mercredi 12 mai 2021

Note spéciale : Jacques Bouveresse

Jacques Bouveresse est mort

Jacques Bouveresse est mort ce 9 mai 2021.

Il est une illusion dont je voudrais faire l’aveu. Il m’a semblé, depuis très longtemps, que l’existence d’esprits pénétrants protège des avatars les plus affligeants de l’époque. Non qu’ils puissent peser sur les événements, mais simplement parce qu’ils sont en mesure de les penser. Et lorsqu’un esprit pénétrant disparaît, c’est un peu comme une protection de cette sorte qui s’évanouit. C’est très précisément ce que j’ai ressenti en apprenant la mort de Jacques Bouveresse.

Ai-je besoin d’ajouter que, s’il est une chose qu’il a combattu, c’est bien l’idée que l’illusion puisse se justifier ? Il n’est pas impossible que la première composante de sa philosophie - à mes yeux à tout le moins (1) - soit la primauté du souci de la vérité sur quoi que ce soit d’autre. Or, le vrai souci de la vérité ébranle toute certitude et fragilise la posture de celui qui le cultive. Il ne reste plus alors qu’à révéler l’arrogance de ceux pour qui il est des soucis plus urgents, lesquels ne peuvent qu’affirmer de l’incertain, voire du nébuleux. La notoriété allant aux arrogants, le choix de la vérité est aussi celui de la solitude et de la confidentialité. Que Jacques Bouveresse ait néanmoins pu bénéficier de lecteurs attentifs témoigne de la force qu’il a mise à défendre un rationalisme de plus en plus impopulaire.

Jacques Bouveresse n’était pas un écrivain. Il n’usait de la langue que pour exprimer ce qu’il pensait, sans la moindre concession à ce qu’il peut y avoir de persuasif dans le mot, la tournure ou la rime. Lui qui s’est tant passionné pour le langage connaissait évidemment la puissance de la rhétorique. Mais c’est peut-être plus simplement en raison de ses origines et de son parcours qu’il demeurait fidèle à une forme qui collait au plus près à sa propre pensée. Lire Bouveresse réclame une grande attention ; l’écouter n’en demande pas moins.

Selon moi, Jacques Bouveresse symbolise d’une certaine manière la rectitude. Je veux parler de cette exigence de ne rien céder à ce qui n’est pas conforme à ses convictions. C’est une chose qui transparaît dans son parcours, mais aussi dans son œuvre, et même dans une certaine manière d’être.

Tel Renan, il s’était d’abord destiné à la prêtrise, avant d’infléchir son itinéraire - bien plus vite que Renan - pour le mettre en concordance avec l’évolution de ses convictions. Il n’est peut-être pas complètement impossible qu’il doive à cette jeunesse calotine une résolution morale dont il ne s’est jamais départi. Rien ne l’irritait davantage que la complaisance envers la dépravation. Il dénonça tant et tant - et comment ne pas l’approuver - ces généalogistes et ces déconstructionnistes qui ont prétendu dévoiler les ressorts cachés de la vertu (comme ceux de la vérité) sans jamais faire connaître les valeurs qui justifient qu’ils parlent ainsi.

L’œuvre de Jacques Bouveresse n’est qu’un immense plaidoyer pour la rectitude. Il y décrivit la difficulté qu’il y a à résister aux sirènes du succès, principalement en relevant les désavantages des postures scientifique, rationnelle, critique, face aux gratifications dont jouissent les postures subjective, irrationnelle, arbitraire. Et il le fit en se privant des effets rhétoriques dont toute prise de position publique s’entoure généralement. Comme pour marquer encore combien convaincre sans dévoyer restreint fortement les esprits touchés, mais imprègne ceux-ci d’une pensée droite, préférable à toute compromission avec l’éloquence.

Et puis, Jacques Bouveresse avait une manière d’être qui témoignait tant et tant de sa rectitude d’esprit. Je l’avais rencontré quelques minutes dans une librairie liégeoise où il était venu présenter Peut-on ne pas croire ? (2). On me dira qu’on ne peut juger un homme en quelques minutes. Assurément. Mais on peut néanmoins dire l’impression ressentie, laquelle devait évidemment beaucoup à cette partie de son œuvre que j’avais lue. Or, l’extrême sobriété dont il a fait preuve alors m’a parue si conforme à ce qu’il écrit que j’en ai gardé la conviction que, à l’inverse de bien des gens connus, sa manière d’être coïncidait avec sa vérité intime.

Nous n’attendrons plus le nouveau livre de Jacques Bouveresse. L’avenir en est assombri.

(1) Qu’il soit bien entendu que je n’ai pas la compétence permettant de juger adéquatement Bouveresse, ni au niveau de la connaissance philosophique en général, ni au niveau de la connaissance de son œuvre en particulier.
(2) Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi, Agone, 2007.

Autres notes sur Bouveresse :
La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
Essais VI. Les lumières des positivistes
Qu’est-ce qu’un système philosophique ?
Le danseur et sa corde
Nietzsche contre Foucault
De la philosophie considérée comme un sport
Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples

samedi 1 mai 2021

Note d’opinion : la pandémie de covid-19

À propos de la pandémie de covid-19

Qu’ajouter à la multitude de commentaires que journaux et réseaux sociaux diffusent continûment à propos de la covid-19, des décisions politiques qu’elle suscite et des louvoiements du monde médical et scientifique auxquels elle donne aussi lieu ? Rien, serait-on tenté de dire, tant l’impression de confusion et de cafouillage est forte.

Pourtant, là où l’on serait tenté de surenchérir sur le discours désabusé qui fustige mesures et propos, il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur l’excès éventuel d’étonnement souvent manifesté à l’égard de faits que l’on peut au moins partiellement expliquer. À titre d’exemples, je me propose de n’évoquer brièvement que trois des dimensions de l’événement, mais trois dimensions qui ont selon moi quelque importance.

La première concerne les tergiversations du monde médical et scientifique.

Il n’est certes pas faux de dire que la pandémie était assez inattendue et que le virus dont elle découle n’était pas connu. Ce qui explique certainement que bien des questions étaient originairement sans réponse et que les recherches menées depuis - aussi intenses furent-elles - n’ont pas supprimé toutes les interrogations, loin s’en faut. Il serait cependant utile de dépasser cette première impression. Et à cette fin, d’opérer des distinctions parmi les acteurs participant à la gestion de la pandémie.

Ainsi, il me paraît nécessaire que soient clairement différenciés les chercheurs qui se consacrent par exemple aux diverses études visant à connaître le virus et ses effets des soignants de toutes sortes. Pourquoi cette différenciation ? Parce que selon que l’on soit chercheur ou praticien, les habitudes du métier peuvent avoir inculqué des façons de réagir aux problèmes fort différentes. Les premiers sont plutôt portés à théoriser et documenter leur démarche, là où les seconds se montrent souvent plus pragmatiques, plaçant quelquefois l’utilité avant la découverte. Même si les habitus ainsi décrits sont très sommaires et très approximatifs, ils peuvent suffire à expliquer au moins partiellement le fait que les divergences d’opinion entre praticiens se soient révélées souvent plus nettes et quelquefois plus rudes qu’entre chercheurs. Ces derniers aiment insister sur la prudence avec laquelle il faut faire état des connaissances, ce qui suscite fort logiquement moins de discordances.

À quoi s’ajoute certainement la différence - très importante celle-là - entre ceux qui, à cette occasion, acquièrent de la notoriété auprès du grand public de ceux qui restent les anonymes de la recherche ou de la clinique. Le simple fait d’acquérir un certain renom - comme c’est le cas par exemple des invités des plateaux de télévision - enferme le chercheur ou le médecin dans une logique qui exclut très généralement les revirements, les palinodies et même l’expression des nuances. Qui s’adresse au public place son propos dans le champ des concurrences publiques, là où avoir raison signifie vaincre ses contradicteurs bien davantage que défendre la vérité. Y réussissent ceux qui disposent d’armes rhétoriques, bien distinctes des compétences scientifiques ou praticiennes.

La pandémie a donné aux recherches scientifiques une publicité inhabituelle. Ce qui est ainsi exhibé de la recherche n’est assurément que certains de ses aspects, et pas toujours les plus aptes à donner du procès de recherche une idée juste. Un des aspects les plus importants de la recherche, c’est évidemment la discussion des hypothèses. Encore doit-elle avoir lieu dans un contexte qui élimine autant que possible les suspicions de suprématie, ce qui se révèle impossible lorsque la discussion devient publique. Tant et si bien que l’exercice exhibé ressemble bien peu à ce qu’il devrait être et donne de la recherche une idée totalement déformée, propice aux interprétations erronées, voire complotistes.

Disant cela, je m’en voudrais de donner de la recherche scientifique une image chimérique. Il n’est pas douteux que la recherche obéit quasi toujours à des intérêts particuliers et même quelquefois à des ambitions politiques. Mais ces intérêts et ambitions dépendent eux-mêmes de la réussite de la recherche, de telle sorte que, s’ils l’orientent, ils créent aussi le plus souvent les conditions sur lesquelles reposent la rigueur des procès. En l’espèce, si des recherches déjà anciennes ont préparé le terrain propice à la mise au point de vaccins d’un genre nouveau, ce sont bien ces conditions liées plus ou moins aux intérêts et ambitions évoqués qui ont permis leur production dans des délais tout à fait exceptionnels.

La deuxième dimension de l’événement dont je souhaite parler concerne les tergiversations du monde politique.

La première de celles-ci tient aux rapports entretenus avec le monde scientifique, tantôt confirmé dans ses recommandations, tantôt contredit pour satisfaire des espoirs d’allègement des contraintes. On a beaucoup évoqué l’équilibre qu’il convenait de maintenir entre les consignes sanitaires et les exigences de l’économie. Il s’agit en fait de décisions qui, bien ou mal fondées, doivent être prises ; elles sont donc du ressort du politique. Or, ce qui guide le politique, au-delà de la présomption de bonne volonté dont il reste possible de le créditer, c’est l’opinion que lui vaudra ses décisions, une opinion qui doit peu aux réalités et beaucoup à ce mélange de préjugés et d’égoïsme qui fait et défait les clichés populaires. On a pu croire, par exemple, que la compassion et la solidarité exprimées en avril et mai 2020, lors du premier confinement, donnait la mesure du malheur qui s’est abattu sur cette partie de la population victime ou engagée dans le combat contre la pandémie. Or, il n’a pas fallu longtemps pour que cette compassion et cette solidarité collective fassent place à l’indifférence ou à des compassions ciblées sur les victimes - bien réelles évidemment - des mesures sanitaires.

Dois-je répéter ici ce que j’ai déjà eu l’occasion de dire à propos de l’illusion dont se bercent ceux qui - tel Bertrand Russel - pensent que le pouvoir politique serait plus juste et plus efficace s’il était confié aux scientifiques, ou du moins guidé par leurs conseils ? (1) Qui que ce soit - tout scientifique qu’il soit - qui se risque dans le champ politique devient avant tout politique et succombe nécessairement aux travers des politiques. Weber n’avait pas tort : le savant et le politique agissent de façons incompatibles. Que les circonstances créées par la pandémie attisent le désir de voir scientifiques et politiques collaborer n’est pas douteux. Et certains scientifiques, comme certains politiques, déploient bien des efforts pour y parvenir. Mais la nature du politique le tient écarté du souci du vrai au profit du convaincant, ce qui le condamne à diverger de celui que ne guide que ce souci-là.

S’il me fallait porter un jugement très général - sans doute trop général - sur les décisions politiques liées à la pandémie, j’inclinerais plutôt vers une certaine indulgence. Il me paraît en effet que le rapport très direct que supposent ces décisions entre leur adoption et des résultats très visibles et très sensibles au sein de la population (variations du nombre de morts, variations du nombre de faillites, etc.) nous préserve le plus souvent des décisions les plus délétères et les plus sournoises. Ce qui me porte à supposer un souci de l’intérêt général peut-être plus intense qu’à l’ordinaire. Le fait est que l’importance des conséquences de ces décisions (qui explique ce qu’elles ont d’exceptionnellement raisonnable) en font en même temps des cibles privilégiées pour tous ceux qui aiment fustiger le pouvoir, ce “ils” impersonnel auquel on prête tant et tant.

La troisième dimension qui retient mon attention, c’est tout ce qui concerne les prévisions. De quoi l’avenir sera-t-il fait ? En danger de quoi resterons-nous et pendant combien de temps ? Quel sera l’impact de la pandémie sur nos vies, sur notre genre de vie et plus généralement sur les rapports humains ?

Une des vertus que l’on prête communément aux chercheurs, c’est leur capacité à prévoir ce qui adviendra. C’est pourtant celle qu’ils possèdent le moins. Restent à leur portée ce qui s’est passé et ce qui se passe, mais pas ce qui se passera. La météorologie est, à cet égard, très révélatrice. En disposant de ressources électroniques nouvelles et prodigieusement puissantes et en rassemblant dans ces outils, minutes après minutes, des millions et des millions de données captées tant du ciel que du sol, la météorologie a réussi à améliorer ses prévisions de quelques jours. Là où elle pouvait prévoir le temps avec une fiabilité acceptable sur deux ou trois jours, elle a désormais acquis la capacité de le prévoir sur cinq à six jours. La faiblesse de l’amélioration, mise en rapport avec l’extraordinaire accroissement des moyens utilisés, montre clairement combien la prévision reste dominée par l’incertitude. Évidemment, il est aujourd’hui possible de prévoir une éclipse, y compris alors qu’elle n’adviendra probablement que dans des siècles. Mais c’est la régularité du phénomène, aussi grande que relative, qui permet cette conjecture. Dès lors que le nombre de facteurs déterminants grandit, comme c’est le cas de tout ce qui concerne la vie, les régularités se contrarient et se perdent dans des irrégularités à ce point nombreuses que l’avenir devient opaque. (2)

Il n’y a pourtant rien de plus commun que les propos annonciateurs du futur. Là où nombreux sont ceux qui pensent s’affirmer en dévoilant ce qu’ils savent de l’avenir, il est assez drôle d’observer la réaction du badaud qui vous a questionné sur les mois et les années à venir et à qui vous répondez sans plus que vous ne savez pas. C’est quasi une transgression du code des bonnes manières. Le fait est que, personnellement, j’éprouve bien des difficultés à choisir la banalité divinatoire qui me sortira d’embarras.

On me dira peut-être que, dans la présente note, je n’ai en définitive rien dit sur la pandémie et que j’aurais mieux fait de me taire. Quant à n’avoir rien dit, j’en suis d’accord, mais je pense qu’il valait la peine d’en parler. Il n’est pas toujours inutile de savoir pourquoi il faut se taire.

(1) Cf. mes notes des 19 décembre 2014 et 29 octobre 2019.
(2) Tout budget peut être regardé comme une prévision, à ceci prêt qu’il traduit la volonté de contraindre l’avenir à y être conforme, ce qui ne garantit en rien qu’il y parviendra.