film de Mouret la suggère vengeresse, méchante, despotique et même diabolique. Au point qu’on se surprend à regretter que Lucienne ne lui inflige pas la vérité au sujet du marquis. Pourtant, le commentaire du narrateur n’est pas de la même eau.
Alors que Jacques et son maître ont trouvé que l’hôtesse était insuffisamment sévère avec la fille d’Aisnon et que celle-ci est trop complaisamment louée, le narrateur s’insurge :
« Et vous croyez, Lecteur, que l’apologie de Mme de La Pommeraye est plus difficile à faire ? Il vous aurait été peut-être plus agréable d’entendre là-dessus Jacques et son maître, mais ils avaient à parler de tant d’autres choses plus intéressantes, qu’ils auraient vraisemblablement négligé celle-ci. Permettez donc que je m’en occupe un moment.
Vous entrez en fureur au nom de Mme de La Pommeraye et vous vous écriez, “ah ! la femme horrible ! ah ! l’hypocrite ! ah ! la scélérate !” Point d’exclamation, point de courroux, point de partialité ; raisonnons. Il se fait tous les jours des actions plus noires sans aucun génie. Vous pouvez haïr, vous pouvez redouter Mme de La Pommeraye, mais vous ne la mépriserez pas. Sa vengeance est atroce, mais elle n’est souillée d’aucun motif d’intérêt. On ne vous a pas dit qu’elle avait jeté au nez du marquis le beau diamant dont il lui avait fait présent, mais elle le fit, je le sais par les voies les plus sûres. Il ne s’agit ni d’augmenter sa fortune, ni d’acquérir quelques titres d’honneur. Quoi, si cette femme en avait fait autant pour obtenir à un mari la récompense de ses services, si elle s’était prostituée à un ministre ou même à un premier commis pour un cordon ou pour une colonelle, au dépositaire de la feuille des Bénéfices pour une riche abbaye, cela vous paraîtrait tout simple, l’usage serait pour vous ; et lorsqu’elle se venge d’une perfidie, vous vous révoltez contre elle au lieu de voir que son ressentiment ne vous indigne que parce que vous êtes incapable d’en éprouver un aussi profond, ou que vous ne faites presque aucun cas de la vertu des femmes. Avez-vous un peu réfléchi sur les sacrifices que Mme de La Pommeraye avait faits au marquis ? Je ne vous dirai pas que sa bourse lui avait été ouverte en toute occasion, et que plusieurs années il n’avait eu d’autre maison, d’autre table que la sienne, cela vous ferait hocher de la tête ; mais elle s’était assujettie à toutes ses fantaisies, à tous ses goûts ; pour lui plaire elle avait renversé le plan de sa vie. Elle jouissait de la plus haute considération dans le monde par la pureté de ses mœurs, et elle s’était rabaissée sur la ligne commune. On dit d’elle lorsqu’elle eut agréé l’hommage du marquis des Arcis : “Enfin cette merveilleuse Mme de La Pommeraye s’est donc faite comme une d’entre nous.” Elle avait remarqué autour d’elle les souris ironiques, elle avait entendu les plaisanteries et souvent elle en avait rougi et baissé les yeux ; elle avait avalé tout le calice de l’amertume préparé aux femmes dont la conduite réglée a fait trop longtemps la satire des mauvaises mœurs de celles qui les entourent ; elle avait supporté tout l’éclat scandaleux par lequel on se venge des imprudentes bégueules qui affichent de l’honnêteté. Elle était vaine et elle serait morte de douleur plutôt que de promener dans le monde, après la honte de la vertu abandonnée, le ridicule d’une délaissée. Elle touchait au moment où la perte d’un amant ne se répare plus. Tel était son caractère, que cet événement la condamnait à l’ennui et à la solitude. Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti ; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d’une courtisane ? Ah ! Lecteur, vous êtes bien légers dans vos éloges et bien sévère dans votre blâme. Mais, me direz-vous, c’est plus encore la manière que la chose que je reproche à la marquise. Je ne me fais pas un ressentiment d’une aussi longue tenue, à un tissu de fourberies, de mensonges qui dure près d’un an. Ni moi non plus, ni Jacques, ni son maître, ni l’hôtesse. Mais vous pardonnerez tout à un premier mouvement, et je vous dirai que si le premier mouvement des autres est court, celui de Mme de La Pommeraye et de femmes de son caractère est long. Leur âme reste quelquefois toute leur vie comme au premier moment de l’injure, et quel inconvénient, quelle injustice y a-t-il à cela ? Je n’y vois que des trahisons moins communes, et j’approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme ; l’homme commun aux femmes communes. » (pp. 788-790)
Soyons de bon compte : le narrateur n’est pas beaucoup moins proche des jugements communs que ne le sont ceux qui vitupèrent contre Mme de La Pommeraye. Simplement, il enfourche une autre monture, question de ne pas laisser croire que celles de Jacques et son maître soient fortes, et fortes notamment de l’adhésion du lecteur. Il ne faudrait pas y voir de quoi réjouir Élisabeth de Fontenay dans sa quête du « fil extrêmement retors le long duquel » elle a cheminé dans l’œuvre de Diderot. (4) S’il est vrai qu’il semble comprendre ce que peuvent être les affres d’une mondaine de l’époque, il ne se prive pas pour autant d’ironiser. Ainsi, le diamant dont il sait, lui, qu’elle ne l’a pas gardé, voilà bien de quoi faire accroire la réalité du récit jusqu’à, par antilogie, le rendre plus douteux encore. Et puis, il y a cette loi finale qu’il appelle de ses vœux et qui réclame une ségrégation sociale que le récit lui-même récuse.
Du coup, on me dira : qu’en est-il de tout ça ? La difficulté de juger, telle est très certainement le sentiment le plus fort qui en ressort. Encore n’est-ce pas tellement de la difficulté de fonder le jugement moral qu’il s’agit, mais bien plutôt de la difficulté de ne pas être sensible aux plaidoyers, fussent-ils opposés. Cela rappelle cette expérience toujours possible qui consiste à assister à un procès dans lequel les avocats sont de force plus ou moins égale ; le trouble est grand lorsque, après s’être laissé convaincre par le premier, on se surprend à tourner casaque sous les arguments du second. Diderot a fait de l’hésitation une sorte de clé du rapport au monde. Ce n’est pas à proprement parlé de scepticisme qu’il s’agit, mais plutôt de ce balancement de l’esprit qui accompagne si souvent le souci de comprendre. Il est moins question de douter de la réalité à appréhender que de la capacité de l’esprit à le faire.
Le hasard et la fatalité sont un peu comme les deux plateaux du trébuchet ; un rien les entraîne de-ci ou de-là, et cahin-caha ! De la certitude que les causes conduisent aux effets jusqu’au constat que, face aux causes, nous ne savons rien des effets, il n’y a là pourtant rien qui puisse nous empêcher de dormir :
« Je ne sais ce qui en est ; mais je suis sûr qu’il se disait le soir à lui-même, “S’il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras ; s’il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas ; dors donc, mon ami…” et qu’il s’endormait. » (p. 885)
(1) Diderot, “Jacques le fataliste et son maître” in Contes et romans, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2004, pp. 667-894.
(2) D’Holbach, Système de la nature [1770], II, V, cité d’après Henri Lafon in “Notes et variantes” des Contes et romans, p. 1207.
(3) Je n’ai plus revu son film (Les dames du bois de Boulogne) depuis si longtemps, que j’en ai à peu près tout oublié.
(4) Cf. ma note du 8 septembre 2008 sur son livre, Diderot ou le matérialisme enchanté.
Autres notes sur Diderot :
Diderot ou le matérialisme enchanté d’Élisabeth de Fontenay
Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient
Le neveu de Rameau
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