mardi 22 février 2011

Note d’opinion : les universités françaises

À propos de la misère en milieu étudiant (1)

J’ai souhaité assister à la deuxième séance du séminaire que Didier Eribon consacrait cette année à Michel Foucault (2). J’étais en effet à la recherche d'une explication de Foucault par un foucaldien, en vue de tester mes propres réticences à son égard. J’en suis revenu quelque peu bouleversé.

Je voudrais trouver les mots qui permettraient de dire les choses sans appuyer. Mais ce n’est guère aisé. Ce qui m’a le plus frappé, c’est une certaine similitude entre la disgrâce matérielle des lieux et la pauvreté intellectuelle de la session. Finkielkraut a raison, somme toute, de faire de la dérive de l’enseignement une obsession, car la situation de l’université provinciale française est alarmante. Bien sûr, il faudrait autre chose que l’expérience de quatre heures d’un seul séminaire pour s’autoriser des conclusions générales. Reste qu’un passage par une classe vaut à certains égards bien des lectures.

Le pôle Campus à Amiens de l’Université de Picardie Jules Verne dispose d’une dizaine de bâtiments entourés de pelouses et de petites zones boisées, dans la banlieue sud-ouest de la ville. Les environs sont faits de centres commerciaux, de complexes sportifs et de ronds-points. Les constructions sont en briques et en béton, assez défraichies, et les alentours – surtout les lieux plantés – sont parsemés de déchets divers, emballages, bouteilles en plastique, canettes,… Bref, un lieu frappé de désolation, dont l’aspect trahit l’insuffisance de financement.

En ce qui concerne l’organisation et le déroulement du séminaire, un scrupule me retient de mettre en cause Didier Eribon lui-même, car il a manifesté toute cette après-midi-là une telle civilité, une telle gentillesse, un tel souci d’autrui, que les carences que j’y ai perçues sont certainement la manifestation de pratiques très répandues dont il n’a pas lui-même fait délibérément le choix. Reste qu’un séminaire devrait selon moi avoir pour objet un travail pratique de recherche mené en commun sous la direction d’un enseignant. Dans le cadre d’une école doctorale – comme c’était le cas en l’occurrence –, cela s’impose d’autant plus : il s’agit de s’y familiariser avec une méthode, bien plus qu’avec un contenu. Et les conditions d’un travail de ce type étaient partiellement réunies, puisque l’assistance ne comptait guère qu’une vingtaine d’étudiants et étudiantes. (3) Au lieu de cela, la session s’est bornée à l’écoute d’un exposé (4), un exposé qui m’a paru peu préparé et dont l’objectif principal était de raconter (ce qui fut fait de façon un peu erratique) l’idée que l’enseignant se fait de Foucault et plus particulièrement de Surveiller et punir (5). Celui-ci donnait ainsi la très nette impression qu’il ne se reconnaissait pas le droit d’en savoir davantage que quiconque – et surtout pas que ses étudiants –, notamment quant aux façons qu’il y a de lire un philosophe, d’en comprendre les idées et d’en discuter dialectiquement le pour et le contre, si ce n’est grâce aux expériences vécues (telle la fréquentation personnelle du philosophe), lesquelles expériences étaient alors relatées sous la forme modeste de l’anecdote.

Comment dire à quel point tout cela est peu formatif. Plutôt que de me lancer dans des considérations pédagogiques – pour lesquelles je n’ai d’une façon générale aucun goût –, l’idée m’est venue à l’esprit (parce que je viens très récemment de l’avoir sous les yeux) de reproduire ici un passage des Souvenirs autobiographiques et littéraires de Roger Martin du Gard. Le contexte est tout autre, l’époque est différente, le souvenir celui d’un grand écrivain. Mais c’est peut-être tout cela qui permet précisément de bien mesurer ce qui manquait à ce séminaire d’Amiens. Voici ce passage, qui concerne le semestre que Martin du Gard passa chez Mellerio en vue de combler les lacunes qu’une scolarité dissipée lui avait values :
« […] je travaillais vraiment beaucoup chez Mellerio, – et bien : non seulement de bonne grâce, mais avec une sorte d’appétence, qu’il avait suscitée et qui était une nouveauté pour moi. Il était un maître remarquable, parce qu’il était doué d’une très fine intuition psychologique. Je suis sorti de ses mains muni pour la vie d’un bagage de connaissances, assurément élémentaires, mais précises et solidement ancrées. Il a fait plus, c’est lui qui m’a initié à la dure et fructueuse expérience du travail : j’ai appris avec lui à m’abstraire, à triompher, par la volonté, des refus, des écarts de l’esprit qui se dérobe ; c’est lui qui m’a fait comprendre et goûter les prodiges qui se peuvent obtenir par une application solitaire, intense et tenace.
Ce n’est pas tout. Sur un point (capital pour le métier d’écrivain), je lui dois une acquisition qui, dans la suite, m’a été extrêmement précieuse : le sens de la
composition.
Dès les premières dissertations qu’il m’avait fait faire, il avait constaté que, si je réussissais, en général, à m’exprimer correctement, et même à nuancer ma pensée, en revanche, je ne savais ni classer mes idées, ni les enchaîner de façon satisfaisante. Il a cherché aussitôt un moyen de mettre un peu d’ordre, un peu de clarté dans mon esprit. Car je ne manquais pas d’idées, mais je les présentais mal et pêle-mêle, au gré d’inspirations successives. Il a trouvé ceci : renonçant délibérément à m’imposer chaque semaine la traditionnelle dissertation à rédiger, il me proposait chaque jour un sujet nouveau, dont j’avais seulement à établir le
plan : un plan bref, un sommaire en quinze ou vingt lignes, rédigé sous une forme schématique, et divisé en paragraphes numérotés et bien distincts. Cela fait, j’étais dispensé de tout développement. Il me corrigeait ces ébauches de devoir avec le plus grand soin. Le résultat ne s’est pas fait attendre : en deux mois, je commençais à être rompu à cet exercice ; et aucun, je crois, ne m’a été plus utile. J’ai appris ainsi à méditer avec un peu de méthode, à survoler n’importe quel sujet, à en dégager les lignes essentielles, à faire le partage entre le principal, le secondaire et l’accessoire. De ce jour-là, j’ai repoussé la tentation, à laquelle j’avais toujours cédé, de me lancer à l’aveuglette en me fiant à ma facilité de plume. » (6)
Certains verront sans doute dans cette citation la preuve d’une aspiration réactionnaire au retour à des méthodes du passé. Je connais ce que ces méthodes pouvaient avoir d’autoritaire et d’oppresseur, ne serait-ce que pour les avoir éprouvées dans les années 50 et 60. Mais je sais aussi que le bébé a été jeté avec l’eau du bain : l’intelligence des choses ne naît pas de la spontanéité, mais bien au contraire d’une discipline (aussi irritant que soit ce mot pour les foucaldiens).

Justement ! Et Foucault dans tout ça ?

Didier Eribon aime et admire Michel Foucault. Lors de la session du 8 février 2011, il exposa principalement ce qui, dans Surveiller et punir, illustrait l’idée plus générale de la résistance au pouvoir, laquelle ne se réduirait pas à la lutte des classes, mais inclurait l’ensemble des luttes sectorielles. S’appesantissant sur le modèle représenté par le panopticon de Bentham (7), Eribon revint sur les modèles de l’exclusion (le rejet des lépreux dans l’Histoire de la folie et le supplice de Damien dans Surveiller et punir) et celui de l’inclusion (l’enfermement des fous et des homosexuels dans l’Histoire de la folie et le règlement pénitentiaire dans Surveiller et punir). Il releva par ailleurs les variations que Foucault imprima à sa position, les modèles d’exclusion et d’inclusion se conjuguant dans Surveiller et punir et se succédant dans l’Histoire de la sexualité.

L’essentiel de l’impression que je retirai ce jour-là des propos de Didier Eribon ne réside pourtant pas tant dans ces quelques explications de l’œuvre de Foucault que dans deux idées-forces qui – sans être explicitement énoncées – dominèrent la session.

La première de ces deux idées-forces, c’est que l’œuvre de Foucault magnifie la révolte, toute révolte, quel qu’en soit l’objet, quels qu’en soient les instigateurs, et qu’il convient d’en faire de même. Il me semble assez juste de dire que c’est quelque chose qui imprègne effectivement les écrits et les prises de position de Foucault. Je suis cependant enclin à croire que l’univocité de cette attitude – que la complexité de ses analyses peut paraître masquer – mérite d’être évoquée dans le cadre d’un enseignement, même lorsqu’on est porté à l’accepter. Il y a trop d’arguments à lui opposer pour les passer totalement sous silence. Après tout, même les républiques les plus démocratiques peuvent susciter la révolte. Le mythe de la lucidité populaire, que les marxistes ont entretenu avec le concept de conscience de classe, fut souvent démenti par l’histoire et a même servi de justification à des régimes dictatoriaux. (8) Il me semble qu’un auditoire d’université mérite d’être éclairé sur les différentes opinions que l’on peut se forger sur cette question, sans nécessairement affirmer la prééminence de l’une d’elles.

L’autre idée-force – inscrite dans le cadre de la première –, c’est que la sexualité est le domaine où s’offrent à voir les exemples par excellence de l’oppression, du pouvoir dans ce qu’il a de coercitif, et que les révoltes qu’ils suscitent sont elles-mêmes exemplaires.

Nombreux sont bien sûr les homosexuels qui ont très profondément souffert de l’opprobre généralisé dont leur inclination a été et est toujours l’objet. Et celles et ceux qui furent jeunes au cours des cinq dernières décennies ont dû affronter cette difficulté particulière que représente la possibilité de "sortir du placard" (9), possibilité à certains égards libératrice, mais à certains égards seulement. En ce domaine, la voie de l’émancipation n’est pas toute tracée. Et bien des questions que soulève le sort social des homosexuels n’appellent pas de réponse certaine. Les solutions les plus revendiquées sont aussi celles qui reposent sur des droits à ce point proclamés et visibles qu’ils représentent pour certains une nouvelle forme – fût-elle positive – de stigmatisation. Après tout, on peut souhaiter être d’abord reconnu par autre chose que par son orientation sexuelle. L’impact que tout cela peut avoir sur la personne varie énormément d’un cas à l’autre et l’habitus homosexuel est loin d’être homogène. Rien ne laisse d’ailleurs penser qu’il serait souhaitable qu’il le soit.

Oserais-je me risquer à dire – aussi mal informé que je sois sur la question – que, parmi les différentes manières de vivre aujourd’hui son homosexualité, il en est une qui intègre comme une valeur absolue la révolte et l’insoumission qu’elle traduit ? Beaucoup de ceux qui ont incorporé cet habitus très foucaldien me semblent appartenir à ce groupe plus large qui arbore l’homosexualité d’une façon que l’on pourrait presque qualifier de terroriste, à tout le moins d’intimidante. C’est loin, bien sûr, d’être le cas de tous les homosexuels. Ainsi, quand on se penche sur les œuvres littéraires de Dominique Fernandez ou de Michel del Castillo, on découvre que les homosexuels déclarés peuvent au contraire puiser dans les difficultés et les épreuves qui furent les leurs dans leur enfance – d’une manière qui n’isole pas, d’ailleurs, ce que ces difficultés et épreuves avaient de spécifique à leur orientation sexuelle – pour cultiver une forme de lucidité, de perspicacité et d’intelligence très éloignée du radicalisme réducteur des sectateurs de la révolte.

Lors de la session du séminaire à laquelle j’ai assisté, Didier Eribon a beaucoup parlé de l’homosexualité. Il a longuement fait l’éloge du dernier livre de Mathieu Lindon (10), revenant sur ces réunions amicales avec Foucault au cours desquelles on consommait de la drogue et évoquant à ce sujet « la beauté de l’expérience des limites ». Il a tenu à préciser que, personnellement, il n’avait pas « couché » avec Foucault, et qu’il le regrettait. Et souhaitant donner l’exemple d’un combat actuel, il a évoqué la révolte des transsexuels, confessant avoir ressenti le pouvoir illégitime dont il oppressait un ami qui avait été opéré, pour n’avoir pas su se débarrasser immédiatement de l’habitude de l’interpeller au masculin. (11)

Ce qui m’a troublé – je dois l’avouer –, c’est qu’aucun des participants n’a jugé bon d’intervenir, ni sur la légitimité de l’éloge de l’expérience des limites, ni sur celle de la magnification de toutes les révoltes, ni encore sur le caractère prétendu exemplaire de la révolte des transsexuels. Non pas que ces différentes opinions ne puissent être au moins partiellement approuvées, mais parce qu’il m’a semblé qu’il n’y avait pas place – quelle que soit la constante affabilité d’Eribon – pour une opinion différente. (12) L’éloge de la révolte et le caractère exemplaire des révoltes sexuelles, voilà ce qu’a été la substance principale de la session, et elle ne fut l’objet d’aucune approche dialectique. Elle n'avait selon moi aucune valeur formative.

Il est fréquent d’entendre dire que l’enseignement manque de moyens. C’est sans doute vrai dans bien des cas. Mais le marasme ne vient pas uniquement de là, loin s’en faut. Ce qui – je crois – a marqué l’évolution de l’enseignement au cours des dernières décennies, c’est la volatilisation de l’esprit de méthode. Sous le prétexte que toute méthode contient des œillères implicites – ce qui est vrai – ont a naïvement cru que l’absence de méthode n’en comportait pas. Si la science se distingue du discours commun, si la rigueur vaut davantage que l’approximation, si la discipline permet mieux que l’aléatoire de démêler le vrai du faux, c’est que la méthode – malgré le carcan qu’elle suppose – a des vertus heuristiques irremplaçables. Certes, toute méthode doit être continûment soumise à la critique. Mais tout effort pour comprendre, de même que tout effort pour produire, doit s’y soumettre d’une façon ou d’une autre. En science comme en art, le spontanéisme est très souvent stérile. Même l’esprit, pour penser, réclame une méthode ; faute de quoi, « faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy-mesmes, qu'il ne prenoit pour autruy » et alors « enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos ». (13) Se former aux méthodes, ce n’est pas adopter aveuglément les façons de faire des ainés ; mais il revient à ceux-là d’au moins soumettre ce qu’ils ont pu supposer efficace au jugement des jeunes et, dans le cadre d’un enseignement, de contrôler si ce qu’ils proposent – fût-il réprouvé – est compris.

Foucault – qui ne manquait pas de méthode – a beaucoup dit qui laisse penser que les présupposés méthodologiques – ceux des disciplines académiques, par exemple – sont tels qu’il vaut mieux s’en libérer. Il n’est pas innocent, selon moi, de cette maladie majeure d’amateurisme (tantôt proche du dilettantisme, tantôt proche de la fumisterie) qui affecte l’enseignement aujourd’hui. De ce que j’ai pu voir à Amiens – trop parcellaire bien sûr pour justifier un jugement définitif –, je ne suis pas certain que Didier Eribon ne soit pas atteint. Il va participer le 23 avril prochain à l’Université de Stirling à une journée d’étude qui lui est consacrée et a prévu d’y faire une communication sur le thème « À quoi reconnaît-on la pensée critique ? » N’ayant pas la possibilité d’y assister, j’espère avoir l’occasion de lire ultérieurement cette communication. Je suis curieux de savoir si la pensée critique qu’il compte évoquer doit davantage à la méthode d’examen ou au jugement de valeur.

(1) C’est évidemment par ironie que je reprends ici le titre du célèbre pamphlet situationniste de 1966 intitulé De la misère en milieu étudiant (ce texte figure à l’adresse Internet suivante : http://library.nothingness.org/articles/SI/fr/display/12)
(2) Ce séminaire, organisé dans le cadre de l’École doctorale en sciences humaines et sociales de l’Université de Picardie Jules Vernes et intitulé « Foucault : l’histoire et la politique », prévoyait trois séances de quatre heures, les 1er, 8 et 15 février 2011. La première portait sur l’Histoire de la folie, la deuxième sur Surveiller et punir et la troisième sur l’Histoire de la sexualité.
(3) Si je me suis permis de m’y rendre, c’est parce que Didier Eribon avait annoncé sur son site Internet (http://didiereribon.blogspot.com/) : « Ce séminaire est ouvert à tous ceux qui souhaitent y assister ». Sauf erreur de ma part, j’étais le seul à n’y pas être pour un motif scolaire.
(4) Le nombre des interventions et questions émanant des assistants n’a pas dépassé cinq et leur durée totale cinq minutes.
(5) Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1975.
(6) Roger Martin du Gard, Œuvres complètes I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1955, pp. XLIV-XLV.
(7) Jeremy Bentham, Panoptique (1ère publ. en 1791), trad. de Christian Laval, Mille et une nuits, 2002.
(8) Le simplisme de la pensée politique d’Alain Badiou (qui n’a d’égal que la complexité de sa pensée philosophique, laquelle semble n’avoir comme raison d’être que de cautionner sa parole politique) le conduit à écrire, en parlant des mouvements de révolte arabes de ces dernières semaines, que ceux-ci « rendent vie, dans le génie propre de leurs inventions, à quelques principes de la politique dont on cherche depuis bien longtemps à nous convaincre qu'ils sont désuets. Et tout particulièrement à ce principe que Marat ne cessait de rappeler : quand il s'agit de liberté, d'égalité, d'émancipation, nous devons tout aux émeutes populaires. » (extrait de « Tunisie, Egypte : quand un vent d'est balaie l'arrogance de l'Occident » in Le Monde du 19 février 2011, p. 21). La liberté, l’égalité et l’émancipation doivent beaucoup à des actions qui n’ont rien d’une émeute populaire, parfois même rien de collectif. Et bien des émeutes populaires, quels qu’en soient les motifs, ont favorisé des oppressions, quelquefois plus dures encore que celles contre lesquelles elles ont été déclenchées. En fait, l’émeute – populaire ou pas – ne se commande pas et aboutit à des résultats imprévisibles. Fasse qu’en l’occurrence, dans les pays arabes, elles soient bénéfiques aux populations ; nous ne pouvons que l’espérer.
(9) Coming out of the closet en anglais, plus communément dit coming out.
(10) Mathieu Lindon, Ce qu’aimer veut dire, POL, 2011 (livre que je n’ai pas lu).
(11) J’isole ici des moments de l’exposé de Didier Eribon, sans pondération. Il ne faudrait pas en déduire qu’il n’a parlé que de cela, même si cela occupa une part importante de la session.
(12) Après avoir hésité, j’ai renoncé moi-même à contredire Didier Eribon, car ma présence au séminaire ne me donnait pas le droit, je crois, de perturber le déroulement normal d’un enseignement auquel j’avais été convié par une formule plus généreuse qu’éducative.
(13) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 55.

Autres notes sur Foucault :
Le courage de la vérité - Première note
Le courage de la vérité - Deuxième note
Le courage de la vérité - Troisième note
Le courage de la vérité - Quatrième note
Le courage de la vérité - Cinquième note
L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
Foucault, une pensée du discontinu de Revel
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse

vendredi 11 février 2011

Note d’opinion : regard sur d’autres cultures

À propos du Musée du quai Branly

Profitant d’un bref séjour à Paris, je viens de visiter le Musée des arts et civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques, mieux connu sous le nom de Musée du quai Branly. Bien des raisons m’en avaient tenu écarté depuis sa création en 2006, à commencer par l’architecture de Jean Nouvel, jusqu’aux cohues devant lesquelles, à deux reprises, je me suis trouvé, en passant bien entendu par la conception même du musée.

Ai-je besoin de rappeler les polémiques suscitées par le projet initial de nommer le lieu Musée des arts premiers ? Elles portaient sur l’usage du mot "premiers". Or, personnellement, ce serait plutôt le mot "arts" qui me gêne, lequel mot figure encore dans le nom officiel du musée. Mais avant de préciser ce qui me paraît inadéquat dans le mot "arts", je reviens un instant sur le mot "premiers".

L’expression "arts premiers" a été imaginée par Jacques Kerchache, un marchand d’objets traditionnels et artisanaux africains qui suscita chez Jacques Chirac l’idée de créer un département de ce type d’art au Louvre, puis de lui dédier carrément un nouveau musée. On sait combien, pour désigner les sociétés exotiques, le mot "primitives" fut combattu. Il pêchait, disait-on, par ethnocentrisme et accréditait l’idée d’une évolution dont la société occidentale s’affirmait l’aboutissement. En parlant d’"arts premiers", on pensait euphémiser cette hiérarchie, mais on ne faisait que remplacer le mot "primitifs", considéré comme très péjorativement connoté, par un quasi synonyme. Il y a pourtant quelque chose de juste lorsqu’on parle de sociétés primitives, du moins à l’égard de certaines des sociétés exotiques. C’est qu’il arrive – Claude Lévi-Strauss en fit plusieurs fois la remarque (1) – que ces sociétés se veuillent sans histoire, inchangées, et qu’à ce titre elles se considèrent comme dans leur état premier. En fait, il importe de ne jamais perdre de vue que bien des sociétés lointaines – dans le temps comme dans l’espace – sont à bien des égards plus différentes entre elles qu’elles ne peuvent l’être de la société occidentale contemporaine. Mais on est déjà là dans des considérations appartenant à l’anthropologie, alors que le combat contre l’usage du mot "primitifs" appartient à la doxa droits-de-l’hommiste qui, en érigeant l’égalitarisme en religion, travestit autant les faits que ne pouvait le faire le colonialisme le plus arrogant.

J’en viens au mot "arts".

Le Musée du quai Branly a toutes les caractéristiques de l’idée la plus commune que l’on se fait aujourd’hui du musée. Sa conception obéit à l’impératif premier des nouveaux musées : accueillir du monde (2). Sa réussite se mesure d’ailleurs par sa fréquentation : 952.000 visiteurs en 2006, 1.452.000 en 2007, 1.397.873 en 2008,… Le 26 mai 2010, le six-millionième visiteur – une femme de 27 ans – a été fêtée et a entre autres reçu pour l’occasion la totalité des livres édités par l'établissement depuis son ouverture. « Je me demande où je vais mettre tout ça » a-t-elle notamment déclaré. (3)

On est donc loin d’un musée où les chercheurs et les spécialistes pouvaient consulter les objets et les témoignages propres à éclairer leurs travaux, comme l’étaient le Musée d’ethnographie du Trocadéro et le Musée de l’homme (4) (du moins jusqu’en 2006, avant que l’essentiel de ses collections ne soit transféré au Musée du quai Branly). Tant mieux, dira-t-on, voilà qui ouvre ces richesses à tout un chacun.

Oui, mais que retiennent donc de leur passage tous ces visiteurs et tous ces écoliers qui suivent ces parcours le long desquels ont été disposés, dans des écrins de lumière, une multitude d’objets dont la présentation honore la beauté ? Essentiellement, que l’art est universel et qu’il produit partout de la beauté. Or, est-ce donc là la conclusion à en tirer ?

Le rapport que la société occidentale contemporaine entretient avec l’art lui est tout à fait spécifique. Il découle en bonne partie d’une conception dite de l’art pour l’art, née au XIXe siècle. Non seulement, l’art y est regardé comme l’expression la plus haute, la plus noble et la plus estimable du génie humain, mais il joue un rôle social très particulier. Il bénéficie en effet d’une aura de gratuité qui confère aux connaisseurs et aux détenteurs une allure éduquée et bienséante légitimant leur position sociale, alors même que les œuvres s’échangent à des prix dont le caractère exorbitant ne serait le signe que de leur valeur intrinsèque et non le résultat d’opérations vénales. C’est ce rapport-là à l’art, déjà déposé dans l’habitus commun (5), que le Musée du quai Branly renforce inévitablement, au point de donner à penser que l’art est et fut vécu de la même façon par toutes les sociétés qu’il prétend mieux faire connaître. Quelle erreur ! (6)

S’il fallait retenir une idée principale propre à guider l’agencement d’un musée comme celui du quai Branly, j’opterais personnellement pour la mise en évidence du caractère non conscient des fonctions dont l’extrême variété des manifestations culturelles témoigne. Ce que nous apprennent d’abord ces multiples sociétés – notamment au travers des objets qui en ont été ramenés et surtout au travers de ce que nous en savons (7) –, c’est l’opacité des pratiques sociales, une opacité dont notre société ne peut alors se croire indemne. Telles quelles, les collections permanentes du Musée Branly me semblent bien au contraire renforcer l’illusion de la transparence.

(1) Cf. par exemple Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, (1ère éd. : 1952) Denoël, 1987. Lévi-Strauss y évoque également le mot "primitif" dans un autre sens, plus objectif : « On en viendrait […] à distinguer entre deux sortes d’histoires : une histoire progressive, acquisitive, qui accumule les trouvailles et les inventions pour construire de grandes civilisations, et une autre histoire, peut-être également active et mettant en œuvre autant de talents, mais où manquerait le don synthétique qui est le privilège de la première. Chaque innovation, au lieu de venir s’ajouter à des innovations antérieures et orientées dans le même sens, s’y dissoudrait dans une sorte de flux ondulant qui ne parviendrait jamais à s’écarter durablement de la direction primitive. » (p. 33)
(2) Le caractère mercantile des musées vient d’être dénoncé dans un livre blanc que l’Association générale des conservateurs des collections publiques de France a rendu public le 4 février 2011. Cf. l’adresse Internet suivante : http://www.localtis.info/cs/BlobServer?blobcol=urldata&blobtable=MungoBlobs&blobkey=id&blobwhere=1250166709588&blobheader=application%2Fpdf&blobnocache=true.
(3) Voir l’article consacré à l’événement par Le Point et consultable sur le site Internet de l’hebdomadaire à l’adresse suivante : http://www.lepoint.fr/culture/le-musee-du-quai-branly-fete-son-6-millionieme-visiteur-marie-27-ans-26-05-2010-459377_3.php.
(4) Il est à noter que l’idée que le Musée de l’homme recelait des œuvres artistiques n’est pas récente. Sur le fronton du Musée figure la devise suivante : « Dans ces murs voués aux merveilles J'accueille et garde les ouvrages De la main prodigieuse de l'artiste Égale et rivale de sa pensée. L'une n'est rien sans l'autre. »
(5) Dans le très beau livre que Paul Veyne vient de publier, Mon musée imaginaire ou les chefs d’œuvre de la peinture italienne (Albin Michel), celui-ci marque bien comment il faut s’abandonner à cet habitus pour jouir au mieux des beautés de la peinture ancienne et savoir en même temps s’en déprendre pour ne pas trop s’illusionner. Il écrit dans le prologue : « […] les tableaux nous intéresserons ici pour eux-mêmes. Nous ne les traiterons pas comme des monuments de l’histoire des idées, croyances et mentalités. C’est pourtant ce que les tableaux ont été aussi : ils ont souvent servi de simples illustrations destinées à soutenir la méditation pieuse ou la réflexion sage. Ils affichaient coûteusement des vérités saintes ou édifiantes sur les murs de leur possesseur, qui en était ou n’en était pas pénétré, mais ne s’en réclamait pas moins. » (p. 8)
(6) Il est vrai que, parallèlement à la visite des collections permanentes, le Musée offre la possibilité de fréquenter les conférences de son Université populaire, dirigée par Catherine Clément, et où – à n’en croire que le nom des invités et les titres des exposés – le ton est différent. Reste à s’interroger : populaire, cette université l’est-elle vraiment ?
(7) Il est émouvant par exemple de se trouver devant des collier et bracelet qui firent l’objet des échanges Kula chez les Trobriandais, alors que l’on sait l’importance que les descriptions de Malinowski ont eue dans la prise de conscience de l’inconscience des fonctions de ces transactions.