samedi 28 mars 2009

Note de lecture : Michel Foucault (3)

Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II
de Michel Foucault


TROISIEME NOTE

Leçon du 29 février 1984

La cinquième leçon commence par un retour sur la distinction entre l’Alcibiade et le Lachès.

Pour ce qui est de l’Alcibiade, Foucault évoque la façon dont Socrate « procède, grâce à [sa] parrêsia […], à la découverte et à l’instauration de soi-même comme réalité ontologique distincte du corps » (p. 147) Et il précise que cette instauration « était corrélative d’un mode de connaissance de soi qui avait la forme de la contemplation de l’âme par elle-même et de la reconnaissance par elle-même de son mode d’être » (p. 147) et qu’elle « donne lieu à un mode de dire-vrai, de vérédiction qui a pour rôle et pour fin de reconduire cette âme jusqu’au mode d’être et jusqu’au monde qui sont les siens » (p 147). Il n’y a dans tout cela qu’une chose qui intrigue : qu’est-ce que la parrêsia vient faire dans cette conception idéaliste de l’homme ? Si le dire-vrai cher à Foucault se résumait – ce qui n’est pas le cas – à exprimer ce que l’on croit sincèrement vrai, il n’y aurait évidemment pas lieu de le mentionner. Si ce dire-vrai implique que ce qui est exprimé révèle quelque chose de vrai, quelque chose dont la véracité est liée à la manière dont elle est dite – ce qui colle mieux avec les conceptions de Foucault –, alors on comprend mal pourquoi il l’invoque à propos d’une opinion qu’il va rejeter.

Car Foucault préfère le Lachès. Il n’y voit pas de référence à l’âme et en déduit que Socrate, cette fois, dans sa « reddition de compte de soi-même […] nous conduit au bios, à la vie, à l’existence et à la manière dont on mène cette existence » (p. 148) Contrairement à l’Alcibiade, le Lachès n’irait pas vers la métaphysique de l’âme, mais bien « vers une stylistique de l’existence » (p. 149). « Cette esthétique de l’existence – comme Foucault l’appelle aussi – est un objet historique essentiel qu’il ne faut pas oublier au profit, soit d’une métaphysique de l’âme, soit d’une esthétique des choses et des mots » (p. 150) Et ici, Foucault pose la bonne question (1), celle qui a trait au lien entre cette « esthétique de l’existence » et la parrêsia : « […] ce que j’ai voulu ressaisir, en me plaçant à ce moment socratique à la fin du Ve siècle, c’est le moment où s’est établi un certain rapport entre ce souci sans doute archaïque, ancien, traditionnel, dans la culture grecque, d’une existence belle, d’une existence éclatante, d’une existence mémorable, et la préoccupation du dire-vrai. Plus précisément, ce que je voudrais ressaisir, c’est comment le dire-vrai, dans cette modalité éthique qui apparaît avec Socrate au tout début de la philosophie occidentale, a interféré avec le principe de l’existence comme œuvre à façonner dans toute sa perfection possible, comment le souci de soi qui avait été longtemps, avant Socrate et dans la tradition grecque, commandé par le principe d’une existence éclatante et mémorable, comment ce principe […] a été non pas remplacé, mais repris, infléchi, modifié, réélaboré par celui du dire-vrai auquel on doit se confronter courageusement, comment se sont combinés l’objectif d’une beauté de l’existence et la tâche de rendre compte de soi-même dans le jeu de la vérité. L’art de l’existence et le discours vrai, la vie pour la vérité, c’est un peu cela que je voulais essayer de ressaisir. » (p. 150) Va-t-on enfin savoir de quoi il parle exactement ? Hélas : « Ce problème, ce thème des rapports entre le dire-vrai et l’existence belle, ou encore, d’un mot, ce problème de la "vraie vie", demanderait évidemment toute une série d’études […] Non, je ne suis pas capable actuellement – peut-être cela viendra un jour, peut-être cela ne viendra jamais (2) – de vous faire un cours en forme sur ce thème de la vraie vie. » (p. 151) C’est vraiment dommage. Car s’il y a une chose, une seule, qui mérite d’être explicitée, c’est bien celle-là. Et on retrouve ici l’éternelle ambiguïté de Foucault, celle qui le poussait à désigner le Marquis de Sade comme son maître (3), celle qui l’a poussé aussi, un moment, à s’allier aux maoïstes et à se demander (peut-être ironiquement, mais qui sait ?) « pourquoi ne pas tout simplement exercer des châtiments arbitraires et faire défiler des têtes sur des pieux » (4), celle qui le poussa à se regarder comme un disciple de Nietzsche. Le cours donnait l’espoir d’une recherche enfin débarrassée de certaines chimères politiques ou psychologiques, une recherche relative à l’éthique individuelle, fondée sur les auteurs antiques, et on bute une nouvelle fois sur le flou, sur l’ambivalence, sur l’évasif.

Repartant de cette « esthétique de l’existence - dont on ne sait donc pas trop bien ce quelle est –, Foucault en examine les formes dans le christianisme, dans le stoïcisme et dans le cynisme. Et, sans surprise, il se propose de creuser la piste cynique, celle où la dimension parrèsiastique est la plus évidente.

Il commence par évoquer quelques figures de cyniques dessinées par Épictète et Lucien. Et notamment Démonax dont un récit, que je ne résiste pas au plaisir de reproduire, caractérise le sens parrèsiastique : « […] on aurait […] reproché à Démonax, si l’on en croit Lucien, de n’avoir pas sacrifié à Athéna et d’avoir refusé d’être initié aux Mystères d’Éleusis traîné devant les tribunaux sous ce double chef d’inculpation, Démonax répond (il a eu plus de chance que Socrate : il s’en est tiré). Mais la réponse, telle du moins que nous la rapporte Lucien, est très intéressante en ce qui concerne son refus d’être initié aux Mystères d’Éleusis. Il dit : Bien sûr, j’ai refusé d’être initié aux Mystères d’Éleusis. Parce que, aurait dit Démonax à en croire Lucien, de deux choses l’une : ou les Mystères sont mauvais, ce qui s’y passe est mal, et à ce moment-là, il faut bien le dire, le dire publiquement pour en détourner tous ceux qui ne sont pas encore initiés et auraient la fâcheuse idée ou l’envie néfaste de se faire à leur tour initié ; ou bien les Mystères sont bons, ce qui s’y passe est bien, et il faut donc y attirer, autant que possible, tous les gens que l’on peut convaincre. Dans un cas comme dans l’autre, dire à tous la vérité sur les Mystères d’Éleusis – qu’ils soient bons ou qu’ils ne soient pas bons – fait absolument partie de la fonction et du rôle du philosophe. Il avait à le dire, il avait à le proclamer, il avait à détourner [de], ou au contraire à attirer vers les Mystères d’Éleusis. Il avait à le faire, dit le texte, hupo philanthropias ("par amour de l’humanité"). Son lien à l’humanité, sa fonction de bienfaiteur de l’humanité [supposait] une parrêsia (une liberté de parole) impliquant qu’il révèle toute vérité possible à propose des Mystères d’Éleusis. Il ne voulait donc pas se faire initier lui-même car, s’il avait été initié, il aurait été obligé de s’engager à se taire. Il ne peut pas s’engager à se taire, lui qui est cynique, c’est-à-dire l’homme de la parrêsia. » (pp. 155-156)

Foucault présente le mode de vie cynique comme un mode de vie remplissant trois fonctions. D’abord, il joue le rôle « de conditions de possibilité par rapport au dire-vrai » (p. 157) Ensuite, il a une fonction de réduction : « réduire toutes les obligations inutiles, toutes celles qui sont reçues d’ordinaire et acceptées par tout le monde et se trouvent n’être fondées ni en nature, ni en raison » (p. 158). Enfin, ce mode de vie a un rôle d’épreuve : il permet « de faire apparaître, dans leur nudité irréductible, les seules choses indispensables à la vie humaine » (p. 158). Et il conclut : « En somme, le cynisme fait de la vie, de l’existence, du bios, ce qu’on pourrait appeler une alèthurgie, une manifestation de la vérité » (p. 159). Ce qui me paraît assez difficilement contestable. Mais il ajoute alors : « Exercer dans et par sa vie le scandale de la vérité, c’est cela qui est au noyau du cynisme » Tout à fait ! Puis : « Et c’est pourquoi, avec le cynisme, on a, me semble-t-il, un point assez remarquable et qui mérite un peu d’attention, si on veut faire l’histoire de la vérité et l’histoire des rapports de la vérité et du sujet » (p. 161). Et là, il devient à nouveau malaisé de le suivre. Car cette « histoire des rapports de la vérité et du sujet », quelle est-elle ? Est-ce celle qui porte sur les conditions de la sincérité ou plutôt celle qui a trait aux rapports entre sujet et réalité ? Les deux confondus, me dira-t-on, puisque les cyniques nous disent quelque chose sur les deux. Oui, mais on peut difficilement fondre ces deux histoires en une, sauf à entretenir entre sincérité et lucidité une confusion dont décidément on ne sort pas.

Après cela, Foucault retrace brièvement l’histoire de l’étude des cyniques, citant principalement les allemands Tillich, Heinrich et Gehlen. Et il relève le parallélisme que l’on peut faire entre le cynisme et l’ascétisme chrétien, puis, au XIXe et au XXe siècle, entre ce même cynisme et les mouvements révolutionnaires, le militantisme, le gauchisme. Ce qui, une fois de plus, donne de la vraie vie une image brouillée, incompréhensible. Ainsi ceci : « La vie révolutionnaire, la vie comme activité révolutionnaire a eu ces trois aspects : la socialité secrète, l’organisation instituée, et puis le témoignage par la vie (témoignage de la vraie vie par la vie elle-même). Ces trois aspects du militantisme révolutionnaire (socialité secrète, organisation et style d’existence) ont été constamment présents au XIXe siècle. Mais ils n’ont évidemment pas eu tous, ni toujours, la même importance. On pourrait dire schématiquement qu’ils ont été tour à tour dominants : l’aspect de la socialité secrète a dominé clairement les mouvements révolutionnaires au début du XIXe siècle ; l’aspect de l’organisation est devenu essentiel dans le dernier tiers du XIXe siècle avec l’institutionnalisation des partis politiques et des syndicats ; et l’aspect du témoignage par la vie, du scandale de la vie révolutionnaire comme scandale de la vérité a été dominant beaucoup plus dans les mouvements qui sont, en gros, ceux du milieu du XIXe siècle. Dostoïevski bien sûr serait à étudier, et, avec Dostoïevski, le nihilisme russe ; et après le nihilisme russe, l’anarchisme européen et américain ; et également le problème du terrorisme et la manière dont l’anarchisme et le terrorisme, comme pratique de la vie jusqu’à la mort pour la vérité (la bombe qui tue même celui qui la pose), apparaissent comme une sorte de passage à la limite, passage dramatique ou délirant, de ce courage pour la vérité qui avait été posé par les Grecs et la philosophie grecque comme un des principes fondamentaux de la vie de vérité. » (p. 170) La vie de vérité serait ainsi celle qui conduit sans concession aux gestes les plus conséquents (5), sans considération aucune pour la justesse de la pensée qui les dictent et alors même que ces gestes pourraient ébranler cette pensée dans ses justifications les plus profondes.

Mais le cynisme contemporain ne se niche pas que dans le militantisme révolutionnaire. Il est aussi dans l’art, « l’art comme lieu d’irruption de l’élémentaire, mise à nu de l’existence » (p. 174). Ce qui fait dire à Foucault qu’il y a « dans toute forme d’art une sorte de permanent cynisme à l’égard de tout art acquis » (p. 174). Mieux encore, qu’il y a « à opposer, au consensus de la culture, le courage de l’art dans sa vérité barbare » (p.174). Et, last but not least, que « c’est dans l’art surtout que se concentrent, dans le monde moderne, dans notre monde à nous, les formes les plus intenses d’un dire-vrai qui a le courage de prendre le risque de blesser » (p. 174).

(1) En fait, il ne pose pas explicitement la question, mais il amène l’auditeur (ou le lecteur) à se la poser. Il dénie même qu’elle se pose, dès lors qu’il prétend avoir voulu ressaisir la problématique qu’il expose.
(2) Michel Foucault se savait très malade au moment où il professa ce cours. En toute hypothèse, qu’il soit bien clair que je ne doute pas un instant de sa sincérité, ni quant à son ardeur à défendre des idées auxquelles il croit, ni quant à sa conviction de pouvoir, s’il en avait le temps, préparer un cours complémentaire sur la vraie vie.
(3) Je considère Sade comme un scélérat dont les opinions philosophiques et politiques – si tant est que l’on puisse qualifier aussi noblement les points de vue contradictoires et opportunistes qu’il a couchés sur le papier – sont sans intérêt. Ce genre de rejet est méprisé par certains esprits prétendument savants, je le sais. C’est que, dans ce genre de jugements très en rapport avec l’affectation, la mode et la mondanité, les snobs se plaisent à dénoncer des préjugés là où il n’y a qu’un refus de la mystification.
(4) James Miller, La passion Foucault, Omnibus, 2004.
(5) Je m’abstiens ici de tout jugement de valeur sur les opinions révolutionnaires ou terroristes.

Autres notes sur le même livre :
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Deuxième
Quatrième
Cinquième
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L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
Foucault, une pensée du discontinu de Revel
À propos de la misère en milieu étudiant
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